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ISABEL ELLSEN : l’écriture-action
En nous quittant pour toujours, ma soeur Isabel Ellsen a laissé derrière elle une dizaine de livres.
Cette femme-écrivain n’écrivait pas. Elle se laissait pénétrer par ce qu’elle voyait, et ressentait avec une rare intensité.
Dans le feu de l’action de guerre, des phrases surgissaient dans sa tête comme malgré elle, brèves, percutantes. C’est l’action qui écrivait en elle. Elle a seulement su choisir les mots – le moins possible – et le rythme – le plus près possible du mouvement.
Dans ces livres engendrés par ce qu’elle voyait en regardant l’humanité dénudée, elle prend place aux côtés des plus grands : Sébastien Japrisot, Céline, Jean Genêt, Jack Kerouac ou le Hemingway de Pour qui sonne le glas.
Isabel n’est ni une philosophe, ni une théoricienne. Pourtant, quelques pensées à l’état pur parsèment le halètement de ses récits, comme des pépites échappées au feu et au sang.
En relisant J’ai voulu voir la guerre et Le diable a l’avantage, j’ai extrait ces pépites de leur gangue d’action. Commettre cela, c’était trahir Isabel. Et je l’entends me dire : « Tu ne comprends rien, tu n’as jamais rien compris ! »
Elle a raison : sortir ces phrases de leur contexte pour les étaler côte à côte, c’est comme arracher l’œil vivant d’une orbite pour en capturer le regard.
Alors pardonnez-moi, et (re)lisez Isabel elle-même, dans le texte.
Le regard et l’écriture : photographier l’haleine du Diable
« Je suis partie à la guerre faire des photos sans raison, et c’en est une. » (1)
(Parlant d’elle-même) : « Elle était obsédée par la guerre, la misère, la souffrance, pouvait rire aux éclats après avoir travaillé, mais elle était incapable de photographier la joie ou le soleil. Ça ne l’intéressait pas ou elle ne voyait pas, je ne saurais vous dire. Elle donnait l’impression d’être du côté de ceux qu’elle fixait dans son objectif, était exaltée pendant les révolutions, épuisée pendant les famines, fébrile et déterminée pendant les guerres. Elle disait ne pas comprendre pourquoi. Travaillait à l’instinct et photographiait ce qu’elle sentait. » (2)
« J’ai commencé à décrire la guerre… et j’ai fini par photographier non plus la guerre en elle-même, mais les gens de la guerre.
Je me suis mise à photographier comme j’écrivais.
Ou vice-versa.
Je ne sais plus.
Mon but est devenu de pouvoir fondre totalement l’écriture et la photographie dans un seul et même style.
Ce que je décrivais devait être ce que je voyais.
Je ne voulais plus que des histoires humaines. Dans mes textes comme dans mes photos. » (3)
La Bible d’Isabel
« Un homme à qui j’avais demandé ‘’pardon, pardon, je viens, j’arrive’’… a répondu, ‘’pas ce week-end, je suis déjà pris’’.
J’ai pris une claque et une leçon : un homme qui ne sait pas pardonner à une femme agenouillée n’est pas un homme. Verset 1 du Livre 1 de ma Bible personnelle.
Chacun a la sienne pour marcher droit et prendre le minimum de raclées.
Quant à tendre l’autre joue, ça restera à l’état de projet si tu veux bien. » (4)
« Vous pouvez dire que ma frénésie du malheur est malsaine. Et même si vous aviez raison… On cherche Dieu où on peut. » (5)
« Ils étaient une quinzaine qui balayaient de leur kalachnikov la ruine où nous nous abritions. Où était Dieu, où étaient les anges promis ? » (6)
« Croire en Dieu, je ne sais pas, même s’il est arrivé de m’abîmer dans des prières improvisées qui n’avaient plus rien de catholique, là, si tu m’entends, c’est le moment où jamais de le faire savoir et de t’occuper du problème, si tu ne veux pas que je vienne grossir le rang des locataires du ciel, dis, ça t’ennuierait beaucoup de faire quelque chose pour moi, là, tu es débordé – débordé à quoi faire, d’abord ?
Plus qu’en Dieu, je crois à la chance.
Ầ moins que ce ne soit la même chose. » (7)
« En Bosnie, des miliciens sortis de nulle part ont arrêté notre voiture, nous ont collé leur kalachnikov dans le dos en nous accusant de traîtrise et en nous conseillant de faire une dernière prière avant de nous abattre.
Dieu seul, et la chance avec, savent pourquoi ils ont soudain changé d’avis, ont remballé leur quincaillerie et nous ont laissé, tremblants et hébétés, la vie sauve.
De la chance, je vous dis. » (8)
« Parler au vent, seule, aussi nue dans ma tête que Dieu m’a faite, sans amis, sans idées, sans joie, rien. » (9)
« Ầ la longue, je suis devenue comme certains photographes : mystique. (10)
Je ne sais pas pourquoi j’ai continué.
Peut-être parce que nous sommes tous devenus fous, pris dans un vertige d’horreurs, dans une course effrénée vers le néant et l’absurdité, parce que plus rien ne voulait rien dire, parce qu’il n’y avait plus d’amour assez fort, d’amitiés assez solides, de famille, de bonheurs, de futur pour nous retenir dans la vie normale. » (11)
Des valeurs pour horizon
« Mon courage n’a souvent été que de l’inconscience, de la curiosité, de la bravade, du non-choix, du je-m’en-foutisme. De fausses définitions qui sont autant de manquements au respect de la vie et de soi-même.
Le vrai « courage » est un nom différent pour la plus grande humilité, la bonté, la générosité absolue.
Pour une main tendue quand il n’y a plus rien à prendre.
Une main tendue dans laquelle on a pourtant craché mille fois.
Un sourire qui revient après la colère et les larmes.
Le pardon malgré l’abandon.
L’amour malgré tout ce qui a été dit, tout ce qui a été fait. » (12)
(Après la Roumanie) « Les enfants donnent sans calculer. Ils donnent leurs sourires, leurs larmes, leur détresse, leurs joies, leurs yeux, ils font le lien avec des adultes qui n’ont rien de commun, avec, parfois, ce qu’ils ont trop vite appris de la vie : même un enfant qui ment, ment moins qu’un adulte. Surtout s’il souffre, il s’adresse à ce que l’on a de plus enfoui, de plus secret en nous.
Les yeux des enfants sont insupportables. Il y a toujours, au fond de leur regard, la petite fille que j’étais, et qui me regarde venir aujourd’hui. » (13)
La quête d’amour
« On va à sa première guerre comme à son premier rendez-vous amoureux. On ne pense pas à mourir. Même quand on croit ne plus croire en Dieu, on se dit que mourir à sa première guerre ne serait pas charitable.
Il y a l’admiration chez tous ceux qui ne partent pas : on est un héros, rien qu’en faisant sa valise. Cette nuit, Seigneur, cette veille de premier départ, cette nuit blanche comme une lumière de midi africain, je voudrais pouvoir changer d’avis sans avoir l’air de ce que je suis : lâche. » (14)
« Photographe de guerre, on se crée des amours sur place. Des amours qui prennent des allures de passion pour garder la vie, et qui durent le temps d’un reportage, parce que chacun reprend son avion pour ailleurs, parce qu’à laisser des bouts de cœur aux quatre coins du monde, on se dit qu’on ne va plus en avoir du tout…
Alors, on donne de moins en moins.
Je ne connais pas beaucoup de photographes doués en amour.
Nous quittons ceux qui nous aiment.
Ceux que nous aimons nous quittent.
On rentre au bercail et le bercail s’est vidé.
On le sait.
On le savait avant.
Les questions, on se les pose plus tard, quand il est trop tard.
Quand tout le monde, mais tout le monde dort, sauf nous.
Quand on cherche partout le visage de l’autre, et qu’on ne trouve plus que des souvenirs.
Individualiste. Territorialiste. Égoïste. Un homme me l’a dit comme ça, d’un coup, comme on crache un crapaud, avec la haine au fond des yeux.
Et puis, le coup de grâce : tu ne sais pas donner. Pire, tu ne sais pas recevoir.
Ầ part des photos, tu ne sais rien faire. Surtout pas aimer.
Là, on aimerait bien pouvoir dire, attends, je peux encore apprendre, apprends-moi, s’il te plaît, apprends-moi.
Mais on ne le fait pas. Trop d’années de solitude, de chagrins refoulés, de souffrances reléguées au fond d’une mémoire encombrée… trop de larmes empêchées, trop de différences qui attirent d’abord pour effrayer ensuite.
Difficile d’aimer ce que nous sommes.
Alors on voudrait, désespérément, dire apprends-moi.
Mais on ne le fait pas. » (15)
« Un jour, on comprend la leçon.
Mais ce que l’on a compris ne sert plus à personne.
