La question « Qui est Jésus » s’est posée très tôt, de son vivant, à ceux qui l’accompagnaient et étaient témoins de faits inexplicables – ses guérisons et son enseignement révolutionnaire. Sur ce que Jésus a dit (ou n’a pas dit) de son Dieu, cette première génération avait retenu un mot, Abba, illustré par des paraboles et l’éloge de l’enfance spirituelle. Les deux générations suivantes, celles qui ont considérablement amplifié le témoignage du « disciple que Jésus aimait » pour en faire le IVe évangile (dit « selon s. Jean ») ont retenu l’idée mais l’ont exprimée en grec, et non en araméen : Abba est devenu πατερ, « Pater ». Et c’est sous ce nom privé de l’affectivité, de la tendresse et de la proximité que recélait Abba, qu’ils ont approfondi les relations de Jésus avec son Dieu.
Mais Jésus n’était plus là. Or ils devaient le faire connaître à des peuples d’Asie mineure, de langue grecque (d’où l’abandon de Abba), de culture hellénistique, pratiquant diverses religions ésotériques. Comment rester fidèles au Galiléen qu’ils ne connaissaient que par ce qui leur était parvenu de traditions orales plus ou moins déformées, et (pas toujours) des Synoptiques qui commençaient à circuler ? Comment poser des questions sur lui-même à un absent ? Comment s’informer et informer les autres sur quelqu’un qui était mort depuis plus de cinquante ans ?
Les degrés du savoir
Pour le comprendre, il est essentiel d’avoir présent à l’esprit une notion que je ne fais qu’effleurer ici car elle fera l’objet d’un ou plusieurs articles à venir. Il y a plusieurs façons de connaître, plusieurs approches de la réalité, plusieurs modalités de compréhension des choses et des êtres : il y a des degrés du savoir (1). Il y a les sciences dures et les sciences humaines, la raison pure et l’intuition – et il y a la connaissance mystique.
Dans les moments où il (2) est subjugué par cette connaissance-là, le mystique ne croit pas, il sait. Il n’est plus guidé par la foi, il est investi par l’expérience qu’il est en train de vivre. Il rencontre quelqu’un ou quelqu’une dont il perçoit la présence vivante en face de lui ou à ses côtés, une présence évidente et indiscutable. Au point que dans cette « nuée lumineuse » un dialogue est possible.
Passée cette expérience plus ou moins exceptionnelle, le mystique retombe dans la nuit de la foi. Qui lui semble d’autant plus douloureuse (voyez les poèmes de Jean de la Croix) que l’expérience mystique a été plus forte.
Je pense que c’est ce type de connaissance qui a été mis en œuvre par les auteurs que j’ai appelés ‘’Jean’’ (1bis) et qui ont voulu approfondir les relations entre Jésus, son Dieu et nous dans le IVe évangile.
Déblayer le terrain : Jésus n’est pas Dieu
Avant tout, il leur fallait se démarquer des religions de l’Empire romain qui divinisaient des êtres humains, et des spéculations gnostiques qui se sont répandues très tôt. Dans les grands discours qu’ils attribuent à Jésus (3), ces auteurs prennent d’emblée le soin de lui faire dire et répéter (plus de vingt fois) qu’il fait la volonté de celui qui l’a envoyé, que sa doctrine n’est pas la sienne mais celle de celui qui l’a envoyé, que celui qui croit en lui, ce n’est pas en lui qu’il croit mais en celui qui l’a envoyé, etc. Et il affirme que celui qui l’a envoyé est pour lui comme un père – c’est la tradition reçue de la 1re génération.
Par ces déclarations répétées, les ‘’Jean’’ rejetaient la tentation, qui se faisait déjà jour autour d’eux, de diviniser Jésus. Ils le font parler et agir au nom d’un autre, auquel il obéit. En aucune façon il n’est identique par nature à cet autre.
Cette volonté de distinguer Jésus de « celui qui l’envoie », d’en faire un humain soumis à son Dieu comme nous le sommes, elle est gravée dans un passage qui appartient sans doute au témoignage du « disciple que Jésus aimait », la rencontre avec Marie-Madeleine au matin de Pâque : « Jésus lui dit […] : va dire à mes frères [que] je monte vers mon père et votre père, vers mon Dieu et votre Dieu ».
On ne peut être plus clair. Fidèles à la première génération qui a connu Jésus et au « disciple qu’il aimait », les ‘’Jean’’ plus tardifs décrivent un Jésus pleinement soumis aux ordres et aux missions qu’il a reçus d’un autre, un Dieu qu’il appelle « son père ». Et vis-à-vis de ce père qui est son Dieu, il n’est pas différent de nous : il est l’un des nôtres.
Voulaient-ils, ces auteurs, présenter aux Asiates un simple porteur de billets, une espèce de domestique qui transmet les consignes d’un maître auquel il serait simplement soumis ? Avec lequel il aurait des relations de servitude ? Un Jésus craintif devant son père, sorte de paterfamilias romain, autocrate, despote familial, punitif, ne témoignant ni affection ni tendresse à ses enfants ? Un Dieu devant qui l’on tremble, comme dans les religions ambiantes ?
Pour ‘’Jean’’, le Dieu de Jésus n’a-t-il rien à voir avec l’Abba des Synoptiques ? Se sont-ils contentés de déblayer le terrain ? De distinguer sans unir, sans chercher à pénétrer le mystère de la personne ?
M.B., 6 nov. 2021
À suivre : Le regard des contemplatifs
(1bis) Voyez L’évangile du treizième apôtre. Aux sources de l’évangile selon saint Jean, l’Harmattan, Paris, 2013
(1) Jacques Maritain, Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, Paris 1932
(2) Les mystiques que nous connaissons ont été majoritairement des femmes. C’est par commodité littéraire que je parle ici des mystiques au masculin.
(3) Ils parsèment le IVe évangile. On trouve les plus importants dans les chap. 4 à 8 et 12 à 17. Je puise les déclarations attribuées à Jésus dans ces chapitres où elles sont souvent répétées de façon obsessionnelle.
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