PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (I.) L’espoir

          Je suis né au creux d’un siècle épuisé, en même temps que parcouru de violentes pulsions adolescentes.

          Épuisé, le XX° siècle l’était d’abord parce qu’il se souvenait, et cherchait à panser les plaies de son Histoire, celles de ses révolutions.

           La première en date avait commencé en juillet 1789. La France d’alors était prospère et n’avait jamais connu pareille douceur de vivre. Quelques philosophes en profitèrent pour répandre partout des idées nouvelles. Le plus dangereux d’entre eux, Jean-Jacques Rousseau, prétendait que l’Homme est naturellement bon, et que c’est la société qui le pervertit.

          Ce qui était absurde : comme tous les animaux, l’être humain défend son territoire. Il est naturellement agressif, jaloux, dominateur, cupide.

          Calfeutré dans son cabinet, Jean-Jacques fit rêver la France à un Homme Nouveau, recouvrant grâce à l’acquisition de la liberté un état de nature perdu par la faute de l’oppression sociale.

           S’agiter pour protester contre un gouvernement incapable, c’eût été une révolte. Vouloir faire naître un Homme Nouveau, c’était une révolution.

 La Révolution française : créer l’Homme Nouveau

           Quand les États Généraux se transformèrent en Assemblée Nationale, ce n’était encore qu’une révolte, et qui commençait en fanfare. La noblesse libérale sentait que le maintien des privilèges féodaux était devenu un anachronisme insoutenable : la nuit du 4 août, elle en vota l’abolition.

          Louis XVI, qui n’avait pas réussi au début de son règne à entamer la forteresse des privilégiés, accepta finalement d’entériner ce fait accompli dans l’enthousiasme et les pleurs de joie : pour lui, comme pour les signataires du Serment du Jeu de Paume, comme pour la majorité du peuple français, la révolte était terminée cette nuit-là, et elle avait porté ses fruits. La France resterait prospère, tout en entrant, modernisée, dans le siècle nouveau.

           C’était sans compter sur une poignée d’extrémistes de gauche, menés par Robespierre. Eux ne se contentaient pas d’une révolte pacifique, qui laisserait intact le monde tel qu’il était. Ils voulaient en construire un autre, et pour cela il fallait d’abord détruire celui qui existait.

          Changer le monde ? Pas seulement : changer l’Homme.

           A quoi ressemblerait cette société autre, cet Homme autre ? Ils n’en avaient aucune idée précise. Leur programme tenait en trois mots, auxquels ils ne donnaient pas tous le même sens. Dont nul ne savait au juste ce qu’ils produiraient quand on passerait du discours à la réalité : liberté, égalité, fraternité.

          Ils décidèrent de tenter l’expérience en grandeur réelle, et la première puissance mondiale de l’époque fut le laboratoire de leur expérimentation. Devenue somnambule, la France se laissa envahir par la magie du rêve : « Pour que naisse l’Homme Nouveau, anéantissons l’Homme ancien ! ».

           On sait quel emploi fut fait des trois mots fétiches. Le général Turreau, criminel de guerre écrivant à la Convention : « Citoyens, la Vendée est purgée de ses brigands : hommes, femmes et enfants, j’ai tout brûlé d’une flamme purificatrice. Salut et fraternité ! »

          Ou Mme Roland montant à l’échafaud et s’exclamant : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Ou encore le joli surnom donné à la guillotine, le « rasoir égalitaire. »

          Détournement, perversion des mots d’un idéal de théoriciens confus.

           Résultat : environ la moitié du patrimoine architectural saccagé ou rasé, l’économie détruite, les élites décapitées, la famine en France et la guerre en Europe (1). Un retard industriel d’un siècle pris par rapport à l’Angleterre ou à l’Allemagne, jamais rattrapé depuis.

          Ce qui fut pervers, ce n’était pas la volonté d’adapter la France aux idées progressistes. Mais la contagion à tout un peuple ébahi d’un rêve, concocté par une petite minorité de gauchistes ambitieux, arrivistes, montés au pouvoir grâce à la faiblesse d’une royauté malade.

           Homme d’ordre, Napoléon remplaça le rêve par une dictature. Qui réalisa, pour la première fois dans l’Histoire, la saignée d’un pays : deux millions de jeunes gens fauchés sur les champs de bataille – mais quelle gloire !

          Le rêve de l’Homme Nouveau à la dérive sur un fleuve de sang.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

En juillet 1789, son pouvoir en France était immense. Il aurait suffit que l’épiscopat blâme publiquement les excès de 1791, s’unisse clairement contre 1793, que le pape condamne ex cathedra le principe même de la Révolution (l’Homme Nouveau), pour que leur voix pèse d’un poids considérable sur le cours des événements.

          Mais l’épiscopat français se tût, collabora ou émigra. Quant au le pape, il se surprit lui-même à bénir le sacre du dictateur. Ầ peine quelques évêques protestèrent-ils mollement, et ce sont des curés de campagne qui sauvèrent l’honneur de l’Église en prenant le maquis, au prix de leurs vies.

          Le silence de l’Église fit naître la première des Églises du silence.

           « Rien appris, rien oublié »

           Installés dans les fourgons des vainqueurs de Waterloo, les perdants de la Révolution revinrent restaurer l’ordre ancien. A bout de souffle, la France semblait alors avoir compris qu’on ne peut pas changer le monde : cela ne dura que le temps d’une génération.

          Intelligent et modéré, Louis XVIII avait réussi un semblant de réconciliation nationale : son imbécile de frère, Charles X, n’eût pas le même talent. N’ayant rien oublié, il n’avait surtout rien appris de la Révolution : la Restauration se fit flamboyante, ce qui redonna vie à une gauche qui n’était pas encore extrême.

          En 1830 elle plaça sur le trône de Louis XVI le fils de celui qui avait voté sa mort pour prendre la place. Et Victor Hugo, lucide, put mettre dans la bouche de Gavroche agonisant sur les barricades ces mots  : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ! »

           Il fallait que la bourgeoisie, grande gagnante des révolutions, fasse perdre aux Français le goût du rêve. Pour y parvenir elle proclama : « Enrichissez-vous ! » (2)

          Dans une France redevenue riche en 1870 , l’extrême gauche fit son retour avec une violence inouïe. Elle proposait une nouvelle modalité du rêve : les Hommes Nouveaux avaient le droit de se partager les biens de ceux qui possèdent, qu’il leur suffisait d’aller prendre par violence.

          Relégués à l’arrière-plan tactique, les mots d’ordre de 1789 firent place au pillage et au vol comme programme politique. Affolée, la jeune République se réfugia à Versailles, sous l’ombre de Louis XVI dont elle l’avait tiré de force en octobre 1789.

          Elle canonna les communards, puis les fusilla et exila les survivants au bagne de Nouméa.

           Ầ Versailles ! On revenait donc au point de départ – sauf que Thiers, suivant l’exemple de Robespierre, avait fait ce que Louis XVI refusa toujours : laisser massacrer des français par d’autres français.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

Elle sut vite oublier comment elle avait manqué de courage politique pendant les révolutions. Ayant failli à sa mission (3), elle se déclara infaillible au moment où la Commune incendiait Paris pour créer un autre monde que le nôtre.

           Mais le peuple français, lui, n’avait pas oublié l’héroïsme d’un bas-clergé qui était issu de ses rangs, et s’était toujours employé à panser tant bien que mal les plaies causées par le rêve des gauchistes mis en action .

          Surgit alors un phénomène nouveau : l’anticléricalisme d’une société revenue en masse à la religion.

           D’un côté, le peuple se souvenait de la collaboration du haut-clergé avec tous les pouvoirs en place, et du silence papal. Mais de l’autre, il reconnaissait la vertu du bas-clergé, qui lui prodiguait humblement les soutiens de la religion, charité en acte et espérance de l’au-delà.

          Les séminaires se remplirent, de nouveaux ordres religieux à vocation sociale furent fondés tandis que les anciens reprenaient vie. La défiance, et parfois la haine envers l’appareil ecclésiastique se mirent à faire bon ménage avec un renouveau catholique prodigieux, donnant aux premiers balbutiements de la laïcité à la française sa coloration si particulière.

           Symptôme révélateur : c’est en 1863 que Renan fit paraître sa Vie de Jésus. Il y décrivait un Jésus démaquillé des dogmes catholiques, totalement et profondément humain, tellement attachant que son livre fut le best-seller du XIX° siècle (4).

          Déçus par l’Église institutionnelle mais attachés aux belles figures de prêtres et de religieuses restés proches d’eux et de l’évangile, devenus anticléricaux croyants, les français continuaient à chercher à travers leur religion séculaire un monde meilleur que celui-ci.

          Je vois dans le succès de la Vie de Jésus de Renan le frémissement, vite éteint, d’un autre rêve possible que celui des anarchistes gauchistes de 1791 ou 1870.

           Je suis né dans un siècle qui se remettait à peine de ces convulsions : la recherche éperdue d’un changement radical, total, des paradigmes qui dirigent notre monde.

          Le XX° siècle saurait-il réussir à changer le monde, là où Robespierre et la Commune avaient échoué ?

                           M.B., 1° novembre 2011

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(1) Voyez le bilan dressé par René Sédillot, Le coût de la Révolution Française, Librairie Perrin.

(2) De la même façon que les Chinois feront oublier les rêves de Mao à la fin du XX° siècle.

(3) Entendons-nous bien : je ne porte pas de jugement pour savoir si l’Église a eu raison ou tort de ne pas prendre officiellement la tête de la contre-révolution. Je me contente de constater qu’elle a failli à ce qu’elle considérait alors, de son point de vue, comme sa mission.

(4) Deux millions d’exemplaires vendus de son vivant.

PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (II) Le désespoir

          Les révolutions françaises du XIX° siècle avaient fait naître un immense espoir : on changerait le monde, en changeant l’Homme (cliquez) .

          On commença par détruire deux des trois « ordres » féodaux, le premier-ordre ou clergé, le deuxième-ordre ou noblesse. Devenu tout alors qu’il n’était rien (1), le troisième-ordre ou Tiers-état s’engouffra dans l’ascenseur de la Révolution. Puis l’Empire et les Restaurations mirent fin au rêve : on revint pratiquement à la case départ.

          Était-il donc impossible de changer le monde ?

 I. Changer les sociétés ?

           Se produisit alors un bouleversement inattendu, la naissance du capitalisme industriel. L’ex Tiers-état se fractura en deux : d’un côté les patrons, qui investissaient leurs capitaux, et de l’autre les ouvriers qui les faisaient fructifier par leur travail.

          Pour rendre compte de cette mutation, Karl Marx inventa la notion de classes sociales. Son projet révolutionnaire n’était plus focalisé d’abord sur la création d’un Homme Nouveau, mais d’une société nouvelle. L’Homme valant ce que vaut son travail, la classe ouvrière était appelée à prendre le pouvoir en anéantissant la classe possédante.

