BOUDDHA : La méditation, splendeurs et limites (Prier II)

  « Dieu, est-ce toi qui veux notre souffrance ? Par ton silence tu es coupable d’avoir laissé faire le Mal, es-tu son allié ou son complice ? »

Ce cri poussé par Élie Wiesel au sortir des camps de concentration, c’était déjà celui du Bouddha, le jeune Siddhartha né en Inde au Ve siècle avant J.C. : « Pourquoi souffrons-nous ? Sommes-nous condamnés au Mal et à la souffrance ? Comment y échapper et trouver la paix intérieure ? » Après avoir cherché une réponse dans la religion brahmanique, dans son ascèse et ses pratiques, il lui a tourné le dos : la fin de la souffrance, dit-il, ne viendra « ni des dieux, ni des livres sacrés, ni des pratiques religieuses. » (1)

Le Bouddha est le premier athée de l’Histoire : pour lui, il n’y a ni dieux, ni rituels, ni clergé. Est-ce à dire qu’il n’y a aucune échappatoire à la souffrance, aucun accès à un au-delà de ce monde douloureux ? Mais si, cet accès existe, et c’est la méditation qui remplace pour lui toute forme de religion.

Adoptée par l’Orient, la méditation s’est répandue en Occident où quantité de déçus du christianisme cherchent en elle un substitut à la prière, et pensent l’y trouver.

Elle est exposée dans le Satipatthâna Sutta (2). Attention ! on est là en présence d’un monument de la littérature universelle, la pierre fondatrice de toutes les formes de bouddhisme. Le Satipatthâna déroule un cheminement méthodique, simple mais exigeant.

Éduquer la conscience

Siddhartha commence par explorer la structure complexe de la psychologie humaine, avec une rigueur scientifique qui n’a rien à envier à la nôtre. Puis il propose à l’apprenti-méditant d’observer d’abord la façon dont l’air pénètre dans ses narines, ses poumons, irrigue son corps, vivifie son esprit. Observer sa respiration, et non la contrôler comme dans le Hatta-Yoga. Porter toute son attention à cette sensation de l’air qui rentre, de l’air qui sort. Une fois toute son attention fixée sur sa respiration, l’esprit voit surgir des pensées, l’une après l’autre. Il les laisse passer et s’éteindre avant que les suivantes se présentent à lui. Le méditant élargit ce moment de silence entre deux pensées, vide peu à peu son esprit et parvient à l’extinction des pensées.

Cette observation dénuée de toute consistance, il l’étend ensuite à son corps, à ses sensations, puis à son esprit et enfin à la source de la pensée : « Le disciple s’établit dans l’observation de son corps, ardent, clairement conscient et attentif, ayant rejeté tout désir et convoitise pour les choses de ce monde. Puis il s’établit dans l’observation des sensations, ardent, clairement conscient … Ensuite, il fait de même avec l’esprit … et enfin il s’établit dans l’observation de la naissance des pensées, ardent, clairement conscient et attentif, ayant rejeté tout désir et convoitise pour les choses de ce monde. »

Les événements corporels, sensitifs, mentaux, sont donc observés dans leur seule existence physique, sans aucun lien avec une âme, un soi ou une réalité spirituelle extérieure : « Il devient conscient de la façon dont prennent naissance les événements mentaux : il observe leur naissance, et il observe leur disparition. Il s’établit dans l’observation de ce flux d’apparition et de disparition. Autrement dit, la perception de son corps lui est présente, de façon juste suffisante pour qu’il y soit conscient et attentif. De même pour les sensations, l’esprit, les pensées… Et il demeure ainsi, indépendant, n’étant attaché à rien en ce monde. »

Cet état de détachement, Siddhartha l’appelle la conscience correcte (ou éduquée). Tout ce qui traverse l’esprit et le corps sera observé comme de l’extérieur, sans se laisser toucher ou atteindre par rien qui surgisse en soi.

La Claire Conscience

Le méditant est alors prêt à s’élancer dans les étapes de la méditation proprement dite ou Claire Conscience. Et l’on sent qu’ici, le Bouddha va au bout de ce que peut exprimer le langage humain : la montée, par paliers, vers une expérience impossible à décrire de l’au-delà des apparences, Ce sont les jhânas, comparables peut-être (?) aux Demeures du Château intérieur de Thérèse d’Avila ou à la Montée du Carmel de Jean de la Croix.

« Voila donc, dit-il, un disciple, détaché des désirs nés de ses sens, détaché de ses pensées négatives. Voilà qu’il pénètre dans le premier jhâna qui est le fruit du détachement, qui s’accompagne [encore] de la pensée et de la réflexion, qui est rempli de délices et de joie.

« Puis il pénètre et demeure dans le deuxième jhâna, qui ne connaît plus ni pensée ni réflexion, qui est le fruit de la concentration, toujours rempli de délices et de joie.