Alors on essaie de réapprendre l’affection, la douceur, la tolérance, la bonté, la patience, tout un monde sans violence…
Restent les amis, ceux qui ont bien voulu nous garder à titre expérimental. » (16)
« Il n’y a pas d’amour, rien que des preuves d’amour. » (17)
« Je crois aux regards, à tous les regards. Je crois à leur vérité.18 Et ce que l’on voit dans le regard des autres apprend l’amour. Et la compassion. Ce pincement au cœur, ce dégoût pour l’injustice et les injustices, cette envie jamais rassasiée de vouloir donner quelque chose à ceux qui ne reçoivent jamais rien. » (19)
« Il faut savoir dire adieu aux larmes de la terre.
C’est le seul moyen d’apprendre à pleurer. » (20)
Le testament d’Isabel
« Je pense vous avoir tout dit.
Si vous écrivez cette histoire, je vous en prie, souvenez-vous d’une chose : un homme est comme un soleil, il ne brille pas tous les jours. Alors soyez généreux avec nos erreurs. Je crois que nous le méritons malgré tout. » (21)
M.B., 29 octobre 2012
A ceux qui voudraient lire quelque chose d’Isabel, je conseille les deux livres dont j’ai tiré les extraits ci-dessus : références en notes.
1- Le diable a l’avantage, NiL, 1995 (cité désormais D), p. 42.
2- D 16.
3- Je voulais voir la guerre, La Martinière, 2000 (cité désormais G), p. 67.
4- G 36. 5- D 49 6- D 21 7- G 102 8- G 109.
9- D 44 10- G 111 11- G 115 12- G 54 13- G 49
14- G 8 15- G 164 16- G 165 17- G 168 18- G 67
19- G 79 20- D 144 21- D 159
LES CHRÉTIENS, LES MUSULMANS ET L’HISTOIRE
« Nous entrons dans l’avenir à reculons » (Paul Valéry)
L’Histoire est un enjeu politique majeur.
On s’en est aperçu quand l’idéologie s’est emparée du débat historique : c’était en France, au XIX° siècle, avec l’interprétation de la Révolution française. La polémique débute avec Michelet, et inaugure une ère nouvelle, celle de l’Histoire comme instrument de l’idéologie totalitaire.
C’est ainsi que le pouvoir soviétique va tenter de donner un sens nouveau à l’histoire de l’humanité, qui devient une lutte pour l’accomplissement messianique, le « grand soir » de la victoire du prolétariat sur toutes les classes. Au nom de cette vision, tous les crimes, toutes les atrocités commises par Staline et les siens seront occultés, niés parles journalistes et les historiens jusqu’à la fin des années 1960.
C’est ainsi que le pouvoir nazi s’empare de l’Histoire pour anéantir quelques races « inférieures ». La liste est longue des bloquages ou des détournements historiques en Europe (guerre civile espagnole, guerre d’Algérie), en Asie (génocide arménien, « révolution culturelle » chinoise, génocide cambodgien), en Afrique (génocides en Éthiopie, au Rwanda), en Amérique (interprétation douteuse du 11 septembre 2001).
Le crime de lèse-histoire est-il un mal des temps modernes ?
Que non : il forme la base de l’histoire des religions chrétiennes et musulmanes.
Car l’une et l’autre prétendent se fonder sur une série d’événements historiques, qui alimentent une saga fondatrice. D’un côté Jésus-Christ, Dieu fait homme descendu sur terre pour y apporter le Salut. De l’autre Muhammad, fidèle secrétaire d’une révélation divine à lui transmise par l’ange Gabriel.
Après avoir étudié attentivement le Coran, je mets la dernière main à un essai, à paraître en mars 2008, sur Jésus et ses héritiers. Dans l’un et l’autre cas, la manipulation de l’Histoire est manifeste.
Dans l’un et l’autre cas, le procédé est le même : il y a des faits, intangibles. La vie publique de Jésus, le rabbi itinérant juif. L’apparition, à la fin du VII° siècle, du Coran qui servira d’étendard à l’islam conquérant.
Ensuite, tout est affaire d’interprétation. En fonction de l’importance de l’enjeu – prendre le pouvoir – l’Histoire des origines est présentée relativement au contexte dans lequel l’historien opère. S’il se penche sur les faits du passé, c’est toujours sous la pression du moment présent :
« Celui qui contrôle le passé, contôle le futur.
Celui qui contrôle le présent, contôle le passé »
(George Orwell)
Pour réécrire l’Histoire, les historiens au service de leurs pouvoirs de tutelle n’hésitent pas à faire disparaître des témoins, ou des témoignages. Car « La réécriture de l’Histoire consiste aussi à éliminer ceux qui ont eu à la connaître » (1).
Ce fut le cas, par exemple, pour le « treizième apôtre » des évangiles.
Prendre le contre-pied de l’Histoire fondatrice d’une civilisation – de ses mensonges fondateurs – est une entreprise vouée à l’impopularité, j’en sais quelque chose. Il est difficile de ne pas céder à l’auto-censure.
Il le faut pourtant : car derrière les maquillages dont l’Histoire les a recouverts, se cachent par fois des hommes – comme Jésus le nazôréen – dont l’héritage reste pour nous une promesse à accomplir.
M.B., 11 nov. 2007
(1) Thierry Wolton, L’histoire interdite, JC Lattès 1998, p. 131.
QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?
Un lecteur m’envoie son commentaire sur Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités. J’y réponds rapidement ici.
Vérité ?
Le lecteur met en question le propos même de ce livre :
« Me référant à « alèthèia » (écrit-il), qu’on traduit par « vérité », je me mets de plus en plus en retrait par rapport à toute présentation d’une quelconque « vérité ». L’alpha privatif de « alèthèia » m’incite à beaucoup de réserves. Il y a probablement, à mon sens, quelque part, quelque point qui a été « oublié », pour qu’on soit autorisé à affirmer que ceci ou cela est vrai »
Y a-t-il une vérité ? La question est aussi ancienne que l’humanité. Je m’en tiens à la réponse d’Aristote, reprise par Thomas d’Aquin : « Toute chose existante possède sa vérité. La vérité est une qualité intrinsèque de l’être ».
Un exemple, pour comprendre : la gravitation est une loi universelle. Tout objet est attiré par un autre, selon le rapport des masses. Sur notre terre, nous observons qu’une pomme mûre tombe de l’arbre. Mais si l’observateur quitte la branche du pommier en même temps que la pomme et tombe à côté d’elle, il a l’impression que la pomme ne tombe plus !
La « vérité » d’une pomme mûre, c’est de tomber. Mais cette vérité ne peut être perçue que si l’observateur se place dans les bonnes conditions d’observation.
Nous savons maintenant que cette loi de la relativité s’applique même aux sciences dites exactes. Pour nous, deux plus deux font quatre. Mais pour un mathématicien, parvenu à un certain degré d’abstraction, cette vérité élémentaire ne colle plus à la réalité qu’il observe à ce niveau-là : et deux plus deux se mettent à faire quatre… « plus ou moins ».
Il y a donc des degrés de vérité, selon le point de vue (ou l’outil d’observation) qu’on adopte. Ce qui est vrai à nos yeux ne l’est plus aux yeux du chercheur. Quand Einstein publie en 1905 son équation E=MC2, c’est une hypothèse. Quand la bombe d’Alamogordo explose en août 1945, cette hypothèse devient réalité : non seulement la matière est composée d’atomes (dont nous ne percevons pas la vérité), mais ces atomes sont fissiles, et leur fission dégage une énorme quantité d’énergie.
Les degrés de la vérité
Jusqu’à une époque récente, la métaphysique était la seule science qui prétendait aboutir à une vérité autre que celle de l’observation ordinaire. Parce qu’elle s’appuyait sur l’être et ce qu’on appelait ses « catégories » (ses composants universels), cette vérité pouvait prétendre être unique, et elle y prétendait avec succès, faute d’adversaire.
L’existence d’une vérité était admise comme évidente.
Mais à partir du XVII° siècle, des métaphysiciens eux-mêmes ont commencé à remettre en question, au nom de la métaphysique, cette certitude que La Vérité était unique. Ils se sont heurtés à une opposition farouche des chrétiens, pour qui l’existence d’une seule vérité était un dogme absolu, nécessaire à leur survie – puisqu’ils prétendaient la posséder, et eux seuls, dans sa totalité englobante.
La physique, puis l’astrophysique et enfin la biologie moléculaire ont apporté leurs preuves aux intuitions de ces métaphysiciens : nous savons maintenant qu’il y a des degrés de vérité. Et donc des approches diverses de la vérité, qui ne parviennent pas nécessairement à la même conclusion sur les mêmes objets de réflexion.
La vérité n’est pas une, elle est multiple : et seule l’expérience (l’expérimentation), quand elle est possible, permet de trancher définitivement entre tel ou tel aspect de la vérité, d’aboutir à une vérité unique – provisoirement – sur une question.
Vérité-monument ou vérité-mouvement ?