           Les révolutions du XIX° siècle avaient voulu réhabiliter l’individu par des slogans inspirés du christianisme (cliquez) . Pour celles du XX° siècle l’individu n’était rien, qu’un atome du corps social. On les appela totalitaires, parce qu’elles s’emparaient de la totalité des individus pour les chauffer jusqu’à ce qu’ils fondent, et se fondent dans la masse. Elles ne laissaient aucune place aux inquiétudes morales, spirituelles ou métaphysiques sur la vie, la mort, la rencontre d’une transcendance.

            La naissance, la dictature puis l’écroulement de l’idéologie communiste ont parcouru le XX° siècle, avec son reflet exact, inversé comme dans un miroir, l’idéologie fasciste.

          Deux rêves messianiques et apocalyptiques, de nature identique (cliquez) .

          En principe vaincus par la chute d’un blockhaus puis d’un mur, ces formes du totalitarisme n’ont cessé de ressurgir. Entre autres dans la Révolution Culturelle chinoise ou chez les Khmers rouges, épisodes tragiques qui associèrent explicitement le projet de créer en même temps un Homme Nouveau, et une société nouvelle.

           Toutes les pistes révolutionnaires avaient été explorées, pour s’écrouler en ne laissant derrière elles que ruines et cadavres. Faute d’alternative, le capitalisme triompha jusqu’à vaciller à son tour dans la crise issue des subprimes, qui semble nous mener aujourd’hui dans le mur.

           Lucide, la jeunesse perçut dès le début la profondeur de cet échec planétaire. Elle ne se résignait pas et réclama un autre monde : « This world is over », ce monde-là est fini. Ce furent les vagues successives des mouvements altermondialistes, depuis les Hippies (1968) jusqu’aux Indignés (2011) : on criait dans la rue, puis les voix s’enrouaient de fatigue. Les protestataires finissaient par se soumettre, rentraient dans le système qu’ils retrouvaient inchangé, identique à lui-même.

          Les plus convaincus, les plus généreux tombèrent dans le désespoir : drogue, alcool, violence, terrorisme. Avec le suicide comme arme ultime.

           Dans ce monde qui pourrissait sur pied, il existait pourtant une institution dont le prestige et les moyens étaient encore intacts au milieu du XX° siècle. L’Église catholique aurait pu offrir une alternative aux révolutions manquées, une perspective aux idéaux trahis, une issue aux impasses mortifères : elle finit par reconnaître qu’un monde nouveau était en train de naître (2). Mais ce fut pour rendre les armes devant le capitalisme triomphant, en établissant des digues de protection devant la montée du socialo-communisme égalitaire (3).

          Ce compromis entre réalité et idéal (supposé évangélique) était-il viable ?

          Pouvait-on en même temps accepter le monde tel qu’il est, et chercher à le changer sans rompre totalement avec lui ?

          La « doctrine sociale chrétienne » n’a jamais été appliquée nulle part. L’Église affichait sa « préférence pour les pauvres », mais ne faisait pas pour elle-même le choix de la pauvreté. Quand elle ne se rangeait pas du côté des puissants et des riches, elle assistait en spectatrice à l’étouffement des protestataires, drapée dans un silence assourdissant (4).

          Les indignés de tous bords comprirent vite qu’ils n’avaient plus rien à attendre d’elle.

           Après la terre, le ciel était désormais vide.

          Et dans ce vide, le monde continuait à tourner, inexorable.

 II. Changer la morale ?

           Commercialisée aux USA en 1966, en France en juin 1967, la pilule contraceptive fut pour le XX° siècle un événement aussi marquant que la révolution industrielle du XIX°.

          Elle a rendu possible la révolution des mœurs, l’irruption du plaisir pour lui-même.

           Entre mai 1968 et l’apparition du Sida en 1982, ce fut une explosion libertaire sans limites. Emmenée par de grands écrivains (Nabokov aux USA, Gide et sa postérité (5) en France), la société occidentale dépénalisa les homosexualités et proclama le droit universel à la liberté sexuelle, quel que soit l’âge. Bref moment d’ivresse, vite tempérée par l’apparition de l’exploitation commerciale des plus faibles livrés aux fantasmes de malades sexuels.

          La diffusion galopante d’un minuscule rétrovirus mit fin au règne du plaisir illimité.

          On légiféra contre les excès de la liberté, on revint au moralement correct, mais le mal était fait : le plaisir avait acquis droit de cité. Un monde nouveau venait de naître.

           Dans cette époque troublée, l’Église catholique aurait pu utiliser son audience pour proposer la réintégration du plaisir dans l’amour. Pour montrer comment l’un et l’autre, quand ils ne sont pas dissociés, sont l’une des voies ordinaires qui mènent à l’expérience directe de la transcendance.

          Au lieu de cela elle tourna le dos au monde nouveau qui se cherchait, s’enferma dans le refus et la condamnation.

           Perdant définitivement la confiance des jeunes, et le peu de crédit qui lui restait. Ils se retrouvèrent seuls pour gérer leurs vies affectives, sans conseils, sans repères, sans horizons.

          Heureusement pour eux et pour nous, l’amour est à lui-même son propre horizon.

           L’effacement des Églises du champ de la conscience morale accompagnait la maturité du Nouveau Monde : un monde décidé à « s’en sortir tout seul », sans maîtres ni horizon transcendant, en même temps qu’il était effrayé par la disparition des guides et des porteurs d’idéaux traditionnels.

          N’apercevant rien, ni personne, capable de remplir ce vide qu’il préférait ignorer ou éviter du regard, tant il est angoissant. Mais vers lequel il marchait les yeux fermés.

 III. Une nouvelle spiritualité ?

           Pendant 17 siècles, ce sont les Églises chrétiennes qui ont eu le monopole de la transcendance, et des moyens d’en faire l’expérience.

          Prisonnier de son héritage juif, le christianisme évangélisa les peuples à coup de liturgies et de prières vocales. « As-tu dit ta prière ? » : prier, c’était réciter des formules.

          Même les moines, fers de lance de l’évangélisation, se voyaient fixer par leur Règle un objectif quantitatif : plus on marmonnait de psaumes, mieux on se rapprochait de Dieu (cliquez) .

            Il y avait eu pourtant en Orient des Maîtres pour enseigner l’Hésychia, en Occident d’autres qui parlaient d’Oraison, ces deux formes de la prière silencieuse. Mais ils ne franchissaient pas le cercle des initiés, et surtout aucun n’expliquait de façon simple, claire et efficace comment parvenir au silence intérieur, porte d’entrée de la rencontre avec la transcendance.

          L’Occident se tourna alors vers l’hindo-bouddhisme, pour découvrir que tout y était dit et expliqué de façon lumineuse, dans un contexte anthropologique et cosmologique totalement différent du christianisme. Et infiniment plus cohérent avec l’expérience, la raison et la science.

          L’Église, seule à posséder la vérité, ignora splendidement ce champ de l’expérience spirituelle. Les meilleurs de ses fils se détournèrent d’elle pour aller défricher, chez les Maîtres orientaux, les chemins de la rencontre avec l’Ineffable dans le silence de l’esprit et des passions.

           Trois fois orphelin de son passé (socialement, moralement, spirituellement), l’Occident n’a pas aujourd’hui d’autre choix que de prendre ses destinées en mains, seul face à un avenir qu’il n’a plus les moyens de comprendre ni d’imaginer.

          Debout aux frontières des ténèbres, ses veilleurs ne voient-ils rien venir ?

                          M.B., 7 novembre 2011

                                        (à suivre – cliquez )

 (1) Qu’est-ce que le Tiers-état ? Rien. Que doit-il être ? Tout. C’est le titre d’une brochure de Sieyès qui accompagna le début de la Révolution française.

(2) Encyclique Rerum Novarum (« Un monde nouveau »), 1891.

(3) Après Rerum Novarum, Quadragesimo Anno (Pie XI, 1931), Mater et Magistra (Jean XXIII, 1961) et Centesimus Annus (Jean-Paul II, 1991) marquent les tâtonnements successifs du magistère catholique dans le domaine social, pendant un siècle.

(4) Quand elle ne les condamnait pas s’ils étaient d’inspiration chrétienne, comme la « Théologie de la libération » en Amérique latine.

(5) Au hasard et sans ordre : Radiguet, Bataille, Genêt, Pauvert, Guillotat, Matzneff, Duvert, les surréalistes…

PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (III) Les Veilleurs de l’Aube

  Cet article prolonge les deux précédents.

           Je suis né au creux d’un siècle épuisé, en même temps que parcouru de violentes pulsions adolescentes.

          Des révolutions successives (qui voulaient changer le monde en changeant l’Homme) avaient toutes échoué, provoquant à la fois le désespoir et des poussées anarchiques d’altermondialisme. L’effacement du christianisme laissait le ciel vide, la planète livrée au sectarisme et à la violence. Le XX° siècle finissant trahissait les espoirs mis dans le progrès, et s’enfonçait dans la nuit (cliquez) .

           Il y a pourtant eu, dans le passé, des hommes qui ont réussi à changer le monde : revenons sur trois d’entre eux, les plus connus.

 Trois veilleurs de l’aube

           Au V° siècle avant J.C. l’Inde du nord était relativement prospère, la société, la morale n’étaient pas remises en question.

          Pourtant la vallée du Gange était agitée par un bouillonnement de recherches philosophiques et religieuses qui trahissait une inquiétude profonde : la religion védique traditionnelle suffisait-elle à expliquer la destinée de l’Homme dans l’univers, et à assurer son salut ? On ne cherchait pas à changer le monde. Mais on savait qu’il ne se limite pas aux apparences que nous voyons, et on voulait savoir comment les transcender.

           Le Bouddha Siddhârta répondit par son choix de vie – abandonner le luxe d’un palais pour devenir prédicateur mendiant itinérant – et par un enseignement entièrement centré sur la méditation.

          Il l’inscrivait dans une conception de l’être humain et de l’univers unifiée autour cette pratique exigeante du contrôle des pensées. Rejetant les dieux, les sacrifices, les liturgies, il montrait que la méditation change l’Homme parce qu’elle le réunifie avec lui-même, avec le cosmos, et avec tout ce qui vit : sa première conséquence, la compassion universelle, remplaçait tout programme social ou politique en les rendant dérisoires.

           Au I° siècle après J.C., la Palestine était saisie d’une « folie prérévolutionnaire » (1). L’injustice était partout, la morale juive traditionnelle attaquée par les mœurs gréco-romaines, le pays en révolte permanente et larvée contre l’occupant. Le nazôréen Jésus répondit par son choix de vie – abandonner sa position sociale pour devenir prédicateur mendiant itinérant – et par un enseignement centré sur la transformation de l’individu. Il prolongeait les prophètes ses devanciers en remplaçant le Dieu juge lointain et terrifiant du judaïsme par un père proche et aimant, la Loi de Moïse par une « loi du cœur », l’intolérance monothéiste par une ouverture à toute personne rencontrée en chemin.

