PROBLÉME PALESTINIEN ET MESSIANISME

L’historien n’est pas neutre. Lorsqu’il s’efforce de dégager la signification des événements du passé, c’est toujours en fonction de ce qu’il vit dans son présent.
       Je voudrais vous donner quelques pistes de réflexion pour comprendre ce qui se passe en Palestine. Sans prétendre aucunement que cette lecture soit la seule possible, ni qu’elle englobe à elle seule la totalité des ressorts complexes de la situation.

I. Messianisme et sens de l’Histoire

Pour toute l’Antiquité (Orient et Occident gréco-latin), l’Histoire est cyclique, elle fonctionne selon le mythe de l’éternel recommencement.
       Le Bouddha enseigne que « rien ne commence, rien ne finit : tout se transforme ». Le résultat, c’est chez certains un profond scepticisme : ce qui s’est produit se produira, « rien de neuf sous le soleil » (1).

       Le premier – et le seul – Israël a un jour inventé la conception linéaire de l’Histoire : il y a un commencement, voulu par Dieu. Et il y aura une fin, qui sera le retour à l’unité originelle entre l’Homme et la création, telle que Dieu l’a pensée dans son acte créateur.
       Pour Israël l’Histoire a un sens, elle tend vers quelque chose qui sera meilleur que ce que nous vivons aujourd’hui.
     Cet aboutissement de l’Histoire s’accompagnera de la manifestation d’un Messie : un homme providentiel dont le retour mettra fin à l’Histoire. Alors, comme le dit Isaïe, le lion broutera à côté de l’agneau, il n’y aura plus ni guerres, ni souffrance : c’est le paradis.
       Le messianisme, propre à Israël, explique son histoire passée et présente. Car tout est permis pour favoriser le retour du Messie : au nom du Grand Soir messianique, génocides, crimes, spoliations, ne sont plus que des accidents nécessaires de l’Histoire. Et Israël, qui a pourtant inscrit dans son Décalogue le commandement « Tu ne tueras point », va allègrement massacrer ses ennemis parce qu’ils sont autant d’obstacles au retour du Messie, à l’accomplissement du Grand Soir.
       Par sa nature même, le messianisme est aveugle, il ne connaît aucune autre loi que son propre sens de l’Histoire : la fin justifie tous les moyens.

II. Postérité du messianisme juif

Le judaïsme va transmettre au christianisme sa conception messianique de l’Histoire. Mais le messianisme juif était (et est toujours) territorial : son but est d’occuper un territoire, identifié au royaume mythique de David, avec Jérusalem pour centre. Le messianisme juif n’a pas d’autre ambition, jamais il n’a songé à conquérir le monde. 

     Tandis que le messianisme chrétien n’est pas centré sur un territoire, mais sur une personne divinisée, Jésus-Christ. Laquelle s’incarne dans la personne de dirigeants religieux (le clergé) et politiques (le roi de droit divin).
     L’ambition messianique chrétienne n’est pas territoriale : il ne s’agit pas de reconquérir un territoire sacré, mais d’amener l’humanité entière à reconnaître Jésus-Christ comme dieu, pour qu’elle trouve en lui son salut.
     Puisqu’il veut sacraliser l’Humanité à travers son adhésion à une foi strictement définie, le messianisme chrétien (à la différence du juif) est universel : mais il n’est pas intrinsèquement guerrier. Si les chrétiens tuent ce n’est pas pour conquérir ou défendre un territoire, mais pour défendre une forme de foi qu’ils veulent imposer à tous les autres.
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       Le messianisme musulman s’inspire à la fois du judaïsme, dont il est issu, et du christianisme. Pour l’islam, il s’agit :
       – De reconquérir Jérusalem et d’en faire le centre du nouveau royaume terrestre (qui deviendra le Califat). Par là, les musulmans s’opposent aux juifs qui revendiquent Jérusalem comme capitale du Grand Israël.
       – D’imposer à la planète la foi en un Dieu unique : par là, les musulmans s’opposent aux chrétiens qui sont perçus comme polythéistes, puisqu’ils croient en trois dieux (Trinité).