La vérité dogmatique est comme un monument : elle est immuable, et on ne peut pas la déplacer ni même la sonder sans qu’elle s’écroule. Le cardinal Newman a défendu, au début du XX° siècle, l’idée d’une évolution des dogmes : mais d’abord il ne faisait que déplacer le problème, et ensuite (et surtout) l’Église n’a jamais admis cette façon de voir, qui ouvrait une piste de réflexion vite refermée. Et totalement verrouillée, semble-t-il, par le théologien Ratzinger devenu pape. Pour l’Église catholique, envers et contre tout, il n’y a qu’une seule vérité – la sienne, bien sûr.
Or Jésus n’a jamais énoncé, ni même proposé, un dogme quelconque. Ou une vérité de nature dogmatique, c’est-à-dire existant en elle-même – et donc métaphysiquement immuable, puisque possédant les caractéristiques de l’être.
Quand on lui pose la question (de façon détournée, mais il ne s’y trompe pas !), il répond au questionneur : « Suis-moi ».
Autrement dit, pour Jésus il y a bien une vérité ultime : mais elle réside dans une personne humaine, la sienne.
Et une personne humaine, ça n’est pas figé. Cela évolue, grandit, apprend, se développe, hésite, cherche, se trompe parfois, tombe et se relève. Comprend d’abord partiellement, puis de mieux en mieux, et parfois quelques minutes avant de mourir.
Une personne humaine, c’est en mouvement. C’est un mouvement perpétuel, de la naissance à la mort.
La vérité de Jésus est une vérité-mouvement, non pas une vérité-monument.
Etre disciple de Jésus, c’est aller vers la vérité, ce n’est pas la posséder. Et sur les chemins hasardeux de la certitude (des certitudes), c’est avoir pour guide, pour boussole, pour rampe d’escalier, cette personne vivante dans son évolution vivante.
Avoir Jésus pour vérité, ce n’est pas n’avoir aucune vérité stable : c’est se stabiliser dans le mouvement vers la vérité, main dans la main avec cet homme, affrontant les défis du quotidien comme il les a affrontés : l’un après l’autre, en progression constante.
C’est pourquoi l’Église a enseigné que Jésus possédait la « science infuse » : il savait tout à la naissance, il avait réponse à tout, il n’a rien appris, sa conscience était celle de Dieu, universelle et totale. Il n’était que le prétexte à une vérité, qui subsistait déjà en-dehors de lui.
La vérité historique
Mon lecteur cite ensuite cette phrase de Maurice GOGUEL : » L’histoire a pour seule fonction de constater les faits et de chercher à découvrir les liaisons qu’il y a entre eux. Elle n’a pas compétence pour en donner une explication dernière … ».
Goguel ignorait-il donc qu’il n’y a pas de faits en Histoire, il n’y a que des faits historiques ? L’événement du passé nous échappe à tout jamais. Nous ne pouvons en avoir qu’une connaissance historique : d’où la nécessité absolue d’une méthode rigoureuse dans la lecture des textes et des résultats archéologiques.
Mais la méthode, en science cela évolue. Et la science historique évolue comme les autres. Ce qui était historiquement vrai hier peut ne l’être plus aujourd’hui. Parce qu’elle est science d’humains, l’histoire n’est pas dogmatique – enfin… ne devrait pas l’être. Il n’existe qu’une histoire-mouvement. Seuls les monuments sont historiques…
Quant à « l’explication dernière » des faits, elle est du domaine de la métaphysique ou des dogmes : elle n’est aucunement du ressort de l’Histoire.
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C’est pourquoi j’ai sous-titré mon livre, Jésus et ses héritiers, par deux mots au pluriel : mensonges et vérités. Non pas Vérité, mais vérités, au pluriel, car la vérité historique est plurielle, comme l’humain à laquelle elle s’attache.
Ce petit « s » vous avait peut-être échappé, cher lecteur. Mais il fait toute la différence entre le dogmaticien, plus ou moins sectaire, et l’historien scrupuleux.
M.B., sept. 2008
COMMENT DISCRÉDITER UN HISTORIEN MAL-PENSANT ?
Lorsqu’un historien ou un exégète propose une thèse iconoclaste – c-à-dire qui remet en cause la « vérité » imposée par la pensée unique d’une idéologie dominante, l’autorité concernée concerné utilise 4 méthodes pour le réduire au silence (1)
1) L’analogie
On fait croire que l’auteur est tellement obsédé par sa thèse qu’il a perdu toute capacité de discernement. Plus précisément, il se fonde sur un seul cas pour généraliser indûment, et appliquer son raisonnement pervers à un ensemble de personnes ou à une famille de pensée.
2) L’amalgame
On prête à l’auteur des intentions malveillantes ou odieuses, condamnées par la bienséance, le sens commun ou la morale. Accusé d’être aveuglé par ses passions, il est constamment obligé de se justifier, de faire valoir sa bonne foi. Ce qui écarte aux yeux du public le débat de fond qu’il souhaitait instaurer.
Habituellement, cette méthose utilise des citations hors contexte de l’auteur visé.
3) La méthodologie
Les détenteurs du Magistère donnent à l’auteur des leçons de méthode :
– On décrète son travail inacceptable parce qu’il n’a pas été consacré par la formation et les titres exclusivement délivrés par le Magistère ou le sérail bien-pensant : on l’accuse d’incompétence.
– On nie l’authenticité des documents qu’il cite ou utilise.
– L’auteur étant incompétent, on rejette la façon dont il emploie les critères d’interprétation communément admis par sa communauté scientifique (les historiens).
– On souligne quelques erreurs sur un point de détail afin de discréditer l’ensemble de son travail : « qui s’est trompé une fois, s’est trompé partout ». Le débat de fond est détourné au profit de broutilles.
Cette critique méthodologique étant affaire de spécialistes, elle est particulièrement efficace auprès d’un public qui respecte l’autorité des experts « reconnus » ou du Magistère.
4) La banalisation
On souligne que l’auteur n’apporte rien de nouveau, que sa thèse (ou certains aspects de sa thèse) est acceptée depuis belle lurette. La banalisation efface l’anormalité d’un fait historique, qui mettrait en pièces une construction idéologique donnée. Elle ramène cette anormalité à l’interprétation correcte de la pensée unique.
Les Églises (mitres ou à turbans), les dictatures, les politiciens, utilisent toutes ces méthodes conjointement.
Presque toujours, elles s’accompagnent d’attaques personnelles et d’insultes. La diffamation des opposants idéologiques est une pratique courante des Magistères. Qu’on pense à Paul de Tarse (sans doute un précurseur en ce domaine !) et à ses insultes de l’épître aux Galates. A Irénée (II°s.), à Épiphane (III°s.) qui accusent les gnostiques de pratiques sexuelles ignobles. A la propagande Nazie qui avilit les juifs, à la propagande staliniennes qui dégrade l’image des opposants…
Eppur, si muove !
M.B., 31 oct 2007
(1) J’utilise ici en le résumant l’exposé de Thierry WOLTON, l’Histoire interdite, JC Lattès, 1998, pp. 139 et suiv.
L’HISTOIRE, UN ENJEU POLITIQUE ?
Mémoire, Histoire et politique : un ménage à trois détonnant !
Les oiseaux, les fourmis ou les loups vivent en sociétés très structurées : ce sont des animaux politiques (du grec πολις, « l’être-ensemble »). Si chacune des espèces animales possède sa propre Histoire, elles ne le savent pas. Nous aussi, nous sommes des animaux politiques, mais en plus, nous sommes des animaux HISTORIQUES : nous savons que nous faisons partie d’une Histoire, et à son tour cette Histoire fait partie de nous, au point qu’elle détermine nos comportements. C’est pourquoi, vous le constatez chaque jour, la relecture et la compréhension du passé font constamment irruption dans notre actualité politique : de plus en plus, on demande à l’historien d’être guide, et conseiller de nos sociétés.
I. Dans la haute antiquité, il n’y avait pas encore d’Histoire mais des mythes, et des mythologies. Pour le romain Salluste : « Le mythe est la relation d’un événement qui n’a jamais eu lieu, à propos d’une chose qui existe depuis toujours » Ces mythes retraçaient l’histoire de héros, moitié hommes et moitié dieux. De bouche à oreille, on se transmettait les récits de leurs exploits. Des peuplades se reconnaissaient dans l’Histoire mythique à laquelle elles s’identifiaient, et qui les transformait en peuples.
Le mythe des origines est « vrai », parce que la communauté l’a répété pour continuer à vivre. Le mythe d’identité est « vrai », parce que la communauté a existé par lui : le mythe prouve sa vérité par son efficacité. Ainsi du passage de la mer Rouge, qui transforma des tribus informes d’hébreux en peuple juif. Ainsi de la naissance de Romulus & Remus, qui fut en même temps l’acte de naissance de l’Empire romain. Ou encore la pierre d’Abraham à la Ka’aba, qui fonda l’islam : le mythe est fondateur. Il fournit, à des peuples qui n’en ont pas, une mémoire toute prête, déjà organisée, à laquelle ils se réfèrent et qui les situe dans l’univers.
