En ce printemps qui tarde à venir, je ressens comme un goût d’automne. Le poids des souvenirs de toute ma vie se fait plus lourd. Cruellement, elle m’apparaît non pas telle que je l’avais rêvée, mais pour ce qu’elle fut – et rien n’y peut changer. Échecs, déceptions, tristesses, abandons, désespoir parfois, semblent y avoir laissé des empreintes plus durables que les joies. Très tôt, quand l’air s’obscurcissait, quand ce que je croyais stable et acquis pour toujours disparaissait, quand je perdais souffle au milieu des flot déferlants, très tôt j’ai cherché une bouée pour survivre intérieurement. Et je suis tombé sur un petit livre qui tient au creux de la main : le Psautier, ce recueil de 150 poèmes attribués au roi David, un Juif qui vécut il y a trois mille ans.
Cette rencontre fut un hasard, et ce jour-là les psaumes ne se dévoilèrent pas à moi. C’est bien plus tard que j’apprendrai qu’ils sont secrets, ombrageux, qu’il faut les conquérir en quelque sorte avant de goûter une parcelle seulement de leur richesse. Il y a plus de soixante ans, j’ai fait leur connaissance en pénétrant dans une abbaye perdue au fond des bois. J’y étais allé poussé par la curiosité, ignorant d’où venaient ces mots incompréhensibles qui parvinrent à mes oreilles enveloppés d’une musique étrange et byzantine, le chant grégorien. Spectateur transi, ce jour-là j’ai écouté le chant des moines mais je n’ai pas compris ce qu’ils disaient.
Ensuite, de spectateur je suis devenu acteur. Désormais c’était moi qui chantais les psaumes, mais dans une langue morte, le latin : des mots privés de sens, un support, un prétexte verbal autour duquel s’enroulaient les somptueux mélismes du grégorien. Cette musique, elle traduisait tous les sentiments humains, elle les empoignait, les élevait, les magnifiait, les purifiait. À travers elle, nous entamions la montée vers le mont Carmel, la contemplation d’un Dieu situé au-delà du sens des mots.
Et puis un jour, il a fallu abandonner le grégorien et son support artificiel, le latin. La traduction française des psaumes qui a fait irruption dans notre chœur les faisait ressembler à un lapin écorché vif. Comme une voiture lancée contre un mur, je me suis heurté à leur dure réalité. Quel choc ! Soudain les cris de guerre des Philistins, la sueur et le sang des combats, les sanglots d’un peuple devant les ruines de Jérusalem, les lamentations des mères juives devant les cadavres de leurs enfants, toute la violence du monde que j’avais fui en rentrant au monastère s’abattait sur moi qui étais sans défense, incapable de m’identifier à tant d’horreurs.
Est-ce un hasard, est-ce une conséquence ? C’est à cette époque que commença ma descente aux enfers. Je n’étais pas Juif, mais il me fallait pourtant dire ou chanter à longueur d’année des vociférations juives censées m’approcher du mystère de Dieu.
Dieu ? S’était-il absenté depuis que j’étais rentré dans un cloître pour le chanter ? Pendant ces premières années à l’abbaye, l’émotion musicale du grégorien qui me faisait si fortement vibrer m’avait-elle tenu lieu de prière ? Avais-je jamais prié ? Ou bien, comme les philosophes grecs d’antan, avais-je confondu la beauté et l’auteur de toute beauté, pris le miroir pour la source de la lumière ?
Il y eût des années de déréliction et de souffrances pendant lesquelles, absent, je m’adressais à un dieu absent à travers des mots qui ne menaient qu’à l’absence. Mais il fallait être présent au chœur, sept fois par jour, pour dire ces mots-là.
D’où me viendra le secours ? (1) Il me vint d’une demande inattendue : on cherchait à donner à la francophonie une nouvelle traduction des psaumes qui soit plus fidèle à l’original hébreu que celle que nous utilisions. Des quatre spécialistes désignés pour cette tâche (2) je n’étais pas le meilleur hébraïste, loin de là, mais j’acceptai cette planche qui flottait sur les eaux de mon naufrage. Pendant un an, chaque semaine, notre équipe se réunit donc à Paris pour traduire le Psautier de David, environ quarante versets par jour.