« Alors s’évanouissent les délices : il demeure imperturbable, attentif et clairement conscient. Il expérimente en lui-même la joie de celui dont parlent les Éveillés : « Heureux est-il, celui qui demeure dans la paix de l’âme et l’attention ». Et il pénètre ainsi dans le troisième jhâna.

« S’étant défait du plaisir comme de la souffrance, et avec la disparition des joies et des tristesses qu’il connaissait jusque-là, il pénètre et demeure enfin dans le quatrième jhâna, qui se situe au-delà du plaisir et de la souffrance, qui est purifié par la paix de l’âme et l’attention. »

Détruire la mémoire

Siddhartha sait que la mémoire est le principal obstacle à l’unification de l’esprit et au silence intérieur. C’est elle qui fournit au méditant le matériau de la sarabande des pensées, elle qui le torture par le rappel des émotions de son vécu antérieur. Comment s’en débarrasser ?

 La tradition chrétienne a proposé de tromper la mémoire par la répétition de mantras comme le Kyrie eleison, le Pater ou l’Ave Maria. Puis vinrent les Exercices de Saint Ignace qui voulait éduquer la mémoire en remplaçant le souvenir des expériences passées par la visualisation de scènes des évangiles.

Tromper la mémoire ou l’éduquer : dans l’un et l’autre cas c’est l’échec au silence, car la mémoire demeure intacte, elle n’est que distraite. Elle peut relever la tête et elle la relèvera. Il ne faut ni négocier ni jouer avec elle, il faut la détruire.

Siddhârta est le seul à proposer la destruction de la mémoire, étape par étape. Le passage du 1° au 2° jhâna (la disparition du couple pensée/réflexion) marque l’aboutissement de sa mise à mort programmée dans la méditation.

Mais il sait aussi que la mémoire ne lâchera prise, définitivement et absolument, qu’au moment où l’Éveil sera atteint, le Parinirvâna. La méditation mène une guerre qui ne sera victorieuse qu’à cet instant-là.

Recherchée par des milliards d’êtres humain d’Orient ou d’Occident, cette expérience les a conduits au-delà d’eux-mêmes. Elle a donné naissance à des civilisations parmi les plus raffinées. Aujourd’hui encore, son influence est considérable.

Mais elle a ses limites.

Splendide solitude

Pour Siddhartha, la fin de la mémoire et l’extinction des passions procurent automatiquement la fin de la souffrance et l’accès au Nirvâna. C’est dans cet automatisme de sa méthode que je vois la première limite à son enseignement. Il connaît les démons ou maras qui s’attaquent à lui, mais ils lui obéissent. Tandis que dans le judéo-christianisme et dans d’autres religions, les démons resteraient maîtres de la situation s’ils n’obéissaient pas à un dieu supérieur.

Or pour Siddhartha, il n’y a pas de « dieu supérieur. »

Puisque c’est de soi seul que peut venir la délivrance, la méditation est un travail sur soi : « La source de la souffrance est en toi, en toi seul. Les moyens de parvenir au Nirvâna sont en toi, en toi seul. Les moyens d’agir sur ton karma sont en toi, en toi seul. La méditation agit directement sur ce qui est en toi, en toi seul. »

Le méditant est désespérément seul devant lui-même et le gouffre du Mal.

Siddhartha construit autour de lui un superbe palais. Mais ce palais est vide.

Immobile ?

« Le disciple s’établit dans le quatrième jhâna qui se situe au-delà du plaisir et de la souffrance.» Si le bonheur est au-delà du plaisir et de la souffrance, il ne peut être atteint que par leur extinction.

Mais suffit-il de ne plus souffrir, pour être heureux ?

L’absence de souffrance, est-ce le bonheur ?

Parvenu à l’Éveil, le Bouddha aurait déclaré : « Maintenant il n’y a plus rien à accomplir, tout est accompli. » (3) Le parcours était bouclé, il n’y avait plus rien à obtenir, rien au-delà, rien après. Ce bonheur obtenu par la fin de la souffrance, il est immobile, limité à lui-même puisqu’il se heurte à un seuil qui ne mène plus à rien. La frontière a été déplacée par le Bouddha, mais elle reste frontière – et donc souffrance.

Cette limite à la méditation, nous allons voir comment les judéo-chrétiens l’ont dépassée.

Car c’est du Moyen-Orient que viendra une autre conception du bonheur, une autre façon d’atteindre l’au-delà des apparences. Ce sera l’œuvre d’abord du peuple juif puis d’un Juif dissident, Jésus.

                                                                                                       M.B., 1er avril 2023
                       A suivre : Quand les Juifs priaient
(1) Dernières paroles de Siddhartha à son disciple Ananda
(2) Vingt-deuxième discours du Digha Nikâya. Les citations de ce Sutta (ici entre guillemets) sont traduites par moi du remarquable Thus have I heard de Maurice Walshe, version intégrale du Digha Nikâya chez Wisdom Publications, Londres. Versions françaises plus ou moins complètes par J.B. Bocandé, Nyanaponika Thera et Walpula Rahula.
(3) Même parole chez Jésus au moment de sa mort.

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