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JÉSUS A-T-IL ÉTÉ L’AMANT DE MARIE-MADELEINE ?

          Au commencement Dieu créa les homme          puis les hommes créèrent des dieux. (1)

l’auteur du Da Vinci Code a pillé une vieille légende, remise au goût du jour par l’affaire de Rennes-le-château : Jésus aurait été l’amant de Marie-Madeleine, et des enfants seraient nés de leur union sexuelle.

L’origine de cette légende se trouve dans un passage de L’Évangile de Philippe, texte gnostique du II°- III° siècle découvert parmi les manuscrits coptes de Nag Hamadi en 1947 :

« La Sagesse que l’on croit stérile  est la mère des anges.

La compagne du Fils est Marie de Magdala.

Le Maître aimait Marie plus que tous ses disciples,

Il l’embrassait souvent sur la bouche » (2)

Dan Brown a sorti cette phrase de son contexte, et s’en est servi dans un but purement commercial.

 Le contexte : un judaïsme devenu gnostique

Les textes gnostiques sont tous imprégnés d’un profond mépris pour le corps : « Malheur à vous… qui vous en remettez à la chair, cette prison qui périré  » (3) Parce que « celui qui a connu l’univers a trouvé un cadavre » (4), pour les gnostiques l’acte sexuel plonge l’ « homme de lumière » dans la ténèbre (5) : « Tous les corps façonnés périront. Ne sont-ils pas nés de rapports [sexuels] semblables à ceux des bêtes ? » (6). Et encore : « Ne crains pas la chair et n’en sois pas amoureux. Si tu la crains elle te dominera, et si tu l’aimes elle te paralysera et te dévorera » (7)

Mais on oublie toujours de dire que les textes gnostiques viennent du judaïsme prophétique, et se prolongeront dans la kabbale juive : mouvement mystique plus que philosophique, pour qui l’union entre l’homme et Dieu est de nature nuptiale. « La chambre nuptiale n’est pas pour les animaux… ni pour les hommes et les femmes impurs. Elle est pour les êtres libres, simples et silencieux » (8). « La chambre nuptiale est le Saint des Saints »(9)

Les gnostiques connaissent donc deux sortes d’unions : l’une, grossière, l’union charnelle des corps. L’autre, spirituelle, l’union nuptiale – aboutissement de la gnose.

Le Jésus des gnostiques ne pouvait forniquer avec Marie-Madeleine : c’eût été tomber dans la déchéance qu’il condamne lui-même : « O incomparable amour de la lumière, s’exc lam e-t-il ! O tristesse du feu qui brûle le corps des hommes, les consumant nuit et jour… lui qui les fait s’unir entre mâles et femelles… et qui les agite secrètement et ouvertement ! Celui qui cherche la vérité auprès de la vraie sagesse doit fuir la volupté, qui détruit l’Homme » (9)

 Le baiser de la prééminence

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le baiser de Jésus sur la bouche de Marie-Madeleine, celui des prophètes et du Cantique des Cantiques (« Qu’il me baise des baisers de sa bouche », 1,2) : bref, du mysticisme juif. « La bouche est la source et la sortie du souffle, et lorsque le baiser se pose sur la bouche, un  souffle s’unit à un souffle… à plus forte raison des souffles intérieurs ! » (10)

Ce « souffle intérieur » c’est le ruah, qui désigne indistinctement dans le judaïsme le souffle et l’esprit. Que les Grecs ont traduit pneuma, les Latins spiritus.

Le « baiser sur la bouche » que donne Jésus à Marie-Madeleine est donc un terme codé du gnosticisme : il signifie l’entente, la compréhension mutuelle, la connivence particulière qui existaient entre cet homme et cette femme. Et la transmission d’une Vérité plus haute.

Dans le contexte, il n’a aucune signification érotique.

Marie Madeleine faisait partie du cercle des intimes de Jésus : elle est présente au pied de la croix, elle est la première témoin de ses apparitions – avant les apôtres.

C’est cette intimité que l’Évangile de Philippe traduit par l’image du « baiser sur la bouche ». Allusion codée mais sans équivoque au cheminement mystique qu’il propose aux « parfaits », les gnostiques : ceux qui possèdent la connaissance intime du message de Jésus.

Cela, et rien d’autre.

Un second texte de Nag Hamadi, l’Évangile de Marie, décrit des relations difficiles entre les apôtres et Marie-Madeleine. « Les disciples étaient dans la peine… Marie se leva, embrassa tous [les disciples] et dit à ses frères [les apôtres] : « Ne soyez pas dans la peine et le doute… » Pierre lui répondit : « Sœur, nous savons que le Maître t’a aimée différemment des autres femmes. Dis-nous les parole s qu’il t’a dites… » (11)

Cette fois-ci, Marie embrasse tous les disciples : était-elle donc l’amante de tous ces hommes ? Ou bien ce baiser signifie-t-il qu’elle veut les introduire dans une gnose, celle qu’elle a reçue de Jésus ? Et en effet, juste après elle leur parle et « par ces paroles, elle tourna leurs cœurs vers le Bien » (12). Pierre avoue qu’elle a compris mieux que lui l’enseignement de Jésus : le Maître l’a aimée différemment des autres femmes – c’est-à-dire différemment de la façon dont les autres femmes se font aimer, physiquement. Et la preuve, c’est la qualité de son enseignement…

Alors (selon ce texte) éclate la jalousie d’André : « André prit la parole et s’adressa à ses frères : « Dites, que pensez-vous de ce qu’elle vient de raconter ? … Ces pensées diffèrent de celles que nous avons connues » Pierre ajouta « Est-il possible que le Maître se soit entretenu ainsi, avec une femme, sur des secrets que nous, nous ignorons ? Devons-nous changer nos habitudes, écouter cette femme ? L’a-t-il vraiment choisie et préférée à nous ? » (13)

On retrouve ici l’écho d’un conflit qui parcourt tous les Évangiles canoniques, mais qui a été occulté par l’Église depuis les origines : la lutte pour le pouvoir. Tous veulent être « à la première place » (14) : quelqu’un d’autre va-t-il leur ravir cette première place, parce que plus proche du Maître qu’eux ? Et ce quelqu’un sera-t-il en plus une femme, déchéance suprême pour des hommes convaincus de leur supériorité de mâles ?

Cela, Pierre ne l’admet pas : « Simon Pierre dit ceci [aux disciples] : « Que Marie nous quitte, car les femmes ne sont pas dignes de la vie. Jésus a dit : Voici, moi je la guiderai afin de la rendre mâle, de sorte qu’elle aussi puisse devenir un esprit vivant, semblable à vous, hommes mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera au royaume des Cieux » (15)

Que Marie « se fasse mâle », qu’elle abandonne sa féminité : et alors seulement elle pourra devenir gnostique, car la femme n’est pas digne de la gnose, la connaissance parfaite.

« Alors Marie pleura. Elle dit à Pierre : « Mon frère Pierre, qu’as-tu dans la tête ? Crois-tu que c’est toute seule, dans mon imagination… que je dise des mensonges à propos des enseignements du Maître ? » (16). En pleurant, Marie témoigne de sa faiblesse, c’est à dire de sa féminité. Alors Lévi prend sa défense, confirmant ce que nous apprennent par ailleurs les Évangiles canoniques : le tempérament violent de Pierre, sa volonté de puissance :

« Lévi prit la parole : « Pierre, tu as toujours été un emporté. Je te vois maintenant t’acharner contre la femme, comme le font nos adversaires. Pourtant, si le Maître l’a rendue digne, qui es-tu pour la rejeter ? Assurément, le Maître la connaît très bien : il l’a aimée plus que nous » (17)

Le Maître la connaît très bien : s’agit-il d’une « connaissance » biblique, charnelle ? Non, puisque Lévi précise : « Laissons [la Vérité dans son entièreté] prendre racine en nous… partons annoncer l’Évangile » dans sa totalité gnostique (18).

  La gnose universelle

             Pierre ne supporte pas qu’une femme passe avant lui, au motif qu’elle aurait pénétré plus avant que lui dans l’intimité de Jésus : de même qu’il ne pouvait supporter la présence et l’enseignement du disciple bien-aimé de Jésus, dont le nom comme la mémoire seront effacés de tous les textes, sauf du IV° Évangile.

