Les événements m’incitent à reprendre ici un article publié en 2009, à peine modifié. Car rien n’a changé depuis.
C’était au printemps 1978, des amis m’avaient offert un billet d’avion Paris – Tel-Aviv. L’État d’Israël, alors au faîte de sa puissance, régnait encore en maître sur la péninsule du Sinaï. Ecrasé, l’OLP faisait silence : il n’y avait plus de « question palestinienne ».
Je n’ai pas voulu quitter ce pays sans avoir fait, à pied, le même trajet que Jésus : de Jéricho à Jérusalem.
On quitte Jéricho-la-verte, et l’on entre au désert. Un chemin qui sinue, sous le soleil de feu. Puis des collines abruptes, nues, on marche à flanc de coteaux. Personne. Parfois un bruit étrange, répercuté par les parois escarpées.
Soudain, on débouche sur la grande route Tel-Aviv – Jérusalem. Au milieu de rien, un arrêt de bus. Je m’approche, un bus va passer. Le prendre serait échapper à la chaleur du désert, à la fatigue. Un instant d’hésitation, le souvenir de Jésus qui n’avait pas de bus à sa disposition : je traverse la route et m’enfonce à nouveau dans le sable. Jérusalem est là-bas, derrière les vagues de chaleur.
Le désert. Soif, très soif.
Le soleil : il doit être 15 ou 16h, comment se fait-il qu’il brûle encore autant ?
La lumière, aveuglante. Soudain, une voix qui m’appelle : mais oui, c’est bien à moi qu’on en veut. Dans l’air qui tremble, un cube de béton posé sur le désert, une espèce de véranda, un vieil homme au keffieh qui me fait de grands signes des bras.
Je m’approche : il est âgé, me parle en arabe, me montre le ciel embrasé, le sable, la direction de Jérusalem. Que me veut-il ?
Un homme plus jeune apparaît derrière lui, et me crie en anglais : « Come, sir, come here ! »
Je suis arrivé au pied du cube de béton. Le jeune homme sourit, il est vêtu à l’européenne : « Monsieur, me dit-il en mauvais anglais, mon père vous a vu marcher dans le désert. Vous venez de Jéricho, n’est-ce pas, vous allez à Jérusalem ? Vous ne pouvez pas continuer sans boire, il vous reste des kilomètres à faire. Mon père veut que vous veniez prendre du thé. C’est nécessaire pour vous, vous comprenez ? »
Le vieillard hoche la tête, me prend par la main, me conduit à l’ombre de la véranda. D’un bras tremblant, il fait gicler dans un verre ébréché un jet de thé mousseux. Me le tend avec un sourire qui découvre ses dents orphelines : « Bismillah, chouf, bech’er ! » Au nom de Dieu, regarde, c’est bon !
Oui c’est bon, c’est délicieusement sucré, odoriférant. La vie revient en moi : sans cet apport d’eau et de sucre, je ne sais pas dans quel état j’aurais terminé de cette longue marche.
Le vieil homme tourne la tête, parle à son fils, qui traduit tant bien que mal : « Notre famille vit en Palestine depuis toujours, aussi loin que la mémoire de mon père remonte, peut-être depuis les croisades. Mon père sait : dans ce désert, sans eau, vous étiez en danger ».
Je n’ai rien dit. Je bois le thé et je bois les yeux, le visage ridé du vieil homme. Une immense humanité, faite de tristesse et de compassion. Il me regarde longuement puis se tourne vers son fils, lui dit quelques mots. Le fils secoue la tête – « non, non ! » – puis finit par céder, se lève, entre dans le cube, en revient au bout d’un instant, le poing fermé sur un objet. « Mon père dit que vos yeux savent entendre. Il veut que je vous montre quelque chose, si vous voulez bien : il faut monter là-haut ».
Nous gravissons une colline de sable et de pierres. Parvenus au sommet, un vaste panorama : tout là-bas, Jérusalem et le dôme de la Mosquée d’Omar qui scintille sous le soleil.
