Pour sa dernière lettre, les gardiens lui ont donné une feuille de papier. Sa cellule est nue, un silence total règne dans la prison de Fresnes, comme toujours un matin d’exécution. Roger s’est assis sur le bas flanc de bois, dans le rai de lumière qui tombe de la lucarne. Il écrit :
Parents adorés,
Je vais être fusillé tout à l’heure à midi. Il est neuf heures trois quarts.
Cette lettre c’est son frère, mon oncle Armand Pironneau, qui me la montre aujourd’hui. Quelques lignes sur la page, une écriture nette, élégante, qui ne tremble pas. Soixante dix ans plus tard, une voix m’atteint de plein fouet, fraîche, vibrante, passionnée. Celle d’un jeune français qui va mourir, parce qu’il n’acceptait pas la défaite.
Grand pédiatre parisien, le père de Roger était de ceux qui se lèvent la nuit pour aller veiller leurs petits malades, et oublient de faire payer les familles nécessiteuses. Il a eu six enfants, élevés dans l’esprit patriotique de la première guerre mondiale. Croyait-il en Dieu ? En tout cas il ne pratiquait pas, et le dogmatisme de l’Église l’horripilait. Un républicain, qui inscrira pourtant ses enfants dans une école catholique.
Roger grandit, il est très beau, intelligent, plein de charme. Avec les filles il a un succès fou, tombe souvent amoureux.
En juin 1940 il est étudiant en histoire. Quand Pétain signe l’armistice et la défaite, de tout son être il refuse l’une comme l’autre. Réfugié dans la maison familiale du Maine-et-Loire, un paysan le découvre au fond d’un fossé, un fusil à la main :
– Monsieur Roger, qu’est-ce que vous faites là ?
– J’attends les allemands. Ici, ils ne passeront pas.
Ils sont passés. Roger revient à Paris, il a entendu l’appel de De Gaulle, veut le rejoindre à Londres. Mais comment faire, à 19 ans, quand on est seul ? Alors il cherche, il écoute. Peut-être, à Paris, y en a-t-il d’autres comme lui qui veulent continuer à se battre ?
Oui, il y en a quelques-uns, mais leurs noms ne figurent pas dans l’annuaire. Ầ force de laisser traîner l’oreille, Roger entend parler de gens qui « prennent des risques ». Il parvient à les contacter : c’est l’un des tout premiers réseaux de la Résistance, il devient son agent de liaison, chargé de porter des messages à l’opérateur radio qui émet vers l’Angleterre depuis Orléans. Roger n’a jamais fait de politique, il ne pense qu’à sauver l’honneur de son pays. Ce qui est sûr, c’est que ce réseau n’est pas communiste : début 1941, Staline est encore l’ami d’Hitler, les communistes français courbent l’échine devant les allemands.
Paris-Orléans, Orléans-Paris… Roger devient un habitué du train, où son visage d’ange lui sert de laissez-passer.
Mais ces premiers résistants sont des novices : à Orléans, l’opérateur radio est arrêté. La Gestapo lui propose un marché, la vie sauve s’il livre tout le réseau. Il accepte, parle, donne une liste, et le nom de Pironneau saute aux yeux des policiers : avant la guerre l’oncle de Roger, André Pironneau, n’était-il pas rédacteur en chef de l’Écho de Paris ? N’a-t-il pas publié une série d’articles de De Gaulle sur la rénovation de l’armée française, la nécessité d’employer les chars comme arme d’attaque ? De Gaulle et lui ne déjeunaient-ils pas chaque semaine ensemble ? La Gestapo sait tout cela, elle cherche Roger mais il se cache. Alors, elle prend son frère Jacques en otage, le jette en prison, le menace de mort. Quand Roger l’apprend, il pénètre tranquillement dans l’immeuble de la rue Lauriston et se livre à la Gestapo : « Je suis Roger Pironneau, libérez mon frère, il est innocent. »
Ầ cette époque, Heydrich n’avait pas encore pris le contrôle de la Gestapo : elle remet Roger à l’armée allemande, la Wehrmacht qui l’incarcère fin août 1941 à Fresnes. Peu après, un tribunal militaire le condamne à mort mais Hitler veut un procès de tout le réseau, en Allemagne, spectaculaire, pour l’exemple. On envoie donc Roger à Düsseldorf, où il comparaît une deuxième fois aux côtés de ses camarades, arrêtés comme lui. Ầ Paris ses parents respirent : si on l’a envoyé là-bas, peut-être échappera-t-il à la mort ? Il est si jeune, clair comme une eau de roche…
C’était le premier procès de la Résistance naissante : le verdict est confirmé, Roger sera fusillé. Mais les Allemands veulent que son exécution ait lieu à Paris, pour décourager ceux qui songeraient à l’imiter. On ramène Roger en France.
