CINQUANTE ANS APRÉ VATICAN II : la dés-espérance

          Ầ la fin du 1° siècle, L’Empire romain commençait à se défaire de partout, les religions orientales s’implantaient dans un chaos social et politique de plus en plus insupportable.

          Dans ce contexte troublé, l’une de ces religions étrangères souleva autour de la Méditerranée une immense espérance : le christianisme.

           En se séparant du judaïsme, le christianisme avait conservé sa principale caractéristique, l’idéologie messianique. Trois piliers :

 – L’utopie (inventer un autre monde, meilleur que celui-ci),

L’apocalypse (cette utopie se réalisera plus tard, dans une fin du monde violente),

– Et l’attente d’un homme providentiel (le Messie) dont la venue fera naître ce Monde Nouveau.

 I. Le temps de l’espoir

           Les premières générations chrétiennes semblent avoir tenu ces promesses. Une communauté de frères solidaires (c’est au sommet qu’on se déchirait, pas à la base), la fin de l’argent-roi. Malgré s. Paul, des femmes respectées, actives et responsables, certaines ayant même le titre d’apôtres. Une morale familiale, et une morale tout court. La fin des classes sociales, le culte sacrificiel remplacé par un culte en esprit

           Tout cela suscita dans l’Empire mourant une vague d’espoir sans précédent : l’utopie était en train de se réaliser, un monde nouveau naissait sous les yeux des croyants.

          Mais le christianisme n’avait pas abandonné les deux autres piliers du messianisme, l’apocalypse et l’attente du Messie. C’est seulement quand le Christ reviendrait que le Monde Nouveau prendrait définitivement forme. Alors, les ‘’méchants’’ seraient anéantis dans un cataclysme et les ‘’Justes’’ triompheraient. Lisez, entre autres l’Épître aux Hébreux et l’Apocalypse dite de saint Jean : la violence extrême de ces textes fondateurs du christianisme se retrouvera mot pour mot, six siècles plus tard, dans le Coran.

           Quand les Barbares dévastèrent ce qui restait de l’Empire romain, l’espérance d’une vie meilleure après la mort permit aux peuples devenus chrétiens de supporter leurs immenses souffrances.

          Aux V° et VI° siècles, la seule autorité, la seule organisation, la seule colonne vertébrale de l’Occident ruiné furent leur clergé, leurs monastères (scriptorium, écoles, hospices) et leurs papes.

          En ces temps-là la sécurité, la justice, la charité, l’enseignement, la culture et l’art, c’était l’Église.

           Le christianisme semblait avoir accompli ses promesses d’espérance.

 II. Le messianisme dévoyé

           Vint alors l’ivresse du pouvoir.

          Pour légitimer sa toute-puissance, l’Église fabriqua deux faux documents : la Donation de Constantin, par laquelle elle s’attribuait la primauté sur l’Orient et l’autorité suprême sur l’Occident. Les Fausses Décrétales, qui établissaient l’immunité juridique des évêques et faisaient d’eux la source unique du Droit.

          En propageant la doctrine du souverain de droit divin, le théologien de Charlemagne, Alcuin, acheva la transformation de l’Occident en théocratie.

           S’opéra alors une transformation radicale du messianisme chrétien.

          Officiellement, l’Église attendait toujours le retour du Christ-Messie : mais en réalité, dans les faits comme dans sa doctrine, elle se substitua à lui. Le Messie, c’est-à-dire l’unique instrument du salut des Hommes, désormais c’était elle, l’Église.

          En son sein (et nulle part ailleurs) résidait le salut de l’humanité et la fin de ses souffrances. Le slogan des origines – « Jésus reviendra, Maranatha » – fut remplacé par un autre : « Hors de l’Église, point de salut, extra ecclesiam, nulla salus. »

           Passé inaperçue, cette transformation idéologique eût des conséquences considérables.

          Désormais ce n’est plus le Messie qui réaliserait l’utopie, mais une organisation humaine. Et cette organisation – l’Église – s’attribuait le droit à la violence qui accompagne toute apocalypse : violence sur les esprits, par le monopole de la vérité, et violence physique par la chasse aux dissidents, les hérétiques.

          L’utopie ? Elle était abandonnée à tout jamais, puisque l’Église avait pris le pouvoir : il n’y aurait pas d’autre monde que celui-ci. L’Église recueillit le pouvoir des rois pour le confier à ses Princes.

          Devenue incontestable, elle ne contesterait plus l’ordre du monde. Jésus avait imprudemment parlé d’un Royaume : elle établit le sien. Ầ Canossa, l’Empereur Henri IV alla s’humilier publiquement, pieds nus dans la neige, devant le pape Grégoire VII.

          Moment symbolique, par lequel le Pontife souverain montrait à tous que c’était bien lui le maître de l’univers.

           Dans la chrétienté, l’espoir avait été remplacé par le pouvoir.

 III. L’autre utopie : l’islam

           Au moment où l’Occident oubliait l’espérance d’un Messie-individu pour se soumettre à une Église-messie, en Orient un texte se diffusait, qui se présente lui-même comme une arme de guerre : le Coran.

          On sait maintenant qu’il puise ses sources dans un judéo-christianisme totalement messianique. Mais on voit que lui aussi avait abandonné l’espérance du retour d’un Messie-individu, pour la remplacer par la création d’une communauté-messie, l’Umma musulmane.

          Deux communautés, deux puissances messianiques se trouvèrent dès lors dans un face-à-face mortel. Elles ne pouvaient que s’affronter, elles s’affrontent toujours.

          Ầ Lépante, la flotte papale donna un coup d’arrêt à l’invasion de l’Umma, pendant que sur terre les souverains espagnols commençaient la reconquista.