A cette époque, la banlieue est de Jérusalem était encore peu construite. De sa main libre le jeune homme me montre au loin des maisons basses entourées d’oliviers, à la limite de la ville : « Vous voyez ? Dans ce petit village, là-bas, il y a notre maison. Celle où mon père est né, et son grand-père avant lui. Et ça, ce sont nos oliviers. Ils ont été plantés par le grand-père de mon grand-père. Nous vivions bien, il y avait un pressoir à huile… Et puis, en 1948, Tsahal est arrivé. Ils nous ont expulsés, ils ont pris notre maison, notre plantation. Maintenant, ce sont les Juifs qui font couler l’huile du pressoir, avec le fruit de nos oliviers. Et nous, nous n’avons plus rien. Nous vivons là… » Je me retourne : en contrebas le cube de béton, planté en plein désert, est l’image de la désolation et du dénuement solitaire. Pas un arbre, rien.
Rien.
Le jeune homme ouvre son poing fermé. Au creux de sa paume, une clé rouillée : « Et ça, c’est la clé de notre maison. Chaque jour depuis trente ans, chaque jour mon père monte jusqu’ici. Il regarde sa maison de loin, et puis il embrasse sa clé, la clé de sa maison, de la maison de ses ancêtres. Et puis il descend, s’assied sur la véranda, fixe le désert et il pleure ».
Il a refermé ses doigts sur la clé : « Et moi, je m’appelle ‘Amîn. En arabe comme en hébreu, cela veut dire « fidélité ». Moi, je pense à notre maison, au bruit du vent le soir dans les oliviers. Mon jeune fils s’appelle ‘Amîn lui aussi. Et chaque jour, comme moi, il vient ici regarder notre maison. Quand mon père mourra, je lui transmettrai la clé. Et il la transmettra à son fils. Pour le jour où nous rentrerons chez nous. Chez nous… »
Je n’ai rien dit. Dans les yeux d’Amîn, il y a une lueur particulière, ardente et dramatique.
Le lendemain, à Jérusalem j’ai pris un bus rue Réhovot. Direction : Gaza.
En 1978, on pouvait entrer dans le territoire avec simplement son passeport. Évidemment, aucun touriste, jamais, n’allait là-bas. Mais depuis ma rencontre avec ‘Amin et son vieux père, depuis le thé dans le désert, depuis les yeux d’Amin, je n’étais plus un touriste.
Ȧ Gaza je me suis dirigé vers un camp au bord de mer, où les Palestiniens expulsés étaient concentrés. De hauts murs, un mirador. Je m’approche, aperçois à l’intérieur des files de baraques rectangulaires en bois, alignées au cordeau de part et d’autre d’une allée. Au fronton du portail d’entrée il n’y a pas d’inscription, comme autrefois ailleurs. Car ici, personne ne travaille.
Immédiatement, je suis entouré d’une foule de keffiehs. Aucun ne parle. Mais des dizaines de paires d’yeux me fixent en silence, avec en eux le même reflet que ceux d’ ‘Amîn.
Et puis une jeep de Tsahal est passée, a freiné dans un nuage de poussière. On m’a saisi, jeté sur le plateau de la jeep : « Mais qu’est-ce que vous faites ici, c’est interdit de venir voir ! »
Les militaires israéliens m’ont reconduit jusqu’au bus. Ils ne m’ont quitté que quand il a démarré pour Jérusalem, avec moi dedans.
Depuis, je pense à la clé du vieil homme, à sa maison qu’il n’a pas revue avant de mourir. A ‘Amîn le fidèle, à son fils qui doit être grand maintenant. Et qui doit, à son tour, gravir chaque jour la colline aride pour regarder, de loin, sa maison et ses oliviers.
Une clé rouillée dans son poing fermé.
Je revois la lueur ardente et dramatique dans le regard de tous les ‘Amîns de Gaza.
Et je sais qu’elle ne s’éteindra jamais.
M.B., 15 janvier 2009 / 23 octobre 2023
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A Paul K,
j’ai pris mon évangile Jean 1 21-23 : ce n’est pas Jésus qui s’exprime ici, mais Jean le Baptiste, et qui poursuit : « je suis la voix qui crie dans le désert…………….. » (Jean 1 23à27) à Béthanie près du Jourdain où il baptisait.
La Palestine à l’époque de Jesus et avant est le pays des hébreux. Après ??? En 1948 les accords d’après guerre ont donné ce pays aux juifs, une religion, pas une « nationalité »
Puis-je me permettre ? La Palestine à l’époque de Jésus est un pays ROMAIN (+ ou – directement). Avant, c’est un pays sous influence grecque-égyptienne. Encore avant (je schématise) babylonienne (Iran). Les hébreux n’ont été « chez eux » qu’entre Salomon et la partition des 2 royaumes, soit environ 1 siècle.