       Mais le messianisme judéo-chrétien a imprégné tout l’Occident
     – Le communisme est un messianisme social : le Grand Soir n’est plus la reconquête d’un territoire, mais la victoire d’une classe sociale (le prolétariat) sur les autres. Ici le Messie, c’est le prolétariat. Quand il sera seul au pouvoir il n’y aura plus ni guerres, ni pauvreté, ni religions : c’est le paradis socialiste.
     – La nazisme est un messianisme racial : il faut éliminer les sous-hommes (juifs, tziganes, homosexuels, prêtres) pour permettre la domination de la race des Seigneurs. Le Messie c’est le Herrenvolk, seul capable de fonder durablement le « Royaume de Mille Ans ».
       – Particulièrement dangereux, le messianisme évangélique américain voit dans l’Amérique le nouveau Messie. Le Grand soir doit être précédé par le retour d’Israël dans le Royaume de David restauré, avec Jérusalem comme capitale juive (d’où le soutien inconditionnel à Israël des sionistes chrétiens américains). Alors seulement, et dans une deuxième étape, les juifs pourront être convertis au Messie chrétien. Ce sera l’aboutissement de l’Histoire, et les USA en sont l’instrument privilégié.

       Chacun de ces messianismes croit voir compris le sens de l’Histoire. Il est prêt à tout pour faire accoucher l’Histoire.

       Ce qui est terrifiant, c’est que l’ambition (ou le rêve) messianique justifie tous les moyens. Il n’y a plus de parole donnée, de morale politique ou individuelle. De la même façon que les nazis autrefois (génocide = « solution finale »), les sionistes ont mis au point un vocabulaire adapté : nettoyage ethnique ou déportation se dit chez eux « transfert », torture s’appelle « pression physique », liquidation se traduit « autodéfense active ». Assassinat politique devient « élimination ciblée », colonisation s’appelle « implantation », etc…

III Une vieille histoire

Pour terminer, je voudrais vous lire quelques extraits d’une chronique – en vous laissant deviner à quelle époque elle a été écrite

       « Tous ses voisins sont unis pour combattre Israël : une coalition nombreuse comme le sable ! Mais lui, il est tombé sur eux à l’improviste, les a battus et poursuivi jusqu’au Liban ». Qui est ce « lui » ? Est-ce Moshé Dayan, et le récit de la guerre des Six Jours ?
       « Il attaque les villages en partant du centre, et massacre tout être vivant, sans laisser échapper personne. Tous sont passés au fil de l’épée. C’est comme cela qu’il a soumis tout le pays jusqu’à Gaza, sans laisser un seul survivant » S’agit-il du premier « transfert » palestinien de 1949 ?
       « Les juifs se sont emparés de tout le pays… Aucune ville n’est en paix avec eux : ils s’emparent d’elles par la violence, ils en éliminent les Palestiniens par le massacre. Quand il n’en est plus resté un seul, lui a pris possession de cette terre et l’a distribuée aux tribus juives ». Ce « lui », est-ce Yitzaac Shamir ?
       Puis il déclare : « Prenez possession de ces terres qui ne vous ont demandé aucune fatigue, des vignes et des oliveraies que vous n’avez pas plantées, et qui vous nourriront. Toutes ces populations que nous avons exterminées, Dieu les a dépossédées pour vous« . Maintenant, est-ce Ariel Sharon qui parle ?
       « Jéricho est enfermée et barricadée : nul n’en sort ou n’y rentre. On signale qu’après avoir pénétré dans un camp, les juifs ont massacré tous ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants ». Est-ce la description des camps palestiniens, de Sabra et Chatilla ?
       Alors, les palestiniens s’insurgent : « Nous faisons la guerre aux juifs parce qu’ils se sont emparés de notre pays : rendez-nous ces terres, maintenant ! » Est-ce la voix de Yasser Arafat ?
     Ce à quoi un responsable juif (lequel ?) répond : « Nous ne serons quittes envers les palestiniens qu’en leur faisant du mal ! »

       Ce sont des extraits du Livre de Josué écrit au début du VIII° siècle avant Jésus-Christ, faisant partie de la Bible et devenu sacré.

       J’ai pris cet exemple pour illustrer ce à quoi mène le messianisme.
       Actuellement, trois messianismes s’affrontent en Orient : le sionisme, l’islam et l’évangélisme américain.
       Trois conceptions du sens de l’Histoire, trois lignes directrices semblables mais qui ne se croisent jamais.
       C’est pourquoi on se trouve en Palestine (et depuis 3000 ans) dans une impasse, dont on ne voit pas comment il serait possible de sortir – pas plus aujourd’hui qu’hier.

                            M.B., conférence donnée le 9 janvier 2008

(1) Livre biblique de l’Ecclésiastique

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