           Son anticléricalisme déclaré le rendit populaire auprès des foules. Mais quand il refusa de se ranger du côté des terroristes zélotes, de dénoncer les tares de la société juive comme l’avait fait Jean Baptiste. Quand il esquissa les premiers contours de la laïcité et de la non-violence active, quand il rendit aux femmes leur dignité et aux enfants leur place (la première !), quand il fit du libre-arbitre le juge de la Loi, quand enfin il fit comprendre que seule une nouvelle forme de relation à Dieu pouvait changer l’Homme et le monde, tous l’abandonnèrent et il fut tué (2).

           Au début du XX° siècle l’Inde devenue misérable était brutalement exploitée par l’Angleterre, la société divisée en castes et en religions qui s’ignoraient ou se haïssaient, la violence partout présente.

          Gandhi répondit par son choix de vie – abandonner le confort de sa profession pour devenir pauvre avec les pauvres, travailler comme eux de ses mains. Prêcher la non-violence (ahimsa) et la réconciliation entre castes, entre religions. Par le jeûne, il fit plier l’Angleterre mais ne parvint pas à réconcilier musulmans et hindouistes : s’il n’avait pas été tué, il en serait mort de tristesse.

 De l’aube au crépuscule

 

          Pour changer le monde, chacun de ces trois veilleurs de l’aube proposait d’abord de changer l’Homme. Tout comme les révolutionnaires (cliquez) , mais de façon totalement différente : chacun avait une vision de l’Homme qui découlait d’une perception de sa nature transcendante.

          Chacun a voulu hausser l’Homme au-dessus de lui-même, supprimer les barrières qui opposent l’homme à l’homme, l’homme à la femme (3). Aucun n’a songé à fonder une Église qui lui survivrait (4), aucun n’a voulu avoir une action purement politique : le refus de l’engagement politique est clair chez Siddhârta et Jésus, et Gandhi a très vite délégué à Nehru la partie proprement politique de son action, pour se concentrer sur l’essentiel à ses yeux : rendre son âme à l’Inde.

           Mais le ressort le plus puissant de leur action réside dans leur choix de vie : chacun a volontairement abandonné la sécurité de sa position sociale, pour choisir les hasards de la mendicité, de l’itinérance, devenant pauvre parmi les plus pauvres.

          Ils ont donc d’abord fait le don de leur vie, ils l’ont offerte comme premier enseignement, jusqu’à affronter lucidement l’éventualité d’une mort violente.

           E = MC2 : en s’offrant à la désintégration de leur personne, chacun a libéré une énergie qui a transformé le monde.

           Ou du moins, qui aurait pu le transformer : car Jésus n’a pas pu éviter la naissance du christianisme impérialiste, Gandhi n’a pas pu éviter la partition de l’Inde et la permanence des castes. Et si le bouddhisme n’a jamais été invoqué pour justifier des guerres, Siddhârta n’a pas pu éradiquer d’Asie la violence, pour la remplacer par la compassion.

           Mais la mémoire de ces veilleurs de l’aube, ainsi que leur enseignement, restent aujourd’hui la seule fenêtre ouverte dans notre monde-prison, la seule lumière dans sa nuit, le seul espoir dans sa désespérance crépusculaire.

           La question que ses disciples posaient à Jésus reste d’actualité : « Maître, à qui irions-nous ? » L’expérience du passé montre que le monde ne peut changer que si des hommes ou des femmes se lèvent, acceptent de donner leur vie plutôt que de promouvoir leur carrière personnelle, ont une vision transcendante de l’Homme et de sa destinée avant de publier un programme économique ou politique de plus.

           L’expérience montre qu’on va dans le mur quand on se confie à ceux qui ne sont que des politiciens ou des économistes.

           Il paraît que c’est l’enseignement de quelques papes récents. Je dis « il paraît », parce que s’ils l’ont enseigné, personne ne les a entendu. Et pourquoi ? Parce que l’Église catholique, contrairement à son fondateur présumé, n’a pas fait (pour ses prélats, ses prêtres et ses moines) le choix de la vraie pauvreté, qui est l’incertitude du lendemain.

           Nous allons donc devoir continuer de confier nos vies et nos destinées à des politiciens, à des économistes qui sont tout, sauf des Éveillés (6). Il n’y a, pour chacun de nous, de salut et d’aube attendue que dans une démarche personnelle, individuelle faute de mieux.

           Siddhârta distinguait deux sortes de Bouddhas : ceux qui enseignent, et ont une audience : ce fut son cas, celui de Jésus et de Gandhi. Et les praçekha bouddhas, les Éveillés silencieux, dont personne ne parle, ignorés de tous mais répandant secrètement autour d’eux la lumière de l’Éveil qu’ils cherchent ou ont vécu dans le secret.

           Ce sont les « justes » de la tradition juive. Ceux qui font que ce monde n’a pas explosé.

           Pas encore.

                                                    M.B., 13 nov. 2011

  Sur cette question, voyez un article postérieur : cliquez

 (1) Comme le dit Flavius Josèphe.

(2) Tout ceci est raconté Dans le silence des oliviers.

(3) D’abord opposé à la création d’une branche féminine de son ordre monastique, Siddhârta finit par y consentir et s’en réjouit à la fin de sa vie.

(4) Le Mahâparinibbanâsuttra rapporte les dernières consignes de Siddhârta sur la direction et l’organisation de son ordre monastique : il refuse de désigner son successeur, et rappelle à Ananda que chaque moine doit être « une île à lui-même ».

(5) En pali/sanskrit, Bouddha signifie « qui a vécu l’Éveil ».

LE CHRISTIANISME, MYTHES ET RÉALITÉ (Conférence au  »Printemps du Verseau »)

          La personne de Jésus fut à l’origine de la chrétienté occidentale et de sa domination mondiale pendant 17 siècles. Le déclin de ce système à la fois idéologique et politique s’est accéléré au cours du XX° siècle. Quel enseignement peut-on en tirer, dans un Occident qui vit sa plus grave crise d’identité depuis les invasions barbares des IV° et V° siècle ?

           Pour répondre à cette question j’ai choisi de balayer large et d’être bref, laissant la place à un échange qui permettra de préciser et d’approfondir.

 I. Comment peut-on savoir qui était Jésus ?

           Jusqu’à une époque récente, le fondateur présumé du christianisme n’était connu que sous le nom de « Jésus-Christ » ou « le Christ ».

          On sait maintenant que cette appellation est née en Syrie, autour de Paul de Tarse, un peu avant l’an 45. Jusque là Jésus, mort en avril 30, était appelé par son nom, « Ieshua fils de Joseph ». La rapide transformation de Jésus en « Christ » marque la première étape de sa métamorphose en Dieu, accomplie dans les Églises fondées par Paul puis par le dernier rédacteur de l’Évangile dit « selon St Jean ». Parachevée entre l’an 90 et 100, cette divinisation de Jésus, gravée dans le Nouveau Testament, est devenue le socle inamovible du christianisme.

           Peut-on retrouver le visage de Jésus derrière l’icône sacralisée du Christ ? Impensable à l’époque de la chrétienté triomphante, cette entreprise a été amorcée au XIX° siècle par des chercheurs protestants, auxquels se sont joints ensuite des catholiques et des juifs. Leur labeur immense, pluridisciplinaire, a produit des fruits aujourd’hui incontestés.

           Ils ont d’abord mis au point une méthode, l’exégèse historico-critique, à l’aide d’une boite à outils : papyrologie, épigraphie, linguistique, analyse comparée des textes, de leur forme littéraire, de l’histoire de leur rédaction et de leurs sources. Le tout replacé dans le contexte historique qui a vu émerger chacun de ces textes.

          Au début, il y a donc eu des recueils de « paroles de Jésus », comme cet Évangile de Thomas découvert en 1945 à Nag Hammadi et qui contient 114 courts paragraphes, regroupés sans aucun ordre. Ces recueils ont d’abord circulé de communauté en communauté, et très vite le besoin s’est fait sentir d’insérer ces paroles, et quelques événements marquants de la vie de Jésus, dans un récit organisé d’allure chronologique. Ce sera l’évangile selon Marc, qui apparaît avant l’an 70 – date charnière, la destruction du Temple de Jérusalem. Il débute par la rencontre entre Jean-Baptiste et Jésus au Jourdain, et se termine avec sa mise au tombeau au soir du 7 avril 30.

           Après l’an 70, on a rajouté à ce texte un récit de la découverte du tombeau vide et des apparitions du crucifié, l’annonce faite par Jésus de la destruction du Temple, et quelques phrases qui tiennent compte de sa divinisation, dont l’idée commençait à s’imposer.

          L’évangile selon Marc a connu un vif succès, qui a provoqué une inflation galopante d’entreprises similaires : environ 50 à 60 évangiles et Actes apocryphes, dans lesquels les imaginations délirantes des conteurs orientaux brodaient à l’envie sur le « mythe Jésus » en train de se former.

           En plus de Marc, deux de ces évangiles ont été retenus par l’Église : celui de Matthieu, écrit sans doute en Judée et d’abord en araméen. Puis celui de Luc, écrit en Syrie et en grec. Chacun d’eux s’inspire de l’évangile de Marc et y ajoute sa touche personnelle. Mais comme c’était la coutume dans l’antiquité, il fallait que la vie du héros commence par une enfance merveilleuse : on a donc inventé le récit de la naissance miraculeuse et des premiers pas de l’enfant Jésus, ce sont les chapitres 1 et 2 de Matthieu et Luc, le folklore de nos Noëls d’antan.

 II. L’ombre du « disciple bien-aimé »

           Une génération plus tard, apparaît en Asie Mineure un quatrième évangile, attribué à l’apôtre Jean. Sa version finale est fixée tardivement, vers l’an 100. C’est dans cet évangile que Jésus est le plus clairement divinisé, et c’est pourquoi il ne sera guère cité comme autorité avant la fin du II° siècle.

          Mes recherches m’ont conduit à retrouver, à l’intérieur de ce IV° évangile, l’écrit d’un disciple de Jésus dont l’existence a été soigneusement gommée de la mémoire chrétienne : le « disciple que Jésus aimait », un treizième apôtre donc, dont le témoignage visuel se trouve noyé dans le texte que nous connaissons. C’est le seul récit de première main que nous possédions de la part d’un témoin oculaire des événements qu’il raconte. Contrairement au souvenir de son auteur il n’a pas été supprimé, mais enrobé dans le texte final du IV° évangile.

          Mes lecteurs connaissent ce personnage, sur lequel j’ai même écrit un roman, Le secret du 13° apôtre (cliquez). Ensuite, j’ai tenté d’extraire son témoignage du texte du IV° évangile, entreprise délicate mais féconde puisqu’elle décrit Jésus avant sa transformation en Christ. Ces travaux ont peu de chance d’être portés à la connaissance du grand public : pourquoi ?

 III. Le mythe et la réalité

           Parce que très vite, la personne de Jésus a donné naissance à un mythe, qui est à l’origine du christianisme et de notre civilisation.

          Un mythe, c’est un récit qui a pour ambition de répondre aux grandes questions que chacun se pose, depuis les origines de l’humanité. D’où venons-nous, où allons-nous ? Mais surtout, quelle est la signification de la mort inéluctable ? Met-elle un terme final à la vie ? Et sinon, quelles perspectives ouvre-t-elle ?

