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A propos Michelbenoît-mibe

Biologiste de formation, moine bénédictin pendant 20 ans, Michel Benoît a ''été quitté" par l'Église pour raisons idéologiques. Chercheur, historien, exégète, écrivain, il s'intéresse à tout ce qui touche au fait religieux en relation avec les questions de société.

DIALOGUE AVEC LUC FERRY (II.) : Le philosophe et l’exégète

          Une rencontre avec Luc Ferry sur un plateau TV me donne l’audace de poursuivre ce dialogue avec lui (1). 
         
          Philosophe, « mystique », historien : chacun des trois, à sa façon, se trouve confronté à la même et unique réalité – l’humain, ses multiples expressions dans l’humanité, et l’au-delà des apparences qui les dépasse et les attire.

1) L’approche philosophique (2)

          Le philosophe ouvre ses yeux sur l’aventure humaine, ses protagonistes (nous), et l’immensité du cosmos dans laquelle elle s’inscrit. Il cherche à comprendre : pour cela, il utilise l’outil de sa réflexion. L’intelligence, et son principe de non-contradiction.
          Luc Ferry introduit son propos en remarquant que depuis toujours, la philosophie est née et s’est développée comme une laïcisation des religions ambiantes. Des religions, et tout d’abord des mythes – qui furent la forme primitive et universelle des religions.
          Ainsi, du mythe de l’Odyssée : lorsque Calypso propose à Ulysse de rester auprès d’elle pour acquérir l’immortalité, il choisit plutôt de la quitter pour revenir à Ithaque, son lieu d’harmonie personnelle et cosmique. « Une vie de mortel réussie est préférable à une vie d’immortel ratée ». La philosophie grecque s’enracine dans ce mythe.

          Le philosophe veut dépasser le mythe originaire (le voyage d’Ulysse) pour parvenir, grâce à lui, à une compréhension universelle de la destinée humaine – une theoria, objet de science perfectible, comme n’importe quel objet de science.
          La philosophie serait-elle donc, par nature, condamnée à rester à la traîne des religions ? N’étant au mieux (comme le rappelle Luc Ferry) qu’une « servante de la théologie », tolérée par elle pour autant qu’elle se soumet à la seule vraie science, celle de Dieu ? Ou bien devenant, au pire, l’ennemie qu’il faut ignorer puis combattre ? 
           Fils naturel des religions, le philosophe n’évite pas la vielle question (jamais réglée)
des rapports entre la foi et la raison.
           Avec la naïveté du profane, j’aimerais en suggérer une autre : les philosophes – quel que soit le degré d’abstraction de leur réflexion -, ne sont-ils pas, eux aussi, soumis comme nous tous à l’attraction de la pensée mythique ? Fascinés (malgré eux) par l’obscur religieux dont ils se défendent ?
          Le mystère de la destinée humaine et de l’au-delà des apparences, dans sa globalité, n’est-il pas présent à leur subconscient – si ce n’est parfois même à leur conscience ? Et « l’arrogance philosophique » ne serait-elle pas seulement une réaction de défense de la part de ceux qui ne peuvent pas croire (et revendiquent l’autonomie de leur intelligence), en face de ceux qui prétendent posséder, avec la foi, le seul accès possible à une explication cohérente du monde et de nos vies ?

2) L’approche mystagogique

          Pardonnez ce mot barbare : je le préfère à « mystique », à cause des relents d’extases et de visions que ce dernier traîne avec lui. Et au mot « spiritualité », accommodé à toutes les sauces (y compris « laïque »).
          Le (ou la) mystagogue fait, dans sa globalité unifiée et unifiante, l’expérience de l’unique et même réalité à laquelle le philosophe s’affronte par son intelligence.
          Des exemples ? Claudel et son pilier de Notre-Dame, Charles de Foucauld et l’abbé Huvelin (« mettez-vous à genoux ! « ), Pascal et sa « nuit », le Bouddha et sa veille à Bodhgaya, Jésus et ses 40 jours au désert… 
         
          Un bouleversement qui terrasse, au moment où il se produit, celui ou celle qui en est l’objet. Selon les cas, quand il s’en relève il devient grand poète-ambassadeur, ermite à Tamanrasset, philosophe des Lumières, pilier de la civilisation orientale ou prédicateur itinérant en Palestine. Jamais (même dans le cas du Bouddha, le plus lucide de tous semble-t-il) il ne sera capable de rendre compte adéquatement de l’expérience qu’il a vécue. Il ne peut qu’en témoigner (cliquez) : il devient mystagogue – et non philosophe.

          Ce qu’il enseigne n’est rien, même à ses propres yeux, à côté de l’expérience qu’il a vécue. Il ne dit pas « Je vais vous expliquer », mais « Venez, et voyez », ou bien « Suis-moi ».
         
          Et lorsqu’il se trouve être en même temps un immense philosophe, comme Thomas d’Aquin, à la fin de sa vie il refuse de continuer à enseigner, de terminer l’œuvre philosophique entreprise : il s’abîme dans le silence, seul langage adapté à son expérience au-delà des mots.
           Tout comme il est au-delà du discours et de nos catégories mentales, Celui que les théologiens appellent pourtant « Dieu ».

          Je ne sais comment il convient d’appeler ce phénomène de saisie globale, totale, unifiée, unifiante, de la réalité que l’analyse du philosophe détaille dans sa diversité. Faut-il dire « intuition ? » Mais ce que je sais, c’est qu’il n’est pas réservé à une élite de la pensée : au contraire, on le rencontre souvent chez des gens très simples. Peut-être grâce, justement, à leur simplicité : « le Royaume appartient aux enfants et à ceux qui leur ressemblent ».

          Pour leur part, les philosophes trouvent leur justification, et leur noblesse, dans leur effort pour atteindre l’âge adulte de l’esprit pensant. Cela implique-t-il que l’usage de la raison les rende imperméables à une certaine expérience mystagogique ? Accédant à leur statut d’adultes, ont-ils nécessairement dû abandonner, aux bas-côtés de leurs routes, la fulgurance intuitive des origines, celle du mythe comme celle de l’enfant qui vient au monde, regarde et s’émerveille ?

          Quel est le rôle de l’intuition dans la réflexion philosophique ? C’était ma question naïve du début.

3) L’approche exégétique

          Luc Ferry intègre dans sa recherche  » l’usage herméneutique de la raison, c’est-à-dire un usage visant à l’interprétation des Écritures saintes »
          L’interprétation des documents anciens (sacrés ou non) s’appelle aussi l’exégèse. Un exégète se saisit d’un texte comme d’un objet : il cherche à savoir si ce qu’il dit est bien conforme à ce qu’on lui a fait dire. A travers le brouillard des interprétations successives, il veut atteindre la réalité des événements du passé, des paroles prononcées autrefois et de leur contenu véritable.

          Par nature, un exégète est un révisionniste : il repousse les interprétations traditionnelles du texte, pour chercher ce qu’il disait au moment où il a été prononcé et entendu autrefois, et le traduire dans les mots et le mode de pensée d’aujourd’hui.

          Traduttore = traditore : l’exégète veut traduire la vérité contenue dans le texte, sans la trahir.

          Ouvrier travaillant sur ce chantier, je ne m’y retrouve pas quand Luc Ferry écrit que pour comprendre – traduire – le sens intemporel de textes anciens (comme les paraboles évangéliques), « il faut faire usage de la raison, c’est-à-dire, si l’on veut, philosopher »
          L’exégèse est une discipline de l’Histoire : un historien qui raisonne n’est plus un historien. L’historien n’a qu’une chose à penser (mais alors, à chaque minute de son travail !), c’est sa méthode. Il peaufine sa méthode pour s’approcher des faits historiques (3), paroles ou gestes du passé : ensuite, ce sont ces faits qui commandent. Il ne s’agit pas de les penser, mais d’en appréhender la vérité au plus près possible de son jaillissement originel.
          L’exégète qui philosophe se trompe de chantier, c’est un traître et non un traducteur.

          Il met en œuvre des techniques austères et rigoureuses : linguistique (comment rendre aujourd’hui cet aoriste grec des évangiles ?), histoire des traditions orales, des traditions écrites, des manuscrits. Connaissance du contexte sociologique, politique, militaire, religieux, du pays où le texte a pris naissance, au moment même où il a pris naissance. Parfois, intégration des résultats de l’archéologie.

          Pourquoi pareil labeur, où la raison n’a pas même le droit de vivre sa vie propre, mais doit se soumettre à des disciplines aussi contraignantes ? Qu’est-ce qui pousse l’exégète à râper, à limer, à poncer sans relâche des textes déjà lus par des milliards de gens avant lui ?
          Le simple désir de connaître ? Sûrement, tous les savants cèdent à son chant. L’orgueil de celui qui sait (et lui seul) que les autres font mentir le texte, après l’avoir trahi ? Peut-être. La foi, au sens le plus religieux du terme ? Certainement pas. Si l’exégète ne doit pas penser le texte, il doit aussi (et avant tout) retirer les lunettes de la foi pour pouvoir le traduire sans trahir.