Il ne peut supporter qu’une connaissance plus intime de Jésus soit transmise par d’autres que la Grande Église, qu’il contrôle. Que l’entrée dans la chambre nuptiale mystique ne lui soit pas accordée, à lui, alors que cette chambre s’ouvre à une femme.

Marie-Madeleine fut-elle la seule à partager le « souffle intérieur » de Jésus par le baiser mystique ? D’après l ‘Évangile selon Thomas, les gnostiques reconnurent ce privilège à une seconde femme. Ici, le contexte prend tout son sens : « Jésus dit : Deux personnes iront se reposer sur un lit : l’une mourra, l’autre vivra (19). Salomé dit : Qui es-tu, homme, pour être – toi qui es issu de l’Unique – monté dans mon lit ? Et pour avoir mangé à ma table ? Jésus lui répondit : Je suis celui qui tient son être de celui qui est juste… » (20)

Si Dan Brown avait lu ce logion de l’Évangile selon Thomas, il aurait pu augmenter les ventes de son livre en aug mentant le nombre des amantes supposée de Jésus. Salomé n’avoue-t-elle pas que Jésus est monté dans son lit ?

Vocabulaire mystique de la chambre nuptiale. « Quand vous ferez de deux un seul et que vous ferez que ce qui est au-dedans soit au-dehors, et que ce qui est au-dehors soit en-dedans… quand vous mettrez une image à la place d’une image, alors vous entrerez dans le royaume » promis par la gnose (21).

C’est ainsi qu’il faut comprendre le passage de l’Évangile de Philippe utilisé par Dan Brown :

« La Sagesse que l’on croit stérile  est la mère des anges

La compagne du Fils est Marie de Magdala.

Le Maître aimait Marie plus que tous ses disciples,

Il l’embrassait souvent sur la bouche  » (22)

La Sagesse, en gnosticisme, c’est Celui qui est né de l’Un, Jésus. On (les impurs) la croit stérile : mais elle est mère des anges, c’est à dire des messagers de la Vérité. « Le parfait Seigneur (23) dit : Je suis venu de l’Un afin de pouvoir vous instruire de toute chose. L’Esprit, qui était un géniteur, avait le pouvoir d’engendrer et de donner forme… à d’autres esprits de la génération inébranlable » (24).

Marie-Madeleine, Salomé : deux représentants de cette « génération inébranlable » qui a été ensemencée par l’enseignement du Géniteur, échangeant avec lui le baiser sur la bouche, souffle à souffle, et partageant avec lui le lit de la chambre nuptiale comme tous les « parfaits ».

En donnant à deux femmes la prééminence sur le troupeau des disciples mâles (et fiers de l’être), les Évangiles gnostiques se montrent fidèles à l’attitude de Jésus, qui avait admis dans son cercle restreint plusieurs femelles. Un seul témoin canonique rapportera la réprobation des apôtres devant l’attitude de leur Maître : le treizième apôtre, dont le récit (amplifié et corrigé par la suite) figure toujours dans le IV° Évangile. « Ses disciples arrivèrent, et s’étonnèrent qu’il parle à une femme » (Jn 4,25). Cet Évangile, qui n’a été reconnu par l’Église que bien après les synoptiques, était le préféré des gnostiques. Faut-il s’en étonner ?

La gnose est universelle, elle admet que des femmes ont pu être « compagnes » de Jésus : l’Église, elle, protège son pouvoir masculin.

La Sagesse s’unit aux hommes (ou aux femmes !) dans la chambre nuptiale. Elle s’unit à eux (à elles) dans un baiser sur la bouche, où le souffle-Esprit divin se mêle au souffle-esprit humain pour enfanter la Vérité, la gnose parfaite.

Évidemment, il n’y a pas là de quoi faire un best-seller. Ni chatouiller les curiosités malsaines, pour faire de l’argent.

Jésus a toujours refusé le pouvoir de l’argent. Pierre refusera l’offre de Simon-le-magicien, qui lui proposait de l’argent en échange d’une part de pouvoir. Siddartha Gautama refuse à plusieurs reprises de « faire des miracles » pour attirer les foules et se faire ouvrir leurs portefeuilles (25).

                       M.B., 14 décembre 2006
      N.B. :. Ce texte a été repris, et adapté pour le grand public, dans un court essai, Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités, dont il forme le dernier chapitre.

 (1) Ph 84 (Évangile de Philippe, publié par Jean-Yves Leloup, Albin Michel, 2003)

 (2) Ph 55.

 (3) ThC 16 (Le livre de Thomas le champion, in Textes gnostiques de Shenesêt, Par ole s gnostiques du Christ Jésus présenté par André Wautier, Ganesha, Montréal, 1988)

 (4) Th 56 (L’ Évangile selon Thomas, id.) : « connaître l’univers »  est une métaphore d’ordre sexuel.

 (5) Th 24.

 (6) ThC 5 (cf. Th 7)

(7) Ph 62.

 (8) Ph 73.

 (9) Ph 76.

 (10) ThC 8.

 (11) Pirouch Esser sefirot belima, cité par J.Y. Leloup, op. cit. p. 51.

 (12) Évangile de Marie, présenté par J.Y. Leloup, Albin Michel 1997, pp. 35 et 37.

 (13) Id., p. 35.

 (14) Id, p. 47.

 (15) J’ai analysé les racines et les conséquences de ce conflit oublié dans Dieu malgré lui, Ro ber t Laffont 2001.

 (16) Th 114.

 (17) Évangile de Marie, op. cit. p. 45.

(18) Id., p. 45

 (19) id. p. 45.

 (20) Cf. Lc 17,34 : « Je vous le dis : en cette nuit-là [celle de la fin du monde], deux seront sur le même lit. L’un sera pris, et l’autre laissé » Les gnostiques interprètent cette phrase dans un sens mystique : dans leur langage codé, l’union intime avec Dieu se réalise sur le lit de la « chambre nuptiale ».

 (21) Th 61.

 (22) Th 22.

 (23) Ph 55.

 (24) Noter ce qualificatif : « Parfait » ici signifie « ayant accompli la gnose », « Maître gnostique ».

 (25) La Sophia de Jésus le Christ,7, in André Wautier, op. cit p. 29.

 (26) Kevaddha Sutta, cité et commenté dans Dieu malgré lui, p. 292.

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

LE « JÉSUS » DE J.C. PETITFILS

          Il paraît en moyenne un livre tous les 6 mois sur Jésus.

         Valeurs Actuelles du 29/9/11 publie des extraits du dernier en date, celui de Jean-Christian Petitfils (1). La présentation de la revue est alléchante : cette « monumentale biographie fait le point des connaissances historiques sur le Christ, à l’opposé des démarches sensationnalistes trop souvent adoptées sur le sujet. » Et de citer, après Renan, « les élucubrations pseudo-historiques de Jacques Duquesne ou de Prieur et Mordillat, obsédés par la volonté de démontrer que l’Église aurait dénaturé la vie et le message du Christ. »

          Le ton est donné.

I. La littérature sur Jésus

           Dans cette immense production littéraire, j’ai cru pouvoir distinguer quatre types d’approche (2) :

          – Les grands noms de la littérature (de Mauriac à Max Gallo) : tout grand écrivain se doitd’avoir écrit  avant de mourir son livre sur Jésus.

          – Les fantaisistes (Kazantzakis, Messadié) qui décrivent le Jésus de leurs rêves – et des nôtres.

          – Les commerciaux, qui exploitent les idées dont raffole le grand public pour les transformer en juteux droits d’auteur  (le Da Vinci Code).

          – Et l’imposante armée des spécialistes, scientifiques de haut niveau qui font preuve d’une masse impressionnante d’érudition.

          Où situer le Jésus de J.C. Petitfils ?

          Quelques exemples, tirés des extraits publiés par Valeurs Actuelles (3).

 II. La mauvaise foi au service de la foi

           « Comment se représenter Jésus, écrit l’auteur ? Si l’on s’en rapporte au linceul de Turin, il est de grande taille, pèse entre 77 et 79 kilos, etc. » Un historien qui s’appuie sur ce morceau de tissu controversé se disqualifie définitivement. On comparera avec la façon dont j’ai tenté une description de l’apparence de Jésus, en me limitant au seul texte des Évangiles (4).