           Au 1° siècle de notre ère, le plus célèbre de ces mythes était celui d’Orphée. Orphée affronte la mort par amour pour Eurydice, il descend aux enfers et en ressort triomphant. C’est une résurrection, que connaît aussi Mithra, l’autre mythe populaire de l’époque. Mithra affronte le taureau, le tue, se purifie dans son sang et vit ensuite pour l’éternité. Le culte de Mithra, véhiculé par les légionnaires romains, comportait un rite très proche de l’eucharistie chrétienne, au point que certains y ont vu l’origine païenne de ce sacrement.

           La grande question était donc l’interrogation sur la mort. C’est un penseur génial, Paul de Tarse, qui va dès ses premières lettres théoriser l’idée chrétienne de résurrection. Écrites autour de l’an 50, ses Épîtres aux Thessaloniciens affirment que la mort a été vaincue, puisque Jésus est ressuscité des morts 36 heures après avoir été mis au tombeau.

          Le judaïsme populaire, pharisien, enseignait qu’une résurrection des morts aurait effectivement lieu mais à la fin du monde, lors du « grand jour » conçu comme une seconde création où chacun serait recréé pour ne jamais plus mourir, comme Adam avant sa chute du Paradis. Mais l’idée d’une résurrection immédiate, d’une vie après la mort sans attendre la fin du monde, cette idée-là était étrangère au judaïsme. Elle va connaître un succès foudroyant, parce qu’elle répondait (comme les mythes d’Orphée et de Mithra) aux angoisses et aux aspirations de l’époque.

          Le raisonnement de Paul est simple : « Chacun de vous ressuscitera, puisque Jésus est ressuscité le premier. » Et ce sont ses disciples qui concluront : « Si Jésus est ressuscité, c’est parce qu’il était Dieu : seul Dieu peut se ressusciter lui-même ».

          Lancée par Paul, l’idée de résurrection (et donc de divinisation de l’Homme, cliquez) va faire son chemin, mais il faudra attendre le IV° siècle pour que la divinité de Jésus soit formellement définie au concile de Nicée, dans un texte qui est à l’origine du Credo des chrétiens.

          Non sans réticences d’ailleurs, dont la plus connue est l’arianisme, sauvagement combattu par l’Église devenue majoritaire dans l’Empire. L’exégèse historico-critique était inconnue d’Arius : elle montre qu’il avait vu juste, que jamais Jésus n’a prétendu être de nature divine, chose impensable pour un juif. Elle montre aussi comment, peu à peu, sa divinisation s’est imposée à partir de quelques courts passages des évangiles en même temps que des écrits attribués à Paul.

 IV. Pourquoi le mythe chrétien s’est-il imposé ?

           Le succès du christianisme fut rapide, puisqu’en l’an 381 il devint religion officielle de l’Empire. Depuis lors, le sabre et le goupillon ont été tenus dans la même main, celle du pouvoir politique. Plus tard le théologien de Charlemagne, Alcuin, a mis au point la notion du monarque de droit divin, partout en vigueur jusqu’à la Révolution française. Comment en est-on venu là ?

          Jésus s’était dressé contre l’Église de son temps, le pouvoir des dignitaires pharisiens et sadducéens de Jérusalem. Mais il a refusé d’adopter l’attitude violente prônée à leur égard par les activistes zélotes, de s’associer à leur rêve d’un coup de main armé sur le Temple pour le purifier des collaborateurs juifs. Il est le tout premier à avoir enseigné, et mis en pratique, ce qu’on appellera après Gandhi la non-violence active. Ce faisant, il a aussi été le premier à défendre la séparation des pouvoirs religieux et civil, que nous appelons aujourd’hui la laïcité.

          Ce double choix, inédit à son époque, lui vaudra d’être considéré comme un allumeur sans feu par ses disciples, qui le trahiront parce qu’ils ne comprenaient pas son refus de s’engager dans le combat politique et sa violence.

           Sur ce point essentiel, c’est encore Paul de Tarse qui a amorcé le virage décisif : « ceux qui exercent l’autorité, écrit-il, la tiennent de Dieu ». Les chrétiens doivent donc leur être soumis en tout, sauf en leur conscience. Les esclaves serviront leurs maîtres sans se rebeller, ce qui ne les empêchera pas d’être chrétiens au fond du cœur.

          Paul a ainsi permis au christianisme de s’intégrer dans la société civile telle qu’elle était, d’en assumer toutes les tares et les injustices – que nous appelons aujourd’hui des violations des Droits de l’Homme. Ce faisant, il a tourné le dos à l’enseignement de Jésus.

          Mais l’intégration des chrétiens dans leurs sociétés respectives a eu une conséquence qu’il ne pouvait imaginer : plus tard, des évêques de Gaule et d’Italie vont utiliser leur pouvoir pour tenter de christianiser ces sociétés, qui étaient d’ailleurs en décomposition. Ils les ont fait évoluer vers ce qui deviendra la chrétienté, acceptation de la Cité des hommes telle qu’elle est, avec ses tares, afin d’essayer de la transformer vaille que vaille en Cité de Dieu.

           Pourtant, Jésus n’avait jamais dit qu’il acceptait notre monde tel qu’il est, et qu’il souhaitait le faire évoluer. Il a dit, avec force, que pour lui ce monde était fini, qu’il était arrivé à son terme et qu’il en proposait un autre, totalement différent, fondé sur d’autres valeurs.

          Un autre monde, un Royaume bâti autrement que ceux qu’il avait sous les yeux.

          Initiateur de la non-violence et de la laïcité, Jésus a donc été le tout premier des altermondialistes. Déjà de son vivant, il n’a pas été compris : quand il parlait devant eux de « Royaume de Dieu », les disciples qui l’entouraient entendaient « pouvoir au nom de Dieu » – ce qui n’est pas la même chose.

          Le mythe chrétien s’est imposé parce qu’il s’est révélé compatible avec le pouvoir des sociétés de domination, d’exclusions réciproques et de règne de l’argent. Les chrétiens ont prétendu transformer ces sociétés de l’intérieur, sans sortir de leur cadre : ils se sont coulés dedans. Le résultat, nous le voyons dans l’Histoire comme dans l’actualité la plus récente.

          Tandis que Jésus, lui, rêvait à une autre société, par le renversement total des valeurs qui dirigent ce monde.

 V. Posséder : la richesse et le partage

           Contrairement aux prophètes juifs ses devanciers, il n’a pas dénoncé les excès du capitalisme sauvage qui régnait à son époque, il semble même s’en être accommodé. Il fait l’éloge de ceux qui gèrent bien leur fortune ou leur carrière. Il ne s’élève pas non plus contre la pratique de l’esclavage, ne dénonce pas la politique de collaboration des roitelets juifs avec l’occupant. Car c’est par son choix de vie, plus que par ses déclarations, qu’il a rejeté l’argent et le pouvoir qui l’accompagne. Il a abandonné le cocon d’une famille relativement aisée, son métier, sa position de petit notable local, pour se lancer sur des chemins de hasard et vivre d’aumônes, ne possédant pas même une pierre sur laquelle poser sa tête. Il a tourné le dos à une société dans laquelle il était non seulement solidement établi, mais reconnu et respecté.

          Et à chaque fois que l’occasion se présentait, il a invité ses amis – il les a amicalement obligés – à partager leur richesse avec plus pauvres qu’eux.

           Sa décision de tourner le dos à la société a été individuelle, elle n’engageait que lui et ceux qui choisissaient de le suivre. Mais elle s’accompagnait d’un appel constant au partage, soit par des actes (la distribution des pains), soit par des injonctions (la rencontre avec Zachée). (Voyez Dans le silence des oliviers)

          S’était-il déjà rendu compte que tout programme de partage et de justice sociale, s’il est proposé à une société plurielle et libérale, est voué à l’échec ? Il n’a pas écrit un manifeste, comme les socialistes du XIX° siècle. Son manifeste, c’était sa façon de vivre, la rupture totale qu’il a choisi d’adopter. C’était le mode de vie d’un individu, qui a cru pouvoir faire naître un autre monde en commençant par vivre lui-même autrement.

          Sa vie est une parabole muette, mais éloquente.

           Logique avec lui-même, il n’a créé aucune structure, religieuse, politique ou sociale, destinée à promouvoir ou à mettre en œuvre son message.

          C’est seuls contre tous que les prophètes ses devanciers avaient affronté les lourdeurs de leurs sociétés : comme eux, il a choisi l’action individuelle, la force significative des gestes symboliques. Il a fait confiance à la puissance d’une contagion de proche en proche, par l’exemple : « Comme j’ai fait pour vous, faites aussi pour les autres. »

           Pendant les toutes premières années du christianisme, à Jérusalem les apôtres ont tenté de suivre cet exemple. Consigne fut donnée à chacun des nouveaux convertis de renoncer à tous leurs biens : mais c’était pour les déposer aux pieds des apôtres, qui en disposaient à leur gré. Sans parler des dissimulations de patrimoine, ce système s’est révélé être un fiasco si total que Paul a été obligé d’organiser une collecte dans tout l’Empire, pour venir en aide à l’Église de Jérusalem sinistrée.

          S’ils avaient médité cette toute première expérience de communisme, ceux qui se sont réclamés de Karl Marx pour imposer un système, qui profitait surtout aux dirigeants du Parti, nous auraient épargné bien des souffrances.

          L’Église catholique a retenu la leçon : dans les siècles suivants elle s’est fort bien accommodée des richesses de ce monde, dont elle a su profiter, laissant à quelques religieux le soin d’en distribuer les miettes aux pauvres.

 VI. Mort de l’utopie ?

           Vous comprenez pourquoi la redécouverte du prophète galiléen et de son enseignement par le geste et la parole a peu de chances de transformer le christianisme tel qu’il a évolué jusqu’à nous, et nos sociétés telles qu’elles sont.

          Non-violence, laïcité, altermondialisme, le partage comme règle de justice… ces enseignements, et d’autres encore comme le statut des femmes ou la place des enfants, ont été longtemps recouverts par le manteau flamboyant du mythe chrétien.

          Certes, ces semences n’ont pas disparu. Aujourd’hui elles poussent douloureusement, timidement dans les Églises chrétiennes mais surtout dans un monde sur lequel ces dernières ont perdu tout pouvoir d’entraînement. Longtemps, elles avaient détenu le monopole de la vérité sur l’Homme et sa destinée : c’est désormais sans elles, et parfois contre elles, que l’utopie altermondialiste proposée par Jésus s’affronte aux lourdeurs des réalités sociopolitiques.

           Le mouvement altermondialiste est aujourd’hui porté par les peuples, contre leurs dirigeants. S’il reprend à son compte certaines intuitions du fils de Joseph, il ne partage pas sa vision de l’être humain et de sa destinée, enracinée dans une certaine conception du « prochain », accompagnée d’une compassion sans limite, universelle.

           Dans le chaos qui s’annonce, la voix du prophète galiléen a-t-elle encore une chance de se faire entendre ?