          Peut-être l’exégète sera-t-il un jour saisi d’amour pour l’homme dont il veut restituer la vérité historique, peut-être l’approche mystagogique sera-t-elle l’aiguillon, en même temps que la récompense, de son austère travail. Ce n’est pas une condition, cela peut être un obstacle. L’exégète croyant est professionnellement schizophrène : la foi religieuse, édifice construit sur les textes « sacrés » qu’il étudie, est un obstacle à son travail.

          Cette prise de conscience de la nécessaire autonomie de l’exégèse par rapport aux énoncés de foi est récente (4), plus récente que la prise de conscience de l’autonomie de la raison par rapport à la foi. Les philosophes ne l’ont pas encore intégrée dans leur travail de réflexion. Cela m’amène à ma deuxième question naïve : le dialogue entre christianisme et philosophie se situe dans un champ clôturé par les dogmes. Les plus talentueux, les plus bienveillants comme Luc Ferry, s’efforcent d’élargir, de repousser un peu les murs de l’enclos. Mais ils se heurtent toujours à eux.
          Grâce aux progrès de l’exégèse, on pourrait imaginer une confrontation de la recherche philosophique non pas avec ce système clos sur lui-même, mais avec un homme, charismatique itinérant à une époque troublée, dont le message original ne peut pas laisser les philosophes indifférents.

          Non pas Le Christ philosophe : mais l’homme Jésus, face aux philosophes.

          L’enseignement résolument non-philosophique, et même non-théologique (au sens courant) de ce juif du I° siècle, peut-il féconder la pensée philosophique dans sa recherche d’un sens pour nous, aujourd’hui ?
          Je n’ai pas la prétention de répondre. Dans les articles suivants, je me risquerai seulement à poser cette troisième question naïve, en reprenant en exégète quelques-uns des exemples évangéliques évoqués par Luc Ferry.


                               M.B., 24 avril 2009

                                          (à suivre)

(1) Parmi ses livres, je cite entre ici l’avant-dernier, que je vous recommande : La tentation du christianisme, échange entre Lucien Jerphagnon et Luc Ferry (Grasset, 2009).
(2) Face au philosophe, je me sens un peu comme le pékin qui consulte sa montre, face à un orfèvre en mécanismes d’horlogerie.
(3) A ne pas confondre avec les événements de l’Histoire – mais ceci est une autre question !
(4) Noyé dans un verbiage trompeur d’ouverture, le Pape Benoît XVI vient de condamner l’exégèse historico-critique au profit de l’exégèse allégorique : voir son Discours aux Bernardins (cliquez).

DIALOGUE AVEC LUC FERRY : (I.) PHILOSOPHIE ET EXPÉRIENCE

          Après d’autres, Luc Ferry s’est engagé dans une confrontation exigeante entre l’interrogation philosophique et l’interrogation religieuse – plus précisément, entre philosophie classique et christianisme.
          Plus que d’autres, il le fait avec une modestie, une honnêteté et une sympathie (ou plutôt une empathie) envers le christianisme, qui rendent son propos particulièrement significatif dans les moments d’effondrement identitaire que nous connaissons.
          Honnête, je dois l’être : en matière de philosophie, je ne suis qu’un paysan de la Garonne. La connaissance que j’en ai, comparée à la sienne, est celle du bouseux dans sa ferme en face de l’ingénieur agronome. Sachant cela, on peut quand même dialoguer.

          Et je vais me heurter immédiatement à l’obstacle incontournable, inhérent à tout dialogue de ce type : le philosophe s’efforce, par le raisonnement, d’aller au cœur même de la réalité humaine. Et encore un peu plus loin, de sonder le mystère de la transcendance.
          Si elle n’écarte en rien l’usage de la raison, mon approche des mêmes réalités se fonde sur une expérience. Non pas irraisonnée, bien au contraire : mais échappant, par sa nature même d’expérience, à l’implacable logique du raisonnement.
          La question, bien sûr, est de savoir si l’expérience précède le raisonnement, ou si elle lui fait suite – déclenchée par les impasses de toute raison humaine, ou stimulée par elles.
          Il n’y a de réponse ici qu’individuelle. Dans ma vie, je crois qu’interrogation intellectuelle et expérience de l’indicible ont toujours cheminé ensemble, l’une distanciant souvent l’autre pour être rattrapée par elle, et la relancer.
          Mais je crois aussi savoir que chez bien des philosophes, l’expérience du mysterion – qu’on appelle parfois « mystique » – accompagnait le cheminement de leur réflexion. Ainsi en fut-il (c’est le paysan qui parle) de Plotin. Plus près de nous, de Pascal : lequel finit par avouer, dans un cri déchirant, qu’au finish son expérience l’emporte devant sa réflexion – « Je crois, parce que c’est absurde ».
          La primauté finalement donnée à son expérience (mystique) est un pari qu’il a fait, le pari de la foi.
          Et un pari, ça peut se perdre.


          Revenons au fait : l’expérience de la transcendance. La difficulté rencontrée ici est celle de toute expérience humaine : les parents le savent bien, leurs enfants répèteront les mêmes erreurs qu’eux. L’expérience ne se transmet pas, sans quoi l’humanité serait un peu meilleure qu’elle n’est. Ou plutôt, elle peut se transmettre : mais ce n’est pas par la parole ou l’enseignement. C’est, si j’ose dire, par l’expérience de l’expérience.
           Je rencontre quelqu’un qui a fait une expérience de la transcendance : il ne pourra ni me convaincre de sa validité, pour moi qui ne l’ai pas faite, ni même me l’expliquer en termes recevables par moi. Mais je pourrai peut-être constater, au fil de notre rencontre personnelle, qu’il a bien fait cette expérience. Pour l’envier peut-être, en tout cas pour me dire que c’est possible (puisqu’il l’a fait). Et entamer, moi-même et pour mon propre compte, mon cheminement personnel en direction de cette expérience.

           D’où l’importance, en matière de transcendance, du témoignage. On ne convainc pas par des discours, mais par la flamme intérieure qui provient de l’expérience, et que l’autre en face percevra – ou ne percevra pas.
          Même les philosophes n’échappent pas à cette nécessité du témoignage. La mort de Socrate est sa plus belle parole, celle que les paysans de ma sorte retiennent de lui.

          Cela m’amène à la clé du dialogue avec le philosophe. Lorsqu’il s’efforce de dessiner les contours de ce qui unit et qui différencie philosophie d’un côté, et christianisme de l’autre, Luc Ferry se montre d’une irréprochable probité. Mais le deuxième point de sa comparaison est le christianisme, dont il connaît fort bien l’expression traditionnelle, ciselée depuis la fin du I° siècle jusqu’à Benoit XVI.
          Or c’est là, me semble-t-il, que le bât blesse. Car le christianisme (j’insiste sur ce mot) est une utopie, une construction idéologique initiée magistralement par Paul de Tarse entre l’an 50 et l’an 60, puis montée jusqu’à aujourd’hui comme un gigantesque et prestigieux château de cartes.
          Une utopie : c’est-à-dire, au sens du terme, un « lieu de nulle part ».
          Une construction de l’esprit, dont le prestige et la beauté ne doivent pas faire oublier qu’elle est issue d’une succession d’hommes qui ont tous, depuis Paul, tenté de traduire leur expérience en termes raisonnables. Empruntant pour cela aussi bien aux religions « païennes », qu’à la philosophie ambiante de leurs époques respectives.

          Ainsi, par exemple, le Logos des stoïciens s’est-il curieusement vu identifié à la personne de Jésus. Dont l’évangile de saint Jean nous apprend que cet homme et ce Logos ne font qu’un, et que l’intemporel Logos a pris chair sur terre.
          Double trahison : d’abord de la philosophie stoïcienne, pour qui le Logos ne peut en aucun cas s’incarner – cela n’a pas de sens. Ensuite de l’homme Jésus, qui fut tout sauf une idée incarnée.
          Ayant pour point de départ le christianisme tel qu’il le reçoit de la tradition chrétienne, Luc Ferry se trouve inévitablement piégé dans un champ clôturé par le dogme fondateur du christianisme, celui de l’incarnation, et par sa démonstration la plus éclatante, la résurrection de Jésus dans sa chair.
          Quoi que fasse le philosophe, aussi brillant fut-il, il est obligé de comparer un système idéologique – le christianisme – à sa recherche philosophique.
          Alors il trouve plus ou moins de points de contacts, plus ou moins de supériorité ou d’infériorité d’une doctrine (chrétienne) sur une philosophie (multiple). Mais les murailles invisibles tracées dès le départ, l’utopie chrétienne, l’enferment toujours dans un pré-carré, une prison dont il ne peut que heurter les murs.

          La faute à qui ? Au christianisme. Il fournit aux philosophes un produit fini, qu’ils doivent bien prendre tel qu’il se présente à eux, pour le placer dans la balance de leur réflexion.
          Le moyen, peut-être d’en sortir ? Se rappeler qu’avant le christianisme, il y eût un homme, Jésus le Galiléen. Que l’utopie qui se réclame de lui n’a rien à voir, ni avec ce qu’il a vécu, ni même avec ce qu’il a considéré lui-même comme l’essentiel de son message.
          Car Jésus n’a pas été le premier à prêcher l’amour et le pardon : d’autres l’ont fait avant lui, en Occident et en Orient. Lui-même était très conscient d’apporter quelque chose d’absolument neuf dans le monde juif qui était le sien. Et cette nouveauté absolue du message de Jésus, elle est passée à la trappe, ou bien elle a été rapidement recouverte par le manteau, somptueux et mensonger, de l’utopie chrétienne.

