GAZA, LE VIEIL HOMME ET LA CLEF

          C’était au printemps 1978, des amis m’avaient offert un billet d’avion Paris -Tel-Aviv. Israël était alors au faîte de sa puissance, régnait encore en maître sur la péninsule du Sinaï. Ecrasé, l’OLP faisait silence : il n’y avait plus de « question palestinienne ».

          Je n’ai pas voulu quitter ce pays sans avoir fait, à pied, le même trajet que Jésus : de Jéricho à Jérusalem.
          On quitte Jéricho-la-verte, et l’on entre au désert. Un chemin qui sinue, sous le soleil de feu. Puis des collines abruptes, nues, on chemine à flanc de coteaux.
          Personne. Parfois un bruit étrange, répercuté par les parois escarpées.

          Soudain, on débouche sur la grande route Tel-Aviv – Jérusalem. Au milieu de rien, un arrêt de bus. Je m’approche : je suis au lieu-dit « le bon samaritain », un bus va passer. Le prendre, c’est échapper à la chaleur, à la fatigue. Un instant d’hésitation, le souvenir de Jésus qui n’avait pas de bus à sa disposition : je traverse la route et m’enfonce à nouveau dans le sable. Jérusalem est là-bas, derrière les vagues de chaleur.

          Le désert.
          Soif, très soif.
          Le soleil : il doit être 15 ou 16h, comment se fait-il qu’il brûle encore autant ?
          La lumière aveuglante. Soudain, une voix qui m’appelle : mais oui, c’est bien à moi qu’on en veut. Dans l’air qui tremble, un cube de béton posé sur le désert, une espèce de véranda, un vieil homme au keffieh qui me fait de grands signes des bras.
          Je m’approche : il est âgé, me parle en arabe, me montre le ciel embrasé, le sable, la direction de Jérusalem. Que me veut-il ?
          Un homme plus jeune apparaît derrière lui, et me crie en anglais : « Come, sir, come here ! »

          Je suis arrivé au pied du cube de béton. Le jeune homme sourit, il est vêtu à l’européenne :
          – Monsieur, me dit-il en mauvais anglais, mon père vous a vu marcher dans le désert. Vous venez de Jéricho, n’est-ce pas, vous allez à Jérusalem ? Vous ne pouvez pas continuer sans boire, il vous reste dix kilomètres à faire. Mon père veut que vous veniez prendre du thé. C’est nécessaire pour vous, vous comprenez ?
           Le vieillard hoche la tête, me prend par la main, me fait asseoir à l’ombre. D’un bras tremblant, fait gicler dans un verre ébréché un jet de thé mousseux. Me le tend avec un sourire qui découvre ses dents orphelines :
          – Bismillah, schouf, bech’er !
          Oui, c’est bon, c’est délicieusement sucré, odoriférant. La vie revient en moi : sans cet apport d’eau et de sucre, je ne sais pas dans quel état je serais parvenu au terme de cette longue marche.
          Le vieil homme tourne la tête, parle à son fils, qui traduit tant bien que mal :
          – Notre famille vit en Palestine depuis toujours, aussi loin que la mémoire de mon père remonte, peut-être depuis les croisades. Mon père sait : dans ce désert, sans eau, vous étiez en danger.
          Je n’ai rien dit. Je bois le thé, et aussi les yeux, le visage ridé du vieil homme. Une immense humanité, faite de tristesse et de compassion.
          Il me regarde boire, puis se tourne vers son fils, et lui dit quelques mots. Le fils secoue la tête – « non, non !  » – puis finit par céder, se lève, entre dans le cube, en revient au bout d’un instant, le poing fermé sur un objet.
          – Mon père dit que vos yeux savent entendre. Il veut que je vous montre quelque chose, si vous voulez bien : il faut monter là-haut.

          Nous gravissons une colline de sable et de pierres. Parvenus au sommet, un vaste panorama : tout là-bas, Jérusalem et le dôme de la Mosquée qui scintille sous le soleil.

          A cette époque, la banlieue nord-est de Jérusalem était peu construite. Le jeune homme tend sa main libre, me montre des maisons basses au milieu des oliviers, à la limite de la ville :
          – Vous voyez ? Dans ce petit village c’est notre maison. Celle où mon père est né, et son grand-père avant lui. Et ça, ce sont nos oliviers. Ils ont été plantés par le grand-père de mon grand-père. Nous vivions bien, il y avait un pressoir à huile… Et puis, en 1948, Tsahal est arrivé. Ils nous ont expulsés, ils ont pris notre maison, notre plantation. Maintenant, ce sont les juifs qui font couler l’huile du pressoir, avec le fruit de nos oliviers. Et nous, nous n’avons plus rien. Nous vivons là…
          Je me retourne : en contrebas le cube de béton, planté en plein désert, est l’image de la désolation et du dénuement solitaire. Pas un arbre, rien.
          Rien.
          Le jeune homme ouvre son poing fermé. Au creux de sa paume, une clef rouillée :
          – Et ça, c’est la clef de notre maison. Chaque jour depuis trente ans, chaque jour mon père monte jusqu’ici. Il regarde sa maison de loin, et puis il embrasse sa clef, la clef de sa maison, de la maison de ses ancêtres. Et puis il descend, s’assied sur la véranda, fixe le désert. Des larmes coulent sur ses vieilles joues. Et moi…
          Il a refermé ses doigts sur la clef :
          – Moi, je m’appelle ‘Amîn. En arabe comme en hébreu, cela veut dire « fidélité« . Moi, je pense à notre maison, au bruit du vent le soir dans les oliviers. Mon premier fils s’appellera lui aussi ‘Amîn. Et chaque jour, comme moi, il viendra ici regarder notre maison. Quand mon père mourra, je lui transmettrai la clef. Et il la transmettra à son fils. Pour le jour où nous rentrerons chez nous. Chez nous…
          Je n’ai rien dit. Dans les yeux d’Amîn, il y a une lueur particulière, ardente et dramatique.


          Le lendemain, c’était la veille de mon départ. A Jérusalem, j’ai pris un bus rue Réhovot. Direction, Gaza.
          A l’époque, on pouvait entrer dans le territoire simplement en montrant son passeport. Évidemment, aucun touriste, jamais, n’allait là-bas. Mais depuis ma rencontre avec ‘Amin et son vieux père, depuis le thé, depuis les yeux d’Amin, je n’étais plus un touriste.
          A Gaza, je me suis dirigé vers un camp au bord de mer, où les Palestiniens expulsés étaient concentrés. Immédiatement, j’ai été entouré d’une foule de keffiehs. Personne ne parlait. Mais des dizaines de paires d’yeux, qui me fixaient en silence, avaient en eux le même reflet que ceux d’ ‘Amîn.
          Et puis une jeep de Tsahal est passée, a freiné dans un nuage de poussière. On m’a saisi, jeté sur le plateau de la jeep :
          – Mais qu’est-ce que vous faites ici ? C’est interdit, c’est très dangereux pour vous !
          Les militaires israéliens m’ont reconduit jusqu’au bus. Ils ne m’ont quitté que quand il a démarré pour Jérusalem, avec moi dedans.


          Depuis, je pense à la clef du vieil homme, à sa maison qu’il n’a pas revue avant de mourir. A ‘Amîn le fidèle, à son fils qui doit être grand maintenant. Et qui doit, à son tour, gravir chaque jour la colline aride pour regarder, de loin, sa maison et ses oliviers.
          Une clef rouillée dans son poing fermé.

          Je revois la lueur dans le regard des ‘Amîns de Gaza.
         Et je sais qu’elle ne s’éteindra jamais.


                              M.B., 15 janvier 2009

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