                                                M.B., 21 nov. 2011

ILS ONT DIT… « CIVILISATIONS » ? ?

          Toujours soucieux de nous divertir, nos politiciens professionnels nous ont offert récemment une séance de cirque.

          Faute de panem, du circenses (1).

          L’attraction du jour était le mot « civilisations » – au pluriel, car il s’agissait de savoir laquelle l’emporterait sur les autres.

          Revêtues de paillettes, les Lumières et le nazisme furent donc lâchés sur la piste au seul profit du spectacle. Faut-il se hasarder dans cette foire ? Ce sera pour poser deux questions :

           1- Ầ quoi reconnaît-on une civilisation ?

          2- Comment peut-on la juger, et donc la placer avant – ou après – d’autres civilisations ?

 I. COMMENT (re)CONNAÎTRE UNE CIVILISATION ?

           Voilà le genre de question qu’affectionnent les français, grands amateurs d’idées générales planant dans le ciel des idéologies. Revenons sur terre.

 1- Une civilisation laisse des traces.

           Deux sortes de traces survivent à l’usure du temps : les objets & monuments, et les textes.

 -a- Des objets et des monuments : Ils témoignent d’une grandeur passée, mais ne parlent pas d’eux-mêmes.

          Exemple : au 19° siècle, on découvre entre le Mexique et l’Amérique centrale des vestiges considérables de la civilisation Maya : pyramides, restes de cités englouties dans la forêt vierge… On devine qu’il y a eu là une immense civilisation, mais personne n’en peut rien dire faute de textes. C’est tout récemment qu’un patient travail a permis de déchiffrer les glyphes mayas, écriture complexe gravée sur les monuments. Le travail de lecture est en cours : il permettra de donner son visage et sa voix à cette civilisation, jusque-là muette.

           Pour les Celtes, c’est à désespérer : les magnifiques objets découverts dans leurs tombes ne sont accompagnés d’aucun texte. Civilisation ? Certainement, mais comment l’apprécier ou la comparer à d’autres ?

           -b- Des textes sont donc indispensables pour connaître une civilisation. Ầ condition d’en comprendre le sens, pour les confronter à ses autres traces, puis aux civilisations voisines dans le temps et dans l’espace.

         Mais les textes ne font pas que témoigner d’une civilisation.

 2- Les textes fondent une civilisation

           Une civilisation se développe à partir d’un ou plusieurs textes fondateurs.

          Exemples : la conquête arabe foudroyante du bassin méditerranéen, entre la fin du VII° et le milieu du VIII° siècle, aurait pu n’être qu’une série de razzias réussies. Les armées arabes conquérantes se transforment en civilisation musulmane conquérante dès lors qu’apparaît un texte, le Coran.

          De même, le christianisme ne pourra naître que lorsqu’il disposera d’abord des lettres de Paul de Tarse (écrites entre l’an 50 et 62), puis des Évangiles (mis par écrit un peu avant l’an 70 et jusqu’en l’an 100).

           Pas de civilisation sans texte fondateur, qui lui sert à la fois de référence identitaire et de centre de ralliement des masses populaires.

 3- Les civilisations écrivent leurs textes fondateurs

           C’est vrai du christianisme : la personne de Jésus va être utilisée pour inventer une nouvelle religion, qui trahit en partie son message originel et totalement sa personne.

          Vrai aussi de l’islam : à partir du début du VIII° siècle, les Hadîths et la Sîra (cliquez) vont inventer un personnage, Muhammad, à partir d’un chef de guerre dont on sait finalement peu de choses. Dans ce cas, il est plus difficile d’apprécier comment et jusqu’où son message originel a été déformé par l’islam.

          Vrai du bouddhisme : l’enseignement de Siddhârta n’a pu devenir civilisation qu’en évoluant vers une forme de religion cultuelle qu’il avait justement eu pour intention de supprimer.

           Un texte fonde une civilisation quand un courant de pensée manifeste sa volonté de pouvoir en l’écrivant.

          Disons-le autrement : les textes fondent les civilisations, mais les civilisations se fondent elles-mêmes en écrivant des textes qui gauchissent ou trahissent l’intention du fondateur présumé.

 II. LE DÉCLIN DES CIVILISATIONS

           On sait que les causes de ce déclin sont multiples, économiques, climatiques, technologiques… Mais on oublie toujours de mentionner une cause essentielle, peut-être sous-jacente à toutes les autres : l’éloignement du texte fondateur, et l’oubli de la personnalité du fondateur présumé.

 1- La perte du sens

           Le texte fondateur peut perdre son sens, parce qu’il n’est plus compris.

          Pour la chrétienté, ce fut le cas de l’Ancien Testament : elle le traita longtemps comme le vestige d’un passé qu’elle reniait avec acharnement.

          C’est en partie le cas du Coran, écrit dans un arabe archaïque que très peu d’érudits peuvent comprendre, souvent en désaccord entre eux sur son sens premier.

 2- La manipulation du sens

           La perte du sens originel d’un texte s’accompagne toujours de sa manipulation, c’est-à-dire son interprétation abusive.

          C’est flagrant pour le christianisme, qui transforma très rapidement (2) un rabbi galiléen charismatique en Messie d’abord, puis en Dieu.

          C’est vrai aussi pour l’islam, qui transforma un hypothétique chamelier inculte en fidèle réceptacle de la parole divine.

           Cette manipulation du texte s’accompagne évidemment d’une transformation de l’image du fondateur présumé de la religion. Siddhârta devient l’obèse souriant qu’encensent les foules, Jésus devient le fils de Dieu, Muhammad le secrétaire et propagateur d’une parole qui ne vient pas de lui.

 3- Les civilisations prisonnières de leurs textes fondateurs

           Une fois commencé le processus de manipulation du texte (et de son auteur réinventé pour les besoins de la cause), ce processus ne peut plus s’arrêter.

          Une civilisation s’est constituée sur l’interprétation qu’elle a elle-même secrétée (3) : revenir en arrière – avouer qu’elle a manipulé son texte fondateur en l’écrivant – ce serait pour elle commettre un suicide, et disparaître.

           C’est pourquoi il est illusoire de songer à une réforme en profondeur du christianisme et de l’islam. Mises depuis si longtemps en place sur des rails qui s’écartent les uns des autres, ces deux religions ne peuvent ni revenir à leur point de départ, ni s’entendre autrement que par des compromis en trompe l’œil.

          Et les deux civilisations qu’elles ont engendrées ne peuvent que se regarder avec une hostilité plus ou moins déclarée.

 III. COMPARER LES CIVILISATIONS ?

           Pour comparer des civilisations sans jeter de la poudre aux yeux des foules, il faudrait donc

 1°- Revenir, non pas aux textes fondateurs, mais d’abord aux fondateurs présumés eux-mêmes (la personne historique de Jésus et de Muhammad), pour discerner quelles furent leurs intentions originelles, dans le contexte qui fut le leur.

          En ce qui concerne Jésus, c’est le sens de tout mon travail (cliquez).

 2° Reconnaître comment, et à quel point les textes fondateurs eux-mêmes (les Évangiles, le Coran) portent l’empreinte des manipulations des fondateurs de civilisations qui se réclament d’eux.

           Alors, peut-être, pourrait-on établir des comparaisons.

          Ầ titre d’exemple : montrer que le judaïsme du I° siècle, tout comme l’Ancien Testament, n’était pas exempt de violence et d’appels à la violence. Mais que l’herméneutique chrétienne a permis (récemment il est vrai) de faire le tri entre ces appels à la violence et le meilleur de l’enseignement des prophètes.

          Et comment Jésus lui-même s’est singularisé de son vivant par le refus de cette violence – ce qui lui a valu d’être livré aux romains (cliquez).

           Ou bien, montrer comment l’auteur du Coran s’est d’abord converti au judaïsme rabbinique de son époque, avant de devenir chef de guerre. Retenant, et même accentuant, la violence messianique de ce judaïsme exalté – sans cesser pourtant d’être séduit par la beauté abrupte d’un Dieu aussi magnifique dans son éloignement que le désert d’Arabie dans son dénuement.

            Alors seulement, on pourra comparer les deux civilisations nées du christianisme et de l’islam (4) en connaissance de cause.

           Pour cela, il faudrait sortir du cirque et revenir paisiblement à des vérités objectives.

           Mais les paillettes du cirque offrent plus d’attrait (et de facilité) que le travail austère de la réflexion.

                                                    M.B., 14 février 2012

 (1) Au déclin de l’Empire romain, le peuple exigeait « du pain et les jeux du cirque » (panem et circenses) comme condition pour ne pas descendre dans la rue et flanquer les politiciens dehors.

 (2) On attribue habituellement cette transformation à Paul de Tarse, dans les années 50. En fait, j’ai montré que son origine remonte à beaucoup plus tôt, quelques semaines après la mort de Jésus et dans son entourage. Voyez Dieu malgré lui et Jésus et ses héritiers.

 (3) En 381 pour le christianisme, vers le milieu du VIII° siècle pour l’islam. Soit respectivement 350 ans après la mort du « fondateur » pour l’un, et tout juste un siècle pour l’autre.

 (4) Car c’est bien de cela, n’est-ce pas, qu’il s’agissait ?

FIN DU MONDE ET COMMENCEMENT (Bugarach)

          La fin du monde est-elle pour dans une semaine ?

          Allons-nous tous y passer le 21 décembre, sauf ceux qui seront à Bugarach dans l’Aude ?

          Pour répondre, je vous propose de nous intéresser d’abord au commencement de l’univers. (voyez aussi cet article)

 Le commencement

           L’une de ses descriptions les plus anciennes – en tout cas la plus fameuse – est le récit de la Création dans la Bible, ce sont même ses trois premiers versets.

          Voici leur traduction la plus courante :

                     Au commencement, Dieu créa la terre et le ciel,

                    Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme.

                    Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut ».

           En traduisant ainsi, on oublie que l’hébreu n’est pas une langue comme les nôtres, il ne fait pas de distinction entre la prose et la poésie. La prose biblique, même la plus ordinaire, est toujours poétique : les phrases sont scandées, la langue hébraïque possède un rythme, des assonances, des répétions, qui lui donnent un caractère unique. Il ne faut jamais oublier que ce fut d’abord une littérature orale, destinée à être récitée, psalmodiée, chantée pour être mémorisée.

          Nos Bibles traduisent bereshit bara Elohim par : ‘’Au commencement, Dieu créa’’. Elles font de bereshit bara une proposition principale, dont le sens est clos : c’est le ‘’mode accompli’’. Alors que cette première phrase est un inaccompli, dont la proposition principale et conclusive se trouve deux versets plus loin : ‘’Dieu dit « Que la lumière soit »’’.

          Cela change complètement le sens du texte. La Bible ne dit pas qu’au commencement, Dieu créa – comme si, avant la création, le commencement existait déjà. Mais que Dieu créa le commencement.

