Ils se sont d’abord appelé « Hébreux », puis « Juifs », puis « Israélites ». Mais après plus de 3.000 ans ils sont toujours là, et bien là. Avec la même conscience d’eux-mêmes, la même idéologie fondatrice (1). Les Grecs de Léonidas, les Romains de César, les Gaulois de Vercingétorix ont disparu, absorbés, fusionnés : comment se fait-il que ce peuple, l’un des plus petits au monde, ait pu survivre et prospérer tel qu’en lui-même jusqu’à nos jours ?
Alors qu’ils n’étaient encore que douze tribus nomades exilées en Égypte, d’après la légende ils ont d’abord résisté au Pharaon. Puis (toujours selon la légende) ils ont résisté quarante ans au désert et, une fois établis en Canaan, résisté à leurs ennemis Philistins. Jusque-là, ils étaient en résistance. Par leur pugnacité, ils s’opposaient à une personne (Pharaon) ou à chacun de leurs ennemis locaux. Force de résistance contre forces adverses, ils traversaient les épreuves en vainqueurs. Était-ce un peuple ? Non, pas encore. Mais une population disparate, qui luttait aveuglément pour sa survie.
Tout change au VIe siècle avant J.C. Pour la première fois, les Hébreux vont connaître une défaite sans rémission, une défaite totale – Jérusalem rasée, le temple de Salomon détruit, le peuple déporté en masse à Babylone. Obligés, pour survivre là-bas, d’adopter la langue, les coutumes et (pour certains) la religion de ces soldats vainqueurs qui avaient été mieux armés et plus forts qu’eux. Condamnés à disparaître, à être effacés de la planète et peut-être de l’Histoire.
De la résistance à la résilience
C’est au bord des fleuves de Babylone qu’il va se passer quelque chose qui marque un début dans l’Histoire du monde. Confronté à un malheur inouï auquel rien ne l’avait préparé, souffrant dans sa chair, risquant de tout perdre et même sa mémoire, le troupeau hagard des déportés, vaincu, défait, va entrer en résilience.
Il va relire son passé et en faire une nouvelle interprétation, en changeant le regard qu’il portait sur des souvenirs transmis par tradition orale. Jusqu’ici le polythéisme était répandu parmi les douze tribus, les dieux cananéens et phéniciens faisaient bon ménage avec le Dieu d’Israël. C’est pendant l’exil à Babylone que le monothéisme va s’imposer aux Hébreux, c’est pendant cette période de désespoir qu’ils vont relire leurs légendes sur la création de l’univers, sur leurs prophètes et leurs rois, pour faire d’un Dieu unique à la fois le maître du monde et le père du peuple juif.
La conscience de cette paternité divine a transformé un troupeau informe en peuple, c’est-à-dire en une personne morale existant indépendamment des individus qui la composent. Guidée par un destin qui dépasse les destinées individuelles, qui les précède et se prolongera après leur mort.
Le livre d’Esdras raconte comment, dès le retour d’exil, la lecture de la Torah a unifié les douze tribus pour en faire ce peuple. Non plus replié sur lui-même, désespéré, enchaîné par le souvenir de ses souffrances. Mais plus fort qu’avant l’exil, plein d’optimisme, de confiance en son futur et d’enthousiasme pour le bâtir.
C’était un nouveau départ, qui va permettre à Israël de s’adapter à une situation nouvelle, d’affronter des défis inconnus, de se projeter dans l’avenir. Reprenant en mains leur pays laissé à l’abandon depuis plus d’une génération, les Juifs ont fait de nouveaux apprentissages qui leur ont permis de s’adapter positivement à une réalité inconnue. Ce n’était ni un retour à l’état antérieur ni un recommencement à zéro. La blessure de l’exil était toujours là, béante : il s’agissait de lui donner du sens. Elle faisait partie de la nouvelle vie des Juifs, mais à un autre niveau de profondeur. Le passé douloureux n’était plus un puits dans lequel on tombe en tourbillonnant.
Cette capacité de rebondir après l’épreuve, d’en sortir non pas amoindri, non pas écrasé mais renforcé, de s’en servir pour aller plus loin, c’est la résilience. Israël a été le premier peuple résilient de l’Histoire.
Un apprentissage
Selon Boris Cyrulnik, la résilience est un apprentissage au fil des désastres. Elle prend d’abord naissance à partir d’une confiance en soi qui s’exprime souvent dans une foi de type religieux. Ceux qui croient en quelque chose qui transcende leurs existences résistent mieux aux chocs, rebondissent mieux après l’épreuve de l’adversité. La découverte et l’affirmation de leur foi monothéiste a été, pour les Hébreux exilés, le ciment qui en a fait un peuple. Leur relation personnelle à Dieu a été la cause première de leur étonnante résilience.
De même que l’art, l’écriture est aussi un mécanisme de résilience. Elle permet de faire face aux difficultés en élaborant un récit de substitution à la réalité. Mettre par écrit un passé sublimé, idéalisé, c’est le faire exister, lui donner un caractère rationnel, factuel, indiscutable. Pendant et après l’exil, la mise par écrit de la Torah a objectivé un récit alternatif des origines du peuple juif, lui procurant le socle idéologique et religieux qui lui a permis d’exister et de traverser les siècles jusqu’à aujourd’hui.
Ce processus de dépassement de la réalité est grandement facilité par l’humour. Rire de son malheur sans le nommer mais sans le quitter des yeux, c’est comme tourner autour d’un trou noir en évitant d’y tomber. L’humour permet de dire le traumatisme en maîtrisant l’émotion qu’il provoque. Comme l’art et l’écriture, il établit une distance entre moi et la réalité qui m’agresse.
L’humour ashkénaze a permis aux Juifs d’Europe de l’Est d’échapper au désespoir des pogroms. L’humour moscovite (2) permet aux Russes d’aujourd’hui de survivre au retour de la dictature soviétique. Rien d’étonnant alors que cet humour très particulier soit toujours proche des larmes. Le salut est dans le rire. Mais de justesse.
Eux et nous
Au cours de leur histoire, les Juifs ont su trouver en eux-mêmes les énergies de la résilience. Le peuple ukrainien vient de montrer une étonnante capacité de résistance. Nul doute que sa foi en lui-même et sa foi en Dieu (80% d’Ukrainiens sont profondément croyants), la redécouverte de son passé d’indépendance et son humour (3) le feront rentrer en résilience. Ce peuple saura se relever et repartir après la tourmente.
Et nous ? Dans quinze jours, la France aura à choisir sa destinée. Allons-nous confondre résistance et inertie, sang-froid et indifférence ? Porterons-nous sur notre passé et notre avenir un regard positif, optimiste, créatif ? Aurons-nous foi en nous, foi en un autre chose que nous-mêmes et qui nous dépasse ?
Aurons-nous les courages de l’avenir ? Allons-nous disparaître comme tant d’autres peuples, avalés par les nouveaux totalitarismes ? Dans un monde bouleversé par des guerres religieuses, économiques, sociales, génocidaires, serons-nous capables nous aussi d’entrer en résilience ?
M.B., 9 avril 2022
(1) C’est le Messianisme. Sur cette idéologie religieuse, voir les articles au mot-clé messianisme
(2) « Arrête de me parler tout le temps de l’Ukraine ! » glapit Poutine au coiffeur qui lui fait une coupe. « C’est que… petit père des peuples, à chaque fois que je dis ‘’Ukraine’’ vos cheveux se dressent sur la tête, et c’est plus facile pour moi de travailler »
(3) Au président Biden qui lui propose de l’exfiltrer, Zélensky répond : « Je n’ai pas besoin de ton taxi, mais d’armes ! »