LONGUE EST LA NUIT (IV) : La puissance et la gloire

Après la fin de l’empire romain et des invasions barbares, l’Occident allait-il sortir de sa nuit ? À l’est Charlemagne bataillait contre les Saxons, au sud contre les musulmans. Il lui fallait mettre Dieu de son côté : en 800 il alla se faire couronner par le pape à Rome et lui offrit en échange sa protection. L’alliance du trône et de l’autel allait marquer le destin de l’Occident pendant mille ans, le pape exerçant une suprématie de fait sur les rois.

I. Fric et froc : prêtres célibataires et moines capitalistes

La paix revenue, l’Occident connut une période de croissance économique. Pour assurer leur salut les princes firent des dons de plus en plus importants à l’Église, qui fut bientôt à la tête d’un immense patrimoine. Ces richesses étaient gérées par le clergé, or jusqu’au XIe siècle les prêtres étaient souvent recrutés parmi des hommes mariés. Soucieuse de préserver son patrimoine et d’ôter aux prêtres la possibilité de le transmettre par héritage à leurs enfants, l’Église rendit obligatoire  le célibat sacerdotal : les prêtres devaient rester chastes et pauvres.  Toujours en vigueur, le célibat des prêtres a été instauré pour des raisons purement économiques, nullement  théologiques ou spirituelles.

Mais rien n’empêchait les abbayes de s’enrichir. Elles ne s’en privèrent pas et leur fortune devint considérable. On raconte que l’abbé de Saint-Benoît–sur-Loire pouvait voyager jusqu’à son prieuré de La Réole, près de Bordeaux, sans quitter ses terres.

Que faire de cet argent ? Construire des monuments pour afficher visiblement sa richesse aux yeux du peuple. La « maladie de la pierre » des moines se répandit comme une épidémie. Vastes églises abbatiales, chapelles des prieurés bénédictins, des ‘’granges’’ cisterciennes, l’Europe se couvrit de milliers d’ouvrages d’art souvent somptueux, parfois modestes, toujours émouvants dans l‘harmonie parfaite de l’art roman.

Proches des paysans qui cultivaient leurs terres et auxquels ils apprenaient les méthodes de défrichage, d’irrigation et de culture raisonnée, maîtrisant le commerce, ouvrant des écoles et des hospices, centres de vie intellectuelle, les monastères ont été entre le Xe et le XIIIe siècle les premiers bâtisseurs d’une Europe à l’identité chrétienne heureuse et sans complexes.

II. La cité de Dieu sur terre

Les évêques ne voulurent pas être en reste, et rivalisèrent dans la construction des cathédrales. L’arrivée de l’art gothique permit de les monter toujours plus haut, de faire entrer toujours plus de lumière dans leur dentelle de pierre. Financées par le peuple, ces cathédrales étaient la maison du peuple qui se tournait vers elles aux moments-clés de la vie de la cité.

N’ayant plus à lutter pour imposer ses principaux dogmes (Incarnation, Trinité), il était temps pour L’Église d’élaborer une véritable culture européenne. Ses universités donnèrent naissance à de grands esprits qui reprirent à leur compte l’héritage de la philosophie grecque pour la baptiser. Albert le Grand et son disciple Thomas d’Aquin édifièrent, en parallèle aux cathédrales de pierre, des cathédrales de l’esprit tout aussi majestueuses, d’une cohérence et d’une solidité inattaquables. Désormais l’Occident embrassait le ciel et la terre d’un seul regard.

Domination politique, puissance économique, monopole du patrimoine, réussite artistique, maîtrise culturelle : les hommes de cette époque ont pu croire – et ils l’ont dit – que la Jérusalem céleste était descendue sur terre. Elle semblait, dans sa perfection, devoir durer pour l’éternité.

Pourtant, c’est par là même où elle avait réussi que s’insinuèrent peu à peu dans l’Église les prémisses de ses échecs.

III. Le ver dans le fruit

Chacun des domaines de son succès fut rongé par les vers :

-a- Domination politique : Dès le XIe siècle les papes virent leur prééminence politique attaquée par les princes. Deux exemples opposés : en 1077 l’empereur Romain-germanique dût venir s’humilier, à genoux dans la neige, devant le pape Grégoire VII. En 1303 Philippe le Bel envahit le palais du pape Boniface VIII et le menaça de mort. Dans cette partie de tennis politique où chacun marquait un set à tour de rôle, l’immense architecture de l’Église était peu touchée. Ni les évêques ni les prêtres (ni les moines) ne perdaient leur pouvoir, leur poids économique et leur influence politique à l’échelon local. Ils n’avaient pas de raisons de s’inquiéter : « Le pape est loin, ça ne concerne que lui, la chrétienté continue comme par le passé ». Ils avaient raison dans l’immédiat mais tort à long terme comme on le verra.

-b- Puissance économique : peu à peu, les serfs des grands domaines monastiques protestèrent contre les richesses qu’ils créaient par leur travail, mais qui leur étaient arrachées des mains à peine produites pour remplir les celliers des abbayes. Cette contestation n’allait-elle pas finir, un jour, par se transformer en révolte populaire ?