Dans le train, il parle avec un officier allemand qui est ému par le patriotisme de ce tout jeune homme. Dès son arrivée, l’Allemand s’arrange pour prévenir discrètement ses parents que leur fils est revenu à Fresnes. Il parvient même à obtenir pour eux un permis de visite exceptionnel, trois jours avant la date fatidique.
Ầ ce stade de son récit, mon oncle a dû s’arrêter. Cette entrevue, non, il ne peut pas me la raconter. Je l’entends seulement murmurer : « Roger a dit… papa, j’ai faim… j’ai faim ! »
Pendant ces derniers jours, il a rencontré l’aumônier de Fresnes nommé par les autorités allemandes, l’abbé Franz Stock. Quand on vient le chercher pour son dernier voyage il remet sa lettre à l’abbé, qui l’accompagnera jusqu’au poteau d’exécution (1).
Roger Pironneau a été fusillé au Mont Valérien le 28 juillet 1942, à midi.
Plus tard, l’abbé Stock transmettra à sa famille cette lettre que je tiens entre mes mains. En voici le texte intégral :
Parents adorés
Je vais être fusillé tout à l’heure à midi. Il est neuf heures trois quart. C’est un mélange de joie et d’émotion.
Pardon pour la douleur que je vais vous causer – celle que je vous cause, celle que je vous causerai. Pardon pour le mal que j’ai fait, et pour tout le bien que je n’ai pas fait.
Mon testament sera court : je vous adjure de garder votre foi. Surtout, aucune haine pour ceux qui me fusillent : « Aimez-vous les uns les autres », a dit Jésus. La religion à laquelle je suis revenu et dont vous ne devez pas vous écarter est une religion d’amour.
Je vous embrasse de toutes les fibres de mon cœur. Je ne cite pas de noms car il y en a trop.
Votre fils, petit-fils et frère qui vous adore,
Roger.
Au dos de la feuille, il a griffonné :
Dix heures un quart. Je suis calme et serein. J’ai serré la main de mes gardiens, grand plaisir. Je vais voir tout de suite l’abbé Stock, immense joie. Dieu est bon.
Et encore un peu plus bas :
Onze heures. J’ai le sourire. L’heure approche. Je suis serein.
Ầ quel moment, dans quelles circonstances Roger avait-il retrouvé une foi aussi ferme ? L’oncle ne le sait pas.
Ầ la Libération, l’opérateur radio qui avait livré Roger et son réseau a été jugé par l’armée française et fusillé comme traître.
Pendant l’épuration, De Gaulle, à qui on citait l’héroïsme de Roger, aurait dit : « Joli patriotisme, jolie lettre… » Et c’est tout. En 1946, le gouvernement d’union nationale ne pouvait pas endosser le témoignage d’un résistant mort pour la France, mais qui affirmait si fortement sa foi, son pardon pour les bourreaux vaincus.
Ầ Paris, il n’y aura donc pas de rue Roger Pironneau.