Le déclic se produisit le deuxième jour autour d’une tasse de café quand je demandai à Marina Manatti, juive convertie, pourquoi on nous ligotait depuis si longtemps dans ces prières juives qui ne me disaient rien. « Mais parce que Jésus était juif ! » répondit-elle en souriant. « Ces psaumes que nous traduisons, il les a priés en hébreu toute sa vie, c’est grâce à eux qu’il est devenu ce qu’il est ! »
Jésus, un Juif ? Ni à l’abbaye ni à Rome, nulle part à cette époque je n’avais entendu dire pareille chose. Le Jésus qu’on enseignait dans l’Église catholique d’alors n’était qu’une abstraction, la seconde personne d’une Trinité à laquelle il m’était demandé ce croire sans rien y comprendre. Ainsi donc, c’était sans le connaître que je prétendais l’aimer ? Était-ce bien lui que j’aimais d’ailleurs, ou la vague philosophie libertaire et anarchiste que je croyais avoir trouvée dans les évangiles, et au nom de laquelle des jeunes de mon âge avaient fait voler récemment les pavés de Paris ?
Une nouvelle vie s’ouvrait devant moi, aux côtés de quelqu’un qui avait trouvé dans ces 150 poèmes le courage de vivre et de mourir. Il les avait priés, sans doute en leur donnant un sens bien à lui, un sens nouveau – mais lequel ? Son bref passage sur terre avait changé pour toujours l’histoire de l’humanité – était-ce grâce aux psaumes dont il devait être profondément imprégné, pour les avoir tant priés ? Ces vieux chants avaient-ils aujourd’hui quelque chose à me dire, à moi qui tâtonnais à l’aveuglette dans un profond tunnel ? Pouvaient-ils me guider vers sa sortie, vers la lumière ?
Tandis que notre petite équipe les égrenait jour après jour, verset après verset, j’apprenais à goûter l’extraordinaire sonorité de leur hébreu. Prononcés dans leur langue originelle, les psaumes n’avaient pas besoin d’un enrobage musical, fut-ce le grégorien. Ils étaient en eux-mêmes une musique à la fois cristalline et granitique, polyphonique et symphonique.
Oui, les psaumes étaient musique. Mais leur sens, leur sens ? Je n’arrivais toujours pas à me faire Juif pour prier juif. C’est alors que ‘’Dieu’’ (était-ce lui ?) cessa de me soutenir à la surface des eaux agitées et me laissa couler. Comme dans le Livre de Job, il permit au démon de m’enlacer, de baiser ma bouche et de m’entraîner dans sa danse. Notez bien qu’à l’époque, je ne connaissais pas plus ‘’Dieu’’, que le diable, que Jésus. Les uns et les autres n’étaient pour moi que des énigmes théologiques, des notions enseignées à Rome et ailleurs. Pas plus que ‘’Dieu’’, le diable n’avait de consistance ni de réalité personnelle. Depuis, j’ai fait du chemin : on reparlera du démon, ce grand méconnu de notre civilisation sans ombres.
Pendant quelques années je suis donc tombé, tombé comme une feuille morte sous laquelle le sol se retirerait à mesure qu’elle chute en tourbillonnant. Parvenu au fond du désespoir, ayant trahi mes vœux, violé les commandements du ciel, ayant perdu ma vie sans trouver ‘’Dieu’’, j’échouai au bord du chemin, abandonné de tous, sale, puant, misérable. Il ne me restait plus que le Psautier : c’est alors que certains psaumes commencèrent à prendre du sens. Ou plutôt (et ce fut une eau fraîche sur mes plaies) ils donnèrent peu à peu du sens à ce que je vivais et m’aidèrent lentement, douleur et bonheur mélangés, à sortir du fossé, de sa vase et de sa boue.
Pour comprendre les psaumes, il faut avoir vécu. Jusque là j’avais joué des rôles, celui de savant, de moine, d’érudit, de libertin, que sais-je… maintenant, je n’étais plus rien de tout cela. Je n’étais plus rien du tout, niente, nicht, nada. Alors seulement les psaumes commencèrent à me parler. Mais plus encore (et ils ouvraient une porte dans le ciel) ils m’apprirent à parler à ce ‘’Dieu’’ jusque-là connu comme inconnu. Je n’étais plus seul : en m’adressant à lui j’entrevoyais, au sein de mes ténèbres, des éclats fugitifs de sa lumière.
Car c’est en parlant à ‘’Dieu’’ qu’on découvre qui il est. Mais quels mots, quelles phrases lui dire pour être entendu dans cet ‘’au-delà des mondes’’ qui est le sien ? Eh bien en ayant la modestie, disons même l’humilité, de s’approprier les mots de paysans juifs d’il y a deux mille cinq cents ans, des mots de terriens, de bouseux penchés sur leur glaise, collés, attachés à la terre autant qu’à leur Dieu.
Revenir sur la terre, ses mottes grises et rouges, sa poussière. N’être rien de plus qu’un de ces enfants juifs qui chantaient ces psaumes, le nez au vent, en arrachant les mauvaises herbes de leurs champs. Accepter de ne plus rien savoir de ce qu’on a su, de ne plus être ce qu’on fut, de se faire tout petit, de redevenir un enfant.
