UN PROGRAMME (« les neiges d’antan » II)

« Jésus fut conduit en esprit dans le désert. Et il y resta pendant quarante jours, tenté par le Diable ». Quarante jours, durée symbolique. Période longue, pendant laquelle nous sommes vulnérables, ne pouvant échapper ni  aux forces du Mal, ni à leurs attaques à la fois individuelles et collectives.

« Après avoir épuisé toutes les formes de tentations, le diable se retira » (1). Raffinement suprême : toutes les formes de tentations. N’y aura-t-il donc jamais de répit ? Va-t-il falloir subir en vagues successives les souffrances causées par Le Mal, l’une après l’autre, jusqu’au bout ?

C’est ce que semble dire s. Paul dans l’Épître aux Romains : « La Loi est intervenue pour que  prolifère la faute » (2). Autrement dit, selon lui, les désirs qui nous habitent deviennent tentation puis chute, faute, péché… quand ils se heurtent à la solidité d’une loi, extérieure ou intérieure.

Et c’est bien par des citations de la Loi juive que Jésus répond aux tentations en rafales du démon. Elles balayent en quelque sorte tous les registres de l’âme humaine et des désirs qui la parcourent. En trois marches, Jésus descend jusqu’à la racine de ce que nous sommes, jusqu’à cet endroit caché de nous-mêmes où se joue le combat de la lumière et des ténèbres, où se joue notre identité.

Première marche, le besoin de pain. Sécurité matérielle, financière, culturelle, morale ou spirituelle, ce sont les assurances qui nous tiennent debout, les façades derrière lesquelles nous existons, les murs qui nous protègent de l’inquiétude et de l’angoisse. « L’homme ne vit pas seulement de pain » répond Jésus : ces biens nécessaires deviennent un obstacle si, au lieu de nous soutenir, ils forment ne muraille qui nous sépare des autres et de ‘’Dieu’’.

Pour lui il n’y a qu’une sorte d’assurance, c’est le partage. Mais pas n’importe lequel : il ne s’agit pas de donner seulement un peu de notre pain à ceux qui en manquent. Il faut les aider à se tenir debout. Pour que les biens que nous partageons ne deviennent pas pour eux des murailles semblables aux nôtres, accepter de recevoir quelque chose d’eux. Instaurer non pas l’aide, mais l’échange.

J’ai travaillé en Afrique dans la distribution pharmaceutique, inondant les marchés de nos médicaments perfectionnés, sophistiqués, et chers. Ignorant la richesse et l’emploi des plantes locales, je contribuais à la disparition des médecines traditionnelles et j’imposais mon mode de vie, mes solutions, ignorant et méprisant ceux des Africains.

L’Homme ne vit pas que de pain, il vit de partage.

Deuxième marche, la tentation du pouvoir. « Je t’offre le pouvoir sur tous les royaumes de la terre, parce que c’est moi qui en suis le maître », dit le démon. Ne faisons pas semblant, cette marche nous la descendons nous aussi. Même si nous ne faisons pas de politique, tous nous possédons une parcelle de pouvoir sur notre entourage, tous nous avons besoin d’exister par ce pouvoir. La condamnation de Jésus est-elle absolue, l’autorité serait-elle mauvaise en elle-même ? Devons-nous devenir des espèces d’anarchistes ? Réponse : « Tu ne te prosterneras que devant Dieu seul ». Le pouvoir que Jésus condamne et rejette, c’est celui qui fait s’agenouiller l’autre devant moi. C’est le pouvoir qui met l’autre à genoux. Mais l’autorité qui soutient, qui accompagne et qui guide, le pouvoir qui est service, il le revendique pour lui-même et pour ceux qui l’écoutent.

L’Homme vit de service, et pour servir.

