Le soleil se lève et le soleil se couche. Les fleuves coulent vers la mer et la mer ne se remplit pas. Rien ne laisse de trace, et très peu d’hommes publics : Robert Badinter était de ceux-là. Déjà, il nous manque.
Il se trouve que je l’ai rencontré dans une circonstance inattendue. C’était en 1989, j’étais allé attendre à l’aéroport d’Orly une amie qui revenait de vacances.
La file des passagers commençait à sortir, et je vois Élisabeth Badinter marchant la tête haute, impériale, éclipsant tous ses voisins. Derrière elle, tout petit, tout mince, tête baissée, traînant sa valise, Robert.
L’une précédant l’autre, ils passent devant moi. Et là j’ai un de ces gestes incontrôlés, un élan au-delà de la réflexion et de la volonté : je m’avance, saisis doucement son bras gauche à la hauteur du coude. Surpris, Badinter ralentit, relève la tête, me jette un regard où pointe l’inquiétude. N’a-t-il pas été détesté par la majorité des Français quand il a remporté sa bataille pour l’abolition de la peine de mort ? Cet inconnu qui s’approche brusquement, qui le prend par le bras, va-t-il se venger, lui faire payer le sang qui ne coule plus ?
Je me penche vers lui et lui dis doucement, mais distinctement : « Monsieur, je vous remercie de ce que vous êtes pour nous ».
Alors il marque un arrêt, se tourne vers moi, lève la tête. Ses yeux s’illuminent, les rides disparaissent de son visage qui redevient celui de l’enfant juif miraculeusement épargné par la Shoah, du jeune combattant des causes perdues. Dans la foule qui s’écoule tout disparaît, sauf lui et son sourire qui vient de très loin. Avec sa diction inimitable, chaque syllabe parfaitement ciselée, il me répond : « Oh ! Comme c’est gentil ! De nous deux, monsieur, c’est moi, qui vous remercie ! ». Puis il disparaît dans la porte de sortie.
Cette très brève rencontre, cet échange improvisé qui surgit et s’éteint comme un éclair a laissé dans ma mémoire un souvenir indélébile. Et depuis je n’ai pas manqué une occasion de l’entendre parler publiquement, avec à chaque fois le sentiment d’une plénitude. Après lui, il n’y avait plus rien à dire.
C’est que Robert Badinter n’était pas un politicien. Il était, dans notre pays et pour notre temps, une conscience de la plus haute morale, de celles qui dépassent tous les horizons mesquins. Une conscience sans cesse à la recherche d’une vérité, la plus proche de l’humain. Et qui savait trouver les mots justes, les mots de feu, pour la dire. Sans contradiction possible : on ne contredit pas l’évidence, quand elle est ainsi mise sous les projecteurs de l’intelligence et du cœur.
Une plénitude.
Quand je vois les hommes et femmes politiques qui s’agitent aujourd’hui sur la scène du monde – la médiocrité, l’ambition, la cruauté et le mensonge -, je me dis que oui, Robert Badinter va nous manquer.
M.B., 9 février 2024.