De tous temps, les mythes se sont transformés en mémoire collective. Ils ont été la mémoire des peuples, qu’ils ont façonnés à leur image.
II. Cela a duré jusqu’au V° siècle avant J.C., avec Hérodote que Cicéron appelle « le Père de l’Histoire ». L’unique œuvre de lui qui nous soit parvenue commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, Ἡροδότου Ἁλικαρνησσέος ἱστορίης ἀπόδεξις ἥδε ». Hérodote a donc mené une enquête (historié) sur les Guerres Médiques. Il continue : » … une enquête, afin que le temps n’abolisse pas la mémoire des actions des hommes, et que les grands exploits guerriers accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ».
Hérodote cherchait-il seulement à effacer la distance du temps, en fixant la mémoire ? Il voulait qu’on se souvienne « des exploits des Grecs, comme de ceux des barbares » : a-t-il tenu parole ? Il semble que non. Aristote le traite de mythologue, créateur de mythes. Aulu-Gelle, d’homo fabulator – créateur de fables. Pourquoi cela ? C’est Plutarque qui nous l’apprend, dans son traité De la mauvaise foi d’Hérodote : « Il a abusé ses lecteurs malgré son apparente limpidité. Il était philobarbaros, il aimait trop les barbares. Plusieurs volumes me seraient nécessaires pour passer en revue tous ses mensonges« .
Alors : Mythes, ou fables ? Histoire, ou mensonges ? Il y a pourtant eu des faits, des batailles gagnées par les Grecs. Ils ont écrasé les barbares : mais ce qu’on reproche à Hérodote, c’est de n’avoir pas suffisamment écrasé leur mémoire.
– Orgueil national, impérialisme et racisme : première utilisation politique de l’Histoire.
Par la suite, tous les historiens de l’Antiquité ont été soumis aux façons de penser, et à l’ordre social en vigueur dans leur Cité. Les peuples ne s’identifiaient plus à des héros mythiques, mais à des Grands Hommes. Les historiens se mettaient au service du Prince – et à travers lui du pouvoir, en même temps que de l’identité nationale. Leur marge de manœuvre était très étroite : mais tous n’étaient pas dupes, ainsi Suétone. Au moment où il écrit sa biographie du Divin Jules, il est secrétaire particulier de l’Empereur Hadrien : divinisé, son Jules César est paré de toutes les vertus qu’Hadrien prétendait posséder. Et quand Suétone glisse, au détour d’une phrase, que « César fut le mari de toutes les femmes de Rome, et la femme de tous les maris », cette critique (si toutefois c’en est une) était bien la seule qu’il pouvait se permettre.
III. Après eux, et pendant plus de mille ans, l’Histoire va être écrite par des gens d’Église. Ce sont des hagiographes : ils exaltent les figures de saints, de prélats ou d’abbés mitrés, qu’ils proposent en exemple au peuple chrétien. Ces historiens appliquent la doctrine de saint Augustin dans La Cité de Dieu : l’Histoire n’est qu’une résultante de l’action divine – comme chacun peut le vérifier, puisque l’Église catholique s’étend jusqu’aux confins de la terre.
Les Annales du Moyen âge sont un mélange de propagande et d’endoctrinement : cette fois-ci, l’historien se met au service d’une idéologie religieuse, qui se trouve être à la base d’une civilisation conquérante. Non plus l’identité d’une seule nation, mais celle d’un ensemble multinational, la chrétienté. La frontière n’est plus celle du Limes, dressée contre les Barbares : c’est une frontière culturelle, et les nouveaux barbares sont les incroyants.
On cherche à conquérir en convertissant, on protège son identité en excommuniant.
– Orgueil culturel, fanatisme religieux, et exclusion : deuxième utilisation politique de l’Histoire.
C’est pourtant à un moine catholique, Dom Mabillon, qu’on doit la première révolution de la science historique moderne : c’est la diplomatique, discipline qui distingue dans les documents anciens (ou diplômes), ceux qui sont authentiques de ceux qui sont faux, ou apocryphes. Comment les lire, les transcrire, les confronter – bref, les utiliser ?
Mabillon a été l’inventeur de l’archéologie des textes anciens.
Jusque là, l’Histoire était une construction de l’esprit humain, qui ne s’éloignait jamais vraiment du mythe. Mythe national, mythe princier, mythe religieux : le baptême de Clovis, qui fonda la chrétienté, rassemble en un seul ces trois formes du mythe.
Pas de politique (c’est-à-dire d’organisation de la Cité) sans mythes fondateurs.
IV. Après le séisme de la Révolution française, les historiens se sont voulus ouvertement engagés : il fallait choisir son camp. Collègue de Michelet, Augustin Thierry écrit : « En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer au triomphe des idées constitutionnelles, je me mis à rechercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques ».
Mais le goût du travail minutieux et érudit a vite repris avec la fondation de l’École des Chartes (1821), qui anima un gigantesque travail d’archivage et de publications. Ce retour en grâce des textes anciens va donner naissance à l’Histoire positiviste. Le mythe est mort : désormais, le passé peut être connu dans sa réalité objective, sans interprétation, grâce à l’usage raisonné de documents positifs. L’historien devient un simple instrument, sorte d’appareil enregistreur qui n’a plus qu’à reproduire son objet – le passé – avec une fidélité mécanique.
Pour les positivistes, l’Histoire n’est plus à construire : elle est à retrouver.
Nous venons de dégager les deux extrêmes entre lesquels balance l’Histoire : d’un côté, la construction du passé, guettée par le mythe intemporel. De l’autre, la simple nomenclature des faits, guettée par l’oubli de la texture humaine des événements historiques.
V. Après celle de Mabillon, la deuxième révolution de l’Histoire a été l’irruption de l’archéologie, à la fin du XIX° siècle. Désormais, l’historien ne disposait plus seulement de textes, mais de sites, d’habitats, d’objets. Ces traces objectives de l’activité humaine, il pouvait les confronter aux traces écrites. On n’écrit plus l’Histoire des Grands Hommes, mais celle des peuples. On construit l’Histoire transversale des courants sociaux (Histoire des ouvriers, des femmes, de l’habillement, etc.), ou de microsociétés comme le petit village occitan de Montaillou (Le Roy Ladurie)…
Enfin, dans les années 1980, apparaît la Nouvelle Histoire (Pierre Nora) qui est celle des mentalités, c’est-à-dire des représentations collectives et des structures mentales des sociétés.
Cette Nouvelle Histoire s’affranchit des idéologies, politique, sociale ou religieuse. Non seulement elle se détourne des héros mythologiques et des Grands Hommes, mais – grâce à la sociologie et à la psychologie – elle prétend atteindre enfin le but que s’était fixé l’Histoire positiviste : les comportements sociaux, les évolutions mentales des peuples, sont décrits de manière scientifique. L’historien appartient au peuple dont il retrace l’Histoire : affranchi de l’esclavage du mythe ou du Prince, il proclame haut et fort qu’il est enfin libre – c’est-à-dire, par nature, révisionniste.
Hélas, cette liberté revendiquée par l’Histoire moderne apparaît comme un vœu pieux. Vous devinez qu’en s’attachant à la reconstruction d’un passé collectif, l’historien va faire de la mémoire elle-même l’objet de son étude. Quand le positiviste Michelet voulait « montrer purement et simplement comment les choses se sont produites », il se situait au niveau des faits, non pas de la mémoire – qui, elle, se trouve en amont de la connaissance historique. En cherchant à reconstituer des mouvements d’idées, ou à ressusciter la vie quotidienne d’une commune rurale, l’historien va dépendre étroitement de sa propre histoire familiale et individuelle, de son milieu, de son éducation, de ses attirances et de ses rejets politiques. Déjà, en 1954, H.I. Marrou avait dû rappeler que l’Histoire est inséparable de l’historien.
Rien ne semble donc avoir changé depuis Hérodote : l’Histoire d’aujourd’hui est toujours politique, elle reste un enjeu politique. C’est ainsi que nous avons eu droit au passé revisité par les communistes, ou par les Résistants. Par les anciens colonialistes, ou ceux qu’ils avaient colonisés. Par les croisés, ou par les Arabes. Par les bourreaux, ou leurs victimes. Enfin, nous avons eu droit au négationnisme des génocides, arménien ou juif.
Et tout récemment, nous avons eu droit aux lois mémorielles.
« Les choses », dont parlait Michelet, semblent définitivement hors d’atteinte.
Et l’Histoire, comme approche de la vérité des faits, définitivement disqualifiée.
D’où le mot de James Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont il faut se réveiller »
Paradoxalement, c’est dans le petit milieu des érudits chrétiens que la question de la vérité historique a connu, depuis un siècle, ses avancées les plus significatives, et que l’Histoire a retrouvé un peu de son honneur. Pourquoi ?