          Comme le disait Jacques Ellul, le christianisme a été une subversion de Jésus – de sa personne, de son enseignement.

          Ce qui a rendu possible cette prise de conscience – récente – c’est la redécouverte de l’homme Jésus tel qu’il fut, de sa personnalité telle qu’elle fut, de son message tel qu’il fut.
          Aujourd’hui, on appelle cela la quête du Jésus historique : les lecteurs de ce blog savent de quoi il s’agit (entre autres.  Si l’on veut sortir du champ clos de la confrontation entre une utopie dogmatique et la réflexion philosophique la plus exigeante, il faut revenir en amont du christianisme, à la personne et à l’enseignement de Jésus.

          Le travail est en cours. Il sera long.

                                              M.B., 20 avril 2009

                       (à suivre)

FETES DU NOUVEL-AN ET DÉSENCHANTEMENT DU MONDE

          Les fêtes de Noël et du Nouvel-An viennent de ruisseler sur nous comme les chutes du Niagara sur de jeunes mariés américains. On s’en remettra.

          Depuis l’essor de l’archéologie, nous savons que les peuplades les plus anciennes, les plus archaïques, possédaient toutes des mythes étroitement reliés au cycle du soleil. Dans notre Occident, les Celtes célébraient déjà la fin d’une année et le commencement d’une autre. En Orient, je crois que les Hindous eux aussi marquent depuis des millénaires la succession des cycles annuels par des rites colorés.

          Profondément enfouis dans la nature humaine, ces rites exploitent la banalité des saisons pour exprimer les mythes d’une civilisation. Des mythes qui donnent à nos vie l’arrière-plan, la profondeur qui leur manqueraient sans eux : l’infini du cosmos.
          Et au-delà, Dieu ou ce qui en tient lieu.

          Dans le monde gréco-romain du 1° siècle, la mythologie était omniprésente. La succession du temps, qui est à deux dimensions – avant et après – en recevait une troisième dimension, au-delà.
          Le judaïsme ajoutait un élément qui n’était pas absent des autres cultures mais auquel il donnait une place prépondérante : dans ce monde à trois dimensions, Le Mal danse et entraîne les humains dans sa farandole. Et à partir du IV° siècle avant J.C. environ les juifs l’ont personnalisé, en l’appelant le Satan – souvent traduit dans les versions grecques de la Bible par le Diabolos, « celui qui divise ».

          Un monde enchanté par la lutte du bien contre le mal, personnifiés en figures hautes en couleur et qui s’affrontaient quelque part au-dessus de nos têtes : nous étions spectateurs impuissants, et toujours victimes, de ce combat des Titans (ou des Anges) qui se déroulait en-dehors de nous, dans un ailleurs inaccessible. C’était le sort, ou le destin, le fatum des romains : une fatalité à laquelle nous étions soumis, sans action possible sur elle.

          L’enseignement de Jésus désenchante ce monde de mythologies.
          Juif, il sait que Dieu est une chose, et l’humain une autre : il ne les confond pas, ne cherche pas à les faire découler l’un de l’autre – ce qui est la tendance de toutes les mythologies.

          Dieu est dans les Shamaïm – que nous traduisons, faute de mieux, par « le ciel » – et nous autres nous sommes sur terre. Ceci, qui est juif, il le corrige de façon révolutionnaire :

          1) Pour un juif de son temps, le frère était un autre juif – à l’exclusion des non-juifs. Pour les Esséniens, un membre de sa secte – à l’exclusion des autres juifs. Pour les Zélotes, celui qui se révoltait comme lui et avec lui, en prenant les armes.

           Pour Jésus, le prochain est tout homme, ou toute femme dont on croise la route. Ni le frère de sang, de fanatisme, ou le frère d’armes : celui (ou celle) qui est , sur mon chemin.

          2) Ce prochain sans distinction, il en fait le convive invité à un repas festif qu’il décrit comme son « Royaume » : le monde accompli, réalisé, enfin libéré de la danse du Mal.

          3) L’hôte qui invite à ce repas est au centre de la fête, il l’organise et en fixe l’ordonnancement, le déroulement concret.
           Parabole : cet hôte, c’est Dieu.

          4) Nous sommes les seuls responsables du bien (ou du mal) qui se fait en nous et autour de nous. Notez que c’est aussi l’enseignement du Bouddha.

                   Dieu ne s’anéantit pas pour devenir semblable à ses convives (c’est la Kénose du Nouveau Testament). Les convives n’aspirent pas à être divinisés. Chacun reste à sa place, avec sa nature propre, mais l’Un reçoit les autres dans son intimité.

          Monde désenchanté, parce qu’il ne laisse aucune place à des puissances maléfiques (ou bénéfiques) imaginaires. Mais monde réenchanté par la magie des paraboles, qui décrivent le bonheur comme une réalité familière, et font chanter l’imagination en lui ouvrant le mystère de la convivialité avec Dieu.

          Jésus a désenchanté le monde mythique de l’Antiquité.

          Il l’a réenchanté, non pas en créant d’autres mythes, mais en le décrivant par des paraboles enchanteresses.

          Ce monde désenchanté, le christianisme s’est hâté de le réenchanter

           – En incarnant Dieu et en divinisant l’homme

          – En donnant à des sacrements, dont la clé se trouve dans les poches des Églises, le pouvoir quasi-magique d’accéder à la divinisation.

          – En adoptant la plupart des mythes païens pour les revêtir du manteau chrétien. Parmi bien d’autres, le Sol Invictus qui est devenu Noël, naissance du Christ.

          Sans ce réenchantement du monde, le christianisme ne se serait jamais développé. Tant il est vrai que nous avons besoin de mythes enchanteurs, pour survivre dans un monde qui n’a rien d’enchantant.

          A moins que… au monde désenchanté que nous connaissons depuis si longtemps, sans espoir, tétanisé par un futur de pénurie et d’affrontements, quelques-uns ne tentent de substituer un jour le monde désenchanté de Jésus, enchanté par sa parole à lui.

                                         M.B., 7 janvier 2010

L’HUMOUR ET LE MAL FRANCAIS

          Pour communiquer, nous utilisons des mots : quand parlons-nous sérieusement, et quand est-ce pour rire ? Comment nous comprenons-nous ?

 L’héritage d’Aristote

           Il a fondé ce qu’il appelait « la logique formelle » – l’une des disciplines de la philosophie.

           Dans le langage, il distingue le mot, qui n’est qu’une vibration orale ou un signe mis par écrit. Et son extension, qui est le sens généré par un mot chez celui (ou celle) qui l’entend ou le lit : le mot devient alors concept, ensemble de significations perçues par autrui.

           Le concept connaît plusieurs niveaux d’extension :

 -a- L’extension notionnelle : c’est sa signification à l’état pur, si j’ose dire. Cette extension peut être plus ou moins vaste : certains mots renvoient vers une seule signification, précise et restreinte, ce sont les termes univoques. D’autres au contraire renvoient vers toute une palette de sens qui s’appellent l’un l’autre : ce sont les termes équivoques.

          Lesquels n’ont rien à voir avec les synonymes. Par exemple, le mot « règle » : il peut désigner l’outil grâce auquel on tire un trait, ou une loi à observer, ou encore les indispositions féminines passagères. Chacun de ces termes possède son extension propre, c’est son contexte et son usage qui en précisent le sens.

 -b- La seconde extension est d’ordre affectif : un mot peut provoquer en nous des émotions très variées, qui n’ont rien à voir avec son extension notionnelle. Par exemple, le mot « sale » : c’est le contraire de « propre », et à ce stade il ne porte en lui aucune charge affective. Mais dites à quelqu’un qu’il est un « sale type », et il a le sentiment que vous ne l’aimez pas, ou même que vous l’insultez.

 Le mot, et la phrase

           Aristote a peu approfondi le fonctionnement des mots, une fois assemblés en phrases. Il s’est contenté d’étudier les syllogismes : « tout ce qui est rare est cher, or le diamant est rare, donc le diamant est cher ».

          Il a fallu attendre le XX° siècle pour que la logique devienne linguistique, et connaisse dans les années 60-70 l’explosion du structuralisme.

          Cette discipline étudie le sens (on ne parle plus d’extension) pris par les mots, quand ils sont associés en plusieurs phrases qui se suivent. On identifie un « champ lexical », qui peut être analysé indépendamment du sens de chaque concept ou même des séquences de mots.

           On prétend alors rationnaliser ce qu’on appelait communément le « style d’un auteur », notion vague qui ne cernait pas l’enchevêtrement des extensions de chacun des concepts formant une ou plusieurs phrases de cet auteur.

           Bien que le structuralisme ait partout fait long feu, la France continue encore à en faire le dogme de son enseignement secondaire. Comme le savent les parents, le résultat est catastrophique, car cette technique évacue totalement l’émotion générée par un assemblage de mots, et la notion de beauté d’un texte. Obligés d’analyser les auteurs de façon structurale, nos gamins passent à côté du message principal de la littérature : l’émotion qu’elle engendre, ce qui fait sa puissance transformante.