           Jésus avait-il des frères de sang ? Après avoir rappelé les « quelques catholiques (sic !) qui adoptent la thèse d’une Marie mère de famille nombreuse », l’auteur s’enferme bien au chaud dans les conclusions du P. Grelot : il faut « considérer les frères de Jésus comme des cousins à la mode orientale », et comprendre que dans les Évangiles adelphos (frère) signifie en fait  anepsios (cousin).

          Mais le Nouveau Testament sait parfaitement faire la différence entre frère et cousin : les frères de sang (Caïn, Juda, Jechonias, Lazare, Pierre, Jean, Hérode, Jude) y sont unanimement et sans équivoque appelés adelphoi, et les cousins (Barnabé) anepsioi.

          Encore mieux dit l’auteur, « si Marie avait eu d’autres enfants, obligation leur aurait été faite de s’occuper de leur mère. » Mais c’est précisément ce que fait Jacques, le frère de Jésus ! Devenu chef de famille après la mort de son aîné, il prend avec lui sa mère Marie et l’emmène à Jérusalem (Actes 1,14).

           Jésus croyait-il être Dieu ? « L’historien répond affirmativement ». Hélas, ses arguments prouvent une méconnaissance totale de l’exégèse. Pour lui, ce sont les guérisons de Jésus qui font de lui l’égal de Dieu, tout comme sa liberté envers la Loi juive. Ầ l’appui, il cite quelques lignes choisies dans les passages de l’Évangile de Jean qui datent des années 90 et sont en contradiction avec d’autres, plus anciens, moins influencés par les objectifs de l’Église en formation.

           Jésus était-il un prophète ? Oui, dit l’auteur, et la preuve c’est qu’il a annoncé d’avance la destruction du Temple. Il conclut : « Au moment où les Évangiles [sont écrits], au début des années 60, le Temple… est encore debout. C’est la raison pour laquelle aucun évangéliste… n’a souligné que cette prophétie… était réalisée, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire, bien entendu, s’ils avaient écrit après le sac de Titus. » Alors que c’est précisément le contraire : à une première rédaction effectuée avant 70, les évangélistes ont ajouté après l’événement une annonce du sac du Temple, en la mettant dans la bouche de Jésus.

          Par ailleurs, inutile de rappeler à l’auteur que pour la Bible, le prophète n’est pas une Madame Soleil qui prédirait le futur, mais un Éveillé qui porte un regard d’ensemble sur notre destinée à la lumière du passé (qu’il connaît) et de la parole de Dieu (qu’il écoute).

 III. L’Histoire comme anxiolytique ?

           Il est donc clair que J.C. Petitfils est à ranger dans la 3° catégorie : celle des écrivains commerciaux. Qui se constituent un public en le rassurant par un mélange habile de vérités reçues et de contre-vérités.

          Contrairement bien sûr aux « élucubrations pseudo-historiques » des chercheurs, des spécialistes et de votre serviteur qui tentent, eux, de réveiller ce public en lui présentant un Jésus démaquillé, rajeuni par plus d’un siècle d’exégèse historico-critique extraordinairement exigeante.

           Nul doute que ce nouveau Jésus figurera en bonne place sur les tables de nos libraires. De même que le Valium, le Témesta et le Prozac sont toujours à portée de main sur les rayonnages de nos pharmacies.

                                    M.B., 6 oct 2011

Voyez dans ce blog une analyse plus complète de ce livre : cliquez

 (1) Jean-Christian Petitfils, Jésus, Fayard, 440 pages.

(2) Michel Benoît, Dieu malgré lui, Robert Laffont, 2001, p. 13.

(3) On me reprochera de parler de ce livre sans l’avoir lu en totalité : les 4 pages d’extraits publiés dans Valeurs Actuelles m’ont suffi.

(4) Dieu malgré lui, p. 43.

LA RECHERCHE SUR LE JÉSUS HISTORIQUE RÉCUPÉRÉE PAR UN CATHOLIQUE : le « Jésus » de J.C. Petitfils.

          La parution du Jésus de J.C. Petitfils a été largement médiatisée. Alors que je ne disposais encore que d’extraits significatifs, j’ai écrit ici un premier article sur ce livre (cliquez). L’ayant maintenant en mains, je vous en propose une analyse plus détaillée.

          Première évidence : la documentation de l’auteur est remarquablement étendue. Il a immensément lu, et rassemble en 630 pages des éléments éparpillés dans beaucoup de domaines.

          Mais son livre n’est pas (seulement) celui d’un historien de talent.

 I. Le rejet de la Quête du Jésus historique

           Après avoir résumé les trois étapes de cette Quête (cliquez), il énumère ses principaux critères d’analyse textuelle – pour conclure de façon lapidaire que « l’utilisation de ces postulats méthodologiques a ses limites… et présente l’inconvénient de jeter le doute sur tout ce qui n’entre pas dans un moule préétabli. » (p. 582).

          En quoi des outils de travail techniques sont-ils un « moule » ? Par cette condamnation du labeur d’un siècle et demi mené par des dizaines de chercheurs dans le monde entier, l’auteur ne dévoile-t-il un vrai « moule préétabli » – le sien ?

           Dans la foulée, il condamne aussi les enquêtes de Mordillat et Prieur (1), dont il affirme que « le but [de ces journalistes] est de dénoncer les inventions frauduleuses, les tromperies, la trahison de l’Église, bref de faire exploser l’imposture du christianisme » (p.21). C’est un procès d’intention, alors que Mordillat et Prieur n’ont donné la parole qu’à des exégètes de premier plan, catholiques, protestants et juifs, tous esprits libres et indépendants : défaut insupportable, peut-être, aux yeux de l’auteur.

           Lui-même n’est pas un exégète : quelles sont donc les autorités auxquelles il accorde sa préférence ?

          Tout du long, aux Pères de l’Église – dont il sait pourtant que ce sont eux qui ont contribué à construire le mythe chrétien, en inventant l’exégèse allégorico-mystique qui a été de règle en chrétienté jusqu’aux débuts de la Quête. Souvent, à des exégètes français conservateurs comme Léon-Dufour ou Feuillet. Parfois enfin, au pape Benoît XVI dont l’impartialité en la matière laisse à désirer.

          Et rarement aux chercheurs de la Quête.

          L’historien se serait-il mis au service de la réaction catholique ?

 II. Faire feu de tout bois

           Sa thèse pourrait être ainsi résumée : « Tout ce qui est écrit dans les évangiles, tout doit s’être passé comme c’est écrit ». Pour le prouver, il mélange les informations de façon stupéfiante. Pris dans une corrida, le lecteur tournoie devant un dédale de « preuves », agitées devant lui comme la cape du toréador. Entrons dans l’arène.

 – L’étoile des Rois Mages (pp. 461-463) : [pose des banderilles] Un jour l’astronome Kepler aurait observé « la conjonction très lumineuse de Jupiter et de Saturne… Le 9 octobre 1604, Mars se joignit à ces deux planètes. Par calcul, il établit que le même phénomène s’était produit en l’an 7 avant notre ère. C’est alors qu’il se rappela un texte du rabbin portugais Isaac Abravanel (1437-1508)… » [travail à la cape] A la suite de quoi Kepler « arriva à la conclusion que l’étoile de Bethléem avait été un phénomène naturel et non surnaturel et que Jésus était né… l’an 7 avant notre ère ». Notre historien ajoute qu’un juif de Bassora du IX° s., Masha’allah, traduit au XII° siècle par Jean de Séville, arrivait aux mêmes conclusions. [picador] « Au début du XIX° siècle, un savant Danois, Frederic Munter, en trouva confirmation dans un commentaire médiéval du Livre de Daniel. » Et « en 1902, un papyrus égyptien… conservé à Berlin » confirmait le toutim, quand en 1925 [muleta] « Tout changea lorsqu’un orientaliste germanique, Peter Schnabel, examinant les milliers de tablettes en terre cuite découvertes à Abbu-Habbah (l’ancien site sumérien et néo-babylonien de Sippur, à 32 km au sud de Bagdad » trouva une confirmation de l’apparition de l’étoile en l’an -7.