-c- Monopole du patrimoine : on l’a vu, il était garanti par le célibat du clergé. Mais nombreux étaient les prêtres, les évêques qui vivaient en concubinage, et la paillardise des moines (bien que limitée) était notoire.  Pour l’instant on se contentait d’en rire : combien de temps cela durerait-il ?

-d- Réussite artistique : L’art occidental – architecture, sculpture, peinture, musique – était d’inspiration presque exclusivement chrétienne. C’était un commentaire ou une illustration du dogme et des croyances populaires, les artistes dépendaient étroitement des commandes et du mécénat de l’Église. L’art n’allait-il pas un jour s’affranchir de la religion, le profane prendre le pas sur l’imagerie religieuse, le corps être glorifié pour lui-même et pas seulement comme image de Dieu ?

-e- Maîtrise culturelle : La foi serait-elle toujours le cadre obligé de la pensée, l’idée qu’on se faisait de l’Homme et du cosmos strictement encadrée par ce qu’on croyait comprendre de la Bible, la science uniquement théologique ?

Vers le XVe siècle, secoué par les guerres, les schismes internes de l’Église, les famines, la peste, l’Occident vacilla sans s’en rendre compte. Tout ce qu’on croyait savoir, penser, représenter, vola en éclats. Encore un peu de temps et les pouvoirs politique et économique de l’Église seraient atteints à leur tour.

Après l’éclatante lumière d’un certain Moyen-âge, après la puissance et la gloire, l’Occident allait-il retomber dans sa nuit ? Jérusalem remontée au ciel, ne resterait-il plus sur terre que des hommes et des femmes inquiets pour leur avenir ? Plutôt que de se résigner, ne décideraient-ils pas un jour de le rebâtir par eux-mêmes., sans l’aide du ciel ?

                                      (à suivre)

                                                             M.B., 18 avril 2019.

Cet article fait suite à Longue est la nuit (I) : comment notre monde a cessé d’être chrétien,  Longue est la nuit (II) : La « révolution-Jésus »,    Longue est le nuit (III) : Un homme devient Dieu

6 réflexions au sujet de « LONGUE EST LA NUIT (IV) : La puissance et la gloire »

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  2. Michel BESSON

    En illustration de votre analyse sur les rapports ambigus de l’Eglise et de la société civile, qui ont dominé le moyen âge occidental, je vous propose l’étonnante histoire des ANTONINS et du « Mal des Ardents ».

    De la fin du XIe au début du XVIIIe, soit pendant plus de six siècles, les hospitaliers de St ANTOINE L’ABBAYE, en Dauphiné, ont créé et dirigé la quasi-totalité des hôpitaux du monde occidental.

    Ils ont été les précurseurs des principes modernes de soins : HYGIENE ALIMENTAIRE – CHIRURGIE – PHARMACOPEE.

    Ils ont su faire profiter les pèlerins des bienfaits des forces magnétiques issus des courants souterrains. (Réseaux Hartmann).

    Ils ont par ailleurs constitué l’un des plus étonnants réseaux d’informateurs que l’Europe ait connu : les quêteurs de St Antoine allaient dans les villages les plus reculés, où ni les prêtres, ni les seigneurs n’allaient.

    Mais ils vont aussi s’enrichir en usant et abusant de la vente des indulgences auprès des malades, pour que leur purgatoire soit le moins long possible. Les quêteurs n’hésitent pas à menacer ceux qui s’abstiendraient, malades ou bien portants, de la ‘Vengeance de Saint Antoine’ (nom qui sera d’ailleurs donné à cette maladie à partir du 12è siècle !).

    Puis l’argumentaire basé sur la Vengeance de St Antoine s’est effondré par la découverte de la réalité du mal des ardents, en 1596, et sous le feu de la Réforme.

    Par ailleurs, l’efficacité de leur extrême centralisation n’a pas résisté à la nouvelle donne européenne : la montée des nationalismes.

    Le déclin des Antonins fut aussi rapide que leur ascension.
    Aucun de leurs Abbés n’a laissé son nom dans l’histoire.
    L’essentiel de leurs richesses a été dispersé.
    Leurs archives ont quasiment disparu.

    Michel Besson

    http://www.mbconseil.pro/2019/04/les-antonins-un-ordre-hospitalier-meconnu.html

    PS : St Antoine l’Abbaye est situé entre Grenoble et Valence.
    On y trouve une magnifique abbaye gothique et un remarquable musée. Mérite le détour !

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Merci. Bel exemple, un parmi tant d’autres ! La « nuit » de l’Occident a connu des éclaircies. Comme on va le voir dans le prochain article, celle du Moyen-âge n’a pas duré…
      M.B.

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  3. Jean-Marie CHUCHTIMI

    « en 800 il alla se faire couronner par le pape à Rome et lui offrit en échange sa protection »

    Il faut relire Guy Breton à ce sujet.

    C’est édifiant

    Répondre

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