FRÉDÉRIC LENOIR ET LA DIVINITÉ DU CHRIST

          Voilà qu’une controverse pointe dans le Landernau à propos du dernier livre de Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu (Fayard).

         Pourquoi ? Parce que, selon La Croix du 28-10-10, ce livre « connaît un succès… qui a de quoi inquiéter. » Au point qu’un des derniers théologiens français encore en activité, le jésuite Bernard Sesboüé, éprouve le besoin de publier une Réponse à Frédéric Lenoir (1) .

          La chose est rare : depuis l’Affaire Renan, l’Église catholique sait qu’elle ne gagne rien à créer ou entretenir une polémique sur les questions dogmatiques. Son attitude habituelle est le silence : étouffer la voix des dissidents.

          Mais F. Lenoir est-il un dissident ?

           En 1865, David Srauss publiait Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, établissant une distinction devenue classique : la personne historique de Jésus est autre que le Christ de la foi des chrétiens. Son étude faisait suite à la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863), qui venait de connaître un énorme succès de librairie.

          Dès lors, tout le monde savait (ou pouvait savoir) que Jésus n’est pas né Dieu, qu’il l’est devenu par une suite ininterrompue de transformations dont l’historique est parfaitement connu.

                  Après bien d’autres, en 1988 Gérald Messadié vulgarisa ces évidences dans un roman fantaisiste qui eût un succès considérable, L’homme qui devint Dieu. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui (cliquez) , dont le titre parle de lui-même.

          D’une façon ou d’une autre tout a donc été dit, et depuis longtemps. Pourquoi F. Lenoir revient-il encore sur ce sujet ?

 I. Enfoncer des portes ouvertes

           On ne m’enlèvera pas de l’esprit que le directeur du Monde des Religions, personnage médiatique, utilise là un fonds de commerce qui reste fructueux.

          La preuve : on en parle. Qui s’en plaindrait ? De l’avis même du P. Sesboüé, l’ouvrage est « intelligent, bien informé et bienveillant, pour tout dire sérieux ». Alors, pourquoi inquiète-t-il, au point de réveiller les derniers gardiens du dogme ?

           Pour deux raisons : le sérieux de l’auteur, et sa bienveillance à l’égard des croyants, qu’il se garde autant que possible de heurter de front. Attirer l’intérêt, sans pour autant refroidir une clientèle extraordinairement frileuse.

          Sérieux : l’auteur montre comment Jésus est devenu Dieu à la suite d’une série de conciles, eux-mêmes fruits des travaux de quelques Pères de l’Église qui l’emportèrent sur leurs adversaires entre la fin du II° et le V° siècle. Comment la politique impériale influa largement sur ce processus de déification d’un homme.

          Ce faisant, il enfonce une porte largement ouverte depuis un siècle et demie : rien de nouveau donc, pas de quoi s’inquiéter. Les croyants, au cas où ils l’apprendraient (ils le savent !), refuseront toujours d’en tirer les conséquences sur leur foi.

           Mais si F. Lenoir met sa notoriété au service d’un procès tant de fois jugé, sans rien apporter de nouveau, il hasarde deux conclusions qui débordent la dissertation du spécialiste en histoire des religions :

          1) Jésus, dit-il, est un homme qui entretient un rapport particulier avec Dieu, et joue un rôle salvifique comme médiateur entre Dieu et les hommes, sans être lui-même Dieu.

          2) Il est mort et ressuscité, et continue à être présent aux hommes de manière invisible.

           Là, il se situe sur le terrain du théologien Sesboüé, qui réagit vivement : « la thèse de Frédéric Lenoir détruit le christianisme. Elle ne résiste pas à un examen sérieux : dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée… La nouveauté [apportée par les conciles] n’est pas dans la foi, mais dans le langage. C’est un problème d’inculturation dans le milieu grec. »

         Tout ça pour ça… !

 II Le tabou des origines

           Car, comme la plupart de ses prédécesseurs, F. Lenoir se garde bien de franchir le tabou suprême : celui des origines. En vérité, cette question ne ressort pas de sa discipline, il n’est pas exégète mais historien. Il fait partir son enquête du moment où le Nouveau Testament est déjà constitué, et met en lumière les manipulations auxquelles il a été soumis par l’industrie des fabricants de mythes successifs.

           Or, c’est en amont du Nouveau Testament – tel qu’il nous est parvenu – que tout se joue. Dans ces années qui suivent immédiatement la mort de Jésus, au cours desquelles son souvenir va être utilisé par les auteurs de textes devenus sacrés pour le présenter, timidement d’abord, puis de façon affirmée à partir des années 80 à 100, comme un Dieu incarné dans la chair humaine.

          Le P. Sesboüé est dans son rôle quand il affirme que « dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée » : mais les exégètes savent que c’est faux. Que les évangiles contiennent à la fois les premières traditions, selon lesquelles Jésus est un prophète juif exceptionnel, et les dernières, selon lesquelles le Verbe s’est fait chair (cliquez) .

          Que Paul dans ses lettres authentiques ne divinise pas Jésus. Mais que les lettres qui lui sont attribuées – et proviennent en fait des Églises fondées par lui – franchissent après lui ce pas décisif.

           Quelques écrivains en ont eu l’intuition, plus ou moins fulgurante : Marcel Légaut (cliquez) , Jean Onimus, Géza Vermes… Mais ce n’étaient pas des exégètes. Ces derniers, qui travaillent depuis un demi siècle avec acharnement (cliquez) , nous permettent de distinguer dans les évangiles ce que Jésus a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire et fait faire.

           Le résultat, c’est une « destruction du christianisme » bien plus radicale que celle qu’opérerait F. Lenoir.

           Mais c’est aussi une lueur d’espoir considérable : redécouvrir Jésus tel qu’en lui-même (et non tel qu’on l’a maquillé en Dieu), c’est s’approcher d’un homme qui aurait pu transformer notre monde assoiffé de mythes et de croyances, s’il n’avait pas été trahi par ceux qui avaient pour mission de transmettre son souvenir.

          Sans le dénaturer.

           A ce travail, je me suis attelé bravement. Car le temps de la dénonciation des impostures de l’Église, le temps du Comment Jésus est devenu Dieu, ce temps est passé.

          On a assez dénoncé, et F. Lenoir n’apporte rien dans un domaine si souvent et si minutieusement exploré.

          On a assez dénoncé le passé, il faut songer au présent et à l’avenir.

         Assez de Comment on a maquillé Jésus en Dieu. Mais : qui était-il en vérité, qu’a-t-il enseigné par ses paroles et par sa façon de vivre et d’agir ?

           Puisque nous avons en mains toutes les crèmes pour démaquiller le Christ, faisons-le.

          Et découvrons le visage neuf, rafraîchissant, chaleureux, émouvant, étonnamment actuel, du plus grand des prophètes juifs. Qui voulut dépasser à la fois le paganisme, et le judaïsme de son enfance.

           En mars 2011 je publierai quelque chose dans ce sens (2) . Un roman, condition nécessaire pour toucher le public des non-spécialistes. Mais un roman totalement, entièrement imprégné des résultats de la recherche exégétique la plus récente.

           Avec l’espoir que d’autres, plus qualifiés, plus généreux, plus talentueux que moi, enfonceront cette porte-là.

          Au seuil de laquelle s’arrêtent nos divas médiatiques.

                                                        M.B., 6 nov. 2010

(1) Christ, Seigneur et fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, Lethielleux/DDB.

(2) Texte paru depuis cet article : Dans le silence des oliviers, Albin Michel, 2011 (cliquez) . A paraître dans le Livre de Poche en mai 2013.

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