FIN D’UNE CIVILISATION, OU FIN (d’une certaine) HUMANITÉ ?

 Quelque chose est en train de changer, sous nos yeux. Quelque chose qui ne s’est encore jamais produit dans la brève histoire de l’humanité

I. Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles

On appelle ‘’civilisations’’ des organisations sociales complexes, élaborées, apparues il y a 4 ou 5000 ans. Elles ont d’abord reposé sur des religions plus ou moins naturalistes, avant d’être absorbées en Occident par les monothéismes. L’Égypte, Babylone, la Grèce, Rome, ces grands moments de l’humanité ont brillé puis se sont éteints, laissant des traces dont se sont nourris le judaïsme puis les christianismes. Ensuite l’islam a connu une croissance fulgurante, jusqu’à ce qu’au 20e siècle trois idéologies non religieuses s’affrontent avec chacune son projet de civilisation : le libéralisme d’origine anglo-saxonne, le gauchisme d’origine communiste et l’extrême droite d’origine fasciste.

Au même moment le christianisme perdait son statut de religion dominante, mais son empreinte culturelle, sociale, économique, juridique, fut si forte sur la civilisation occidentale qu’il est encore sa référence – au moins, tacitement. Avec le réveil de l’islam auquel on assiste depuis un siècle, le christianisme va-t-il s’effacer comme autrefois la civilisation égyptienne, grecque ou romaine ? Certains (Michel Onfray) le pensent. Mais jusque là, lorsqu’une civilisation disparaissait, sur ses décombres une autre prenait sa place. Or – et c’est nouveau – rien ne semble aujourd’hui pouvoir remplir le vide qui serait laissé par la chrétienté, pas même l’islam trop marqué par un judéo-christianisme dont il est issu et qu’il a pour unique projet de détruire. Rien, c’est-à-dire aucune matrice civilisationnelle, porteuse de sens, fédératrice, entraînante. Jamais encore l’Occident n’a connu pareille situation. Mais il y a beaucoup plus grave.

II. La perte du langage : sommes-nous en train de devenir crétins ?

    Dès ses débuts, la première République française comprit que sa Révolution n’aboutirait à rien si elle n’était accompagnée d’une autre, fondamentale : la révolution de l’éducation. Il fallut toutefois attendre la troisième République et Jules Ferry pour que « l’éducation pour tous » soit inscrite au programme de la nation. Tous les petits français apprirent à lire, écrire, compter, mais jusqu’à la fin des années 1950 l’éducation supérieure resta l’apanage des classes supérieures. À peine 1 % d’enfants d’ouvriers entraient à l’université, et cela n’a guère changé. L’accès aux grandes écoles était réservé à la bourgeoisie, ce qui fit sa fortune et assura sa prééminence sociale. Le choc soudain de 1968 amena aux leviers de commande une nouvelle génération d’enseignants, aveuglés par ‘’l’esprit de mai’’, soutenus à partir de 1981 par les socialistes au pouvoir : il fallait revoir de fond en comble l’éducation à la française, pour qu’elle ne soit plus réservée à une élite. Tous les enfants devaient obtenir le bac, sésame magique qui ouvrirait (enfin) les portes de l’enseignement supérieur aux classes moins favorisées.

Automatiquement, le curseur se déplaça vers le bas : puisqu’on ne pouvait pas rendre performants des enfants auquel leur milieu familial n’apportait aucun soutien linguistique et culturel, on abaisserait le niveau pour qu’ils ne paraissent pas inférieurs aux autres. Ce fut le règne de l’égalité par le bas. La grammaire ? Elle fut ignorée ou simplifiée – alors qu’une langue est un organisme complexe et vivant, qui ne se modifie par à coup de décrets. La littérature ? Elle passa à la moulinette du structuralisme, des champs sémantiques et des prédicats. L’Histoire ? Les grands hommes qui l’ont faite s’effacèrent devant les masses populaires en action. Et coetera, tous les parents savent de quoi je parle.

 « Qui s’exprime bien pense bien » : leur vocabulaire s’appauvrissant, la syntaxe étant ignorée, de jeunes français devinrent incapables de trouver les mots pour exprimer une pensée un peu complexe, nuancée, structurée. Pire, ils furent vite incapables de comprendre le sens d’un texte littéraire ou écrit en bon français. D’en percevoir les nuances, les prolongements, le message. Pour eux, l’humanité étant née en l’an 2000, avant il n’y avait rien. On revenait au sombre 5e siècle, au laminoir culturel des invasions barbares.