Bon dimanche, M.B.
Merci d’avoir rectifié. (Je suis allé trop vite dans mes souvenirs de lecture de la bible !). Mais cette réponse aurait pu être celle de Jésus qui a passé sa vie à essayer de faire comprendre à ses disciples que ce n’était pas le Messie temporel venant libérer le peuple juif qu’il fallait attendre, mais le Messie spirituel , celui qui apportait un nouveau message d’amour de tous, dont les plus faibles. Message qui fut bien peu entendu, sauf par quelques femmes, d’où sa désespérance et sa solitude sur la croix…
Oui Michel, c’est « troublant », « émouvant », « touchant », et la réalité ce sont ces millions de gens qui depuis plus d’un siècle ont été déportés, chassés de leurs terres, voire éliminés.
Mais analyser les causes de tous ces drames revient à faire le terrible constat que les Homo Sapiens que nous sommes, sont en réalité viscéralement destructeurs de leurs proches.
Parler d’amour, de respect et d’attention aux autres et aux plus pauvres, par les temps qui courent, cela revient à être pris pour un doux rêveur, et ce n’est pas à vous, Michel, que je vais apprendre que c’est ce message qui nous a été délivré par l’homme Jésus, qui d’ailleurs en est mort…
Plus récemment, un autre homme a osé parler de paix et de réconciliation, alors qu’il aurait pu être un chef de guerre contre l’apartheid, c’est Nelson Mandela. Il a réussi à apaiser cette nation fracturée, même si ses successeurs ne l’ont suivi que de loin…
Alors espoir ?
Jésus, Gandhi, Luther King sont morts de l’échec de leurs vies.
Celui qui sème n’est pas celui qui récolte.
Espoir ? Quoi d’autre ?
Merci, M.B.
Oui, Espoir ! mais, pour aller où ?
– Pour le paradis des Chrétiens, (et uniquement pour ceux qui ne seront pas allés en enfer), monde où nous serons tous aimés par Abba, par son Fils et sa Vierge-mère, par les Saints et les Anges ?
– Pour des houris qui selon la foi musulmane, sont des vierges dans le paradis, qui seront la récompense des bienheureux ? (et les femmes elles auront quoi ?)
– Pour un autre monde dans le cycle des Karma, mais si vous êtes « intouchable », vous devez y restez dans ce cycle actuel ?
– Pour la lutte finale : « Du passé, faisons table rase, Foule esclave debout. Le monde va changer de base, Nous ne sommes rien, soyons tout » ? Oui… mais on en connait la suite…
Alors… peut-être tout simplement espoir en l’homme !
Sapiens conquérant, certes, mais aussi Néandertalien altruiste.
Sinon, comme vous le dites Michel, Quoi d’autre ?
Michel,
Merci de ne pas publier mon commentaire ci-dessus.
Il est hors sujet.
Cordialement
M.B.
Hélas j’ai approuvé votre commentaire avant d’avoir lu le message qui suivait !
Mais non, votre commentaire n’est pas « hors sujet ». Il reflète l’incertitude des Hommes… et leur imagination féconde !
M.B.
Non Jésus n’est pas mort de l’échec de sa vie. Toute sa vie il a écouté des appels intérieurs. s’il ne les écoutait pas il se reniait un peu en temps qu’homme. Nous avons tous des appels intérieurs, notre conscience. Si nous ne les écoutons pas nous nous renions un peu nous-même, comme homme. C’est en étant fidèle à ces appels et à lui-même comme homme qu’il en est arrivé à se rendre compte que pour aller au bout de sa mission, il devait mourir. Il ne le savait pas au début, et n’en avait pas envie. Mais s’il n’était pas allé jusqu’à la mort, il se serait renié un peu lui-même, en n’écoutant pas son appel intérieur.
Ensuite, il est ressuscité. cela c’est du domaine de la foi. Mais pour moi, même s’il n’est pas ressuscité, je suivrai son exemple car il a été fidèle jusqu’au bout dans sa dignité humaine et me montre le chemin pour être un être humain digne :la fidélité aux appels intérieurs que chaque être humain porte en soi.
Cordialement.