Troisième marche, la plus mystérieuse car elle touche au cœur même de notre identité : la « tentation contre l’esprit ». En effet, ‘’Dieu’’ paye notre liberté au prix fort puisque nous pouvons lui refuser, à lui, d’être ce qu’il est. « Tu ne mettras pas Dieu à l’épreuve » répond Jésus : tout faux-pas, toute erreur, tout péché, tout crime même peuvent être pardonnés. Toute tentation peut être finalement surmontée, dépassée. À une condition ; ne pas claquer la porte devant ‘’Dieu’’, quelque soient les détours qu’il prendra ou les délais dont il aura besoin. Cette tentation ultime, qui fait de nous des esclaves du Mal, c’est de refuser ‘’Dieu’’ (quel qu’il soit), de prendre sa place comme créateurs et seuls maîtres de nos destinées.

Le point d’appui de la tentation et du Mal ce n’est donc pas la loi, c’est l’Homme lui-même. Il y a une loi, oui, mais elle est intérieure. Une exigence, mais elle est inscrite au plus profond de nous. Elle nous structure, elle nous bâtit.

Tel est le programme de Jésus le Nazôréen : il en vaut bien un autre.

                                                                       M.B., 30 oct. 2022
Prononcé en 1982 dans une paroisse de la banlieue parisienne. Pour le contexte de cet article et du précédent, voyez Aux lecteurs.
(1) Luc, chap. 4
(2) Rm 5,20

2 réflexions au sujet de « UN PROGRAMME (« les neiges d’antan » II) »

  1. OLIVIER

    Avec le vocabulaire de la traduction du grec, je me demande parfois en quoi je suis concerné par cet évangile de carême. Les « commentateurs » commentent, et au mieux le prêtre nous demandera de débusquer notre idole, citant foot, ordinateur, la cuisine, les distractions variées. Pour le reste il a du mal, et commente…
    Merci avec ces trois marches de tenter d’être un peu plus concret, avec notre demande de « sécurité matérielle » (pain), qu’on n’a pas très envie de partager, notre « petite parcelle de pouvoir sur notre entourage », ou enfin, si je vous ai bien compris, de croire que tous nos actes « valables » ou « bons » viennent de nous, ont pour origine notre volonté seule.
    Et cette « loi intérieure » qui nous empêche de basculer, n’est-elle déjà pas trop mal intégrée avec par exemple le « Tu ne tueras point » (pas partout bien sûr), mais combien de siècles déjà pour y être à peu près parvenu ?
    Mais j’aurais bien aimé que vous développiez un peu sur l’art de résister.
    Par exemple grâce à la prière la plus balbutiée, « Ne nous laisse pas entrer en tentation », ou celle que l’on formulera tout seul au fond de soi (« Priez pour ne pas entrer en tentation »).
    Aussi dans le silence et en agissant : « Que le silence t’enveloppe ! Qu’il te protège contre la tentation ! Dans le silence, crée I’ACTE ! Qu’il te relie à LUI ! » (« Dialogues avec l’Ange »).
    Ou encore de manière un peu psycho-magique, comme suggérée dans une homélie : « choisissez un symbole de ce petit dieu de rien du tout qui vous accapare, écrivez son nom ou décrivez-le sur une feuille de papier, enroulez-le autour d’une bûchette, gardez-le bien en évidence chez vous sous vos yeux jusqu’à Pâques, puis jetez-la dans le feu pascal (lors de la veillée) à la fin du Carême : ce peut être un mot (tabac, haine…), un objet (ex : un billet !), un dessin etc. Vous verrez : brûler ce qui nous brûle est très libérateur… ». Ce programme en vaut bien un autre….
    Olivier

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Merci. Ainsi je ne suis pas qu’une « vox clamantis in deserto », une voix qui résonne dans le désert !
      Oui, il faudra revenir sur l’art de résister. Pas seulement à la tentation, mais aux forces du Mal en action dans le monde qui souffre sous nos yeux. On appelle aussi ça la « résilience ». Mais c’est un cheminement, et on le parcourera étape après étape, article après article.
      M.B.

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