          Si l’on colle au plus près du rythme poétique, cela donne quelque chose comme

                     Au commencement que Dieu a créé,

                    le ciel et la terre – et la terre était vague et vide –

                    Et Dieu dit : « Qu’il y ait la lumière ! »

                    Et il y eût de la lumière.

           Dieu crée d’abord le commencement, bereshit bara.

           Mais il n’y a rien, que du vague et du vide, tohu we-bohu. Le commencement de quoi ? Ce qui va remplir ce vide, c’est la matière, c’est-à-dire l’air et la terre. Mais pour que la matière se forme, il faut de la lumière, dit la Bible. Elle le fait comprendre par une inclusion poétique, trois propositions reliées par trois « et » qui accentuent le rythme.

          Passons de la poésie à la prose, en explicitant les sous-entendus :

                     Dieu créa le commencement.

                    [ La terre et le ciel ? Mais la terre était vague et vide ! ]

                    Alors, Dieu dit : « Qu’il y ait la lumière, et la lumière fut ».

           Dieu commence par créer un commencement, c’est-à-dire le temps : à partir de cet instant, il y a… des instants qui se suivent, il y a de l’avant et de l’après.

          Qu’est-ce qu’il y avait avant le commencement ? La question n’a pas de sens, puisqu’avant le commencement il n’y avait pas d’avant, ni d’après. Le temps n’existait pas, ce n’est qu’à partir de la création qu’on peut parler d’un avant et d’un après, d’une Histoire.

          Dieu ne fait pas l’Histoire, mais il en crée les conditions : le temps.

           Ce qui s’ensuit, l’apparition de la lumière, puis la séparation du jour et de la nuit, du ciel et de l’eau, des eaux et des terres, l’apparition des animaux puis de l’Homme, les physiciens et M. Darwin se sont montrés très capables de l’expliquer.

          Tandis que les astrophysiciens s’épuisent à traquer le moment de la création du temps. Ils remontent jusqu’à 10 puissance moins 34 secondes après le Bigbang (0, virgule suivie par 34 zéros 1 seconde) . Mais l’instant même du Bigbang leur échappe, et encore plus ce qu’il y avait avant.

          La création du monde, c’est la création d’un commencement. Le reste n’est qu’une série de transformations énergétiques, de combinaisons moléculaires, puis génétiques.

          Dont nous savons qu’elles obéissent à des cycles : il y a eu sur notre planète des périodes d’expansion, de multiplication des espèces suivies de leur extinction et d’un recommencement.

          Mais il n’y a eu qu’un seul commencement.

 La fin

           Il y a deux familles d’apocalypses, genre très répandu depuis l’Antiquité :

           – Celles qui prévoient que des ères se succèdent, l’une après l’autre : c’est le cas de l’Égypte, de l’Inde et des Mayas. Une ère s’achève, suivie par une autre qui ne sera ni meilleure ni pire, puisqu’elle devra s’achever elle aussi pour faire place à la suivante.

           – Celles qui annoncent la fin de l’Ère du Mal dans un cataclysme, pour donner naissance à l’Ère du bien, un monde où tout sera beau et bon pour toujours. Ces apocalypses sont toutes messianistes (cliquez) : un Messie viendra, soit pour provoquer le cataclysme soit pour l’accompagner. Ce sera un déluge de feu et de sang, mais il en sortira un univers purifié, qui ne sera plus jamais soumis à la domination du Mal. C’est le cas du judéo-christianisme, de l’islam, du nazisme et du communisme (cliquez).

           Aucune apocalypse n’a jamais annoncé la fin du monde, mais seulement sa transformation radicale, la fin d’un monde et la naissance d’un autre. Pour leur part, les apocalypses messianistes attendent qu’un Messie vienne dominer l’univers : le nouveau David pour les Juifs, le Christ pour les chrétiens, l’Umma musulmane pour l’islam, le Herrenvolk pour les nazis et la classe ouvrière pour les communistes.

          Ceux qui survivront au cataclysme et participperont à la construction du nouveau monde seront ceux qui auront su suivre le Messie, quel qu’il soit. Les autres… eh bien, qu’ils disparaissent !

           Tandis que la véritable fin du monde, ce serait la fin du commencement : le retour à ce moment où il n’y avait pas de succession de moments, puisque le temps n’existait pas.

          Ce que nous appelons la ‘’fin du monde’’ est donc un changement radical du monde tel que nous le connaissons.

          Ce n’est pas la fin du commencement de toutes choses, mais la fin d’un monde auquel va succéder un autre, inscrit dans la suite du même temps. Elle s’est déjà produite à de nombreuses reprises : qu’on pense à la fin des Empires assyrien, égyptien ou romain (annoncée celle-là par l’Apocalypse de s. Jean), à la fin de l’Ancien Régime…

           Ầ quoi assistons-nous depuis une cinquantaine d’années ? Ầ la fin d’un monde dominé par l’Occident et sa culture. Ầ la fin de la chrétienté qui fut pendant 17 siècles le socle fondateur de cette culture (voyez dans ce blog la catégorie  »Crise de l’Occident »).

          La fin du monde ? Elle a déjà commencé. Ce qui est nouveau dans l’histoire de la planète, c’est la rapidité avec laquelle elle se produit cette fois-ci – en bonne partie grâce à la mondialisation des moyens de communication.

           La fin du monde n’est pas pour le 21 décembre 2012. Nous sommes en train de la vivre, et pour la première fois depuis les origines de l’humanité, elle se produit en l’espace d’une seule génération. C’est cela qui est nouveau : la rapidité des transformations, qui accélère leur violence et les rend perceptibles en temps réel.

           Le monde auquel les plus âgés d’entre nous étaient accoutumés disparaît. Celui qui s’annonce n’est pas encourageant : jamais l’Homme n’a disposé d’autant de moyens pour détruire ce qui existe, sans être capable de prévoir et d’organiser ce qui viendra.

          Le 22 décembre ne sera qu’un jour de plus, dans la succession d’un temps qui s’accélère dramatiquement depuis environ un siècle.

                                               M.B., 15 décembre 2012

INTERNET : La fin d’un monde ?

           Peut-on échapper à Internet ? Pas plus sans doute qu’aux avions qui introduisent en Europe des virus et des parasites tropicaux. Pas plus qu’à l’air du temps, qu’on est bien obligé de respirer même s’il est pollué.

            C’est ainsi qu’Over-Blog, sur lequel vous avez le privilège de me lire, vient de se mettre au goût du jour – et je n’ai pas pu y échapper.

            On m’avertit que la nouvelle version possède un nouveau design, et me permet de gagner de l’argent – comment donc ai-je pu vous éduquer jusqu’ici tout gratuitement ? On m’apprend que je peux bloguer depuis mon mobile, dont je ne me suis jamais servi que pour téléphoner, animal préhistorique que je suis. Que je dispose désormais d’un outil de migration depuis des plateformes tierces, mais surtout d’une fonction repost agrémentée d’un responsive design.

            Enfin, ô joie, on me dit que je peux bloguer sur Windows Live.

            Ma vie est transformée, et je voulais vous le dire sans plus tarder. Grâce au Social Hub intégré, je vais pouvoir être connected avec des inconnus, qui le resteront malgré ma mise en page intuitive.

            Comment ai-je pu vivre si longtemps sans l’acquis d’un tel progrès ?

                      Convaincu d’avoir franchi une étape décisive dans l’évolution de l’humanité, j’essaye de me connecter sur mon blog enfin modernisé. Je clique, et un message apparaît m’informant que The application is frozen. L’anglais n’ayant pour moi aucun secret, je comprends que la porte que j’ouvrais depuis 10 ans pour entrer chez moi, dans mon blog,  est bloquée par le givre – frozen. On n’entre plus, ô progrès ! Tu me laisses à la porte.

             Heureusement, on m’informe que je peux basculer en section HTLM, et que je peux désormais suivre mon blog grâce au reader. J’aimerais seulement pouvoir y écrire cet article dont vous avez tant besoin…

            Je parviens à  dégeler les gonds de la porte du blog et je tape le titre de cet article : il faut 1 minute 10 chrono pour qu’il s’inscrive dans la fenêtre. J’écris l’article :  il faut attendre 5 à 15 secondes pour que chaque frappe soit suivie d’effet. Vu mon âge, je ne suis pas sûr d’être encore en vie au moment de la conclusion.

             J’ouvre la page que vous avez le bonheur de contempler, pour découvrir que l’espace jusqu’ici dévolu à mes textes enchanteurs est désormais pollué par un tas d’icônes permettant la migration vers les plateformes tierces.

            C’est laid, ça encombre, mais c’est aussi inévitable qu’indispensable.

             Il y a plus grave, et j’ose vous en parler. Notre cerveau (en tout cas, le mien) est rempli de milliers de neurones qui possèdent chacun des dendrites partant dans tous les sens, un peu comme les épines d’un oursin. Chacun de ces dendrites est en contact avec ceux des neurones voisins : la communication circule en 3D.

              Elle s’effectue dans tous les sens, de façon multipolaire, ce qui explique la possibilité créatrice de notre cerveau (en tout cas, du mien).

            Tandis que les circuits de l’ordinateur fonctionnent en 2D, ils sont unipolaires, l’information circule dans un seul sens, de façon linéaire : une information suit l’autre, et uniquement quand la première a été validée.

            Vous devinez l’appauvrissement : on est passé du foisonnement d’un ciel étoilé, beauté perçue d’un seul coup d’œil,  aux rails d’un chemin de fer cahotant d’une traverse à l’autre.

            L’ennui, c’est que les moins de 40 ans ne savent plus ‘’penser’’ qu’en suivant ces rails. L’intuition, l’évocation poétique d’un vocabulaire qui appelle des connotations inédites, l’infinie créativité, la fantaisie, n’existent plus dans une communication linéaire. C’est la fin d’un monde, celui du langage humain. Les linguistes ont établi qu’un vocabulaire de 400 mots permet la communication de survie. Internet a réduit le vocabulaire des inernotes à quelques pulsions cognitives.  La pensée est devenue information :

            « Ch’te dis ça : et toi, tu dis quoi ? T’aime, ou t’aime pas ? – J’clique like – T’as cliqué ? Alors, t’es mon ami – Au fait, t’es qui, toi ? – K’ècek’ça peut’faire ? T’as cliqué j’aime, donc on est amis. »

             Il est vraisemblable qu’un formatage mondial des cerveaux est en train de s’accomplir à travers l’usage d’Internet et des résosocio. Une nouvelle façon de penser, ou plutôt de ne pas penser. De dire une seule chose à la fois, pour recevoir une réponse sans contenu : j’aime / j’aimepa.

            La planète communique massivement pour ne rien dire d’autre que « J’existe, puisque je communique. Et toi, t’existes ? Alors, clique. »

            Une nouvelle humanité va naître, dont la pensée sera limitée, comme le langage informatique, à une succession de 0 et de 1. « T’aimes ? Clique. T’aimes pas ? Clique pas. Si tu cliques pas, t’existes pas. »

            L’ennui, c’est que des religions politiques comme le communisme ou le nazisme fonctionnent exactement de cette façon. Et aussi les religions monothéistes comme l’islam coranique.