Quelques années plus tard, le Chancelier Konrad Adenauer annonçait la réconciliation franco-allemande au Bundestag réuni en session solennelle. Ầ la fin de son discours, il demanda aux députés de se lever. Dans un grand silence, lentement, il a lu une courte lettre aux représentants du peuple allemand, attentifs et respectueux.
La lettre de Roger Pironneau.
Puis il a relevé la tête. Le silence planait encore sur l’assemblée, le temps que s’éteigne l’écho de cette phrase :
« Surtout, aucune haine pour ceux qui me fusillent. Aimez-vous les uns les autres… »
M.B. et A.P., 20 février 2014
(1) Une demande de béatification de l’abbé Stock a été adressée au Vatican en 1993. Elle était formulée en français et en allemand.
Bonjour,
J’ai retrouvé dans les papiers de ma mère décédée, la lettre de « Roger à ses Parents »
Ce texte écrit, à la plume, recto verso, à l’encre noire, daté du 29-7-42 sur un petit papier de 14 x 8,5 cm.
Est collé à ce document une photographie de Roger portant cravate et chemise blanche avec une veste. (gros plan de son visage). Au dos de la photographie est noté: « Roger Pironneau né le 9 novembre 1920 condamné à mort le 23 mars 1942 par le tribunal militaire allemand Fusillé le 29 Juillet 1942 Au Mont Valérien après onze mois de détention cellulaire ».
Il me serait agréable de remettre ce document soit à un membre de la famille de Roger, soit aux services des archives du Mont Valérien.
Merci de me faire savoir si cela peut vous intéresser, il est bien évident que je n’en attends rien en retour.
Ce document a une valeur historique précieuse. Il me semble qu’il doit être conservé dans la famille du défunt. Mais un fac-similé de bonne qualité devrait figurer aux archives du Mont Valérien. Roger Pironneau, pour les raisons que j’explique dans cet article a été rayé de la mémoire nationale. Le faire figurer aux Archives de la Résistance serait un hommage, bien tardif et furtif, mais utile. Merci à toi
M.B.
J’ai été très ému par ce témoignage d’un héros, qui grandit d’autant plus l’attitude de Konrad ADENAUER. Avoir connaissance de telles pépites fait que je me suis abonné à votre blog.
Nous étions ensembles avec Claude MAREC en juin 2011 lorsque nous nous sommes rencontrés.
Bienvenu parmi les happy few ! En effet, ce blog est une mine à explorer… M.B.
Bonjour
Je découvre un peu par hasard votre texte sur Roger Pironneau.
Il se trouve que Roger Pironneau est le frère de ma mère (et aussi soeur d’Armand Pironneau) , donc il est mon oncle aussi.
Ce texte écrit le matin de son exécution fin juillet 42, est probablement un des plus beaux textes que j’ai pu lire. Je le connais bien depuis de nombreuses années. Pouvoir écrire çà à 22 ans est lumineux et porteur de beaucoup d’espérance !
Par contre, je suis à la recherche de l’intervention d’Adenauer au Bundestag : date, circonstances plus précises, son texte préalable à la lecture du texte de Roger Pironneau …
Si vous avez ces infos, je serais heureux de les avoir aussi
Hélas non, je n’ai aucun matériau sur l’intervention d’Adenauer au Bundestag. Il faudrait chercher dans les archives de la RFA, tout y est certainement consigné.
Comment va tante Jo ?
Amicalement, M.B.
Hélas non, je n’ai aucun matériau sur l’intervention d’Adenauer au Bundestag. Il faudrait chercher dans les archives de la RFA, tout y est certainement consigné.
Comment va tante Jo ?
Amicalement, M.B.
Cher Michel, votre article est émouvant, vraiment et, à ce mot, je ne peux rien ajouter qui ne soit insignifiant. J’ignorais que Konrad Adenauer eut ce geste extraordinaire; je regrette la platitude du commentaire de de Gaulle devant l’exemple de Roger Pironneau.