          Vous avez le vertige ? Pourtant, j’ai abrégé. Cette accumulation d’érudition a un but : vous étourdir comme le taureau pour vous mener à la conclusion conclusive [estocade] : « Comment ne pas songer aux textes de Matthieu et de Flavius Josèphe dans lesquels il est question d’un astre qui apparaît puis disparaît avant de réapparaître » au-dessus du Petit Jésus couché dans sa crèche ? Vous voyez bien que l’évangile dit vrai !

           « Inutile de dire, poursuit l’imperturbable Petitfils, que les calculs ont été refaits par les astrologues modernes » et qu’ils ont confirmé que « la conjonction d’étoiles fut presque parfaite à la fin de mai, au début d’octobre et de décembre » de l’an – 7, pour se reproduire l’année suivante. Vous arrivez au [coup de grâce] : « Cette donnée, parfaitement scientifique, vient conforter le récit évangélique. »

          Jésus est donc bien né en décembre, sous une étoile aussi brillante qu’éphémère, en l’an -7 ou -6. Comme c’est justement l’année de sa naissance finalement retenue par les experts, même ceux du Vatican, on est heu-reux, mais heu-reux !

 – Les phénomènes accompagnant la mort du Christ (pp. 401-407) : Cet exemple illustre bien la dialectique que l’auteur emploie constamment, de manière particulièrement efficace.

          Pour commencer, rappel des autorités : « Les Pères de l’Église […suit une longue liste de noms prestigieux…] n’ont pas douté de la réalité de ces phénomènes… [Ầ leur époque] on pouvait, paraît-il, voir [encore] les traces du tremblement de terre sur le lieu même de l’exécution de Jésus ».

          Immédiatement après, virage à gauche : « la plupart des exégètes contemporains sont formels : il s’agit d’un langage symbolique, tiré de l’Ancien Testament… Les évangélistes auraient utilisé le langage [de la Bible], chargé d’imagerie poétique et orientale, pour montrer [par ces phénomènes] que Jésus est bien le Messie… Bref, l’affaire serait close. Il n’y a pas eu de ténèbres le vendredi saint, ni de tremblement de terre. »

          L’affaire est-elle vraiment close ? Que non, virage à droite : les travaux des « exégètes contemporains » ont l’inconvénient de semer le doute sur la réalité historique des faits rapportés dans 3 des 4 évangiles (mais justement pas dans celui de Jean, pourtant, selon l’auteur, le plus fiable historiquement).

          Rond-point dialectique : « Entre partisans d’une lecture symbolique et d’un événement réel, le débat n’est pas clos.» Finie la belle unanimité des exégètes ! L’auteur nous entraîne alors sur la route sineuse de l’érudition historique. « Des auteurs païens de l’Antiquité parlent d’un étrange phénomène solaire survenu sinon sur toute la terre, du moins en Palestine… Thallus, contemporain de Jésus et riche affranchi de Tibère, cité au II° siècle par Jules l’Africain… Le grec Phlégon de Tralles (II° s.), à qui on doit une Histoire universelle en douze volumes… Tertullien (II°-III° s.)…, Eusèbe l’historien (III°- IV° siècle)…, Lucien d’Antioche (IV° s.) …, le grammairien Philopone d’Alexandrie (VI° s.)…, Le pseudo-Denys l’Aréopagite (V° s.)… » Tous ont mentionné une éclipse survenue en Palestine au bon moment, au point que « l’idée d’une mystérieuse occultation solaire le 14 Nisan de l’an 33 [date de la mort de Jésus] n’est pas à rejeter d’emblée comme une galéjade pour simple d’esprits ou fondamentalistes avides de merveilleux… Il y aurait eu, dans l’après-midi du vendredi saint… un enténébrement extraordinaire sur toute la Palestine… »

          Comment transformer « il y aurait eu » en « il y a eu » ?

          En faisant appel à « la danse apparente du soleil observée le 13 octobre 1917, à Fatima, par soixante-dix-mille personnes. » « L’historien, sur ce point, ne pouvant naturellement se prononcer », il passe immédiatement à l’hypothèse d’un « sirocco noir ou khamsin… Ầ la Pentecôte de 396, saint Jérôme fut témoin d’un obscurcissement du même genre. » Puis il tire de sa manche deux professeurs d’Oxford : « Après avoir minutieusement reconstitué par le calcul astronomique le calendrier juif du I° siècle… ils arrivèrent à la conclusion que, le 3 avril 33, une éclipse de lune s’était produite… qui atteignit son maximum à 17h 15… La lune se leva dans le ciel de Jérusalem à 18h 20 à un moment, on peut le supposer, où le ciel était clair. [L’éclipse] donnait à l’astre, comme il arrive fréquemment en pareil cas… une étrange couleur rousse (l’atmosphère absorbant les nuances de bleu). »

          Pourquoi ce luxe de détails ? Parce que « précédé peut-être d’un nuage de sable qui avait momentanément obscurci le soleil », l’événement vient confirmer l’annonce du prophète biblique Joël : « Le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang. Un phénomène que n’ont pas ignoré certains apocryphes [chrétiens]. »

          Vous êtes arrivé : la science confirme ce que rapporte l’évangile selon s. Luc.

           Pris dans ce tourbillon d’érudition où se mélangent les Pères de l’Église, les apparitions de Fatima, les calculs astronomiques – où, selon le proverbe romain, tout est dans tout, et réciproquement -, le lecteur ne sait plus où il en est. Comme il affectionne les légendes de son enfance, il finit par oublier totalement le consensus initial des « exégètes contemporains » pour conclure, abasourdi par tant d’autorités déployées, que les évangiles sont bien à prendre au pied de la lettre – comme le veut l’auteur.

          Mais attention, ce n’est pas du fondamentalisme : c’est de l’Histoire.

           Ầ tout propos, ce procédé est répété dans le Jésus de J.C. Petitfils.

          La multiplication des pains (pp. 226-227) ? Sa réalité est confirmée par « d’autres multiplications [miraculeuses] de vivres » qui se sont produites en Italie au 17° s., puis en Poitou, chez le curé d’Ars et à Bourges au 19° s..

          La transfiguration (p. 250) ? Elle est à « rapprocher de phénomènes de bioluminescence observés chez certains mystiques. On cite les cas de sainte Thérèse d’Avila, de saint Benoît-Joseph Labre, de saint Michel Garicoitz, de saint Séraphim de Sarov. »

          La prescience de Jésus ? Elle est de même nature que celle des mystiques : « Les exemples abondent… Je n’en citerai qu’un seul… celui d’une religieuse augustinienne » qui aurait eu en 1929 la vision selon laquelle elle serait un jour décorée d’une médaille militaire – ce qui se produisit bien en 1949. Sa cause de béatification est d’ailleurs introduite à Rome (note 53, p. 604).

          Jésus marchant sur les eaux ? (p. 230) : « Faut-il rapprocher ce prodige des phénomènes de lévitation observés chez plusieurs saints et grands mystiques ? …  On songe aux lévitations extatiques de sainte Thérèse d’Avila, de saint Jean de la Croix, de saint Joseph de Copertino, de saint Alphonse de Liguori, de saint Joseph-Benoît Cottolengo, de saint Gérard Majella, etc. » (p.601, note 31).

           Etc., etc. Ce qui est particulièrement pernicieux, c’est qu’on prend toujours soin de dire que l’historien n’a pas à prendre en compte ce genre de preuve. Pourquoi alors les étale-t-il avec tant de complaisance dans ses démonstrations, sinon parce qu’elles confortent sa lecture des textes ? Et qu’elles encouragent le lecteur non-averti à adhérer à ses conclusions ?

          Il répond : « Pourquoi vouloir rejeter d’emblée ce que la raison n’explique pas ? Des phénomènes extraordinaires, supranaturels existent… pourquoi les balayer d’un revers de la main ? » (p. 20).

          Soit. Mais alors qu’on ne prétende pas, en bon historien, « utiliser et croiser les sources à [ma] disposition, de manière critique, bien entendu, en [me] gardant des assemblages artificiels » (p. 27). Ni avoir « une approche rationnelle » de son sujet (p. 21).

 III. La question des sources

           Depuis 17 siècles, la légende et la mythologie chrétienne coulent comme un fleuve majestueux, d’une grande beauté.