Et peut-être, même, l’enfant qu’on n’a jamais été. Celui dont parlait Jésus en le plaçant au milieu de ses disciples pour leur dire que c’est à lui (pas à eux) qu’appartient l’intimité avec ‘’Dieu’’.
Quoi de neuf, aujourd’hui comme hier ? Les psaumes. C’est d’eux que nous allons parler sans plan préétabli, comme cela viendra, avec la liberté du poème.
M.B., 14 mai 2021
(à suivre)
(1) Psaume120
(2) Paul Beauchamp, l’un des derniers Grands Jésuites expulsés de Chine en 1950, hébraïste remarquable. Marina Mannati, juive de naissance, exégète reconnue du psautier. Jacqueline-Frédéric Frié, écrivaine et poétesse (Académie Mallarmé) et moi, spécialiste européen du balayage des cloîtres.
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Bonjour Michel,
Je ne saisis qu’une toute petite partie de ce que tu essaies de transpirer à travers ces lignes (chaque parcours est personnel, unique !)… mais la sincérité, la modestie, la franchise de ton témoignage me touche énormément …
Merci Michel
Pour comprendre les psaumes, pour en vivre (pour « comprendre » Dieu) il faut être allé au bout de son parcours personnel. Avoir tout perdu. Je vais avoir du mal à dire ça de façon simple
M.B.
Bonjour Michel.
Le premier paragraphe de votre vivant témoignage vibre avec le rythme et la tonalité d’un psaume. Il résonne vrai; je l’ai spontanément psalmodié! C’est un appel à la recherche du sens de la vie au sein même de tant de souffrances.
Voilà longtemps que vos analyses libératrices ont mis en relief le fonds juif des psaumes et du NT. Des théologiens modernes abondent enfin dans votre sens, tel John Shelby Spong. Comment tenir compte à la fois du contexte non juif de ce 21e siècle déboussolé et des résonances propres à chaque histoire personnelle?
Pour ma part je suis écartelé entre:
le psaume 4, verset 8: « je me couche et je m’endors aussitôt, car je suis dans ta paix Yahvé », que je lus par un hasard heureux en ces premiers soirs sombres de mon service militaire en 1957,
et le psaume 137 (Super flumina Babylonis), versets 8-9: Fille de Babylone, la dévastée, heureux qui te rend la pareille, le mal que tu nous as fait! Heureux qui saisit tes enfants, et les écrase sur le roc!
Paix et violence sont-elles toujours dramatiquement associées ? L’émouvante poésie des psaumes nous sert-elle de bouée de survie seulement dans l’imaginaire ? Pourtant cette recherche du sens, cet appel du salut, reste le phare unique qui peut encore éclairer nos vies chancelantes. Ne nous laissez pas sur notre soif. Merci Michel.
C’est le début d’une série qui va durer des mois, peut-être plus.
Dans prochain article, il sera justement question de soif.
sans le savoir, vous venez d’en écrire quelques lignes : merci
M.B.
Magnifique éclairage existentiel ! merci de nous redonner, avec humour et justesse, le goût de cette poésie paysanne !
Michel, salut,
Merci de cette magnifique page.
Je me doute qu’il n’a pas du être facile de l’enfanter mais j’espère qu’elle a été un tantinet libératrice !
Je connais ça !
La vie monastique n’est donc pas un long fleuve tranquille !
Bonne route
Amicalement
Jean
Non. C’est la vie qui n’est pas un long fleuve etc. Il faut aller chercher les sources qui ne tarissent pas. Les psaumes sont de celles-là.
amitié
M.B.
Non. C’est la vie qui n’est pas un long fleuve etc. Il faut aller puiser aux sources qui ne tarissent pas, les psaumes sont de celles-là.
Amitié.
M.B.
Cher Michel
Ayant quelques points communs avec vous comme vous le savez, je ne comprends toujours pas comment vous avez pu mettre si longtemps pour réaliser qu’Isho bar Yawsep pratiquait un judaïsme plus ou moins légendaire évidemment plus sincèrement que la majorité hypocrite du Sanhédrin qui détenait un vague pouvoir-politico religieux, ce qui lui a permis d’avoir la peau du dérangeant Galiléen.
Parce que l’émeri qui bouchait mon esprit et mon coeur était de meilleure qualité que le vôtre ?
M.B.
Merci pour ce témoignage personnel qui invite à remettre sans cesse sur l’établi de la conscience notre perception du Divin, notre représentation de Jésus, notre relation avec le monde de l’Esprit.
Le spécialiste du balayage des cloîtres et l’érudit ne sont qu’un en vérité, le moine d’autrefois est aujourd’hui un précieux témoin de sa foi.
Le premier volet de votre série sur les psaumes annonce un récite de vie vibrant.