            Leurs adeptes divisent l’humanité en deux, 0 ou 1 :

            Ceux qui pensent comme nous, qui aiment comme nous, ceux-là ont le droit d’exister.

            Et ceux qui ne pensent pas comme nous, qui n’aiment pas comme nous ? Comme il n’y a pas de touche pour cliquer « j’aime pas », ils sont hors réseau. Si jamais ils trouvent un moyen de faire savoir qu’ils z’aiment pas, il faut les supprimer parce qu’ils sortent du seul langage admis, 0 ou 1.

             Allez ! Beau n’année, cliquez comme y faut.

                                 M.B., 31 déc. 2013

JÉSUS A-T-IL ÉTÉ L’AMANT DE MARIE-MADELEINE ?

          Au commencement Dieu créa les homme          puis les hommes créèrent des dieux. (1)

l’auteur du Da Vinci Code a pillé une vieille légende, remise au goût du jour par l’affaire de Rennes-le-château : Jésus aurait été l’amant de Marie-Madeleine, et des enfants seraient nés de leur union sexuelle.

L’origine de cette légende se trouve dans un passage de L’Évangile de Philippe, texte gnostique du II°- III° siècle découvert parmi les manuscrits coptes de Nag Hamadi en 1947 :

« La Sagesse que l’on croit stérile  est la mère des anges.

La compagne du Fils est Marie de Magdala.

Le Maître aimait Marie plus que tous ses disciples,

Il l’embrassait souvent sur la bouche » (2)

Dan Brown a sorti cette phrase de son contexte, et s’en est servi dans un but purement commercial.

 Le contexte : un judaïsme devenu gnostique

Les textes gnostiques sont tous imprégnés d’un profond mépris pour le corps : « Malheur à vous… qui vous en remettez à la chair, cette prison qui périré  » (3) Parce que « celui qui a connu l’univers a trouvé un cadavre » (4), pour les gnostiques l’acte sexuel plonge l’ « homme de lumière » dans la ténèbre (5) : « Tous les corps façonnés périront. Ne sont-ils pas nés de rapports [sexuels] semblables à ceux des bêtes ? » (6). Et encore : « Ne crains pas la chair et n’en sois pas amoureux. Si tu la crains elle te dominera, et si tu l’aimes elle te paralysera et te dévorera » (7)

Mais on oublie toujours de dire que les textes gnostiques viennent du judaïsme prophétique, et se prolongeront dans la kabbale juive : mouvement mystique plus que philosophique, pour qui l’union entre l’homme et Dieu est de nature nuptiale. « La chambre nuptiale n’est pas pour les animaux… ni pour les hommes et les femmes impurs. Elle est pour les êtres libres, simples et silencieux » (8). « La chambre nuptiale est le Saint des Saints »(9)

Les gnostiques connaissent donc deux sortes d’unions : l’une, grossière, l’union charnelle des corps. L’autre, spirituelle, l’union nuptiale – aboutissement de la gnose.

Le Jésus des gnostiques ne pouvait forniquer avec Marie-Madeleine : c’eût été tomber dans la déchéance qu’il condamne lui-même : « O incomparable amour de la lumière, s’exc lam e-t-il ! O tristesse du feu qui brûle le corps des hommes, les consumant nuit et jour… lui qui les fait s’unir entre mâles et femelles… et qui les agite secrètement et ouvertement ! Celui qui cherche la vérité auprès de la vraie sagesse doit fuir la volupté, qui détruit l’Homme » (9)

 Le baiser de la prééminence

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le baiser de Jésus sur la bouche de Marie-Madeleine, celui des prophètes et du Cantique des Cantiques (« Qu’il me baise des baisers de sa bouche », 1,2) : bref, du mysticisme juif. « La bouche est la source et la sortie du souffle, et lorsque le baiser se pose sur la bouche, un  souffle s’unit à un souffle… à plus forte raison des souffles intérieurs ! » (10)

Ce « souffle intérieur » c’est le ruah, qui désigne indistinctement dans le judaïsme le souffle et l’esprit. Que les Grecs ont traduit pneuma, les Latins spiritus.

Le « baiser sur la bouche » que donne Jésus à Marie-Madeleine est donc un terme codé du gnosticisme : il signifie l’entente, la compréhension mutuelle, la connivence particulière qui existaient entre cet homme et cette femme. Et la transmission d’une Vérité plus haute.

Dans le contexte, il n’a aucune signification érotique.

Marie Madeleine faisait partie du cercle des intimes de Jésus : elle est présente au pied de la croix, elle est la première témoin de ses apparitions – avant les apôtres.

C’est cette intimité que l’Évangile de Philippe traduit par l’image du « baiser sur la bouche ». Allusion codée mais sans équivoque au cheminement mystique qu’il propose aux « parfaits », les gnostiques : ceux qui possèdent la connaissance intime du message de Jésus.

Cela, et rien d’autre.

Un second texte de Nag Hamadi, l’Évangile de Marie, décrit des relations difficiles entre les apôtres et Marie-Madeleine. « Les disciples étaient dans la peine… Marie se leva, embrassa tous [les disciples] et dit à ses frères [les apôtres] : « Ne soyez pas dans la peine et le doute… » Pierre lui répondit : « Sœur, nous savons que le Maître t’a aimée différemment des autres femmes. Dis-nous les parole s qu’il t’a dites… » (11)

Cette fois-ci, Marie embrasse tous les disciples : était-elle donc l’amante de tous ces hommes ? Ou bien ce baiser signifie-t-il qu’elle veut les introduire dans une gnose, celle qu’elle a reçue de Jésus ? Et en effet, juste après elle leur parle et « par ces paroles, elle tourna leurs cœurs vers le Bien » (12). Pierre avoue qu’elle a compris mieux que lui l’enseignement de Jésus : le Maître l’a aimée différemment des autres femmes – c’est-à-dire différemment de la façon dont les autres femmes se font aimer, physiquement. Et la preuve, c’est la qualité de son enseignement…

Alors (selon ce texte) éclate la jalousie d’André : « André prit la parole et s’adressa à ses frères : « Dites, que pensez-vous de ce qu’elle vient de raconter ? … Ces pensées diffèrent de celles que nous avons connues » Pierre ajouta « Est-il possible que le Maître se soit entretenu ainsi, avec une femme, sur des secrets que nous, nous ignorons ? Devons-nous changer nos habitudes, écouter cette femme ? L’a-t-il vraiment choisie et préférée à nous ? » (13)

On retrouve ici l’écho d’un conflit qui parcourt tous les Évangiles canoniques, mais qui a été occulté par l’Église depuis les origines : la lutte pour le pouvoir. Tous veulent être « à la première place » (14) : quelqu’un d’autre va-t-il leur ravir cette première place, parce que plus proche du Maître qu’eux ? Et ce quelqu’un sera-t-il en plus une femme, déchéance suprême pour des hommes convaincus de leur supériorité de mâles ?

Cela, Pierre ne l’admet pas : « Simon Pierre dit ceci [aux disciples] : « Que Marie nous quitte, car les femmes ne sont pas dignes de la vie. Jésus a dit : Voici, moi je la guiderai afin de la rendre mâle, de sorte qu’elle aussi puisse devenir un esprit vivant, semblable à vous, hommes mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera au royaume des Cieux » (15)

Que Marie « se fasse mâle », qu’elle abandonne sa féminité : et alors seulement elle pourra devenir gnostique, car la femme n’est pas digne de la gnose, la connaissance parfaite.

« Alors Marie pleura. Elle dit à Pierre : « Mon frère Pierre, qu’as-tu dans la tête ? Crois-tu que c’est toute seule, dans mon imagination… que je dise des mensonges à propos des enseignements du Maître ? » (16). En pleurant, Marie témoigne de sa faiblesse, c’est à dire de sa féminité. Alors Lévi prend sa défense, confirmant ce que nous apprennent par ailleurs les Évangiles canoniques : le tempérament violent de Pierre, sa volonté de puissance :

« Lévi prit la parole : « Pierre, tu as toujours été un emporté. Je te vois maintenant t’acharner contre la femme, comme le font nos adversaires. Pourtant, si le Maître l’a rendue digne, qui es-tu pour la rejeter ? Assurément, le Maître la connaît très bien : il l’a aimée plus que nous » (17)

Le Maître la connaît très bien : s’agit-il d’une « connaissance » biblique, charnelle ? Non, puisque Lévi précise : « Laissons [la Vérité dans son entièreté] prendre racine en nous… partons annoncer l’Évangile » dans sa totalité gnostique (18).

  La gnose universelle

             Pierre ne supporte pas qu’une femme passe avant lui, au motif qu’elle aurait pénétré plus avant que lui dans l’intimité de Jésus : de même qu’il ne pouvait supporter la présence et l’enseignement du disciple bien-aimé de Jésus, dont le nom comme la mémoire seront effacés de tous les textes, sauf du IV° Évangile.

Il ne peut supporter qu’une connaissance plus intime de Jésus soit transmise par d’autres que la Grande Église, qu’il contrôle. Que l’entrée dans la chambre nuptiale mystique ne lui soit pas accordée, à lui, alors que cette chambre s’ouvre à une femme.

Marie-Madeleine fut-elle la seule à partager le « souffle intérieur » de Jésus par le baiser mystique ? D’après l ‘Évangile selon Thomas, les gnostiques reconnurent ce privilège à une seconde femme. Ici, le contexte prend tout son sens : « Jésus dit : Deux personnes iront se reposer sur un lit : l’une mourra, l’autre vivra (19). Salomé dit : Qui es-tu, homme, pour être – toi qui es issu de l’Unique – monté dans mon lit ? Et pour avoir mangé à ma table ? Jésus lui répondit : Je suis celui qui tient son être de celui qui est juste… » (20)

Si Dan Brown avait lu ce logion de l’Évangile selon Thomas, il aurait pu augmenter les ventes de son livre en aug mentant le nombre des amantes supposée de Jésus. Salomé n’avoue-t-elle pas que Jésus est monté dans son lit ?

Vocabulaire mystique de la chambre nuptiale. « Quand vous ferez de deux un seul et que vous ferez que ce qui est au-dedans soit au-dehors, et que ce qui est au-dehors soit en-dedans… quand vous mettrez une image à la place d’une image, alors vous entrerez dans le royaume » promis par la gnose (21).

C’est ainsi qu’il faut comprendre le passage de l’Évangile de Philippe utilisé par Dan Brown :

« La Sagesse que l’on croit stérile  est la mère des anges

La compagne du Fils est Marie de Magdala.

Le Maître aimait Marie plus que tous ses disciples,

Il l’embrassait souvent sur la bouche  » (22)

La Sagesse, en gnosticisme, c’est Celui qui est né de l’Un, Jésus. On (les impurs) la croit stérile : mais elle est mère des anges, c’est à dire des messagers de la Vérité. « Le parfait Seigneur (23) dit : Je suis venu de l’Un afin de pouvoir vous instruire de toute chose. L’Esprit, qui était un géniteur, avait le pouvoir d’engendrer et de donner forme… à d’autres esprits de la génération inébranlable » (24).