          Ce fleuve prend notamment sa source dans le quatrième évangile, dit selon s. Jean. C’est, affirme l’auteur, le plus fiable historiquement – ce qui est exact. Mais c’est aussi le plus philosophique et le plus splendidement théologique des quatre. Comment expliquer cette cohabitation intime dans le même texte entre détails historiques, philosophie et dogme ?

          Tout repose sur l’identité de son auteur.

          J.C. Petitfils convient que cet auteur, contrairement aux autres évangélistes, est un témoin oculaire qui « n’a rien à voir avec [l’apôtre] Jean, fils de Zébédée » (p.24) Il l’identifie « avec le disciple secret de Jérusalem, le « disciple que Jésus aimait », autrement dit Jean, l’auteur du quatrième évangile. » (p.98) : « l’évangile est l’œuvre d’une seule main » (p. 522), il y a un seul et unique auteur de l’ensemble du texte.

          Pour cela il s’appuie sur des écrits du II° au IV° siècle qui rapportent la légende d’un certain prêtre Jean, mort très âgé à Éphèse. Témoignages qu’il prend à la lettre, sans esprit critique : ce « Jean » était, dit-il, « prêtre, et à ce titre il a porté le pétalon… qui était l’insigne sacerdotal porté sur la poitrine par le grand prêtre au temps de l’Exode. »

          Donc, l’auteur du quatrième évangile était un membre de la haute aristocratie religieuse de Jérusalem : le disciple bien-aimé, qui s’appelait « Jean ».

          On apprend enfin qu’au Cénacle, « le maître de maison ou, en son absence son fils aîné, Jean, [a eu] à sa gauche celui qu’il voulait honorer, Jésus » (p. 298). De quel chapeau magique sort-on ce père de son aîné, « Jean » – qui avait donc des frères et sœurs ? On rêve…

           Soyons sérieux : l’exégèse du texte montre en effet qu’on y retrouve un témoignage oculaire précieux, dont tout semble indiquer qu’il remonte à un écrit du disciple bien-aimé, recueilli par la communauté qui s’était formée autour de lui (cliquez) . La mémoire de cet homme a été soigneusement gommée de tous les écrits du Nouveau Testament, sauf le sien : son nom est perdu à jamais. Une ou deux générations plus tard, son écrit a été enrobé dans un ensemble complexe de catéchèses chrétiennes primitives, le tout donnant l’évangile que nous connaissons (cliquez).

          L’hypothèse d’un seul et unique auteur du quatrième évangile n’est retenue par aucun exégète.

           J.C. Petitfils brode à perdre haleine sur la légende qu’il a choisie d’adopter pour vraie.

          Ainsi, l’apôtre André en personne aurait demandé à « Jean » d’écrire son évangile, et en aurait révisé ensuite le texte avec les autres disciples, lui apportant ainsi une garantie collective d’authenticité (pp. 25, 125).

         Si André a inspiré Jean, l’évangéliste Luc, lui, aurait« incorporé dans son texte une partie de l’enseignement oral du disciple bien-aimé. » (p. 544). « Son récit de la pêche miraculeuse, Luc l’a très vraisemblablement entendu de la bouche de Jean. » (p. 447). Luc est « le seul évangéliste à rapporter les origines familiales du Baptiste, qu’il tient de bonne source, peut-être de Jean l’évangéliste. » (n. 18 p. 587). « Luc, auditeur de Jean, a happé [ses paroles] au vol et [les] a reproduites. » (n. 4 p. 605).

          Vraisemblablement, peut-être… Devant ces affirmations totalement dénuées de fondement textuel, l’exégète reste muet, confondu, atterré.

           Un fleuve qui prend sa source dans de telles manipulations ne peut que charrier les mythologies qui plaisent aux foules.

          Mais il les trompe.

 IV. Historien, ou mystificateur ?

           Je me contenterai maintenant d’énumérer rapidement quelques-unes parmi les nombreuses mystifications réjouissantes de l’auteur.

 – Les Nazôréens ? On ne sait presque rien de cette secte juive à l’époque de Jésus, mais on sait qu’il en faisait partie. Pages 80-81, l’auteur retrace pourtant son histoire depuis le retour de l’exil à Babylone, sans donner aucune source de ce qu’il avance (il serait le premier à en savoir tant !) Pour affirmer enfin que « Jésus est à la fois un habitant de Nazareth et un Nazôréen. » (p. 81), et que sa famille constitue « le clan des Nazôréens » (p. 197).

          J’ai montré ailleurs (cliquez) pourquoi il importait aux fondateurs du christianisme que l’identité nazôréenne de Jésus (transformé en habitant de Nazareth) disparaisse de la mémoire chrétienne : mais passons, ceci n’est que de l’exégèse.

 – Pour expliquer la parole de Jésus à Pierre avant le lavement des pieds : « Celui qui s’est baigné n’a pas besoin de se laver », l’auteur invente une purification préalable des disciples « dans une petite grotte au flanc du mont des Oliviers, aménagée en mikvé. Il leur restait à se purifier les pieds, couverts de poussière » (p. 297), d’où le lavement des pieds du quatrième évangile. Cette grotte, il la décrit avec un luxe de détails (n. 33 p. 609).

 – Malchus, à qui Pierre tranche l’oreille, « serait le préfet des prêtres, soumis aux règles de pureté sacerdotale. Sa blessure le rendait invalide pour les fonctions du Temple, d’où le geste de Pierre » (p. 310). Astucieux Pierre !

 – « Afin de faire pénétrer le corps [de Jésus dans le tombeau], les porteurs exécutent un demi-tour. Celui qui tient la tête entre le premier à reculons, en se baissant fortement. Les pieds sont ainsi disposés vers l’ouverture » (p. 419).

 – La prière de Jésus à Gethsemani : Ce jardin « appartient vraisemblablement à Jean » (p. 289). « Comment les apôtres ont-ils pu raconter [la scène de la prière de Jésus à l’agonie], alors qu’ils étaient endormis ? » Qu’à cela ne tienne, « c’est après la scène des rameaux… que la scène a eu lieu, non après le dernier repas. » Pour justifier ce scoop exégétique vraiment inédit, l’auteur s’appuie sur l’autorité du pape Benoît XVI (p. 291).

          J’arrête là.

 V. Les reliques de la Passion au secours du dogme

           J.C. Petitfils accorde autant de crédit, sinon plus, aux reliques de la Passion qu’aux textes des évangiles. Il consacre des dizaines de pages à l’examen croisé du linceul de Turin, du suaire d’Oviedo et de la tunique d’Argenteuil.

          Je ne me prononcerai pas ici sur le dossier controversé du Suaire de Turin. N’étant qu’un exégète, je ferai deux brèves observations à l’auteur (observations complétées et précisées dans un article ultérieur, cliquez ) :

 1- Jésus a été mis au tombeau par des juifs, en suivant les coutumes juives. Or on trouve dans le quatrième évangile une description très précise de ces coutumes, la « résurrection » de Lazare. Mis à part quelques ajouts postérieurs des derniers rédacteurs de cet évangile, qui le corrigent deux générations plus tard, ce petit reportage est de la main de disciple bien-aimé, témoin oculaire de la scène.

          On y lit que Lazare sortit du tombeau « ayant été attaché aux pieds et aux mains par des bandelettes (keiriais), et son visage avait été enveloppé par un suaire (soudarion) » (Jn 11, 44). Lazare est un homme riche (comme Joseph d’Arimathie) : pour le déposer dans sa sépulture définitive, on a lié ses pieds et ses mains, recouvert son visage d’un suaire. Telle était la coutume juive, le cadavre était maintenu serré par des bandelettes : pas question d’un linceul, grande pièce de toile lâche enveloppant tout le corps.

 2- Le disciple bien-aimé décrit un peu plus loin le tombeau de Jésus, second témoignage oculaire : « Se penchant il vit posées là les bandelettes (othonia)… Pierre entre [après lui] dans le tombeau, et il contemple les bandelettes (othonia) posées là, et le suaire (soudarion) qui était sur sa tête, non pas avec les bandelettes (othonia) posé là, mais à l’écart, [ayant été] enroulé dans un lieu à part » (Jn 20, 5-7).