           Affaiblie, divisée, l’Umma musulmane entra en somnolence pour quelques siècles.

           En Occident cependant, le désir d’utopie n’était pas mort, il connaissait des sursauts : les Vaudois, les Cathares, les Dolciniens… Rome créa l’Inquisition pour leur faire comprendre que si l’Église prêchait l’évangile, elle n’avait aucunement l’intention de le mettre en pratique.

          Plus fort qu’elle, Martin Luther créa d’autres Églises, vite semblables à celle de Rome par leur appétit de pouvoir. Les musulmans se tenant tranquilles, les chrétiens eurent tout le loisir de se faire la guerre entre eux.

           En Occident, plus personne ne rêvait d’espoir.

           Vinrent les Lumières, les Révolutions, les Restaurations. Au XIX° siècle, où donc l’espoir s’était-il réfugié ? Dans la révolution industrielle et agricole. Devenu riche, l’Occident ne perdait plus son temps à rêver d’utopies.

          Quoique… Passée des mains du clergé à celles de la bourgeoisie, la richesse excitait la convoitise des pauvres. Karl Marx inventa alors une utopie qui se substituerait – pensait-il – à celle de l’évangile : la société sans classes, la dictature du prolétariat.

           Ce fut un incroyable renouveau de l’espoir : le Grand Soir n’était pas pour plus tard, c’était pour ce soir. « Le changement, maintenant ! » La moitié de l’humanité se reprit à rêver.

          Devant une utopie facile à comprendre, efficace, l’Église sentit le danger : il ne pouvait pas y avoir sur terre d’autre utopie que la sienne. Même si personne ne comprenait plus rien à ses dogmes, aucun autre ne devait prendre leur place.

           Jean XXIII décréta un Concile, une ‘’mise à jour’’… mais de quoi ? De l’immense édifice dogmatique ? Dès l’ouverture de la 2° session, son successeur mit les points sur les i. Il assigna au Concile un seul but, répondre à la question : « Église, que dis-tu de toi-même ? ».

          Les deux mille Pères conciliaires se penchèrent donc sur leur nombril. On s’occuperait du fonctionnement de l’Église, sans le bouleverser. On dirait au monde qu’il était à nouveau digne d’intérêt, sans répondre à son besoin d’espérance. Bref, on astiquerait l’écorce de l’arbre, sans toucher à la seule chose qui aurait pu soulever comme autrefois la planète : le retour de l’utopie.

           Entre temps, personne en Occident ne s’était aperçu que les musulmans s’étaient réveillés avec Mohammed Abdelwahhab, ni que son wahhabisme avait inspiré en 1928 Hassan el-Banna, fondateur des Frères Musulmans.

          Uniquement préoccupée d’elle-même, l’Église catholique ignora totalement l’émergence d’une idéologie bien plus dangereuse que le communisme. Pour se réveiller – avec nous, qui n’avions rien vu venir non plus – dans un XXI° siècle où elle brillerait par son absence.

           Une absence idéologique, la pauvreté d’une pensée dogmatique que le Concile n’avait eu ni l’ambition, ni peut-être les moyens de repenser.

           Tandis qu’en face, le monde musulman avait ses certitudes idéologiques, son utopie de conquête, et la ferme volonté de les imposer aux occidentaux qui ne croyaient plus en rien, pas même en eux-mêmes.

 III. Le temps de la dés-espérance

           Lui aussi, Jésus avait annoncé un monde nouveau, mais pas pour plus tard : pour tout-de-suite, dès maintenant.

          Et pas au prix d’une apocalypse : il n’a jamais prêché la Révolution. Connaissant l’obsession messianique juive, il a catégoriquement refusé que ses disciples le prennent pour un Messie. Quand Pierre lui dit « Tu es le Messie ! », il menace ses disciples pour que jamais plus ils ne disent une chose pareille à son sujet (Mc 8,30).

           Les individus, comme les peuples, ont besoin d’utopies, c’est-à-dire d’un espoir que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, qu’un autre monde que celui-ci est possible.

          Que nous ne sommes pas condamnés à la fatalité, que l’impasse n’est que provisoire.

          Quelle utopie ? Peu importe, peut-être. Demande-t-on à une utopie de se réaliser, ou de nous donner l’énergie du lendemain, un rêve vers lequel aller ?

           Toutes, elles ont fait faillite avec des résultats souvent dévastateurs.

          Il y a pourtant eu en Occident une voix, qui s’est fait entendre. Que disait-elle ?

           « Ce monde-ci est à bout de souffle. Je vous propose un changement, maintenant. Pas un bouleversement social par le haut, mais une transformation de chacun, à son niveau. Pour changer la société, commence par te changer toi-même. Met ton espoir dans la contagion, pas dans la Révolution. »

           Entrés dans le temps de la désespérance, pouvons-nous rêver aujourd’hui que la voix du prophète galiléen soit à nouveau entendue ?

 

                                       M.B., 11 octobre 1962 / 11 octobre 2012

Si ce sujet vous a intéressé, voyez dans ce blog :

Cinquante ans après Vatican II : le chant du cygne ?

– La série  »Peut-on changer le monde ? » 1 ; 2 ; 3 (cliquez sur les chiffres)

– « Jésus, le premier altermondialiste  »

– « La mondialisation, Jésus, le christianisme… et nous »

– « Messianismes et problème palestinien »

– « Les chrétiens, les musulmans et l’Histoire »

– « Crise de la civilisation occidentale et choc des fondamentalismes »

–  « La crise de l’Occident : fondamentalisme musulman et chrétien face à face

– « Mondialisation : fin du catholicisme ? »

 

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