Jean-François Genest
1a rue de beauregard Nancy
En fait, je me suis exprimé avec manque de précision. C’est sur le plan SOCIAL & POLITIQUE qu’il a échoué : au soir de sa mort, le « mouvement Jésus » et l’espoir qu’il avait suscité sont anéantis. Et aussi sur le plan RELATIONNEL : au soir de sa mort, ses disciples & followers & fratrie ont disparu.
Ensuite, sa figure réapparaît grâce aux témoignages & Évangiles. Et c’est alors qu’on comprend les dimensions INTÉRIEURES, profondément HUMAINES & SPIRITUELLES de sa vie & de son message – comme vous le dites si bien.
Merci, M.B.
Suite aux remarques de J.F. Genest et de Michel Benoit, je me permets également, de préciser ma pensée.
Même s’il est toujours présent dans nos pensées, l’homme Jésus est bien mort, sans doute désespéré que son message d’amour des autres et des plus faibles, ait à ce point été détourné par le désir de pouvoir de ses disciples : « Non, je ne suis pas le Messie. – Mais alors, continuèrent-ils, qui es-tu donc ? Es-tu Elie ? – Je ne le suis pas. – Es-tu le Prophète ? – Non. » (Jean 1 :21-23)
J.F. Genest nous dit « nous devons écouter nos appels intérieurs, sinon nous nous renions comme homme » (j’ai résumé !). Oui, mais cela peut laisser penser que nos « appels intérieurs » sont plutôt tournés vers le bien, la bonté etc… Hélas non. Nos appels intérieurs sont plutôt tournés vers notre égocentrisme et nos besoins de satisfaire nos désirs de pouvoir.
C’est en ce sens que les homos sapiens que nous sommes, ont peu à peu éliminé toute forme d’altruisme. (Voir à ce sujet l’excellent livre de Yuval Noah Harari).
Ce que nous ont apporté Siddhârta, Jésus, François d’Assise, Mère Thérèsa, Mandela, Gandhi, Luther King et bien d’autres, c’est que l’homme peut, et doit, dépasser son égocentrisme, pour apporter amour et attention à ses proches et aux plus faibles.
L’altruisme n’est pas une question de religion.
C’est simplement la vraie vie, voire la survie de l’humanité.
Et puisque nous avons écrit ces commentaires à la suite des articles de M. Benoit sur la souffrance des Israéliens et des Palestiniens, y aura-t-il un Mandela pour leur dire que quelques soient les rancunes et les désirs de vengeance, c’est n’est que dans le pardon que les choses peuvent et doivent se régler.
« Rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir ». Victor Hugo – Les Misérables.
Je ne suis pas d’accord. Il y a effectivement des appels intérieurs qui nous poussent vers le bien et d’autres qui nous poussent vers le mal. Mais les appels intérieurs dont je parle laissent en paix intérieure . Et cette paix intérieure dure dans le temps. Le Christ passait justement des nuits entières pour discerner dans ces appels ceux qui le poussaient vers le bien , le laissaient en paix . La réponse positive qu’il donnait à ses appels faisait qu’il était conforme à eux mais aussi à lui-même au plus profond de lui-même. Et le matin qui suivait il poursuivait sa tâche, en paix intérieure, fidèle à la mission qu’il découvrait en lui . Nous sommes tiraillés entre ces deux appels. C’est pourquoi il convient de prendre le temps de discerner longuement ceux qui viennent du bon et ceux qui viennent du mauvais. Mais la réponse aux bons appels nous laisse dans une paix qui peut durer longtemps et dans laquelle notre être est en parfaite adéquation avec nous-même. La réponse aux appels vers le mauvais ne nous laisse pas en paix . Elle peut nous donner un sentiment de contentement, mais qui ne dure pas.
JF Genest
Fidèle lecteur du blog, magnifique récit dont l’authenticité est bouleversante et éclairé le contexte ancré sur cette Terre dite sainte. Merci.
Émouvant mais tristement réel. Merci pour ce récit
Bonjour Michel, ce récit m’avait déjà touché à L’époque. Il n’a jamais quitté mon esprit. Aujourd’hui il éclaire les événements plus que n’importe quel article de presse, commentaire télévisuel ou livre. Merci.
Troublant, émouvant … et ça se passe de commentaires !
Ton témoignage, Michel, parle mieux que tout débat …
Amitiés.
Pascal