 Et l’humour ?

           Inventé par les anglais au début du XVII° siècle, il est peu familier aux français qui l’ignorent ou s’en méfient.

          Car la spécialité française, c’est la rigueur de la langue, et la Tragédie : même nos comédies classiques sont en fait des tragédies de caractères. Lorsque nous sortons du sérieux univoque de la gravité, c’est pour pratiquer l’ironie, dont Voltaire fut le maître.

           L’ironie tente d’échapper à la gravité d’une situation en se moquant des protagonistes, et en mettant en lumière leurs ridicules. L’autre est devenu l’adversaire à abattre : on fait sur son compte des « bons mots », qui peuvent tuer.

          On tente d’échapper à l’insupportable par une guerre d’esquive verbale, basée sur l’allusion biaisée : « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Vesphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres (175 Kg), s’attirait par là une très grande considération » (Candide).

           En revanche, l’humour n’attaque jamais directement l’autre. On s’en défend en se moquant d’abord de soi : « Voyez, je suis de si peu d’importance que vous n’aurez pas de prise sur moi : vous ne pouvez pas faire de mal à quelqu’un de si insignifiant par rapport à vous »

                   En 1793, Mme Du Barry monte sur l’échafaud. Arrivée en haut, elle se jette aux pieds du bourreau et le supplie : « Monsieur le bourreau, je vous prie, encore une minute ! ».

          Tout le monde pleure sur le sort de l’infortunée maîtresse de Louis XV, qui ne méritait pas cela, et maudit le bourreau.

          Situation tragique.

          Ầ Londres, Sir Thomas More parvient au pied de l’échafaud. D’en bas, il s’adresse au bourreau qui va le décapiter: « Monsieur le bourreau je vous prie, veuillez m’aider à monter. Car, pour descendre, je m’arrangerai bien moi-même ». (cliquez)

          On sourit : il a échappé au bourreau, et meurt libre.

          Humour.

           L’humour introduit dans le langage un troisième type d’extension des concepts. Leur sens reste univoque. On ne joue pas sur l’affectivité – au contraire, on s’en garde. Les mots ne changent pas de sens, mais ils signifient l’inverse de leur extension habituelle, entraînant l’auditeur dans un domaine tout autre, généralement de haute teneur morale ou philosophique.

           L’attaché militaire de De Gaulle lui dit, au moment de son débarquement en France : « Mon général, enfin, on va pouvoir tuer tous les cons ! » Le grand Charles répond, imperturbable et d’une voix sépulcrale : « Vaste programme, mon ami, vaste programme ! »

           L’humour suppose une connivence entre celui qui le pratique et celui qui le reçoit. Sans cette connivence (le plus souvent, celle de l’amitié ou de la camaraderie), l’humour tombe à plat : l’auditeur ne franchit pas la barre du sens premier, il en reste à l’extension usuelle des mots.

          Et si, dans un deuxième temps, il se rend compte qu’il n’a pas joué le jeu de la connivence, il est furieux : « On se moque de moi, on me prend pour un idiot  !» – puisque je suis resté collé à l’extension notionnelle ou affective des mots, comme une moule à son rocher.

          L’humour se pratique donc à plusieurs : c’est un jeu, subtil, où chacun se défend contre les impasses de la vie en faisant appel à la complicité de l’autre.

           Mais c’est aussi un jeu d’hommes libres : puisque par l’humour, j’échappe à la provocation ou au combat – et j’échappe par le haut, en obligeant l’autre à prendre du recul.

           Jésus se trouve face à une meute de dignitaires religieux qui veulent tuer à coup de pierres une femme convaincue d’avoir péché. Alors qu’ils lui demandent de prendre parti dans ce drame, il répond : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! ».

          Ce n’est pas un hasard si la démocratie moderne est née en Angleterre, avec le raffinement de la politesse préservée jusqu’au bout. Dans une fameuse bataille rangée, des fusiliers français faisaient face aux anglais, à trente pas. Deux versions nous sont parvenues de l’ordre donné alors à ses soldats par l’officier français :

          L’une, transmise par son homologue anglais qui se trouvait face à lui : « Messieurs les anglais, aurait entendu l’anglais, tirez les premiers ! »

          L’autre, rapportée par les frenchies : « Messieurs ! Les anglais ! (aurait hurlé l’officier français) : tirez les premiers ! ».

          D’un côté, « Gentlemen, je vous en prie, vous d’abord !”. De l’autre :”Les gars, dégommez-moi les premiers ces salaupiauds! ».

           Les premiers éduqués par l’humour, les seconds l’ignorant.

             L’humour apprend à voir la réalité en face, parce qu’elle transcende toujours l’individu et son narcissisme.

          Pétain : « Je fais don de ma personne à la France ». Le même jour, Churchill au peuple anglais : « Je ne vous promets que de la sueur, des larmes et du sang ».

           La vie politique française ne se porterait-elle pas mieux, si nos dirigeants cultivaient un peu plus la pratique de l’humour ?

                     M.B., août 2010

 Autres articles sur l’humour dans ce blog : cliquez et cliquez

RIRE, POUR NE PAS PLEURER

          Quand on se cogne violemment à une porte fermée, deux solutions : rire de la situation cocasse, ou insulter la porte.

          C’est ainsi que le rire soviétique, polonais, juif…, a permis à des peuples opprimés par l’Histoire de survivre. D’attendre qu’une porte s’ouvre dans leur nuit.

          Rire d’une décadence, pour pouvoir la supporter en attendant (sans trop y croire) d’hypothétiques jours meilleurs.

            La pire des décadences, la plus sournoise, c’est celle de l’esprit quand elle se manifeste massivement dans l’appauvrissement des moyens d’expression, c’est à dire de la langue parlée. Qu’une population ne sache plus trouver les mots justes pour dire ce qu’elle ressent, et elle franchit un seuil de pauvreté que rien ne peut chiffrer.

           Conversation entendue dans le train. Wagon à moitié plein, paroles feutrées, convivialité discrète. Soudain, une sonnerie retentit : un jeune homme sursaute, colle un boitier à son oreille, et se met à crier (emplissant à lui seul tout le wagon) :

           – Allô ? C’est toi ? T’es où, là ? Moi ch’uis dans l’train. T’es où ? Ah bon. Ouais, j’viens d’l’hosto. Ben voilà, elle a eu l’accident, voilà, quoi… Non, y’avait la queue, les flics, y’avait pas un toubib, bon, tout ça quoi, j’hallucine grave, c’était nul à chier, voilà… T’en fais pas, y’a pas d’souci, c’est chaud mais je gère… Super, t’inquiètes, c’est bon, ch’fais les papiers, tout l’reste, tu sais quoi, voilà… Bon, t’es où maintenant ? Super, y’a pas d’souci, on se voit et puis voilà, quoi !

           Voilà, quoi ! : prêtez l’oreille, vous l’entendrez à chaque fois qu’un individu, pourtant produit de l’exception culturelle française, se trouve incapable de mettre des mots sur sa pensée, sur ses émotions, ce qu’il ressent, qu’il vit ou qu’il espère. C’est alors à vous, auditeur ou téléspectateur, de combler dans votre tête le vide ouvert par ce voilà, quoi !

         Cela suppose que le registre partagé des émotions est très limité, le choix des possibles pensés très restreint : voilà, quoi ! aiguille votre cerveau et votre affectivité vers cet étalage si peu fourni, si commun à tous, que vous avez toutes chances de tomber sur quelque chose et de passer à l’étape suivante du dialogue en étant persuadé de savoir exactement ce qui vient d’être dit, quel contenu d’information ou d’émotion vous a été transmis.

           Et l’écrivain, qui travaille tant pour trouver le mot juste, celui qui cernera exactement la pensée fugitive ou l’émotion passagère, l’écrivain hallucine grave. Il se demande à quoi bon se remettre à l’établi, trouve que c’est nul à chier, tout ça, voilà, quoi ! Il cherche une personne qui lui dirait « T’inquiète, on sait lire, on gère, c’est super, y’a pas d’souci, voilà ! »

           Et il a une furieuse envie de crier : « T’es où, là ? »

                                  M.B., 29 janv. 2012, voilà

P.S. : Sur l’humour, indispensable exercice de survie auquel l’auteur s’efforce au risque de ne faire sourire que lui, vous trouverez dans ce blog

LE PREMIER « PROGRAMME DE GAUCHE » : un échec retentissant

          C’est à Jérusalem, peu de temps après la mort de Jésus, qu’a été essayé en grandeur nature le premier ‘’programme de gauche’’ : l’égalité absolue entre tous.

          On ne peut pas comprendre cet épisode si on ignore l’existence en Israël à cette époque d’un puissant courant messianiste : tous les Juifs attendaient le relèvement de leur pays, grâce à la venue d’un Messie miraculeux. Chez les premiers chrétiens, cette attente avait pris une coloration particulière : Jésus allait revenir sans tarder, le ‘’Grand Soir’’ était imminent.

          C’était la lutte finale, elle avait déjà commencé.