          Question : que signifie le grec othonion ? Tous les traducteurs, sans exception, traduisent par « bandelettes ». Ont-ils tort, faut-il traduire par « linceul », c’est-à-dire une pièce de drap et non des bandelettes ? Mais alors, pourquoi à trois reprises le disciple bien-aimé écrit-il othonia au pluriel, comme il avait écrit keiriais au pluriel ? Y avait-il plusieurs othonia, plusieurs linceuls superposés ?

          L’auteur a-t-il fait les deux enquêtes indispensables, linguistique (sens de othonion dans le grec de la koiné) et historique (examen détaillé des coutumes juives de mise au tombeau, en Judée, au début du I° siècle) ? (cette recherche, je l’ai esquissée dans l’article signalé plus haut, cliquez)

          Non. Il écrit que « l’ensevelissement… a été pratiqué à la manière juive », mais ne fournit aucune enquête sur cette manière juive. En revanche, il nous apprend qu’à la mort de Jésus, Joseph d’Arimathie « quittant le Golgotha, va en ville acheter un long drap de lin de 8 coudées judéo-assyriennes de long qui va servir au linceul… Au lieu de l’acheter en ville, où les magasins étaient sans doute fermés… Il se le serait procuré dans les magasins du Temple…Quand il revient, il est 17 heures environ » (p. 415). Ce qui laisse « une heure environ » pendant laquelle le cadavre serait resté sur le sol, au pied de la croix. Un linge (le suaire d’Oviedo) aurait été posé sur son visage, car « c’est la coutume de dissimuler aux passants les stigmates de la souffrance chez un mort. » (p. 413).

          La coutume : historien, où sont vos sources ?

           Je passe sur la façon dont le lecteur se fait ensuite balader dans une infinité de détails anatomopathologiques, textiles, botaniques, pharmacologiques, numismatiques : c’est toujours la technique de la corrida.

            Pour ajouter quand même une simple remarque de bon sens : le visage de Jésus a été recouvert d’un suaire, comme en témoigne le disciple bien-aimé. Il n’a donc pas pu être en contact direct avec l’hypothétique linceul, pour y laisser son empreinte photographique.

           Quant aux « inscriptions paléographiques en latin, en grec et en écriture hébraïque lues… autour du visage de l’homme [sur le] linceul », l’auteur pense sans rire que ce seraient « les marques de deux huissiers, l’un romain et l’autre juif, présents lors de l’ensevelissement : le premier aurait inscrit… la sentence de mort en lettres noires ou rouges, comme cela se faisait habituellement ; le second aurait garanti l’identité du défunt. » Enfin, Pilate aurait diligenté « l’intervention d’un fonctionnaire romain (l’exactor), attestant que la procédure s’était déroulée normalement » (p. 421).

          Deux notaires plus un huissier assistaient donc à l’enterrement de Jésus, avec leurs tampons encreurs, autre scoop. On pardonnera à M. Petitfils d’avoir oublié de mentionner le journaliste de l’AFP, habituellement présent lui aussi en pareille occasion.

           Deux derniers exemples récréatifs de son enquête :

 1- Selon Matthieu, un ange serait descendu du ciel pour ouvrir le tombeau de Jésus au matin de Pâque, et « son aspect était comme l’éclair » (Mt 28,3).

          L’événement est-il « authentique ou symbolique », se demande M. Petitfils ? Réponse : pour l’Église, la résurrection est « un phénomène objectif en soi, donc historique, même si elle échappe… à l’Histoire. » D’ailleurs, c’est l’enseignement du pape Benoît XVI sur lequel l’auteur, en bon historien rationnel, s’appuie pour boucler son enquête (p. 435).

            Des preuves ? Dans le linceul de Turin. Et de citer pêle-mêle (p. 436-438) les hypothèses de la vaporographie (confirmée sur une momie vieille de 2000 ans et le suaire de saint Charbel Makhlouf, mort en 1898), des radiations électromagnétiques, « un double bombardement de protons et de neutrons, provenant de la désintégration des noyaux de deutérium présents dans le corps », aucune de ces théories « ne rendant compte de la façon dont s’est formée l’image ».

          Quelques lignes plus loin pourtant, « d’autres données sont aussi certaines et tout aussi mystérieuses », ce qui permet à l’auteur de conclure que « le corps [de Jésus] semble s’être dématérialisé de l’intérieur, laissant le linceul s’affaisser sur le vide. »

 2- Les reliques de la vraie croix, dont Daniel-Rops disait que « si on les rassemblait toutes, il y aurait de quoi remplir un paquebot ». Eh bien, M. Petitfils, lui, nous apprend que « si l’on s’en remet aux analyses [des reliques] de la cathédrale de Pise, du Dôme de Florence, de Notre-Dame de Paris et de Sainte-Croix-de-Jérusalem, le bois utilisé [pour la Croix] aurait été du pin » (p. 369).

          On aimerait quand même savoir si ces reliques ont conservé jusqu’à aujourd’hui la légère odeur de térébenthine qui devait flotter sur les collines de Judée.

 VI. La schizophrénie catholique

           Je n’abuserai pas de la patience de mon lecteur : il comprend mieux maintenant ce qu’est la schizophrénie catholique.

           La schizophrénie consiste à vivre dans deux mondes différents. Comme certains intellectuels catholiques, J.C. Petitfils a un pied dans d’immenses connaissances, et l’autre dans le conformisme le plus étroit.

          Il tricote subtilement des informations historiques ou exégétiques exactes, avec des légendes savantes destinées à conforter la soif de merveilleux de croyants, déboussolés par l’effondrement de la mythologie chrétienne.

          Il sait tout de la Quête du Jésus historique, mais il choisit son bord : ne publier que ce qui est catholiquement correct. Il s’attire donc la bienveillance des médias, qui connaissent la frilosité du grand public.

          Et ce public, ébloui par tant d’érudition, par la virtuosité des passes du toréador, soulagé enfin d’être savamment conforté dans ses nostalgies d’enfance, le public se convainc qu’il est inutile d’aller chercher plus loin.

           « Le Jésus de l’Histoire, auquel ses disciples renvoient, reste une énigme, un mystère insondable » (p.478). Ce mystère, m’a-t-il dit lors de notre rencontre, l’historien le reconnaît. Mais il ne peut le pénétrer.

          Oui, la personne de Jésus, comme toute personne humaine, est un mystère insondable – et d’abord à elle-même.

          Mais l’historien ne reconnaît que les zones d’ombres de l’Histoire qu’il tente d’éclairer, avec la rigueur de sa discipline.

          Mais l’exégète ne reconnaît que des textes du passé qu’il tente de comprendre, avec les outils dont il dispose aujourd’hui.

           Mystérieux, Jésus ? Certes. Comme vous, comme moi. Mais plus encore que vous et moi, car il ne cesse d’interroger nos vies, et d’illuminer la mienne.

                                          M.B., 14 déc. 2011

 (1) Enquêtes diffusées en 3 séries sur Arte, disponibles sur DVD, et reprises en 3 livres, Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus.

FAUT-IL S’INTÉRESSER AU SUAIRE DE TURIN ?

Peut-on régler une fois pour toutes cette histoire du Suaire de Turin ?

          Que mes lecteurs me pardonnent et qu’ils veuillent bien attacher leurs ceintures : on va faire un peu d’exégèse (1).

 I. Les coutumes funéraires juives au I° siècle

           Nous avons peu de documentation, indépendante des Évangiles canoniques, sur la façon dont un cadavre était préparé en Palestine, à l’époque de Jésus.

           L’historien grec Hérodote, mort en 420 avant J.C., dit que chez les Juifs, “le corps est lavé et entouré, de la tête aux pieds, avec des bandelettes de lin fin, imprégnées de résine.” (Histoire, II,86)*

          Tacite, annaliste Romain mort en 120 après J.C. : “Les Juifs choisissent d’enterrer plutôt que de brûler leurs morts, suivant en cela la coutume égyptienne – avec laquelle ils s’accordent pour l’attention qu’ils portent aux morts.” (Histoires, V, 5)*

          Évangile de Nicodème, apocryphe grec du IV° siècle : « Je suis Jésus. Tu as demandé mon corps à Pilate, puis tu m’as enveloppé dans un pur linceul et tu as couvert mon visage d’un suaire. »*

          Les archéologues de l’Université Hébraïque de Jérusalem ont trouvé les morceaux d’un linceul dans une tombe de la première moitié du premier siècle, située dans la vallée de Hinnom. Malheureusement, leur interprétation est orientée par le souci de justifier la théorie du Suaire de Turin.