Parce que, seul de son espèce, le judéo-christianisme est une religion historique. Ce n’est pas le fruit d’une métaphysique (Plotin), d’une haute morale (Confucius), d’une mystique (Védas hindous). Pour les judéo-chrétiens, Dieu s’est fait connaître à travers l’Histoire des hommes et de leurs tribus : La Révélation chrétienne n’est pas le fruit d’une illumination ou d’un éveil de la conscience. Au point de départ il y a non pas des idées, mais des faits humains triviaux, dont il faut découvrir la signification cachée.
Saint Augustin avait développé la notion de théologie de l’Histoire : avec lui, l’Histoire devenait une proposition théologique. Histoire Sainte, les textes sacrés étaient une allégorie, que l’exégète interprétait pour construire à la fois le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. L’Histoire allégorisée mettait en place les mythes fondateurs de la chrétienté.
A cause de la nature de leur religion, la question de la véracité des faits fondateurs s’est posée en termes nouveaux, de façon cruciale et urgente, à des exégètes protestants dès le milieu du XIX° siècle. Ils ont été rejoints par les catholiques au milieu du XX° siècle. Des savants allemands, français, et aujourd’hui surtout américains, ont fait faire à la science historique des progrès importants en tentant, avec opiniâtreté, de revenir aux faits, aux événements qui sont à l’origine du christianisme. C’est ce qu’on appelle l’exégèse historico-critique, qui s’oppose à l’exégèse allégorique. Elle a accompli des progrès considérables, et si je vous en parle, c’est parce qu’elle éclaire particulièrement bien la question que nous nous posons aujourd’hui : mémoire, mythe, ou Histoire ? Histoire, ou politique ?
Dans leur recherche du vrai visage des héros fondateurs de leur religion, les exégètes chrétiens ont d’abord mis au point une boîte à outils performante. Une quinzaine de critères de lecture des textes anciens, très précis, beaucoup plus sophistiqués que la science diplomatique du vieux Mabillon. Ils ont pu ainsi explorer la notion de tradition orale : la façon dont la mémoire s’est transmise, pendant une longue période, de bouche à oreille. Puis d’histoire des formes littéraires : la façon dont les récits oraux ont été mis par écrit selon des schémas littéraires, communs à telle ou telle époque, à telle ou telle région de l’Antiquité. D’histoire des traditions écrites : la façon dont les écrits se sont influencé l’un l’autre, au moment même de leur élaboration, parce qu’ils voyageaient, et étaient lus hors de leur lieu d’écriture. D’histoire des communautés, porteuses des traditions orales, et lieux de mise par écrits de ces traditions. Enfin, d’histoire linguistique : le passage, par traductions successives, d’une culture à une autre, d’une époque à une autre.
Le fameux « objet » après lequel courait tant Michelet, c’était donc LE TEXTE ! Mais le texte non plus support d’allégorie, non plus vecteur de mythe : le texte, objet d’examen critique pluridisciplinaire.
Chemin faisant, ces exégètes ont pu reprendre à l’école allemande sa distinction entre les événements de l’Histoire (Historich) et le fait historique (Geschichtlich). Je vous résume brièvement leurs conclusions :
1) Événement de l’Histoire : C’est le – ou les – événements initiaux, les paroles prononcées, les faits tels qu’ils se sont réellement produits, à un moment donné, autrefois. Que l’événement du passé soit éloigné de nous par un siècle, dix siècles ou dix minutes, c’est la même chose : une fois accomplie, une action est perdue pour nous à tout jamais. Une fois prononcée, une parole – son intonation, sa situation dans le temps et dans l’espace, sa portée sur l’auditoire – ne peut plus être redite. L’événement du passé appartient au passé : on ne peut plus, ni y revenir, ni l’atteindre à nouveau dans son jaillissement originel.
2) Fait Historique : ce sont les faits ou les paroles, tels que l’historien tente de les établir, après enquête (Hérodote). L’enquête doit être rigoureuse, la boîte à outils efficace, chaque outil (chacun des critères de lecture) doit être utilisé selon sa fonctionnalité propre. Aucun critère ne doit être négligé. La version des faits proposée par l’historien résultera d’un choix entre plusieurs pistes, plusieurs hypothèses possibles : car si l’événement de l’Histoire est unique, le fait historique n’est jamais simple, indiscutable, certain. L’historien doit prendre sa décision finale au vu d’un dossier le plus souvent contradictoire.
Le fait historique peut-il retrouver intacte la mémoire du fait de l’Histoire ? Non, et pour deux raisons : d’abord parce que la mémoire des témoins eux-mêmes était entachée par leurs opinions, leurs préjugés, leurs ambitions, leurs choix ou leurs refus. Ensuite, parce que l’historien vit dans un milieu donné, à une époque donnée. Qu’il le veuille ou non, il est tributaire de ce qu’il peut comprendre du passé. Mais aussi, à cause de la pression sociopolitique qu’il subit à son insu, l’historien sait le plus souvent ce qu’il peut dire, ce qu’il doit dire, et surtout ce qu’il ne peut absolument pas dire.
Sur les origines d’un ensemble d’événements devenus fondateurs de civilisation – c’est-dire transformés en mythes – l’historien, même s’il sait beaucoup de choses, ne peut pas tout dire. Il faut des années, parfois des générations, avant que la vérité historique d’un génocide, ou d’une guerre coloniale, ou des origines d’une religion, puisse être présentée, dans son état actuel d’élaboration, à la conscience du grand public.
De ce survol rapide, retenons quatre conclusions :
1- L’Histoire ne peut pas, ne doit pas prétendre à une vérité absolue. L’historien est lui aussi un animal politique et historique. La vérité historique n’est pas la vérité de l’Histoire : c’est la moins mauvaise interprétation possible des faits du passé. Le travail de l’historien consiste à affiner des hypothèses successives.
2- En Histoire comme en exégèse, il n’y a pas de vérité définitive. Que des pièces nouvelles soient découvertes (documents, archéologie), ou qu’un historien reprenne un vieux dossier avec un regard neuf et inventif, et soudain une nouvelle vérité historique peut surgir.
Parce qu’elle bouleverse la façon dont notre mémoire collective s’est construite en Histoire fondatrice, parce qu’elle bouleverse notre « vision du monde », cette nouvelle vérité va rencontrer l’opposition de tous, jusqu’à ce qu’elle finisse, lentement, par s’imposer à tous.
3- Pas de vérité historique définitive, mais quand même, des sédiments qui se déposent au fil des ans ou des siècles. Parce qu’ils rencontrent un consensus à la fois des historiens et de leurs sociétés, on parle d’acquis de l’Histoire. Ce n’est pas faux, notre connaissance historique progresse réellement. Mais il ne faut jamais oublier quelle est la fragilité de la vérité historique.
4- Enfin, l’historien peut finir par en savoir plus, sur un événement du passé, que ceux-là même qui ont vécu cet événement. Quand le passé était encore du présent, il était – comme ce que nous vivons en ce moment même – quelque chose de pulvérulent, de confus, de multiforme : un ensemble touffu de sentiments, de sensations qui se heurtent en nous, de causes et d’effets, dont nous peinions à saisir sur le vif la signification, et plus encore les répercussions.
Avec un peu de chance et beaucoup de perspicacité laborieuse, l’historien parvient à mettre en lumière des intentions, des préjugés, des désirs obscurs ou des volontés cachées qui étaient enfouis dans l’inconscient des acteurs de l’Histoire. Au moment des faits, eux-mêmes ne pouvaient pas en être conscients. Il leur manquait deux choses : le recul du temps, et un champ de vision qui dépasse leur horizon limité. Parce qu’il dispose de l’un et de l’autre, l’historien est capable, aujourd’hui, d’en apprendre à Jules César, sur lui-même, plus qu’il n’en savait lui-même.
Le résultat de tout cela, ce sont les innombrables livres d’Histoire qui encombrent les étagères de votre bibliothèque. J’espère que vous prenez, à les lire, autant de plaisir que moi.
M.B., Conférence donnée le 14 mars 2009
« LOUIS XVI » de J.C. Petitfils
Échaudé par le Jésus de Jean-Christian Petitfils j’hésitais avant d’ouvrir son Louis XVI (Perrin, 2005). Allais-je me trouver devant un plaidoyer mettant la mauvaise foi au service d’une cause quelconque, néo-royaliste, que sais-je ?
Eh bien, j’avais tort, et j’ai dévoré ces mille trente-cinq pages d’une traite, prenant sur mon sommeil.
J’ai toujours été fasciné par les dix-huit années (1774 – 1789) qui virent la fin d’un monde, celui de la monarchie de droit divin, et la naissance d’un autre dans des convulsions effroyables.
Au centre de cette tornade, un homme : Louis XVI. Tragique, son règne débuta sous les ors de la Galerie des Glaces pour se terminer dans la détresse de la tour crasseuse du Temple.
