« Je ne crois pas que les livres puisent changer le monde. Mais lorsque le monde commence à changer, alors il se cherche un livre nouveau » (1)
Après l’écroulement de l’éphémère royaume de David-Salomon, pendant leurs années d’exil à Babylone, les tribus juives ont cherché comment elles pouvaient survivre, c’est-à-dire se donner une identité dans un monde en changement.
Qu’ont fait les juifs anéantis, noyés au milieu d’un peuple inconnu ? Ils ont écrit un livre, la Bible.
La Bible est (en partie) la façon dont le peuple juif s’est donné une existence parmi les peuples, en relisant son passé mythique pendant et après l’Exil.
Dans un Empire romain fragilisé par son immensité, des juifs de la diaspora grecque ont voulu créer un monde nouveau qui prendrait le pouvoir de l’intérieur, par la diffusion d’une religion nouvelle. Le christianisme est né au milieu des soldats romains, des esclaves et des affranchis. Dans ce monde mouvant c’était une révolte des jeunes, des pauvres qui n’avaient rien à perdre, contre la classe établie, vieillie, fatiguée, ayant perdu tout idéal.
Qu’ont-ils fait ? Ils ont écrit un livre, ou plutôt quatre – les Évangiles –, et des lettres.
Dans une oasis arabe enrichie par le commerce sud-nord, un jeune Qoraysh a voulu sortir du lot. Exilé à Médine par ses coreligionnaires, il a d’abord guerroyé contre eux, puis contre les juifs de la diaspora locale, et enfin contre l’Empire chrétien de Byzance.
Comment a-t-il pris le pouvoir ? En écrivant un livre, le Coran.
Trois livres, qui ont changé le monde quand ils ont été écrits.
Ou plutôt, qui ont été écrits au moment où le monde changeait autour de leurs protagonistes, et qu’ils se sont cherchés un livre pour accompagner, puis provoquer ce changement.
Encore aujourd’hui, la Bible sert d’alibi aux sionistes pour justifier leur occupation illégale et meurtrière de la Palestine.
Après avoir été sa colonne vertébrale pendant 17 siècles, le livre des Évangiles a été oublié par l’Occident, oubli qui s’accompagne chez lui d’une crise d’identité sans précédent.
Quelle que soit leur sensibilité, leur engagement politique, leur ouverture d’esprit, leur bienveillance ou leur agressivité, le Coran reste aujourd’hui pour tous les musulmans une référence fondatrice de leur identité.
Contrairement aux juifs et aux chrétiens, jamais les musulmans n’ont accepté de faire une lecture historico-critique du livre qui a accompagné, pour eux, la naissance d’un monde nouveau.
Mettre en doute la valeur divine des paroles du Coran, c’est un blasphème puni de mort (2). Il n’y a qu’une seule lecture autorisée du Coran, elle a été précisée au cours des siècles par une tradition de plus en plus fondamentaliste, et les rares voix arabes qui ont tenté récemment de s’ouvrir à une autre forme de lecture ont été étouffées.
Or, si l’on en croit nos médias, la révolte qui secoue l’un après l’autre les pays arabes a ceci de tout à fait nouveau : ce n’est pas un mouvement lancé par les mosquées, mais par une jeunesse qui a su se servir d’Internet.
Facebook et Ipad ont pris la place des muezzins.
Passant par-dessus le clergé chiite ou les imams sunnites alliés des pouvoirs en place, ces jeunes, sentant qu’ils n’avaient plus d’avenir, semblent s’être unis virtuellement pour ouvrir une brèche dans un establishment arabe qu’on croyait incapable à jamais de s’extirper du Moyen âge.
Est-ce un frémissement voué à s’éteindre dans la répression ou la lassitude, comme tant d’autres ? Ou bien une fissure capable de s’élargir ? De créer une façon nouvelle de vivre en pays islamique, pour la première fois dégagée de l’emprise des dignitaires religieux ?
L’avenir le dira.
Si ces révoltes continuent dans ce sens, des questions se poseront. Quelle place pour le Coran dans une société qui aura appris à communiquer librement, sans se référer à lui ? Les arabes oublieront-ils un jour leur livre fondateur, comme les chrétiens ont oublié le leur ?
Comme les occidentaux, se chercheront-ils alors un « livre » nouveau, c’est-à-dire une identité dans laquelle le Coran ne sera plus guère qu’une référence culturelle ? Nous rejoindront-ils dans une crise d’identité semblable à la nôtre ?
Et nous occidentaux, dans ce monde qui change, quel « livre » nouveau chercher pour nous retrouver nous-mêmes ?
Je continue à croire que la personne de Jésus, ses gestes, son enseignement authentique, si originaux qu’ils n’ont jamais été imités ni mis en pratique par nous, pourraient être ce « livre ».
Utopie, rêve pieux ?
Mais Jésus n’est pas un livre, et les livres qu’on a écrits à sa mémoire sont (en partie) bien différents de ce qu’il était en vérité.
Aller à sa recherche, rencontrer une personne et non un ensemble de vérités, un vivant et non des dogmes, est-ce possible, pour une société ?
L’expérience montre que les livres ne changent pas le monde, pas pour toujours
Mais une ou quelques personnes, oui, peut-être.
M.B., 24 février 2011
(1) Shlomo SAND, Comment le peuple juif fut inventé.
(2) Voir dans ce blog la rubrique L’islam en questions,