          Le rituel juif actuel n’apporte aucune indication : il dépend de la Mishna (III° siècle après J.C.) : le cadavre est enveloppé dans un linge qui ne doit être ni noué, ni fixé de façon contraignante.

           On est donc en présence de deux coutumes funéraires différentes :

          – D’origine égyptienne, le cadavre est lié avec des bandelettes.

          – Autochtone ( ?), le cadavre est enveloppé dans une pièce de drap, le linceul.

          En revanche, on sait qu’un linge était toujours placé directement sur le visage du mort : le suaire.

 II. Le témoignage des Évangiles

           Ces deux coutumes sont décrites dans les Évangiles : la coutume du linceul dans les synoptiques, la coutume égyptienne dans le quatrième Évangile, dit selon saint Jean. Pour chacun, nous décrirons d’abord la nature des linges ou bandelettes utilisés, puis leur agencement.

 1) Les synoptiques

 – Marc 15, 45 : Joseph d’Arimathie « enveloppa [le cadavre] dans le linceul », én-eilesen tê sindoni.

– Matthieu 27, 59 : il « l’enveloppa dans un linceul pur », én-etylidzen autô sindoni katharà.

– Luc 23, 52 : Joseph « l’enveloppa d’un linceul », én-etylidzen auto sindoni.

           Description du linceul : tous trois utilisent le terme sindôn, σινδών, dont le sens est donné par Marc 14,51 quand il décrit un jeune homme « revêtu d’une étoffe, (sindona) sur lui [étant] nu ». Sindôn est donc bien une pièce d’étoffe pouvant couvrir tout le corps.

           Son agencement : Marc emploie én-eileô qui signifie « envelopper, rouler dedans ». Matthieu et Luc utilisent én-etylidzen qui a le même sens.

           Marc a écrit un peu avant 70. Matthieu et Luc, qui écrivent vers 80, dépendent ici de lui.

          Tous trois témoignent d’une même tradition, selon laquelle le cadavre de Jésus aurait été enveloppé dans une pièce d’étoffe, le sindôn, de nature indéterminée (2), qui pourrait être le Suaire de Turin.

 2) Le quatrième Évangile

           Il décrit à deux reprises les coutumes juives : « résurrection » de Lazare et tombeau de Jésus.

 -a- Lazare, Jean 11, 44 : « Le mort sortit, [ayant été] attaché (dedeménos) aux pieds et aux mains par des bandelettes (keiriais), et son visage [ayant été] enveloppé (peri-edédeto) par un suaire (soudariô). »

          Keiria signifie ‘’bandelette, sangle de lit’’. Soudàrion est un terme générique pour ‘’linge’’.

          Dedeménos et peri-edédeto dérivent tous deux du même verbe déô (δέω) qui signifie  »lier, attacher, être lié juridiquement ».

 -b- Le tombeau, Jean 19, 40 : Joseph et Nicodème « prirent le corps de Jésus et le lièrent (hédesan) par des bandelettes (othoniois) avec des aromates, suivant l’usage des juifs pour ensevelir »

20, 5-6 : le disciple que Jésus aimait « se penchant voit posées là les bandelettes (othonia)….  Pierre… « entra dans le tombeau et il contemple les bandelettes (othonia) posées là, et le suaire (soudàrion) qui était sur sa tête [de Jésus], non pas posé là, mais à l’écart, [ayant été] plié dans un autre lieu. »

           Description des linges :

          Pas d’hésitation pour Lazare, ses bras et ses jambes ont été liés, serrés le long du corps par des bandelettes (keiria). Pas de drap (sindôn) autour du corps.

          Son visage a été enveloppé (peri-edédeto, littéralement ‘’lié tout autour’’) par un linge de tête (soudariô), le suaire. : Lazare a été enterré selon une coutume de type égyptien.

           En a-t-il été de même pour Jésus ?

           Avec quoi a-t-il été préparé ? En grec de la koiné (3), othone (ὀθόνη) désigne habituellement une pièce de toile ou une nappe, comme en Actes 10, 11. Mais son diminutif, othonion (ὀθόνιον) désigne une bande taillée dans la toile : une bandelette.

          C’est ce mot, othonion, qui est utilisé dans le quatrième Évangile pour désigner la façon dont Jésus a été préparé au soir du 7 avril 30. Il est au pluriel (othonia), ce qui montre bien qu’il y avait plusieurs bandelettes, et non pas une seule pièce de toile.

           L’agencement des bandelettes :

          Pour Lazare, ses membres ont été attachés au corps, dedeménos qui vient du verbe déô (δέω), utilisé à deux reprises (bandelettes et suaire).

          Pour Jésus : Joseph et Nicodème « prirent le corps et le lièrent, hédesan » : hédesan vient du même verbe déô (δέω) utilisé chez Lazare : la technique de préparation est la même dans les deux cas.

           Ầ la découverte du tombeau vide, le témoin précise que les bandelettes étaient « posées là » : keimena, ce qui peut aussi se traduire par « laissé là », « laissé tel quel » – en opposition au suaire qui est, lui, soigneusement plié à part.

           Conclusion : Comme Lazare, Jésus a été préparé en suivant le rituel de type égyptien décrit par Hérodote et Tacite.

 3) Une contamination « johannique » dans l’Évangile de Luc

           Luc, on l’a vu, suit la même tradition que Matthieu, qui remonte à Marc. Voici pourtant comment il décrit l’inspection par Pierre de l’intérieur du tombeau : « Pierre… courut au tombeau : se penchant, il voit les bandelettes (othonia) seules… » (Luc 24, 12) C’est un copié-collé du quatrième Évangile : Pierre court au tombeau, mais c’est lui (et non le disciple que Jésus aimait, absent de la scène) qui se penche sans entrer et voit les bandelettes.

           Ce petit récit appartient à une péricope (4) qui contredit la précédente, laquelle parle de linceul et non de bandelettes. S’agit-il d’une contamination de la tradition synoptique par la tradition johannique, ou bien Luc prend-il directement sa source dans une tradition pré-évangélique, la même que celle du quatrième Évangile ? Ce genre de question est toujours difficile à trancher.

 4) Quelle tradition choisir ?

           Celle dont témoignent les synoptiques, un linceul de la taille d’une nappe, enveloppant tout le corps… ou bien des bandelettes, maintenant les membres serrés le long du corps comme en témoigne le quatrième Évangile ?

          J’ai pu reconstituer, à l’intérieur de cet Évangile, sa partie la plus ancienne (5). Il apparaît que les deux épisodes, « Lazare » et le tombeau vide, appartiennent tous deux à ce noyau initial – dont l’auteur est sans doute le disciple que Jésus aimait.

          Quand, avec sa minutie habituelle, John P. Meier dissèque l’épisode « Lazare » (6), il conclut que sa description des coutumes funéraires appartient à une tradition pré-évangélique, c’est-à-dire non remaniée : autrement dit, il conforte l’hypothèse à laquelle je vais me ranger.

           Des deux traditions en présence (linceul ou bandelettes), je choisis sans hésiter celle dont témoigne le quatrième Évangile (et Luc 24, 12). Parce que, contrairement aux synoptiques, elle semble provenir d’un témoin oculaire direct des événements, celui qui a vu (Jean 19,35).

          Et qui raconte ce qu’il a vu.

           Tandis que les synoptiques élaborent après-coup un récit à partir de traditions orales/écrites, qui véhiculent des éléments non-visuels et font souvent appel à des coutumes qui n’étaient pas en vigueur dans la Palestine des années 30.

 III. Conclusion

           Si l’on suit sur ce point le quatrième Évangile parce que plus fiable historiquement que les synoptiques, Jésus a été déposé dans le tombeau de Joseph d’Arimathie en suivant les coutumes funéraires dont bénéficia également Lazare : les membres serrés dans des bandelettes enduites d’onguents, un linge posé sur son visage.

          Pas de linceul enveloppant tout le corps.