Comment en est-on venu là ? Aurait-on pu éviter une Révolution qui détruisit tout sur son passage ? Et finalement, peut-on changer le monde ?
Pour répondre à ces interrogations, j’avais lu les récits des témoins du règne, Mémoires, Souvenirs et Journaux, et les biographies déjà parues de Louis XVI : m’apercevant ainsi qu’elles n’étaient pas nombreuses, et laissaient en suspens la grande question : pourquoi un homme intelligent, cultivé, travailleur, vertueux, aimé de son peuple jusqu’au bout, s’est-il montré incapable de réformer la France alors que c’était son intention, affichée dès le choix de son premier ministère ?
Cette question, J.C. Petitfils se la pose tout du long, même s’il ne la formule clairement ici ou là que dans sa deuxième partie. Pour y répondre, il s’écarte parfois du canevas chronologique classique : après chaque grande étape du règne (chaque tentative, échec ou convulsion) il prend du recul pour situer l’événement dans son contexte administratif, social, économique, financier, politique du moment.
Ce faisant, il permet enfin de comprendre l’extraordinaire difficulté de la tâche à laquelle Louis XVI, âgé d’à peine 20 ans, se trouva brutalement confronté. Ầ ma connaissance il est le seul à le faire avec autant de pédagogie, puisant dans une documentation immense qu’il maîtrise bien, laissant de côté l’anecdotique pour chercher toujours à cerner l’essentiel.
Il met ainsi en lumière la complexité du caractère de Louis XVI, qui fut certainement l’une des causes (mais pas la seule) de son échec et déroute tous ses biographes.
Faible, incapable de prendre une décision, le gros Louis ? Mené en laisse comme un caniche par sa femme Marie-Antoinette ? Ne comprenant rien aux aspirations d’une France fatiguée de ses rois ?
Pour tout dire : apathique, ne songeant qu’à bouffer, à limer des serrures et à chasser. Un crétin velléitaire. De plus – un crime chez nous – insensible au charme des femmes, impuissant.
Bref, un benêt plutôt gentil mais qui n’a eu que ce qu’il méritait.
J.C. Petitfils permet au contraire de découvrir un homme de caractère, tenant sa femme à distance par prudence politique, ayant compris très tôt la nécessité d’une transformation en profondeur de la France.
Adolescent tourné vers l’avenir, c’était la jeunesse au milieu d’une Cour de vieillards crispés sur leurs souvenirs du passé. Totalement seul devant le mur des égoïsmes conjugués. Bourré de scrupules moraux qui le rendaient incapable de violence – une violence qu’il déchaînera contre lui-même pour n’avoir pas su l’exercer contre les autres quand il le fallait.
On suit pas à pas ses tentatives courageuses pour surmonter de terribles handicaps (l’inexpérience politique, les pressions de son entourage…). Fièrement, dans un isolement pathétique, il a tenu tête jusqu’au moment où, soudainement, il a « craqué », s’enfonçant dans une dépression nerveuse dont il ne sortira plus. C’était peut-être déjà en 1787, après l’échec de l’Assemblée des Notables.
Alors, il ne tiendra que par ses automatismes. Ayant perdu toute illusion, il n’agira plus que par réflexes. Ce qui surnage dans ce naufrage c’est le meilleur de l’homme, ce secret si longtemps caché sous des silences obstinés : une force intérieure prodigieuse, exceptionnelle, qualifiée de « surhumaine » par les témoins de sa fin.
Hélas, une force jamais soulignée ni donnée en exemple aux français, qui ignorent quel homme ils eurent alors pour roi.
Très bien resituée par l’auteur dans ses contextes successifs, l’évolution psychologique de Louis XVI – depuis ses débuts de Dauphin jusqu’à sa fin tragique – permet de répondre à la première question : aurait-on pu éviter l’horreur destructrice d’une Révolution anarchique ?
Peut-être. Mais pour cela il eût fallu que Louis XVI fût éduqué en plein vent, ailleurs que dans la bulle dorée de Versailles. Devenu roi, qu’il s’entoure de collaborateurs choisis pour leur mérite, sans considération de leur naissance (1). Qu’il fasse très tôt l’expérience réelle de la vie militaire et de ses camps, pour connaître l’armée, savoir lui parler, être connu et aimé d’elle. Afin de prendre sa tête pour qu’elle le suive, au lieu de commencer à l’abandonner dès le début de 1789.
Il lui aurait fallu un cœur moins tendre. Moins de tolérance (2), moins de bonté, plus de cynisme. L’indifférence pour le sang versé, quand c’est celui des opposants. Envers eux, ni égards, ni droiture, ni pitié.
Et pour guider sa vie, un seul principe : donner satisfaction à un ego surdimensionné.
Bref, il aurait fallu que Louis XVI soit Bonaparte.
Mais sans Louis XVI, aurait-il pu y avoir un Bonaparte ?
Deuxième question : peut-on changer le monde ?
J .C. Petitfils montre avec clarté que Louis XVI réussit une 1° Révolution quand sa volonté réformatrice finit (tant bien que mal) par rejoindre celle d’une majorité des députés et du peuple de France. Bref moment d’équilibre, immédiatement suivi par une 2° Révolution qui ne voulait plus seulement réformer l’État, mais changer le monde en changeant l’Homme. La suite, ce fut une dictature totalitaire, menée dans le sang et l’anarchie, par une extrême-gauche livrée à ses seules passions (cliquez) .
Un désastre absolu.
J’en reviens à Jésus. Contrairement à Jean-Baptiste et aux agitateurs néo-zélotes, Il n’a jamais prétendu réformer la société dans laquelle il vivait. Par ses paraboles comme dans son attitude et ses gestes symboliques, il a affirmé avec force que ce monde-là était fini, terminé, dépassé. Et qu’il en proposait un autre (cliquez, et aussi cliquez).
Comment voulait-il le faire naître ?
Par une transformation en profondeur des individus, pris un à un. Il n’a pas eu de programme politique ou social, pas de slogan mobilisateur des masses. Un altermondialisme individualiste (cliquez) , basé sur la contagion par l’exemple des vertus (« Comme j’ai fait pour vous, faites aussi vous-mêmes les uns envers les autres »).
Au plus fort de la tempête, Louis XVI n’a cessé de répéter que son « amour pour son peuple » finirait bien par faire tache d’huile. Que l’exemple de sa bonté, de sa modération, de sa droiture, finirait de par l’emporter sur l’extrémisme.
Comme Jésus, il a cru pouvoir changer le monde par la contagion de l’exemple, et comme Jésus il a échoué.
Politiquement, l’un et l’autre ont eu tort : le monde ne change que dans la violence.
C’est-à-dire qu’il ne change pas, puisque le seul changement qui pourrait répondre aux aspirations humaines serait la fin de la violence.
Certains reprocheront à J.C. Petitfils de retracer les événements avec un a priori favorable à son malheureux héros, Louis XVI.
Reproche non-fondé : il ne masque aucune des failles du personnage. Et s’il témoigne d’une sympathie évidente pour ce « roi malgré lui », c’est que Louis, quel que soit le point de vue auquel on se place, suscite chez ceux qui l’approchent plus que de la sympathie : de l’affection et du respect.
Dans ses Mémoires l’ignoble Fouché, régicide, a écrit qu’en votant la mort du roi il ne s’en prenait pas à l’homme « qui était juste et bon » (sic), mais à son diadème.
Ite, missa est.
M.B., 4 mars 2012
P.S. : Après cette lecture, je reviens à ma critique du Jésus de J.C. Petitfils. Pourquoi ce fiasco historique (mais non pas commercial) ? Sans doute parce que l’auteur, historien de talent et travailleur infatigable, n’est pas un exégète. La personne et l’enseignement de Jésus ne nous sont connus qu’à travers des textes devenus sacrés : il faut, pour en percer les secrets, une autre technique que celle de l’historien.
(1) Quand il fera appel à Necker (bourgeois, et de surcroît protestant), ce sera toujours sous la contrainte.
(2) Croyant sincère à titre personnel, Louis XVI n’a jamais fait preuve d’intolérance religieuse : il ne voulait pas prêter le serment du sacre contre les hérétiques [protestants]. Sa défense du catholicisme était politique : préserver la fragile paix religieuse du royaume.
« DA VINCI CODE », une stratégie américaine
Je viens de voir le film Da Vinci Code.
Première impression au sortir de la salle : le film est nul.
Le langage du cinéma, c’est l’image : parlant au subconscient, elle est bien plus efficaces que les mots. Or ce film est une succession de discours, une accumulation de textes compliqués, de théories fumeuses que la caméra tente de faire supporter par de fréquents changements de plans : en vain, on s’ennuie ferme. Quelques courses-poursuites, quelques images synthétiques et scènes de violence tentent de donner le change : ce n’est pas du cinéma mais un pesant discours filmé. De plus, l’action comporte des invraisemblances criantes.