Marie-Madeleine, Salomé : deux représentants de cette « génération inébranlable » qui a été ensemencée par l’enseignement du Géniteur, échangeant avec lui le baiser sur la bouche, souffle à souffle, et partageant avec lui le lit de la chambre nuptiale comme tous les « parfaits ».

En donnant à deux femmes la prééminence sur le troupeau des disciples mâles (et fiers de l’être), les Évangiles gnostiques se montrent fidèles à l’attitude de Jésus, qui avait admis dans son cercle restreint plusieurs femelles. Un seul témoin canonique rapportera la réprobation des apôtres devant l’attitude de leur Maître : le treizième apôtre, dont le récit (amplifié et corrigé par la suite) figure toujours dans le IV° Évangile. « Ses disciples arrivèrent, et s’étonnèrent qu’il parle à une femme » (Jn 4,25). Cet Évangile, qui n’a été reconnu par l’Église que bien après les synoptiques, était le préféré des gnostiques. Faut-il s’en étonner ?

La gnose est universelle, elle admet que des femmes ont pu être « compagnes » de Jésus : l’Église, elle, protège son pouvoir masculin.

La Sagesse s’unit aux hommes (ou aux femmes !) dans la chambre nuptiale. Elle s’unit à eux (à elles) dans un baiser sur la bouche, où le souffle-Esprit divin se mêle au souffle-esprit humain pour enfanter la Vérité, la gnose parfaite.

Évidemment, il n’y a pas là de quoi faire un best-seller. Ni chatouiller les curiosités malsaines, pour faire de l’argent.

Jésus a toujours refusé le pouvoir de l’argent. Pierre refusera l’offre de Simon-le-magicien, qui lui proposait de l’argent en échange d’une part de pouvoir. Siddartha Gautama refuse à plusieurs reprises de « faire des miracles » pour attirer les foules et se faire ouvrir leurs portefeuilles (25).

                       M.B., 14 décembre 2006
      N.B. :. Ce texte a été repris, et adapté pour le grand public, dans un court essai, Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités, dont il forme le dernier chapitre.

 (1) Ph 84 (Évangile de Philippe, publié par Jean-Yves Leloup, Albin Michel, 2003)

 (2) Ph 55.

 (3) ThC 16 (Le livre de Thomas le champion, in Textes gnostiques de Shenesêt, Par ole s gnostiques du Christ Jésus présenté par André Wautier, Ganesha, Montréal, 1988)

 (4) Th 56 (L’ Évangile selon Thomas, id.) : « connaître l’univers »  est une métaphore d’ordre sexuel.

 (5) Th 24.

 (6) ThC 5 (cf. Th 7)

(7) Ph 62.

 (8) Ph 73.

 (9) Ph 76.

 (10) ThC 8.

 (11) Pirouch Esser sefirot belima, cité par J.Y. Leloup, op. cit. p. 51.

 (12) Évangile de Marie, présenté par J.Y. Leloup, Albin Michel 1997, pp. 35 et 37.

 (13) Id., p. 35.

 (14) Id, p. 47.

 (15) J’ai analysé les racines et les conséquences de ce conflit oublié dans Dieu malgré lui, Ro ber t Laffont 2001.

 (16) Th 114.

 (17) Évangile de Marie, op. cit. p. 45.

(18) Id., p. 45

 (19) id. p. 45.

 (20) Cf. Lc 17,34 : « Je vous le dis : en cette nuit-là [celle de la fin du monde], deux seront sur le même lit. L’un sera pris, et l’autre laissé » Les gnostiques interprètent cette phrase dans un sens mystique : dans leur langage codé, l’union intime avec Dieu se réalise sur le lit de la « chambre nuptiale ».

 (21) Th 61.

 (22) Th 22.

 (23) Ph 55.

 (24) Noter ce qualificatif : « Parfait » ici signifie « ayant accompli la gnose », « Maître gnostique ».

 (25) La Sophia de Jésus le Christ,7, in André Wautier, op. cit p. 29.

 (26) Kevaddha Sutta, cité et commenté dans Dieu malgré lui, p. 292.

JÉSUS ÉTAIT-IL CHRÉTIEN ?

     La réaction d’un lecteur m’amène à préciser mon précédent article (« Redevenir chrétien ? »). Je disais « Si Jésus est juif, les évangiles sont juifs« . Formule provocante, donc à la fois juste et fausse.

     Jésus est juif. Ce fait a été passé sous silence pendant 19 siècles. C’est seulement depuis les années 1970 que la « troisième étape de la quête du Jésus historique » a vu des dizaines de chercheurs protestants, catholiques et juifs, reconnaître la judaïté de Jésus et publier des ouvrages (parfois fort techniques) sur ce sujet.

     Pendant 19 siècles, la chrétienté n’a pas proclamé Jésus, mais le Christ. Or Jésus n’était pas chrétien, il était juif.

     L’enseignement de Jésus est celui d’un juif, qui s’adressait à d’autres juifs. Mais d’un juif du 1° siècle, qui vient après toute une tradition, en train d’évoluer à son époque vers le rabbinisme qui donnera à la fin du II° siècle la Mishna, noyau originel du Talmud.

     Cet enseignement a été corrigé, par étapes successives, au cours de la mise par écrit des évangiles. On connaît maintenant bien ce processus, et l’on parvient à remonter, non pas aux « paroles mêmes de Jésus » (Jeremias), mais à l’événement ou à la parole qui trouve le plus vraisemblablement sa source dans le Jésus historique (Meier).

     Contrairement à Bultmann, il ne faut pas dire que rien du Jésus historique (juif) ne peut être retrouvé dans évangiles actuels : on parvient, au contraire, à identifier quantité de logia (dits ou paroles) qui trouvent bien dans Jésus lui-même leur origine. Ils se caractérisent tous par une forte tonalité juive, dans la forme et dans le fond.

     Mais en même temps, on remarque que le rabbi itinérant juif se démarque du judaïsme de son époque. La distance qu’il prend par rapport à l’enseignement de la Loi (pharisiens), à la pratique « sacramentelle » de son temps (sadducéens), à l’occupant romain (zélotes et hérodiens), est telle qu’elle va conduire les dirigeants juifs de Jérusalem (et non « tout le peuple juif ») à le livrer au pouvoir romain, avec une accusation politique (il s’est fait roi des juifs) et non religieuse (il a prétendu être Dieu)

     Maintenant qu’on sait que Jésus le juif a enseigné et vécu en juif, mais qu’il a aussi pris des distances considérables envers le judaïsme de ses pères, la question fondamentale – celle qui devrait rassembler toutes les forces de la chrétienté agonisante afin de survivre, et de transmettre au monde post-chrétien un message de vie, d’espoir en même temps que de subversion, cette question est simple :

 Qu’est-ce que Jésus apporte de nouveau au judaïsme ?

     Ce blog n’est pas le cadre adapté à la réponse. J’y réponds dans Jésus, Mémoires d’un Juif ordinaire (Albin Michel, cliquez). On découvre un Jésus fascinant, profondément aimable et aimant, capable de nous mener avec sureté au terme du chemin d’Éveil.

     Car dans ce monde de l’invisible, où les charlatans foisonnent depuis des siècles, Jésus se montre un guide solide, sûr, en qui on peut avoir confiance.

                           M.B., 1° octobre 2007

REDÉCOUVERTE DE JÉSUS ET DÉSTABILISATION

          Il y a une trentaine d’années, la « Quête du Jésus historique » a pris un tournant décisif. Il s’agit d’un mouvement, initié à la fin du XVIII° siècle, de chercheurs qui distinguaient le « Jésus de l’Histoire » du Christ de la foi.

          Ce tournant décisif, ce fut la redécouverte d’un fait jusque là passé à la trappe : Jésus était juif. C’est évident, direz-vous ! Eh bien non, cela ne l’est pas. Le fondateur du christianisme, un youpin ? Jamais ! Notre Christ à nous, il est né à Rome, de culture gréco-latine, et il est peut-être mort à Auschwitz : cela, c’était politiquement correct.

          Le grand public, en France et Allemagne, a été averti des progrès de la recherche  au moment de la série d’émissions Corpus Christi : les origines du christianisme, projetées sur ARTE et produites par Mordillat et Prieur (cliquez).

          Ces deux auteurs ont ensuite publié deux livres sur le sujet : ils prennent des précautions de démineur pour en dire assez, sans en dire trop… Et c’est le cas de la plupart des historiens, théologiens et exégètes qui publient sur ce sujet.

          En effet, découvrir Jésus tel qu’en lui-même – et non tel que l’ont transformé vingt siècles d’idéologie chrétienne, une idéologie fondatrice de notre civilisation, c’est extrêmement déstabilisant.

          Je reçois ainsi des courriers de lecteurs, qui me disent combien ils ont été secoués en me lisant…

          Quand j’ai rouvert moi-même ce dossier, vers 1994, j’ai été profondément perturbé : tout ce que j’avais appris, cru et cru savoir, s’écroulait. Des pans de murs, des murs entiers tombaient l’un après l’autre dans un nuage de décombres qui obscurcissaient la vue et empêchaient de respirer. Et puis, peu à peu, un visage s’est dégagé de l’épaisse poussière des gravats : le visage d’un homme infiniment attachant, aimable, aimant. Totalement subversif,  mais en même temps totalement rempli de compassion, doux et humble de coeur.

          Je voudrais rassurer ceux qui s’intéressent à cette « Quête du Jésus historique », et s’en trouvent déstabilisés.

          D’abord, c’est la seuls chose qui « bouge » dans un paysage de post-chrétienté complètement désertique. L’Église ne se montre plus capable que de répéter ce qui a fait sa grandeur et sa puissance : sans se rendre compte que cette marchandise-là n’est plus achetée, qu’elle n’est même plus vendable…

           Ensuite et surtout, ils découvriront – s’ils sont honnêtes et résolus – ce visage tellement fascinant, ils entendront sa voix.

     En découvrant ce qu’on lui a fait dire pour justifier le pouvoir de ce qui allait devenir l’Église, ils découvriront ce qu’il a vraiment dit ou voulu dire, ce qu’il a vraiment fait ou voulu faire.

     Et cette découverte, elle est rafraîchissante !

     Il y faut de la patience, car les quêteurs du Jésus historique sont extrêmement discrets, on les entend à peine. Il y faut de la persévérance, car aucune Église n’est prête à relayer cette quête toute récente. On s’y sent un peu seuls…

     Mais dès que le visage de Jésus sort de la poussière et de l’ombre, on n’est jamais plus seuls.

     En mars 2008, sortira chez Albin Michel Jésus et ses Héritiers (cliquez),court essai où je reprends les choses à la lumière des recherches les plus récentes. Je m’y attache aux héritiers présumés de Jésus, ceux sur lesquels nous avons des informations.

         Courage donc à ceux qui cherchent : plus on s’avance vers cet homme, et plus le chemin semble court, la lumière vive, douce et paisible.

                                                         M.B., 20 novembre 2007