III. la Pensée Unique : une dramatique régression mentale

 En même temps se développait un phénomène bien connu des sociétés totalitaires : il n’y eût plus qu’une seule version des faits, une seule interprétation. Une seule conclusion à en tirer, et bientôt une seule opinion recevable, audible, exprimée. Les politiques s’abritant derrière la « novlangue » décrite par George Orwell, ce furent les médias qui se chargèrent de vulgariser, de diffuser puis d’imposer cette Pensée Unique. Tous les médis se mirent à répéter la même chose, en boucle, au même moment et dans les mêmes termes. Quand l’habitude fut prise de ne plus voir la réalité qu’en noir ou blanc, de diviser les humains en ‘’pour’’ ou ‘’contre’’, les événements en ‘’tout bons’’ ou ‘’tout mauvais’’, des politiciens s’engouffrèrent sur ce boulevard et transformèrent la Pensée Unique en programme politique. D’autant plus facilement qu’un nouvel outil s’offrait à eux : les réseaux sociaux, et particulièrement Twitter.

 En anglais, to tweet désigne le gazouillis, le pépiement des oiseaux : un bruit, pas des mots. Joie, tristesse, alarme, désir, les oiseaux s’expriment par quelques codes sonores faciles à interpréter, peu nombreux, convenus d’avance. Twitter, c’est envoyer un message qui ne s’appuie pas sur un langage élaboré (sur une pensée construite) mais sur des pulsions mentales primaires. Et pour être sûr qu’il y aura le moins de contenu linguistique possible dans un tweet, chacun est limité à 140 signes. Exprimer sa pensée en 140 signes, en vingt à trente mots, c’est ne plus penser.

Ajoutez à cela les SMS où la langue est réduite à son expression phonétique, et vous voyez monter une génération entière de jeunes qui auront un jour des responsabilités, mais seront incapables d’exprimer autre chose qu’une pensée primitive : « Moi Tarzan, toi Jane. » Et peut-être, incapables aussi d’assimiler la pensée des générations précédentes, qui s’exprimaient encore en langage construit. Rupture générationnelle ? Rupture de communication et de transmission, inédite dans l’Histoire.

Est-ce une humanité revenue au néolithique qui se prépare ? Ou même avant, car l’art des cavernes montre que l’homme préhistorique maîtrisait un haut degré d’expression artistique – et donc des modes de communication dont il n’a pas laissé de traces mais qui devaient être aussi élaborés que ses peintures rupestres.

IV. Une transformation du cerveau humain ?

Si ce n’était qu’une régression, cela ne serait pas irrémédiable. Un retour en arrière, une perte de savoir ou de culture ne sont pas toujours définitifs. La renaissance carolingienne après les invasions barbares, la Renaissance tout court après le ‘’trou noir’’ du 14e siècle, les Lumières au 18e siècle, montrent que l’humanité a été jusqu’ici capable de sortir d’une impasse dans laquelle elle s’était laissée enfermer, de remonter une pente sur laquelle elle s’était laissée glisser. Y a-t-il une décadence ? Rien n’est perdu, tout peut repartir puisque les hommes continuent de penser, avec le même cerveau que leurs ancêtres.

 Pour la première fois dans l’aventure humaine, cela pourrait bien changer, et ce sont des neurologues qui tirent la sonnette d’alarme. On sait qu’un ordinateur fonctionne de façon unilatérale, linéaire, en deux dimensions : l’étape 2 fait suite à l’étape 1, puis on passe à l’étape 3, et ainsi de suite. Il n’y a pas d’itinéraires collatéraux, l’ordinateur est comme un serpent qui va d’un point à un autre. Tandis que notre cerveau contient des milliers de neurones qui comportent chacun des dizaines de dendrites, connectés aux dendrites voisins : la pensée humaine est multilatérale, elle circule en trois dimensions, chaque neurone est comme un oursin connecté par ses tentacules à des dizaines d’autres. C’est cela qui rend possible la pensée associative, c’est-à-dire l’invention créatrice.

 Les chercheurs de l’intelligence artificielle tentent de reproduire cette extraordinaire richesse de connections informatives, mais jamais un ordinateur ne produira la poésie d’un Verlaine, l’humour d’un Mak Twain, ne saura écrire l’équivalent des Misérables de Victor Hugo ou composer le Requiem de Mozart.

Les neurologues se demandent si l’usage quasi exclusif de l’informatique n’est pas en train de modifier le fonctionnement normal du cerveau humain. Perdant peu à peu l’usage de ses connections multilatérales, il serait amené à penser linéairement. D’autant que toute l’information se trouve déjà sur le net, sans que l’utilisateur ait à fournir l’effort de la recherche. N’ayant plus à chercher mais seulement à copier-coller des résultats déjà numérisés, progressant d’un point à l’autre, d’une étape à une autre sans dévier du cheminement linéaire, la Génération Y (celle qui est née avec un cinquième membre, une tablette au bout des doigts) se montrerait bientôt incapable de faire autre chose que d’enfiler des datas l’un après l’autre. Seuls quelques cerveaux garderaient leur intégrité créatrice, ceux qui inventent les algorithmes, les mettent en ligne et les alimentent. La Pensée Unique serait désormais fabriquée par quelques penseurs uniques, au service des pouvoirs médiatiques et politiques.

