« Dieu créa l’Homme à son image… et l’Homme le lui a bien rendu. » Cette phrase célèbre, je voudrais l’examiner à la lumière d’un dialogue entre Edgar Morin et Tariq Ramadan. (1)
E. Morin rappelle que « les dieux sont le produit de l’esprit humain qui leur confère existence, transcendance, une force qui nous commande – et nous obéissons. Nous produisons des entités… qui ne pourraient pas exister sans nous. Et quand l’humanité mourra, ces dieux n’existeront plus. »
1- Il est évident que sans la conscience humaine il n’y aurait ni transcendance, ni d’ailleurs beauté ou vérité… C’est ce qui nous différencie des animaux, nous sommes des « animaux religieux », l’apparition du religieux signe l’apparition de l’humain sur terre.
2- Mais ce sont des religions que nous avons inventées en devenant humains, ce sont des dieux que nous avons façonnés à notre image. Nous avons construit un savoir sur les dieux, une science de Dieu, un discours sur Dieu : la théologie. Prétendant connaître l’identité de dieu, nous avons transmis ce savoir en l’élaborant de plus en plus. Transmettre, en latin tradere, tradition.
3- Affirmer que notre science des dieux disparaîtra avec nous, c’est une évidence que rappelait déjà saint Paul. Mais laisser à entendre que « Dieu », c’est-à-dire une forme de personnalisation de la transcendance, disparaîtra lui aussi, c’est passer de l’évidence à la spéculation, de la constatation à un a priori philosophiquement daté et marqué.
T. Ramadan répond à E. Morin en rappelant que les trois religions monothéistes se fondent sur une Révélation inscrite dans des textes. Il ajoute que « déterminer le rôle de la Révélation, c’est s’interroger sur ses limites. »
Pendant plus de mille ans, les chrétiens ont cru que Moïse avait écrit la Torah sous la dictée de Dieu en personne. Pie XII ayant autorisé en 1943 l’exégèse historico-critique de la Bible, ils finirent par admettre que ce sont des prophètes, des apôtres, des disciples anonymes qui avaient écrit les textes sacrés. Alors se posa la question fondamentale : Dieu est-il l’auteur de la Révélation ? La Révélation est-elle humaine, ou divine ?
Replaçons les choses dans l’épais tissu de l’Histoire. Au cours des siècles, quelques hommes, quelques femmes ont fait l’expérience intime d’une relation avec une transcendance qu’ils individualisaient en la nommant « Dieu ». Cette expérience, elle était inexplicable en termes psychologiques, sociologiques, médicaux, mais elle a existé et E. Morin le rappelle : « Je ne crois pas en Dieu, mais la mystique m’intéresse. Que des mystiques aient eu des contacts avec Dieu, c’est arrivé ! »
Des hommes et des femmes de toutes cultures, d’époques et de milieux très différents. Certains appartiennent au mythe – comme Abraham ou Moïse – mais un mythe construit et enrichi par les anonymes qui l’ont transmis et avaient fait, eux, l’expérience qu’ils prêtent à leurs héros. D’autres appartiennent à l’Histoire, comme Jésus. Leur expérience a été transmise et mise en forme par des écrivains le plus souvent anonymes : le cas de Paul de Tarse est unique, celui d’un apôtre qui écrit lui-même le récit de son expérience mystique.
Ensuite viendront de nombreux témoins – comme Thérèse d’Avila – dont les textes ne sont pas considérés comme révélés, bien qu’ils traduisent une expérience réelle de l’Invisible.
Les textes les plus anciens ont été retenus au terme d’un long processus de sélection. C’est l’Église apostolique qui a finalement choisi, parmi une soixantaine, quatre évangiles qu’elle considère comme « révélés ». Non sans les avoir corrigés, amplifiés parfois. L’ambition de l’exégèse historico-critique est de replacer ces textes dans leur contexte linguistique, historique, sociologique, politique pour tenter de retrouver, derrière les intentions et les ambitions des rédacteurs, la fraîcheur et l’authenticité de l’expérience initiale.
Celui ou celle qui a expérimenté la réalité de la transcendance ne trouvant pas de mots pour le dire, il en parle par images, par métaphores. La poésie est le mode privilégié de la Révélation, voyez entre autres les Psaumes, le Cantique des Cantiques ou les paraboles de Jésus.
Hélas, les religions ne sont pas poétiques. Leur intention inavouée est de transformer l’expérience in-dicible des témoins en formulations de plus en plus précises, en dogmes, en lois morales ou sociales. Car il s’agit avant tout de prendre le seul pouvoir qui dure (et ne coûte rien), le pouvoir sur les esprits et sur les cœurs de larges masses humaines.
Ce sont les religions qui ont été créées par l’Homme pour établir sa domination sur d’autres hommes. Mais derrière chacune se cache, plus ou moins éloignée, l’expérience de quelques authentiques explorateurs de la transcendance.
Parfois, la distance entre le texte sacré et l’expérience initiale est courte, comme dans les paraboles de Jésus. Parfois elle grandit, comme dans les discours philosophiques attribués à Jésus par le quatrième évangile (2). Parfois elle est considérable, comme dans toute une partie du Coran marquée par l’idéologie meurtrière du messianisme (3).
Mais – au prix d’un travail personnel plus facile aujourd’hui qu’hier – chaque religion offre l’accès à l’expérience réelle, in-dicible, de Celui que les théologiens appellent « Dieu ».
Disons-le autrement : les religions mènent à Dieu, à condition de savoir les dépasser.
M.B., 1er décembre 2014
P.S. : Oui, sur pareil sujet c’est un peu court, mais je suis très pris par la mise au point de mon prochain bouquin…
(1) Au péril des idées, Presses du Châtelet, Paris, 2014, pp. 48-53.
(2) Voyez à ce sujet L’évangile du treizième apôtre, aux sources de l’évangile selon saint Jean.