En schématisant le roman, le film met en lumière ses inepties. Erreurs historiques grossières (1), utilisation abusive de textes gnostiques, invention d’un « Prieuré de Sion » qui aurait historiquement succédé aux Templiers… En fait, Dan Brown utilise astucieusement le rejet – très protestant – de l’Église, qui trouve un écho de plus en plus fort chez des catholiques eux-mêmes traversés par une profonde crise d’identité.
Lorsque les discours cèdent (enfin) la place aux images, leur message retombe dans les poncifs d’une Amérique façonnée par Hollywood. On en connaît la structure simpliste : le monde est divisé en deux, les « bons » (nous) et les « méchants ». Les « méchants » ici sont des conjurés qui veulent protéger un secret « terrifiant » : le Christ aurait eu une postérité, dont la dernière descendante est… l’héroïne du film, la délicieuse Amélie Poulain.
L’idée est intéressante, mais le film (comme le livre) n’en tire aucun parti. La découverte du dernier rejeton de Jésus devrait provoquer quelques remous mondiaux ! Mais non, cela se termine sur un énième discours en voix off, qui ne mène nulle part et fait regretter le pathétique » Tara ! » de Scarlett à la dernière image d’Autant en emporte le vent.
Comment ce navet a-t-il pu voir le jour ? Mais aussi : comment l’Amérique a-t-elle pu lancer sa guerre contre l’Irak ? A bien y regarder, les deux questions ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Elles font jouer les mêmes ressorts : la peur, manipulée par l’ignorance, et servie par des moyens financiers colossaux.
1) L’Occident connaît la crise la plus profonde depuis ses origines. Cette crise est intimement liée à l’effondrement récent du christianisme. Face à un islam très sûr de lui, les occidentaux doutent et ont peur, car la chrétienté n’est plus là pour jouer son rôle de rempart identitaire – comme elle l’a fait depuis le IV° siècle.
L’auteur joue sur cette peur : l’Église orchestrerait un complot séculaire pour asseoir un injuste pouvoir, en violant toute règle morale. Hélas, Dan Brown se trompe de complot, et il nous trompe. Si complot il y a eu dans l’Église, c’était la fabrication d’un dieu à partir d’un homme, et non la descendance de cet homme, inexistante.
De même, le complot de Saddam Hussein a justifié la guerre pour raisons morales : mais il était inexistant. La vraie motivation de Bush était ailleurs : l’argent.
2) Après la peur, Dan Brown utilise l’ignorance du public qu’il trompe sur la nature du secret, et sur les moyens employés par le Vatican pour le préserver. De même, l’administration américaine a abusé de notre ignorance pour nous faire croire à l’existence d’armes de destruction massive irakiennes.
3) Enfin, pour faire avaler sa tromperie il engage des moyens financiers gigantesques. Aucun public ne peut résister à sa campagne publicitaire : « Si vous ne lisez pas, vous ne saurez pas. Vous devez absolument savoir« .
Une stratégie américaine ? Identifier les angoisses et les attentes inconscientes de toute une société. Chercher à la manipuler en s’abritant derrière ces éléments. Lui présenter un argumentaire qui ne correspond à aucune réalité, mais répond aux éléments identifiés. Employer enfin d’énormes moyens financiers pour parvenir à ses fins.
M.B., juin 2006
LE TOMBEAU DE JÉSUS, RÉALITÉ OU SUPERCHERIE ? (I) : S. Jocobovici
Le 29 mai 2007 sur TF1, vous avez pu voir un film de James Cameron qui a connu un succès mondial : Le tombeau perdu de Jésus. Je vous propose ici une analyse du livre de Simcha Jacobovici et Charles Pellegrino, Le tombeau de Jésus, préface de James Cameron (Michel Lafon 2007) qui fournit les détails de l’enquête dont a été tiré le film.
I. La première réaction : pourquoi pas ?
En 1980 on a découvert à Talpiot (banlieue de Jérusalem) une tombe contenant 10 ossuaires, dont 7 avec des inscriptions avec des noms gravés : « Jésus fils de Joseph », « Joseph », « Marie », « Judas fils de Jésus », « Mariamne », « Matthieu ». Peu après, l’un des 10 ossuaires (également gravé) disparaissait mystérieusement. Ces noms-là, à Jérusalem, sur des ossuaires datant du 1° siècle et donc contemporains de Jésus… Serait-ce la tombe de Jésus et de sa famille?
En soi, ce n’est pas impossible. On sait qu’au 1° siècle, une coutume funéraire s’était introduite en Palestine : après décomposition des cadavres, on replaçait leurs ossements dans un coffret en pierre (on en a retrouvé des centaines), et cette coutume a disparu en l’an 70 (1). La datation de ces ossuaires est ainsi très précise. Il ne serait donc pas impossible que le corps de Jésus, déplacé de la tombe de Joseph d’Arimathie par les « hommes en blanc », ait été enterré quelque part dans le désert. Puis déterré par des chrétiens, et les ossements replacés dans un ossuaire familial. Tout cela avant l’an 70.
II. La thèse de Simcha Jacobovici
Archéologiquement, il a procédé avec sérieux, employant les techniques les plus modernes et respectant les protocoles de fouilles habituels.
1) Les ossuaires
Chaque ossuaire a été minutieusement étudié, patine, décoration, traces d’ADN. Ils ont bien tous reposé ensemble dans la même tombe. L’ossuaire « Jésus » contient un ADN différent de celui de « Mariamne », ils ne sont donc pas de la même famille. Quant à l’ADN de l’ossuaire « Judas fils de Jésus », il n’est pas exploitable : on ne peut pas savoir s’il est identique à celui de « Jésus » et « Mariamne » – c’est-à-dire si ce « Judas » était bien leur fils.
Jacobovici compare ensuite les patines des 9 ossuaires disponibles à celle de l’ossuaire de « Jacques, frère de Jésus », qui a refait surface en 2003 : les patines seraient identiques, cet ossuaire serait donc le dixième manquant, mystérieusement disparu après la découverte de la tombe.
2) Les inscriptions
Premier argument-clé : « Mariamne » aurait été le véritable nom de Marie-Madeleine. Donc, la tombe de « Mariamne » serait celle de Marie-Madeleine. Donc, comme elle est enterrée à côté de « Jésus fils de Joseph », elle serait son épouse. Donc, « Judas fils de Jésus » serait son fils, celui qu’elle aurait eu avec Jésus.
Cela fait beaucoup de « donc ». Tous prennent leur source dans les travaux d’un exégète suisse réputé, François Bovon, éditeur des apocryphes Actes de Philippe où Marie-Madeleine s’appelle en effet « Mariamne ». Un rapprochement avec l’évangile selon Thomas, l’évangile de Marie-Madeleine et l’évangile de Philippe découverts à Nag Hamadi, et la conclusion de Jacobovici tombe : ces textes confirment bien qu’elle était la femme de Jésus.
Dans une mise au point récente (2), François Bovon proteste : le couple Jésus-Marie Madeleine, et l’enfant né de cette union, « relèvent pour lui de la science fiction ». Il fait remarquer que « Mariamne » est un équivalent grec courant de Myriam, ce qui ne suffit pas pour identifier la « Mariamne » de l’ossuaire avec la Marie Madeleine des Évangiles. Enfin, il souligne que le portrait de la « Mariamne » des Actes de Philippe correspond à celui de Marie Madeleine dans la littérature gnostique du II° siècle : c’est un personnage littéraire, et non pas historique.
Protestations embarrassées : on en retiendra que François Bovon ne cautionne pas la thèse de Jacobovici (ce qui n’a rien d’étonnant étant donné sa situation académique).
Deuxième argument-clé : statistiquement, la probabilité de trouver tous ces noms réunis dans le même tombeau, surtout si on y ajoute l’ossuaire de « Jacques, frère de Jésus », et de une sur 2 millions. Mais quand un élément (l’ossuaire « Matthieu ») ne correspond pas à la famille de Jésus, Jacobovici décide… de ne pas en tenir compte. Ainsi biaisé, l’argument statistique (qui ne porte que sur une centaine d’ossuaires) perd sa valeur.
On sent donc de bout en bout le désir de faire passer en force une conclusion fixée d’avance : le tombeau de Talpiot doit absolument être celui de la famille de Jésus, sa femme, son fils.
III. Les failles de la démonstration
1) La première me semble être de taille : Jacobovici est peut-être un archéologue, mais il semble ignorer superbement les travaux de l’exégèse moderne, sa lecture de la Bible est fondamentaliste :
– Il prend les Évangiles de l’Enfance de Matthieu et Luc à la lettre, et en rajoute : « Marie, par sa parenté avec Elisabeth, mère de Jean-Baptiste, était liée à un milieu sacerdotal… son grand-père s’appelait Matthieu – un nom sacerdotal » (p. 115). Pour lui, Jésus est bien né à Bethléem, etc… Tout ceci est insoutenable.