 I. Jésus et le ‘’système’’

           Jésus lui-même a clairement et explicitement refusé le titre de ‘’Messie’’ que ses disciples voulaient lui attribuer. Il n’a jamais eu de programme social.

          Pourtant, dans la Palestine comme partout ailleurs au I° siècle, régnait un capitalisme sauvage. Or Jésus ne s’est pas attaqué à ce système, il n’a jamais dit qu’il fallait  »prendre aux riches pour donner aux pauvres », n’a jamais condamné les riches parce qu’ils étaient riches.

          Au contraire, il était entouré d’amis fortunés qui le subventionnaient généreusement. Selon Matthieu, il a fait l’éloge de serviteurs qui spéculaient pour le compte de leur maître – lequel, quand il estime que l’un d’eux a mal géré son capital, le fait jeter… en enfer (25,14-30).

          Ailleurs, il a loué un patron qui profitait du taux de chômage élevé pour embaucher des intermittents quand ça l’arrangeait, et les payait sans tenir compte des conventions collectives en usage. Ses ouvriers sous contrat venaient-ils protester ? Il leur répondait que « tel était son bon plaisir » et qu’il « disposait de ses biens comme il lui plaisait. » (20, 1-15).

           Matthieu écrivait en milieu juif, tandis que Luc vivait à Antioche. Est-ce l’influence des mœurs romaines ? Son Jésus semble trouver normal qu’un maître donne « un grand nombre de coups » à ses serviteurs désobéissants, et « seulement un petit nombre » aux fautifs par erreur (12, 47-48). Ailleurs, il raconte l’histoire d’un homme riche qui avait un intendant malhonnête. Dénoncé, que fait l’intendant ? Tant qu’il dispose du livre de comptes, il continue de tromper son maître en annulant dans la colonne de gauche les dettes de ses créanciers. Le Jésus de Luc fait l’éloge de cet intendant doublement malhonnête : « Et moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’argent trompeur. » (1)

           On ne lit dans les Évangiles aucune de ces condamnations radicales du système, qu’on attendrait aujourd’hui d’un prophète de monde meilleur, plus juste, plus égalitaire.

           Ce que Jésus a enseigné, c’est la nécessité de l’aumône.

          La richesse est fragile dit-il, « les mites font tout disparaître et les voleurs dérobent » : par l’aumône faite aux pauvres, on « s’amasse des trésors dans le ciel » (Mt 6,19-21).

          Ce capitalisme spirituel était une règle ancienne, traditionnelle, du judaïsme : en la faisant sienne Jésus n’a rien innové, sauf dans la radicalité de cette aumône. Ce que la Loi juive ne demandait nullement, il conseille de « vendre tout ce qu’on a, et de le distribuer aux pauvres » (Mt 19,16-30). Ce n’était là qu’une illustration concrète de son choix de vie particulier, inhabituel en Israël, et qu’il donnait en exemple à ceux qui voudraient l’imiter : ne pas chercher à faire advenir le Grand Soir social, ne pas dénigrer la richesse des riches, mais tout quitter pour vivre à la grâce de Dieu.

          Il n’a pas cherché à ‘’changer le système’’ : c’est lui-même qu’il a changé, en choisissant de vivre à sa marge.

          S’il a apporté un souffle d’air frais dans ce monde, c’est en lui tournant le dos.

           Un prophète prêche d’abord par son choix de vie et de valeurs. Parvenue jusqu’à nous, l’onde de choc qu’il a provoquée vient de sa désintégration sociale personnelle, voulue, assumée.

 II. L’Église primitive et le ‘’Grand Soir’’

           Quand le même Luc écrit les Actes des apôtres, il décrit une Église en formation qui est profondément traversée par une idéologie messianiste dont témoignent les textes contemporains retrouvés à Qumrân. Une utopie totalitaire, qui a eu des conséquences ravageuses (cliquez) : on allait créer un monde nouveau (cliquez) , un ‘’non-système’’ où tout serait beau, tout serait parfait.

          L’égalité de tous, dans le bonheur et la prospérité générale.

           Et les apôtres, à l’origine de ce programme gauchiste ? Ils avaient fermé boutique, quitté leur misérable petit gagne-pain pour suivre Jésus. Le Lider charismatique mort, finie pour eux l’hospitalité généreuse et quotidienne des riches admirateurs, finies les tables servies. Ils n’ont eu aucune envie de reprendre leur activité de pêcheurs gagnepetits : mais comment assurer leur subsistance et celle de leurs familles, sans retourner trimer jour et nuit sur les eaux décevantes du lac de Galilée?

           La réponse se lit dans les Actes : ils vont obtenir des croyants qu’ils mettent tout en commun (2, 44).

          S’agissait-il de ‘’prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres’’, premier slogan gauchiste ? Pas exactement. « Nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens… Nul parmi eux n’était [plus] indigent : ceux qui possédaient des terrains, des maisons [ou des biens] les vendaient, apportaient l’argent et le déposaient aux pieds des apôtres. Chacun en recevait une part selon ses besoins » (4, 32-34).

          Ce n’était pas ‘’à chacun selon son travail’’, mais ‘’à chacun selon ses besoins’’ – autre slogan gauchiste, d’ailleurs minoritaire.

          Bien évidemment, les besoins des apôtres passaient en premier, on les voit voyager avec leurs femmes, être partout reçus… Ce fut donc la naissance d’un clergé socialement oisif, entretenu par les dons de travailleurs ayant choisi librement d’alimenter ce système-là, dans l’espoir de sortir de l’autre.

           Du côté des riches, nivellement social vers le bas, par abandon spontané (2) de leurs avoirs. Du côté des pauvres, enrichissement inespéré, immédiat, sans travail ni effort.

          Les riches ne l’étaient plus, les indigents cessaient de l’être : pour eux, ce fut un rêve éveillé, Noël de janvier à décembre, sept jours sur sept.

           Hélas, Noël ne dura pas. L’Église de Jérusalem, initiatrice et expérimentatrice du nouveau système, sombra rapidement dans la faillite.

          D’autant plus – manque de chance – qu’au moment même où l’utopie gauchiste (distribuer) prenait le pouvoir à Jérusalem, une crise éclata (3) : la réalité économique (produire) ne suivant plus, on se mit à manquer de tout. La situation se détériora au point qu’il fallut organiser une collecte dans le reste du ‘’monde’’, pour venir en catastrophe à l’aide des gauchistes de Jérusalem.

           Il n’y avait alors ni FMI, ni BCE et le SPQR (4) avait d’autres soucis que sa lointaine province de Judée. On se tourna donc vers les toutes jeunes Églises d’Asie Mineure.

          Elles venaient d’être fondées par un certain Paul de Tarse, qui leur avait donné dès le départ une consigne formelle : travailler, pour ne pas vivre d’assistanat (1Th 2, 9). « Dans la peine et la fatigue, de nuit comme de jour, travailler pour n’être à charge de personne » (2Th 3, 8).

          Paul lui-même organisa le programme d’aide aux « saints » de Jérusalem : « Le lundi, chacun mettra de côté chez lui ce qu’il aura réussi à épargner, afin que vous n’attendiez pas mon arrivée pour rassembler les dons… Quand j’arriverai », j’irai en personne les porter là-bas (1Co 16, 2-4).

          Est-il mal intentionné de penser que Paul, alors en conflit ouvert avec les apôtres de Jérusalem, songeait également à marquer des points sur ses rivaux, en arrivant chez eux les poches pleines d’argent frais à distribuer ?

           L’Église a retenu la leçon, et écarté définitivement tout relent gauchiste de son programme. Elle a étendu à la chrétienté l’impôt versé au clergé (qui s’est longtemps appelé ‘’la dîme’’). Et quand une portion de l’Amérique Latine s’est montrée prête à basculer dans la Théologie de la Libération (directement inspirée du texte des Actes) elle l’a d’abord condamnée, puis étouffée.

           L’utopie gauchiste, elle, n’est pas morte. Elle a resurgi brièvement au XIV° siècle, chez les Dolciniens d’Italie si bien décrits par Umberto Eco dans son Nom de la Rose. A été combattue par les Jacobins français, qui inscrivirent le droit à la propriété individuelle dans la constitution de la 1° République. S’est réveillée au XIX° siècle, d’abord en France, puis en Allemagne, avant de s’épanouir en Russie, en Chine, à Cuba… avec les succès que l’on sait.

           Les peuples oublient les leçons de l’Histoire. Et l’historien, de par son métier, n’est pas porté à l’optimisme.

                                                                     M.B., 22 avril 2012

 (1) Luc 16,1-9. Parole d’évangile que reprendra à son compte F. Mitterrand, quand, en 1981, il dénoncera à la télévision le « mauvais argent. »

 (2) Je passe pudiquement sous silence l’incident d’Ananie et Saphire (Actes 4) qui montre qu’à Jérusalem la spontanéité n’était pas toujours au rendez-vous. Ceux qui souhaitent connaître les détails de cet épisode crapuleux liront avec profit Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités .

 (3) Une succession de mauvaises récoltes dans le pourtour du Bassin méditerranéen.

 (4) Senatus Populusque Romanum : le gouvernement central de l’Empire.