V. Une humanité de robots humains pensants ?

Ce qui précède n’est que la face obscure, montante, de l’humanité pensante. Sa face lumineuse n’a pas disparu. Par exemple, après un président « normal » (la Pensée Unique est normative), un autre qui exprime sa non-pensée par des Twits vengeurs en rafales, on voit arriver un Emmanuel Macron dont les neurones, apparemment intacts, semblent fonctionner en trois dimensions. Pour exprimer une pensée si « complexe » – dit-il – qu’il rechigne à la confronter à la Pensée Unique des journalistes. Avec un vocabulaire étendu, riche, qu’il n’hésite pas à employer. Est-ce suffisant pour être entendu, voire compris ? Si l’opposition française, anesthésiée, se tait en ce moment comme elle ne l’a jamais fait, n’est-ce pas parce qu’elle n’est déjà plus capable de penser qu’en deux dimensions – blanc ou noir, bon ou mauvais, droite ou gauche ?

Un sursaut est encore possible, au moins dans ce pays où l’on a longtemps « parlé paisiblement la plus belle langue du monde », comme disait Talleyrand. Une autre Renaissance, pour que l’humanité du troisième millénaire ne devienne pas l’humble servante d’ordinateurs surpuissants, biberonnés à la Pensée Unique, ne sachant plus l’exprimer qu’en 140 signes.

                                                                                               M.B., 18 déc. 2017
Dans un autre domaine tout aussi important et complémentaire, ne manquez pas l’article À l’amie qui voulait croire en Dieu (sans y arriver)

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5 réflexions au sujet de « FIN D’UNE CIVILISATION, OU FIN (d’une certaine) HUMANITÉ ? »

  1. Jean-Marie GLANTZLEN

    Et si on commençait par avoir le souci du juste mot pour la juste chose. Le souci des mots pesés pour éviter d’accroître, voire pour contribuer à réduire, les maux pesants.

    En continuant par sortir de l’Eglise de la (pseudo) Démocratie avec son culte suicidaire du vote majoritaire même à 50,001 % ?

    « Dès que nous disons le mot « démocratie » pour nommer notre mode de gouvernement qu’il soit américain, allemand ou français, nous mentons. La démocratie ne peut jamais être qu’une idée régulatrice, une belle idée dont nous baptisons promptement des pratiques très diverses. Nous en sommes loin, mais encore faut-il le savoir et le dire »(A.E)  

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Attention à la ligne rouge, franchie par le nazisme et consorts, du déni de la démocratie comme idéal directeur.
      Churchill : « La démocratie est le meilleur des pires systèmes ».
      M.B.

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  2. Roland

    Vraiment intéressant et déprimant à la fois!
    ; Sommes=Nous , Hu’mains dans une difficile capacité de courage qui nous empêche de même se résoudre à la simplicité par manque de courage malgré la prise de conscience.
    Ce sommeil dans l’illusoire d’attendre que l’autre agisse passera-t-il à l’Éveil à Temps?
    Gardons espoir que l’Éveil des aînés se fasse à temps pour que les enfants de ceux=ci aient un avenir certain. Ou un Certain Avenir…
    Je Nous le Souhaite Vrai=ment ! !!!
    Roland ♀

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  3. SergeD

    Bonjour Michel.
    Je préfère aller vers cette population silencieuse qui retrouve le chemin de la spiritualité à travers la simplicité du vrai lien : celui avec la nature et celui avec le goût de la bienveillance vis à vis de soi et d’autrui. Pour aller à la rencontre de cette population, cela demande de se connaître et de savoir d’où je viens. Savoir d’ou je viens, c’est découvrir que je fais partie d’un tout, que chacune de mes pensées m’ impactent directement tout comme elles impactent l’arbre, la fleur pres de moi …. ou le monde et le cosmos autour de moi. J’ai donc le choix, soit je reste avec ceux qui rient et se moquent de ce que je viens de dire, soit je le quitte et je découvre ce nouveau monde qui adhère à des pensées et des lois issues de la nature. Vous savez, la nature reprend tjrs ses droits. Il y a donc un des 2 mondes qui oui, disparaîtra et je sais lequel. Et puis entre nous, la pensée unique, elle existait qd l’homme à imposé des religions. Un internet pour tous équivaut, il y a 2000 ans à une bible pour tous ( pour ne citer que ce livre), livre qui a façonné à la convenance des puissants, une pensée unique …. et nombreux était illettrés à l’époque des seigneuries….. L’histoire du monde
    ne fait que begayer .

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      1- Vous exprimez là une pensée (très) élaborée. Un jeune de 25 ans, né avec sa tablette comme 5° membre du corps, pourra-t-il seulement vous comprendre ? En aura-t-il les moyens ?
      2 On compare parfois la révolution Internet à la « révolution Gutenberg ». Mais c’est tout autre chose : seule une petite minorité (5% ?) pouvait lire les imprimés. Aujourd’hui, les 3/4 des populations européennes (y compris Europe de l’est) ont une tablette ou équivalent. Non pas 5% mais 65%, tous des jeunes et tous les jeunes.
      %.B

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