– Il bâtit tout un roman sur Mt 27, 61-66, qui est un récit midrashique et non pas historique.
– Il fait de Jude « le frère bien-aimé de Jésus » (p. 113), alors que tous les textes attestent que les relations de Jésus avec ses frères étaient très tendues.
– Il suggère que le « disciple bien-aimé » ait pu être le fils de Jésus, ce qui explique… qu’il se penchait contre sa poitrine lors du dernier repas : « Qui d’autre qu’un enfant pourrait s’installer ainsi pour se faire câliner ? » (p. 276).
– Il donne à l’annonce de la destruction du Temple par Jésus une valeur historique (p. 55), alors qu’on sait qu’elle a été ajoutée après 70 par les derniers rédacteurs des Évangiles.
– Il explique que le mot mara qui figure sur l’ossuaire de « Mariamne » signifie « Maître », comme dans 1Co 16,22 où il désigne Jésus : mais le texte grec de 1Co 16,22 est marana et non mara !
Bref, un ensemble d’inepties indignes d’un scientifique. Dans une enquête de ce type, les résultats de l’archéologie doivent s’harmoniser avec ceux de l’exégèse (3): ils ne peuvent pas les contredire, et l’on ne peut faire mentir l’un pour valider l’autre. Pour moi, cette lacune anéantit à elle seule tout le travail de Jacobovici : je ne puis lui accorder ma confiance.
2) On l’a vu, le nom de « Mariamne » pour désigner Marie Madeleine apparaît dans des textes apocryphes du II° siècle – alors que les ossuaires ne peuvent être postérieurs à l’an 70. En tirer argument pour attribuer l’ossuaire « Mariamne » à la Marie Madeleine des Évangiles, et en conclure qu’elle « ne peut être que la femme de Jésus » (p. 275), cela ne tient pas debout (4) .
3) L’identification de « Judas fils de Jésus » au disciple bien-aimé (ce serait le fils de Jésus, soigneusement caché par son père) n’a pas de sens. On sait qu’après la mort du Maître, c’est son frère Jacques qui a pris la tête de la communauté de Jérusalem, où une dynastie de la famille de Jésus règnera jusqu’en 130. Si le propre fils de Jésus avait existé, le réflexe dynastique attesté par l’histoire l’aurait mis à la tête de cette communauté.
4) Les judéo-chrétiens de Jérusalem ont toujours refusé de diviniser Jésus, mais l’ont rapidement considéré comme leur Messie. Si son tombeau avait été placé à Jérusalem avant l’an 70, il est évident qu’il aurait été somptueux, et objet de vénération : comme le fait remarquer François Bovon, seul le tombeau vide du Golgotha a été vénéré des judéo-chrétiens. Celui de Talpiot, très modeste, est resté inconnu jusqu’en 1980.
IV. Conclusion
On comprend l’intérêt suscité par la découverte du tombeau de Talpiot. Comme je l’ai démontré dans Dieu malgré lui, la résurrection a été inventée par les disciples de Jésus, pour résoudre le problème posé par le tombeau trouvé vide le 9 avril 30. Son cadavre a-t-il été réinhumé par la suite ? C’est vraisemblable, je proposais moi-même cette possibilité qui correspond à la fois aux coutumes funéraires juives de l’époque, et à l’étude des textes que nous possédons.
Mais que Jésus ait été réinhumé avec sa femme et son fils à Talpiot, je suis d’accord avec François Bovon : dans l’état actuel du dossier présenté par Simcha Jacobovici, c’est de la science fiction.
Une science fiction à l’américaine, c’est-à-dire financièrement très rentable.
M.B., juin 2007
(1) Dans Dieu malgré lui, j’ai moi-même utilisé ces découvertes de l’archéologie (dans l’état où elles étaient en 1998).
(2) En anglais, sur le dite www.sbl-site.org.
(3) Le lecteur de Dieu malgré lui a remarqué que mon utilisation de l’archéologie respecte ce critère méthodologique.
(4) Vous trouverez dans ce blog un article Jésus a-t-il été l’amant de Marie-Madeleine ?
LE TOMBEAU DE JÉSUS, RÉALITÉ OU SUPERCHERIE (II) : J. Cameron
Je viens enfin de visionner le film de James Cameron (l’article précédent était une critique du livre de Simcha Jacobovici, co-réalisateur du film).
Il se confirme que ces cinéastes ignorent tout de l’exégèse historico-critique. Par exemple, dans le film, ils considèrent que les « paroles de Jésus » dans l’Apocalypse de St Jean ont été prononcées par lui… Alors que l’Apocalypse a été écrite entre l’an 90 et 110, sans doute dans l’actuelle Turquie… bref.
De même, ils représentent gravement les arbres généalogiques de Matthieu et Luc (en images de synthèse), pour expliquer que le « Matthieu » dont on a retrouvé un ossuaire à côté de celui de « Jésus fils de Joseph » faisait certainement partie de la famille de Marie… bref encore.
Enfin, ils utilisent les textes des évangiles apocryphes sur le même plan que ceux des évangiles canoniques, sans se préoccuper de l’origine gnostique évidente de ces textes (voir dans ce blog l’article « Soyons sérieux : Marie-Madeleine…etc. »)
Le film pose quelques questions intéressantes :
1) Le chevron serait un symbole pré-chrétien, le symbole du « mouvement Jésus » avant sa récupération par l’Église naissante. Qui utilisa d’abord comme symbole le poisson, puis (à partir du IV° siècle) la croix.
Pourquoi pas ? On retrouve ce chevron dans des nécropoles judéo-chrétiennes, comme à l’entrée de la tombe de Talpiot. Le problème avec ces malheureux judéo-chrétiens, c’est que leurs traces archéologiques sont passées inaperçues pendant des siècles, parce que l’Église les avait effacés sauvagement des textes comme de la mémoire. Il y aurait là une piste intéeressante à poursuivre.
2) Le film parle d’un ossuaire retrouvé dans une nécropole judéo-chrétienne proche de Jérusalem, portant l’inscription « Simon, fils de Jonas ». Soit, en araméen, Shimon barjona. Nos Indiana Jones ignorent évidemment que Barjona était le surnom, en araméen, des zélotes. Avec un culot imperturbable, ils font de cet ossuaire celui… de Simon-Pierre, le chef des Douze ! Exit la présence de Pierre à Rome, son martyre dans le cirque du Vatican…
Alors qu’il y avait parmi les Douze un disciple appelé Simon le Zélote (Mt 10, 4 et parallèles) : si l’on veut absolument faire de cet ossuaire celui d’un judéo-chrétien célèbre, il ne s’agirait pas de Simon-Pierre, mais de ce Simon-le-zélote, disciple de Jésus nommé dans chacun des 4 évangiles.
Encore quelques réflexions, jetées ici en vrac :
Depuis 50 ans, une poignée de spécialistes redécouvre le visage du Jésus de l’Histoire derrière celui du Christ de la foi. Cette redécouverte a été rendue possible par l’étude croisée des évangiles avec la méthode de l’exégèse historico-critique, des évangiles apocryphes, la découverte de sources nouvelles, l’épigraphie et l’archéologie.
Il y a encore peu, ces recherches étaient cantonnées au petit monde des spécialistes. D’abord parce qu’elles se situaient à un niveau technique élevé, ensuite (et surtout) parce que les Églises tentaient de les étouffer par tous les moyens.
La parution, en rafale, de films grand public (Mel Gibson, James Cameron entre autres) et de dizaines de romans à succès, a brutalement fait craquer le tabou : le public s’habitue à entendre parler de Jésus autrement.
Malheureusement, seuls connaissent un succès mondial des films ou des romans racoleurs, mensongers, purement commerciaux : c’est du cinéma et de la littérature de caniveau.
Il n’empêche : par cette brèche ouverte à grand fracas dans des dogmes réputés intouchables, d’autres livres peuvent s’insinuer et rencontrer le public : c’était un peu le cas de Dieu malgré lui (Robert Laffont 2001), c’est encore plus net avec Le secret du 13° apôtre (Albin Michel 2006), traduit dans 16 pays. Malgré leur écriture accessible ou légère, ces livres sont enracinés dans les recherches les plus récentes, les plus sérieuses.
On peut respecter l’Histoire, tout en amusant. On doit, toujours, respecter la personne de Jésus : s’interdire d’en faire un objet de marketing.
Autrement dit, les choses bougent.
Certes, j’aurais souhaité que cette ouverture n’ait pas l’odeur d’argent ou de poubelle qui l’accompagne. Mais il ne faut pas hésiter à l’utiliser, sans pour autant tomber dans ses travers.
Merci donc aux money-makers qui ont transformé Jésus en machine à sous et à rêves douteux. Grâce à eux, des chercheurs comme moi et d’autres peuvent se faire un peu entendre.
M.B. 22 juin 2007
(à suivre)