Confession d’un enfant du siècle (1) : le premier signe

                                               « Il importe de construire le présent à travers le passé » (J. Semprun)

A l’âge de sept ans, jamais je n’avais entendu parler de Dieu. Ni de Jésus, des anges et du Saint Frusquin. Le Paris d’après-guerre était une ville blessée qui laissait voir sans pudeur les stigmates de ses lâchetés et de ses résistances. Les gens continuaient de raser les murs, ne se parlaient pas, avaient le regard soupçonneux des vaincus. Dans notre beau quartier, la bourgeoisie industrieuse tentait d’oublier ses abaissements devant l’occupant, de se relever et de reconstruire la France. Adonnés à leurs tâches mystérieuses, mes parents m’avaient abandonné aux domestiques en me privant d’affection. Dans ce milieu le bon ton voulait que les enfants, laissés à eux-mêmes, fassent leur ‘’première communion’’ – étape initiatique nécessaire pour pénétrer dans une société incroyante, indifférente à tout sauf à elle-même et aux règles d’une bienséance séculaire.

Mon petit monde était en réduction celui des adultes, limité aux apparences tangibles et vérifiables par le regard ou le toucher. Comme eux j’étais destiné à devenir sceptique, individualiste et jouisseur. Qu’il pût y avoir autre chose au-delà des apparences, une quelconque transcendance, un ciel habité par-delà le plafond uniforme et gris de la ville, cela m’était aussi étranger que les forêts profondes d’une Amazonie qu’on finissait alors d’explorer.

Aujourd’hui on dirait peut-être que je n’étais qu’un petit païen. Ma famille sans doute l’était, puisqu’elle avait été élevée dans un catholicisme qu’elle avait oublié ou rejeté. Mais moi je n’avais rien à oublier ni à perdre, puisqu’on ne m’avait jamais rien appris de l’existence d’un Dieu quelconque, du Christ ni de ses saints. C’est donc comme une chose inerte que je me laissai conduire dans un presbytère du quartier où l’on devait préparer les enfants de ma classe à un rite religieux aussi mystérieux qu’incontournable.

On nous fit pénétrer dans une pièce obscure qui sentait la poussière. Un monsieur (était-ce un prêtre ?) alluma une ‘’lanterne magique’’, boîtier dans laquelle il glissa une plaque de verre devant une ampoule électrique. Alors des images apparurent sur le mur d’en face, magie à une époque encore sans diapos ni clés USB. Image après image, j’ai vu défiler sur ce mur le spectacle abominable d’un homme battu, torturé, flagellé, puis cloué sur une croix où il agonisait lentement au soleil de Pâque. Les images étaient peintes à la main, avec un réalisme que Mel Gibson n’aurait su égaler. Le sang giclait sur le mur, la souffrance de l’homme sur sa croix bousculait mes entrailles.

À un âge aussi tendre, avait-on le droit de nous montrer ces horreurs ? Ce droit c’était celui de l’initiation, qui n’était pas moins douloureuse pour nous que celle des gamins africains dans les clairières de leurs forêts vierges.

D’une voix neutre le monsieur nous expliquait les images au fur et à mesure qu’elles apparaissaient. Happé par ce que voyais, je n’ai entendu de son discours qu’une phrase, une seule : « Cet homme (disait le monsieur) s’appelle Jésus. Et tout ça, il l’a souffert pour toi, parce qu’il t’aime ».

Que ressentirent mes camarades de classe ? Étaient-ils déjà, comme leurs parents, blasés et imperméables à tout ce qui ne les touchait pas directement ? Moi en tout cas je me sentis concerné et fus totalement bouleversé. Il m’aimait donc ce Jésus, jusqu’à souffrir à ce point pour moi ?

Au sortir de la pièce obscure, dans le boulevard Molitor je restai silencieux au milieu des autres qui piaillaient comme un vol d’hirondelles libérées de leur cage. La séance de projection n’avait été pour eux qu’une parenthèse dans l’ennui scolaire tandis que moi, planté sur ce trottoir venteux, je restais hanté par les images du crucifié par amour qui tourbillonnaient dans ma tête. Il y avait donc quelqu’un qui m’aimait, moi ? Qui m’aimait pour de vrai ? Qui m’aimait à ce point ?

De retour à la maison, je n’ai pu en parler à personne ni m’ouvrir à quiconque de la découverte de cet homme étrange. Pour mes parents-absents l’école avait fait le nécessaire, l’initiation avait eu lieu, je serais bientôt admissible dans la bourgeoisie catholique et païenne qui m’ouvrait ses bras.

Ce jour-là, Jésus a fait irruption dans ma vie comme une personne de chair et de sang, comme un vivant qui m’avait parlé d’amour et de souffrance. Rien à voir avec le Christ du catéchisme, dont j’ignorais tout et continuerais à ne rien savoir jusqu’à l’âge adulte. Le dogme, les sacrements, je n’aurais su qu’en faire tandis qu’être aimé par quelqu’un, se savoir aimé, pouvoir aimer en retour cet homme-là, l’enfant abandonné à lui-même comprenait instantanément ce que cela signifiait pour lui. Jusqu’alors je vivais le dur apprentissage de la solitude, tourment que je n’avais ni désiré ni mérité. Or celui-là, qui avait eu le choix pourtant, avait pris un jour la décision de souffrir, seul sur sa croix, parce qu’il m’aimait. Obscurément j’ai compris qu’il y aurait désormais quelque chose entre lui et moi. Quelque chose de fort et de durable.

Sans que je le sache, sans que je l’aie cherché, sans que je le comprenne, Jésus m’avait fait un signe. J’en recevrais bientôt un autre, tout aussi mystérieux.

J’avais été touché par le pinceau lumineux d’un phare lointain, qui s’éteignit aussitôt dans l’oubli. Cette révélation fugace, elle se logea dans mon inconscient pour y accomplir son travail souterrain.

                                                                                         M.B., 9 mars 2024
                                    A suivre : Confession d’un enfant du siècle (2) : le deuxième signe

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