          Ce sont les coutumes d’origine égyptienne. On sait que les deux propriétaires de tombeaux, Joseph d’Arimathie et Lazare, étaient riches (et donc plus éduqués que la moyenne). Ầ cette époque et à Jérusalem, la coutume égyptienne était-elle adoptée par les classes aisées ? Ou bien était-elle suivie par l’ensemble des juifs, comme semble l’indiquer le quatrième Évangile quand il témoigne que le cadavre de Jésus fut préparé « suivant l’usage des juifs pour ensevelir » (19, 40) ?

          En l’état actuel des connaissances, on ne peut pas trancher.

           En revanche, c’est un fait établi que cette coutume égyptienne a été utilisée pour Lazare et pour Jésus.

           Ceux qui sont venus chercher son cadavre à l’aube du 9 avril (7) ont défait les bandelettes pour pouvoir transporter le corps. Ils les ont laissées telles quelles sur la table centrale du tombeau. Mais ils ont plié le linge de face (suaire) et l’ont soigneusement mis de côté.

           Il n’ya a jamais eu de linceul enveloppant le corps de Jésus mort.

          Certes, le Suaire de Turin est un objet archéologique surprenant, dont l’origine n’a jamais pu être prouvée avec certitude.

           C’est un buisson, qui cache la forêt des textes.

          Un parasite, dans la recherche exégétique.

                    P.S. : Le quatrième Évangile témoigne sans ambiguïté possible qu’un linge (soudarion) était placé directement sur le visage de Lazare comme sur celui de Jésus. Comment donc, si le cadavre de ce dernier avait été enveloppé dans un linceul (sindôn), l’empreinte de son visage aurait-elle pu traverser ce suaire pour s’imprimer sur le linceul ? Et l’image du suaire d’Oviedo (supposé être LE suaire de Jésus) est-elle exactement superposable à celle qu’on discerne sur le Suaire de Turin ?

          On perd son temps.

                                                     M.B., 23 mars 2012

 * D’après la traduction anglaise. Je n’ai pas pu vérifier les originaux grecs ou latins.

 (1) Afin de préciser ce qui manquait, sur ce point, dans ma critique du Jésus de J.C. Petitfils, cliquez.

(2) A moins que l’ajout de Matthieu (repris par l’Évangile de Nicodème), « un linge pur », puisse être interprété comme un linge de lin ? Pour ma part je pense que Matthieu, qui écrit en milieu judéen, désigne plutôt ici un linge « casher ».

(3) Grec colloquial (légèrement différent du grec littéraire) utilisé par les rédacteurs des quatre évangiles tels qu’ils nous sont parvenus.

(4) Petite unité littéraire ayant circulé de façon indépendante, d’abord oralement puis par écrit, avant d’être intégrée dans le texte final par « l’évangéliste. »

(5) Dans un essai exégétique que j’ai, pour l’instant, du mal à faire publier !

(6) John P. Meier, Un certain juif Jésus, tome II, Cerf 2005, pp. 588-627.

(7) J’ai longuement relaté ce qui a dû se passer à l’aube de ce 9 avril dans Dieu malgré lui : cliquez.

Fête du Nouvel-An et désenchantement du monde

Les fêtes de Noël et du Nouvel-An viennent de ruisseler sur nous comme les chutes du Niagara sur de jeunes mariés américains. On s’en remettra.

Depuis l’essor de l’archéologie, nous savons que les peuplades les plus anciennes, les plus archaïques, possédaient toutes des mythes étroitement reliés au cycle du soleil. Dans notre Occident, les Celtes célébraient déjà la fin d’une année et le commencement d’une autre. En Orient, je crois que les Hindous eux aussi marquent depuis des millénaires la succession des cycles annuels par des rites colorés.

Profondément enfouis dans la nature humaine, ces rites exploitent la banalité des saisons pour exprimer les mythes d’une civilisation. Des mythes qui donnent à nos vie l’arrière-plan, la profondeur qui leur manqueraient sans eux : l’infini du cosmos.
Et au-delà, Dieu ou ce qui en tient lieu.

Dans le monde gréco-romain du 1° siècle, la mythologie était omniprésente. La succession du temps, qui est à deux dimensions – avant et après – en recevait une troisième dimension,au-delà.
Le judaïsme ajoutait un élément qui n’était pas absent des autres cultures mais auquel il donnait une place prépondérante : dans ce monde à trois dimensions, Le Mal danse et entraîne les humains dans sa farandole. Et à partir du IV° siècle avant J.C. environ les juifs l’ont personnalisé, en l’appelant le Satan – souvent traduit dans les versions grecques de la Bible par le Diabolos, « celui qui divise ».

Un monde enchanté par la lutte du bien contre le mal, personnifiés en figures hautes en couleur et qui s’affrontaient quelque part au-dessus de nos têtes : nous étions spectateurs impuissants, et toujours victimes, de ce combat des Titans (ou des Anges) qui se déroulait en-dehors de nous, dans un ailleurs inaccessible. C’était le sort, ou le destin, le fatum des romains : une fatalité à laquelle nous étions soumis, sans action possible sur elle.

L’enseignement de Jésus désenchante ce monde de mythologies.
Juif, il sait que Dieu est une chose, et l’humain une autre : il ne les confond pas, ne cherche pas à les faire découler l’un de l’autre – ce qui est la tendance de toutes les mythologies.

Dieu est dans les Shamaïm – que nous traduisons, faute de mieux, par « le ciel » – et nous autres nous sommes sur terre. Ceci, qui est juif, il le corrige de façon révolutionnaire :

1) Pour un juif de son temps, le frère était un autre juif – à l’exclusion des non-juifs. Pour les Esséniens, un membre de sa secte – à l’exclusion des autres juifs. Pour les Zélotes, celui qui se révoltait comme lui et avec lui, en prenant les armes.

Pour Jésus, le prochain est tout homme, ou toute femme dont on croise la route. Ni le frère de sang, de fanatisme, ou le frère d’armes : celui (ou celle) qui est , sur mon chemin.

2) Ce prochain sans distinction, il en fait le convive invité à un repas festif qu’il décrit comme son « Royaume » : le monde accompli, réalisé, enfin libéré de la danse du Mal.

3) L’hôte qui invite à ce repas est au centre de la fête, il l’organise et en fixe l’ordonnancement, le déroulement concret.
Parabole : cet hôte, c’est Dieu.

4) Nous sommes les seuls responsables du bien (ou du mal) qui se fait en nous et autour de nous. Notez que c’est aussi l’enseignement du Bouddha.

Dieu ne s’anéantit pas pour devenir semblable à ses convives (c’est la Kénose du Nouveau Testament). Les convives n’aspirent pas à être divinisés. Chacun reste à sa place, avec sa nature propre, mais l’Un reçoit les autres dans son intimité.

Monde désenchanté, parce qu’il ne laisse aucune place à des puissances maléfiques (ou bénéfiques) imaginaires. Mais monde réenchanté par la magie des paraboles, qui décrivent le bonheur comme une réalité familière, et font chanter l’imagination en lui ouvrant le mystère de la convivialité avec Dieu.

Jésus a désenchanté le monde mythique de l’Antiquité.

Il l’a réenchanté, non pas en créant d’autres mythes, mais en le décrivant par des paraboles enchanteresses.

Ce monde désenchanté, le christianisme s’est hâté de le réenchanter

– En incarnant Dieu et en divinisant l’homme

– En donnant à des sacrements, dont la clé se trouve dans les poches des Églises, le pouvoir quasi-magique d’accéder à la divinisation.

– En adoptant la plupart des mythes païens pour les revêtir du manteau chrétien. Parmi bien d’autres, le Sol Invictus qui est devenu Noël, naissance du Christ.

Sans ce réenchantement du monde, le christianisme ne se serait jamais développé. Tant il est vrai que nous avons besoin de mythes enchanteurs, pour survivre dans un monde qui n’a rien d’enchantant.

A moins que… au monde désenchanté que nous connaissons depuis si longtemps, sans espoir, tétanisé par un futur de pénurie et d’affrontements, quelques-uns ne tentent de substituer un jour le monde désenchanté de Jésus, enchanté par sa parole à lui.

                                    M.B., 7 janvier 2010