CAHUSAC A CONFESSE DEVANT LA FRANCE CATHOLIQUE

          Le confessionnal avait été entièrement refait pour la circonstance. Depuis l’intérieur on ne voyait pas la nef mais un simple mur – un mur nu, tout comme allait devoir se mettre à nu le pécheur qui venait d’y pénétrer.

          Sous un éclairage vif – la Lumière de la Vérité.

           – Entrez, mon enfant.

          Débonnaire, le ministre du culte laissa Jicé s’installer devant lui. Le moindre détail avait été mis au point avec la dir’com’, la directrice en communication de Déhèskhâ. Les arguments, les termes employés seraient les mêmes, l’an dernier ils avaient fait leur preuve dans des circonstances analogues. Mais Jicé savait qu’il était meilleur que Déhèskhâ : lui, il avait des nerfs d’acier, un regard qui ne cillait pas, une respiration parfaitement contrôlée.

          Surtout, il était mince : Jules César ne voulait autour de lui que des gros, il disait que les maigres sont dangereux parce qu’ils pensent trop (1). Ce qui avait perdu Déhèskhâ, c’est que c’était un gros.

          Jicé, lui, ne se laisserait pas faire, il était maigre et dangereux. Il avait retiré sa cravate pour exposer son absence de bajoues, la sveltesse de son torse et la minceur de son cou, ainsi préparé pour l’offrande à la guillotine du peuple. Comme à la prière il joignit ses mains sur la table, et baissa les yeux dans l’attitude de l’Agneau immolé.

           – Eh bien, mon enfant, je vous écoute…

          – Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché.

           Et là, il leva les yeux, ses yeux limpides qui attestaient toujours de la pureté de ses intentions. Les yeux sont des fenêtres ouvertes sur l’âme : il planta les siens dans l’objectif de la caméra. Que chaque spectateur ait le sentiment de plonger aux tréfonds de son âme, sans un seul coin d’ombre.

          – Que demandez-vous à notre Église ?

          – Le pardon. J’ai détourné de l’argent, j’ai menti : je veux que cette double faute soit annulée, effacée par le pardon. Vous avez ce pouvoir, non ?

          Le ministre du culte sourit :

          – Mais Dieu seul, mon enfant, peut effacer la faute, avec ses conséquences – pour terribles qu’elles soient.

          – Je ne crois pas en Dieu, mon père… et ce n’est pas à lui que je me confesse.

          – Mais alors, à qui ?

          – Au public, mon père. Le public est plus puissant que Dieu, puisque Dieu juge dans le secret et ne condamne que dans l’au-delà. Tandis que le public juge… publiquement, et il est capable de foutre ma vie en l’air dès maintenant. Or, j’ai bien l’intention de continuer. Avec Dieu, on s’arrange toujours : le public, je dois le convaincre.

          – De quoi, mon fils ?

          – De mon innocence coupable. De ma coupable innocence.

          – Car vous êtes coupable ?

           Jicé durcit son regard. « Surtout, ne soyez pas larmoyant, lui avait répété la dir’com’. Pas trace de buée sur vos rétines : vous n’implorez pas le pardon, vous l’exigez, il vous est à cause même de votre confession. » Il martela les mots :

          – Oui, je suis le seul coupable, j’ai laissé parler ma part d’ombre. Et qui donc n’a pas, comme moi, sa part d’ombre ?

          C’était l’argument principal : il fallait désenclaver la notion de culpabilité, rappeler à chaque spectateur que lui aussi (hé hé !) il avait « la conscience jaune encore de sommeil dans le coin de son œil. » (2)

          Politiques ‘’tous pourris’’, certes. Mais avant tout, public tous coupables dans le secret des consciences. Un juge coupable est plus indulgent.

           Le ministre du culte saisit la balle au bond, et pencha sa tête de côté :

          – Voulez-vous dire que vous n’êtes pas le seul fautif ? Qu’il y a eu des complicités ?

          – Des complicités ? Mais lesquelles ?

          – Eh bien… par exemple, celle de Pépère ou de ses lieutenants. Savait-il ? A-t-il laissé faire… ou pire, a-t-il tenté d’étouffer l’affaire ?

           Jicé remplit d’air ses poumons. C’était le moment décisif : Pépère avait la haute main sur le Parquet, il pouvait lui faire savoir qu’il souhaitait, n’est-ce pas, que ses réquisitions tiennent compte… enfin, qu’on n’aille pas jusqu’à… Vous comprenez, n’est-ce pas ? Tout ça de bouche à oreille, bien sûr, rien d’écrit. Les paroles sont légères, elles volent.

           – Je ne sais pas ce que Pépère savait… mais ce que je veux dire, c’est que…

          La séquence avait été répétée des dizaines de fois avec la dir’com’. Il ne fallait quand même pas dédouaner ses copains d’En-Haut, ils lui avaient fait porter, et à lui seul, toute la faute. Mais pour ménager l’avenir, il ne fallait pas non plus les accuser directement. Tout était dans le ton, dans le rythme de la phrase. Dire une chose puis la masquer, en appuyant sur ce qui suivait :

          – …surtout ce que je veux dire, c’est que je suis le seul coupable.

          Le message était passé, de façon subliminale. Agiter bien haut la muleta de sa faute personnelle – la thèse de Pépère -, mais après lui avoir planté dans le dos une jolie banderille. Les journalistes feraient le reste, c’était leur boulot.

           – Je ne suis qu’un ministre du culte mon fils, je ne puis que recueillir votre confession, le public seul a le pouvoir de vous absoudre. Selon la théologie de l’Église, vous savez que quand la faute est pardonnée, ses conséquences se paient dans le purgatoire ?

          – Oui (un soupir, lui aussi très étudié). J’y suis prêt.

          – Et… vous n’avez pas peur ?

          Il était parfait, ce ministre du culte. On ne lui avait pas fourni les questions à poser, mais la dir’com’ était une excellente professionnelle, elle savait ce qui viendrait et elle avait tout prévu.

          – Oui. J’ai peur. Et qui donc, dans ma situation, n’aurait pas peur ?

          Pendant les répétitions, on lui avait appris à moduler cette phrase-là dans le registre des graves, celui de l’homme blessé. L’animal à terre, qui se couche sur le dos, flanc exposé, pour implorer la pitié.

           Le soir même, les commentaires autorisés montrèrent qu’il avait réussi sa confession. Ses anciens amis soulignèrent la blessure de l’homme, sa sincérité évidente. Ses ennemis relevèrent sa petite phrase sur ceux dont il ne savait pas s’ils savaient.

          Et le public, qui n’était plus croyant depuis belle lurette mais restait profondément imprégné de traditions et d’habitudes catholiques, le public était prêt à absoudre le pécheur repentant. Par sa confession devant lui, Jicé ne l’avait-il pas érigé au statut de divinité ? Il lui en serait reconnaissant. Jusque là, le peuple n’avait jamais été que souverain, devenir Dieu grâce à la repentance de Jicé, quand même ça valait bien une absolution.

          Laquelle, après tout, ne lui coûterait pas d’impôts supplémentaires.

           Et demain serait un autre jour.

                                 M.B., 17 avril 2013

 (1) « Let me have men about me that are fat… Cassius has a lean and hungry look, he thinks too much : such men are dangerous.” (Shakespeare, Julius Caesar, I,2)

(2) Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I,4.

BRÉTIGNY : une « attaque de la diligence » ?

          Simple citoyen, je suis donc un c… (1). Mais j’aime pas qu’on me le fasse sentir, ça m’déprime.

          Or, un train déraille à Brétigny. A la télé « On » me dit que :

           1) Les rails de la gare de Brétigny ont été vérifiés le 4 juillet. Neuf jours après, quatre gros boulons boulonnés très fort qui serraient une éclisse sautent, juste après le passage d’un autre train, qui n’a rien remarqué.

          Les quatre boulons bien longs ont gentiment tourné sur eux-mêmes, avec leurs rondelles de serrage.

          Tous seuls. Tous les quatre en même temps. En quelques minutes.

          Braves gros boulons.

           (2) L’éclisse une fois déboulonnée, elle pèse 10 kg mais ne tombe pas sur le côté, non. Avec ses petits mollets vaillants elle enjambe le rail, et va s’installer plus loin, juste au milieu de l’aiguillage, là où ça fait dérailler les trains.

          Coquine, va !

           Des boulons derviches-tourneurs, une éclisse sauteuse : c’est nouveau, ça vient d’sortir.

           3) Quand les flics arrivent, ils se trouvent « en présence d’un groupe de jeunes « qui semblent porter secours aux victimes » mais les policiers « se rendent compte que ces individus sont présents pour dépouiller les victimes et notamment les premiers cadavres » (2)».

          Juste après l’accident, des projectiles sont lancés vers un camion de pompiers qui arrive pour porter les premiers secours.

           Ben quoi ? Les ‘’jeunes’’, après avoir renversé le gros gros cageot en métal, ils étaient tranquillement en train de ramasser les fruits sur le quai de la gare : pourquoi on vient les déranger ? C’est vrai quoi, même les pompiers, y’a plus d’respect.

           Juste après, on me dit dans la télé que les gens y z’ont été formidables, qu’on est ému, très ému.

