Je me suis demandé pourquoi le plus vieux peuple du monde, le peuple juif, n’avait pas été écrasé, gommé, effacé par la marche de l’Histoire comme les Égyptiens, les Grecs ou les Romains. Pourquoi les Juifs ont-ils survécu ? Pourquoi ont-ils creusé au long des siècles un sillon si profond qu’on s’y heurte encore aujourd’hui ?

Et pourquoi est-ce un Juif, Jésus, qui a fait se lever sur l’humanité une aube incertaine mais qui dure toujours ?

Pourquoi ?

Parce que les Juifs priaient.

Parce qu’ils savaient prier. Ils savaient qui prier, à qui parler, comment lui parler.

Mais les choses ne se sont pas faites en un jour ni en un siècle ! Aux commencements, il n’en allait pas ainsi. Quand ‘’Dieu’’ s’est révélé à eux dans le désert du Sinaï, c’était comme un dieu sans identité. « Que dirai-je aux Juifs s’ils me demandent : ‘’Quel est ton nom ?’’ Dieu répondit à Moïse : ‘’Je suis ce que je suis’’. » (1)

Les Juifs vont devoir s’y faire, leur dieu restera caché. Mais comment entrer en relation avec un inconnu, dont on sait seulement qu’il est là, invisible créateur de l’univers ?

La question a traversé les siècles, elle se pose encore aujourd’hui. Car si la raison nous montre que l’univers n’est pas né tout seul mais sous l’impulsion d’une intelligence créatrice, on est encore loin d’un dieu maître de l’Histoire, intervenant dans nos vies. Comment se le concilier ?

Car dans les situations désespérées on se tourne vers lui, on a besoin de l’Inconnu. C’est ainsi qu’Abraham, quand il apprend que Sodome va être détruite, négocie pied à pied le prix de son salut avec ‘’Dieu’’, consentant rabais après rabais. Ȧ la fin, il tente un dernier coup : « Et s’il se trouve au moins dix justes dans la ville, l’épargneras-tu ? » Hélas pour lui le prix est encore trop élevé, sa négociation tourne court (2).

Conscients que leur peuple serait sans avenir s’il n’avait pas d’autre moyen que la négociation au cas par cas, les prêtres de l’aristocratie juive ont écrit une Loi qui codifiait leurs relations avec ‘’Dieu’’. C’était aussi une façon d’assurer leur pouvoir sur les Juifs, fermement tenus en mains par des préceptes tombés du ciel. Courbés sous la Loi, ils vont apprendre à craindre ‘’Dieu’’ : « Que le peuple tremble de peur devant moi, car ma loi inspire la crainte. » (3)

Et comme la crainte de ‘’Dieu’’ ne suffit pas, avec tous les peuples de l’Antiquité les Juifs vont acheter sa bienveillance par des offrandes, des animaux égorgés sur l’autel du Temple. Lequel devient un immense abattoir aux profits considérables, contrôlés et monopolisés par la caste des prêtres.

Comment priaient-ils, ces Juifs hantés par la crainte de ‘’Dieu’’ ? Quelles relations pouvaient-ils entretenir avec un créateur si peu appétissant – et si gourmand de sang versé ? On le voit, l’idée qu’on se fait de ‘’Dieu’’ – ou de son absence – conditionne l’accès à quelque chose au-delà des apparences. Va-t-on nier farouchement la réalité du monde invisible ? Ou bien évitera-t-on d’y penser pour s’occuper de choses sérieuses ? Ou encore courbera-t-on devant lui le dos, comme les Juifs devant sa Loi ? Pour finalement le remercier de n’être pas comme les autres « qui sont mauvais, voleurs, adultères. » (4) Convaincus en tout cas d’être, grâce à ‘’Dieu’’, meilleurs qu’eux et plus forts qu’eux.

Cette certitude de faire partie de l’élite des Justes parce qu’on craint ‘’Dieu’’ parcourt toute la Bible. Elle est à l’origine de l’épaisse bonne conscience chrétienne, qui justifiera les guerres de religion et le génocide des amérindiens. Les siècles passant, la croyance dans ce ‘’Dieu’’ père fouettard, juge lointain et intraitable, deviendra de plus en plus étrangère à nos sociétés hédonistes, vouées au culte du plaisir. (5)

Car il est si facile d’oublier un ‘’Dieu’’ prodigieusement caché, sans identité autre que sa Loi ! Un ‘’Dieu’’ muet, qui se tait. Alors certains Juifs vont tenter de se mettre au diapason du silence de ‘’Dieu’’. Non pas pour le défier et l’obliger à prendre la parole, mais pour que son silence résonne imperceptiblement dans leurs cœurs blessés. Au milieu du bruit des guerres et de la violence, dans l’angoisse et la solitude, ils ont cherché à faire pénétrer en eux le silence de ‘’Dieu’’. Ȧ lui offrir l’hospitalité en quelque sorte, un endroit où se poser à l’intérieur de leurs ténèbres : « Dieu de mon salut, dans cette nuit où je crie en ta présence… » (6)

Cette prière dont on a des témoignages dans la Bible elle ne s’est pas tue, elle ne se taira jamais. Elle ne se perd pas dans le néant, elle continue aujourd’hui à sonder le silence de ‘’Dieu’’. Elle revient à nous, effleurant nos consciences, ranimant notre mémoire du passé et notre attention au présent. Par cette « prière de ceux qui ne prient jamais » (7) se poursuit sans fin l’ineffable dialogue entre l’humanité et ‘’Dieu’’.

Un ‘’Dieu’’ absent, un ‘’Dieu’’ silencieux auquel ils ne pouvaient que se soumettre par la Loi : ainsi en fut-il longtemps pour le peuple juif. Jusqu’à l’irruption dans son histoire de la grande voix des prophètes. Ȧ côté de l’imposant et majestueux fleuve de la Loi, les prophètes du judaïsme ont fait couler un ruisseau frais, bondissant, fougueux dans sa jeune impétuosité. Parfois son eau vive disparaissait, toujours elle refaisait surface. Elle était capricieuse – et sans bruit dans le vacarme du monde. Elle a secrètement irrigué le peuple juif, commençant à lui apprendre quelque chose de l’identité de ‘’Dieu’’. Ouvrant ainsi dans son Histoire et dans la nôtre une nouvelle page que nous n’avons pas fini de lire – et de vivre.

                                                                                              M.B., 16 avril 2023

                               A suivre : l’identité de  »Dieu » (Prier V)  

Cet article fait suite à  Prier ? Bien sûr ! (I) – BOUDDHA : la méditation, splendeurs et limites (Prier II)  – Intermède : Janusz Corczak (Prier III) 

 (1) Ex 3,14            (2) Gn 18,32            (3) Psaume 118              (4) Luc 18,11

(5) Cette croyance imprègne le Coran, texte d’origine judéo-chrétienne Voir mon essai Naissance du Coran, aux origines de la violence, L’Harmattan, 2014.

(6) Psaume 86

(7) Voyez le petit livre de Janusz Korczak, Seul à seul avec Dieu, ou prières de ceux qui ne prient jamais.

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