Cela dit, une réflexion plus banale. Vous écrivez : « …début 1941, Staline est encore l’ami d’Hitler, les communistes français courbent l’échine devant les allemands ». Vous avez bien fait de rappeler cette vérité, trop oubliée aujourd’hui où, s’agissant des communistes, on ne peut plus en parler sans évoquer le « parti des fusillés ». On oublie trop que, interdit dès l’automne 1939, en raison notamment de son soutien au pacte germano-soviétique, le parti communiste, dans un premier temps, n’a pas seulement courbé l’échine devant l’occupant ; il a recherché auprès de lui, l’occupant, la levée de l’interdiction de parution de l’Humanité décidée par le gouvernement français moins d’un an avant. Dans un premier temps, au moins, la patriotisme du PC était plus ce que j’appellerais un patriotisme de parti qu’un patriotisme national. Certes, il y a eu des communistes résistants dès avant juin 1941 et même dès 1940, mais le parti n’a pas regimbé quand, en octobre 1940, à Montoire, Pétain a engagé une politique de collaboration. Son patriotisme est devenu… français quand il ne pouvait plus être pro-allemand parce qu’il n’aurait alors plus été pro-communiste ou pro-URSS. De là à s’interroger sur la nature profonde du patriotisme du parti après juin 1941… Était-il contre l’occupant de la France ou contre l’agresseur de la patrie communiste ? Alors, oui, il y a eu des résistants communistes dès avant juin 1941, mais ils étaient sans doute, eux, Français avant d’être communistes ; nombreux sont ceux qui l’ont payé de leur vie et on leur doit le respect. Il y a eu de nombreux communistes parmi les fusillés, mais je supporte mal que le parti se présente comme le « parti des fusillés ».
Par son action souterraine pendant la guerre, mon père avait eu l’occasion d’apprendre beaucoup sur beaucoup, des malheureux et des salauds, selon le cas et, au lendemain de la Libération, poursuivant désormais son travail au grand jour, il a participé à la mise en place à Bordeaux d’une Justice digne de ce nom, devant laquelle ont été jugés – et avec honneur, j’en ai des indices sans équivoque – des malheureux dont certains étaient des ordures : nombre ont été fusillés, nombre aussi en sont sortis, soit avec une peine mesurée, soit même acquittés ; cela n’a pas été une justice dévoyée, mais une justice tout court. Je pense, d’ailleurs, je suis convaincu que, avocat « au civil » et profondément droit, mon père n’y aurait pas participé si elle avait été une justice d’abattage. Trop jeune encore pour l’avoir su à l’époque, c’est ce que, arrivé à l’âge où mon père « a accompli son destin », j’ai couché sur le papier dernièrement.
J’ai voulu que l’héroïsme de ce frère de mon oncle soit publié, tant que ce dernier pouvait et voulait en témoigner. Dégoûté de voir que la mémoire de Roger a disparu du domaine public – peut-être, parce qu’il était trop « religieux » ? Mais son sang l’était-il ?
M.B.
Mon cher Michel,
quoi écrire après avoir lu cela? rien! mais mon cœur est avec vous et avec lui…je retiendrai un phrase de son testament: « Mon testament sera court : je vous adjure de garder votre foi… »
amicalement
Voyez ma réponse au commentaire précédent. M.B.
Cher Monsieur, j’avais déjà je pense eu l’occasion de lire le contenu de la lettre de Roger Pironneau, dont je découvre qu’il était votre oncle. Vous aviez vraiment de qui tenir dans votre recherche de Vérité et d’Absolu.
J’ai de la chance d’avoir fait votre connaissance « fortuite » en vacances dans le sud-ouest en juin 2011 et je vous remercie pour tout ce travail de fond dont vous nous faites profiter grâce à vos livres et à votre blog.
Je crois me souvenir de notre rencontre fortuite et sympathique ! La frère de Roger Pironneau, Armand, qui m’a aidé de son témoignage, est mon oncle par alliance. Mais depuis 60 ans, il a tenu dans ma vie une grande place. Sa famille est un peu la mienne…
M.B.