           Et moi j’me dis dans ma p’tite tête que ça s’rait p’t-être bien les ‘’jeunes’’ délogés par la police qui ont joué à l’attaque de la diligence. Comme à la télé mais en mieux, parce qu’y a que les passagers qui ont été tués, pas les indiens…

           Six morts, pour quelques portefeuilles, quelques portables ? Pas possible !

          C’est nouveau, ça vient d’sortir.

           Les c…, ça ose tout, c’est à ça qu’on les reconnaît. Boucle-là, pose pas d’questions, pense pas aux boulons et va aux Champs-Élysées, où y’a un beau défilé militaire, avec la musique.

          Circule !

                                               M.B., 14 juillet 2013

(1) Veuillez remplir la case manquante.

(2) Témoignage des flics en direct, site d’Europe 1

RACINES DE LA CRISE DE L’OCCIDENT

La crise d’identité que connaissent les chrétiens conscients (laïcs et pasteurs) est extrêmement profonde : elle accompagne la crise d’identité de nos sociétés occidentales, elle en est à la fois le symptôme et la cause conjointe. Elle ressemble un peu à la crise du III° siècle – mais c’était alors une crise de croissance, tandis que nous connaissons maintenant une crise de déclin.

Depuis plus d’un siècle, les Églises se sont repliées sur la sphère morale de l’activité humaine, et de plus en plus sur la morale familiale, dernier bastion de résistance identitaire des Eglises chrétiennes. Dans le domaine de l’orientation des sociétés, les Églises n’ont plus de message neuf et entraînant : la chrétienté s’est dépossédée elle-même de l’utopie créatrice (au bénéfice, par ex. de l’altermondialisme).

Alors que la crise, depuis au moins 50 ans, se joue sur un autre front : celui de « Dieu » lui-même : qu’on pense entre autres à Honest to God de J.A.T. Robinson dans les années 60 (mouvement dit de « la mort de Dieu ») et à la théologie radicale protestante actuelle (Sea of faith). C’est la notion même de « Dieu » qui est remise en cause dans l’identité occidentale.

Qui est « Dieu » ? Et si « Dieu » est « Dieu », comment expliquer et comprendre par exemple le problème insoluble de la souffrance innocente ? Quel est ce « Dieu » qui permettrait la souffrance – bien plus, qui la justifierait comme « un complément à ce qui manque à la passion du Christ » (Paul) ?

Partout, on rejette l’idée de ce « Dieu » auteur de la souffrance, sourd aux appels des humains malgré ses promesses d’écoute de leurs prières.

Cette aporie (impasse théologique) est aussi ancienne que le christianisme. Elle a suscité le mouvement gnostique des II° et III° siècle, et sa réponse : il y aurait deux « Dieux », un dieu bon et un dieu mauvais auteur du mal.

Contre quoi l’Eglise (St Irénée) a répliqué en accentuant le rôle du Christ, qui récapitule en sa personne les souffrances et les espoirs du genre humain, en les fa isa nt déboucher en « Dieu » (cf Vatican II, « Gaudium et Spes »).

Le Christ va ainsi peu à peu devenir le pôle central de la religion chrétienne, fa isa nt passer « Dieu » à l’arrière-plan de la conscience et de la pratique. Certes , « qui me voit, voit le Père » : mais c’est en la personne du Christ récapitulateur que s’équilibre la réponse des Eglises au lancinant problème du mal.

Or depuis la fin du XIX° siècle tout le poids de nos interrogations revient progressivement sur « Dieu ». « Dieu est mort » (Nietzche), et notre civil isa tion occidentale cesse rapidement d’être une civil isa tion pour n’être plus qu’un ensemble de sociétés fédérées par les valeurs marchandes et sociales.

« Dieu »  a déserté l’Occident : l’Occident se meurt.
En même temps, depuis la crise moderniste (1900), si l’on se tourne vers le Christ c’est pour découvrir son humanité. Et que cette humanité, telle qu’elle est connue dans les évangiles, ne laisse percevoir en lui aucune divinité : le Jésus des évangiles, dans leur jaillissement originel, apparaît homme, uniquement homme, splen did ement homme. Comme il fallait s’y attendre de la part d’un juif, il exclut lui-même toute participation à la nature divine. Fils de « Dieu » il l’est, très clairement, mais comme tout humain qui se regarde et se sait face au Dieu Unique, à l’Unique d’Israël.

« Dieu » mort, ou du moins très difficile à penser et à décrire face aux interrogations posées par le mal et la souffrance. Le Christ redevenu ce qu’il n’a jamais cessé d’être, un homme. Que reste-t-il alors du christianisme des Eglises ?

            Une morale.

Cantonnées dans la morale, les Églises se montrent incapables de dire une par ole sur « Dieu », qui soit recevable et cohérente face au raz-de-marée de souffrances que vit la planète.

Nous sommes donc en face de la plus grave crise que les Églises aient eu à affronter depuis les origines, avant l’âge d’or du IV° siècle.

A cette crise, le monde chrétien (catholique comme protestant) n’a su trouver qu’une seule réponse : le basculement, depuis les années 80, vers un fondamentalisme sans nuances. Le mouvement est brutal, et il est spectaculaire. Chez les catholiques, c’est l’abandon des principales ouvertures de Vatican II (œcuménisme, collégialité épiscopale, évolution du sacerdoce, laïc isa tion de l’Eglise [on assiste à une clérical isa tion des laïcs]). Chez les protestants, les USA montrent l’envahissement d’un fondamentalisme chrétien aussi dangereux que le fondamentalisme musulman, et qui lui fait face : on revient au VIII° siècle, à la bataille de Poitiers.

La réponse des Églises à la crise, c’est donc le fondamentalisme : crispation sur quelques binômes de valeurs sûres et simples, qui évacuent « Dieu » plus encore qu’avant le début de cette crise.

Quels pourraient être les grands axes d’un renouveau en profondeur, face à cette crise ?

Est-il encore possible de rêver ?

    1)     REVENIR A « DIEU »

Mais pas n’importe comment. Le mot « Dieu » et tout ce qu’il provoque dans notre imaginaire est lui-même une création des théologiens – à commencer par l’élohiste de la Bible, qui attribue des noms et des qualificatifs à Celui qui refuse de se nommer devant Moïse.
Que personne ne peut qualifier;
Revenir au chap. 3 de l’Exode, qui est l’acte fondateur du judaïsme prophétique.

Et faire passer à l’arrière-plan les chap. 19 et 20 – Moïse recevant la Loi au Sinaï – qui fondent le peuple juif comme entité politique et le judaïsme comme religion sociale.

Revenir au « Dieu » inconnaissable du buisson ardent, et suivre sans le quitter le petit ruisseau prophétique issu de ce premier Moïse, qui serpente à côté du Grand Fleuve sorti du Sinaï (la Loi), sans jamais se mélanger à lui. Ce Fleuve du judaïsme légaliste, Jésus – qui se rattache au petit ruisseau – va s’y opposer vi ole mment et jusqu’à la mort.

Oublier les constructions théologiques de Paul de Tarse (mais pas son expérience mystique), le concile de Nicée-Chalcédoine et tout ce qui s’ensuit jusqu’à nous.

Pour revenir à un « Dieu » dont on ne peut rien dire d’autre que ceci, par lequel il se définit lui-même : il est ce qu’il est (Ex 3,14).

Rien de moins : mais rien de plus.

C’est le Dieu des mystiques : « Dieu connu comme inconnu ».

 2)     ÉCOUTER L’ENSEIGNEMENT DE JÉSUS

Admettre enfin l’évidence : tout l’enseignement de Jésus est juif, c’est-à-dire déjà présent dans le judaïsme palestinien du I° siècle qui est le sien. Ieshua Ben-Joseph n’innove en rien : il fait le choix d’enseigner un judaïsme certes minoritaire dans son pays et à son époque, mais déjà existant.

Jésus n’enseigne pas le christianisme, mais un judaïsme réformé.

Il n’innove en rien, sauf sur un point, un seul, qui est son apport personnel et tient en un mot : Abba.

Un seul mot, qui change tout.

          Abba et non pas Ab’, comme les juifs avaient l’habitude de désigner « Dieu ». Jésus est le seul à appeler ainsi son Dieu : jamais les juifs n’appellent « Dieu » A bba, terme irrespectueux. Et cette innovation linguistique, il la confirme par quelques parab ole s qui révolutionnent complètement la façon dont on concevait jusqu’alors la relation à « Dieu ».

          Jésus n’enseigne rien sur « Dieu » : quand la question lui est posée, il se réfère publiquement au « Dieu » du deuxième Moïse, celui du Sinaï, celui du Fleuve légaliste. Mais par tout le reste de son enseignement, il se rattache au petit ruisseau qui a coulé sans interruption en Israël à partir du buisson ardent.

Il n’enseigne rien sur « Dieu » : mais il innove totalement dans le type de relation qu’il propose avec ce « Dieu ». Une relation de confiance absolue, émerveillée, celle d’un petit enfant dans les bras de son papa (Abba) : c’est le Psaume 130.

Pour Jésus, « Dieu » n’est plus le juge lointain et terrible du Sinaï et le la Loi : c’est le père tendre et aimant dans les bras duquel on peut s’abandonner avec confiance.

C’est en introduisa nt cette nouvelle relation à « Dieu » (avec toutes ses conséquences) que Jésus accomplit la Loi. C’est la seule véritable nouveauté qu’il apporte, tout le reste de l’évangile est déjà présent ou esquissé dans le judaïsme du I° siècle qui est le sien.

« Dieu  » resterait donc indicible, indescriptible, inconnaissable ? Oui, parce qu’il est ce qu’il est, on ne peut l’appréhender. Non, parce qu’il est A bba, daddy, papa tendrement aimant et qui peut être tendrement aimé.
Pour Jésus, la connaissance de « Dieu » n’est pas théologique, une connaissance de l’esprit pensant : elle est cordiale, une connaissance du cœur aimant. Après Jésus, c’est par le biais du cœur qu’on pourra aborder la connaissance de « Dieu » : le cœur devient le seul organe de la connaissance de « Dieu », avant la réflexion (qui ne peut que suivre).

Etre disciple de Jésus, c’est avoir avec « Dieu » cette relation-là.

Pour l’avoir oublié, les Églises (leurs théologiens et leur magistère) plongent l’Occident dans une crise d’une gravité extrême.

 3)     LES SACREMENTS, PASSAGE OBLIGÉ ?

Le christianisme a basé tout son enseignement (sa pastorale) sur les sacrements, qui sont devenus l’unique voie d’accès à « Dieu ».

On sait maintenant que Jésus n’a institué aucun sacrement. Puisque, en bon nazôréen, il refuse le culte juif du Temple, son seul mode de contact avec « Dieu » est ce que nous appelons maintenant la méditation. Dès qu’il le peut, et très souvent, il se retire pour de longs moments de silence en des lieux isolés. Et ce comportement, tout comme l’appellation « A bba« , est sans équivalent dans le judaïsme de son temps.

Dès l’origine, les Eglises ont abandonné la méditation telle que Jésus la pratiquait, pour la remplacer par des sacrements qu’il n’a ni inventés, ni pratiqués.

Et elles sont rapidement parvenues à l’extrême limite de cette pédagogie, qui réduit « Dieu » à l’état de distributeur automatique : le sacrement, enseigne l’Église, agit ex opere operato. Autrement dit, dès l’instant où le geste du sacrement est effectué selon le rite et par le clergé compétent, l’effet se produit automatiquement. Il suffit d’être baptisé pour être chrétien, d’être mariés pour être « unis », de la consécration eucharistique pour avoir la Présence, etc…

L’histoire et la pratique montrent que les sacrements sont incapables, à eux seuls, de transformer ceux qui les reçoivent. Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, le sacrement n’agit pas automatiquement. Mise en oeuvre massivement sur de vastes populations, la pratique sacramentelle ne les a jamais fait accéder à l’expérience de « Dieu » (mais, très souvent, à une pratique magique de la religion). C’est à côté des sacrements, parfois malgré eux et non pas grâce à eux, que des chrétiens font l’expérience de Dieu.

Quand l’Eglise reconnaîtra la faillite de sa pédagogie sacramentelle massive, et rendra à la méditation sa juste place dans le christianisme. Quand elle enseignera aux plus humbles ce que Jésus pratiquait lui-même, alors les sacrements (s’il faut les conserver pour des raisons sociologiques) reprendront leur place de moyens secondaires, et leur efficacité, entièrement dépendante de l’engagement du cœur des croyants.

 4)     DIEU AGIT-T-IL ?

Sur cette question, très délicate, je ferai juste quelques suggestions.

Le judéo-christianisme (contrairement au bouddhisme) est fondé sur la notion d’un « Dieu » créateur : Bereshit bara Élohim, premiers mots de la Bible. « Dieu » crée l’univers, le fait sortir de rien (ex nihilo). Et il continue de le créer , en intervenant à chaque instant sur sa création. Tout ce qui se produit sur terre, jusqu’au moindre de nos cheveux, est sinon voulu par « Dieu », du moins permis par lui. C’est la notion de la création continue, qui sous-tend aussi bien le judaïsme que le christianisme.

« Dieu » est considéré comme responsable de tout ce qui se produit sur terre, et donc aussi du mal et de la souffrance innocente.

Pris dans ce traquenard, les chrétiens ne peuvent s’en sortir. Toute leur cosmologie et leur anthropologie dépendent de la création continue de Dieu : dans la vie concrète, cela mène à des situations intenables. Pourquoi tel enfant meurt-il de leucémie ? Il faut un responsable, et puisqu’il ne cesse de créer, « Dieu » est le responsable tout trouvé. Mais ce « Dieu » cruel, on le rejette (et à bon droit) : des foules de croyants ont perdu la foi à cause de cette impasse-là.

Pour en sortir, il faudrait abandonner l’anthropologie-cosmologie du judéo-christianisme, et concevoir le monde autrement : l’enseignement de Siddartha (le Bouddha) offre en la matière une vision infiniment plus réaliste et satisfa isa te que celle du christianisme.

Pour le Bouddha, tout acte (et par là il entend pensées, par oles, actions) est comme une graine : une fois planté par nous et en nous, il portera son fruit.

Inéluctablement.

Le karma est la résultante, à un instant donné, de la somme des actions positives et négatives posées par un humain à cet instant, non seulement au cours de sa vie présente, mais aussi au cours de ses vies passées, très nombreuses.

Le nirvâna, la délivrance finale (qui correspond si l’on veut à l’entrée au « ciel » des judéo-chrétiens, c’est-à-dire à la fin du cycle des renaissances) est réalisé lorsque toutes les actions négatives des vies passées et de la vie présente sont « neutralisés » par la somme des actions positives.[1]

Le bouddhisme ignore la notion de « péché« , qui suppose un « Dieu » juge de nos actions. Il n’y a aucun juge de nos actions : chacune porte son fruit, nous récoltons ce que nous avons semé – fût-ce dans une vie passée.

Un bébé vient à naître avec une malformation, ou dans un milieu défavorisé qui ne lui laisse que peu de chances de progresser. « Dieu » est-il responsable ? Non, mais le nouveau-né seul, qui porte les fruits karmiques de ses vies précédentes. Le parcours qu’il entame dans sa nouvelle vie lui est offert comme une nouvelle chance d’apurer son capital négatif par une somme suff isa nte d’actions positives.

Dans cette optique, chaque nouvelle naissance est conçue comme une chance inouïe, unique, de rompre le cercle douloureux des renaissances successives pour parvenir, enfin et dès maintenant, à l’Éveil libérateur.

Un autocar se renverse, tuant trente enfants qui partaient en vacances. « Dieu » est-il responsable ? Certainement pas. La responsabilité, s’il faut en chercher une, est à répartir entre le conducteur, le constructeur du car, l’Etat qui fait les routes, peut-être le patron qui a engagé le conducteur. Mais pour les parents, cette course trop tôt interrompue n’a qu’un seul sens possible : la mort douloureuse et injuste de leur enfant s’explique par son passé karmique, dont ils ignorent tout. Il est reparti pour un cycle de renaissance, nouvelle chance où tout va se jouer à nouveau pour lui.

« Dieu », en tout cas, ne peut jamais être tenu pour responsable.

Sauf en judéo-christianisme, tel qu’il est véhiculé dans les mentalités.

Si l’on admet cette anthropologie, la prière d’intercession a-t-elle encore un sens ?

Non : « Avant qu’une par ole ne vienne sur mes lèvres, voici, tu la sais toute entière » (Ps 138). Nous n’allons certainement pas apprendre à « Dieu » ce dont nous avons besoin, il le sait mieux que nous. Ni lui demander de modifier un karma qui ne dépend que de la façon dont nous avons su saisir nos chances au cours de vies successives.

« Dieu » ne continue pas de créer le monde, en agissant autoritairement (et arbitrairement) sur lui. Une fois lancé dans l’existence, l’univers obéit aux lois qu’il a reçu de « Dieu » au moment de la création. Inondations , guerres, etc… suivent leurs cours en dépendance à la fois des lois de la nature et de l’action des humains.

Au coup par coup, « Dieu » n’y est pour rien. Quand une pomme se détache du pommier parce qu’elle est mûre, elle continuera de tom ber , que « Dieu » le veuille ou non.

Il y a cependant un domaine, un seul où la création se continue bien à chaque instant, c’est ce que la Bible appelle le cœur de l’homme. L’enseignement sur le cœur est propre à la Bible, il parcourt tout le « petit ruisseau » prophétique, et Jésus le reprend avec force quand il enseigne que ce qui rend l’homme pur ou impur, c’est ce qui sort de son cœur.

Or, le cœur humain est le seul espace dans la création qui puisse changer, revenir en arrière, adopter un cours imprévu et imprévisible.

C’est-à-dire, éventuellement, se renouveler (la création ne se renouvelle pas : elle évolue, elle continue sur sa lancée).

Pour la Bible, « Dieu » peut agir sur le cœur de l’homme, et son action peut ressembler à une « nouvelle création » : là, oui, la création peut être continue – si l’homme y consent.

La seule prière d’intercession qui ait un sens quelconque est celle qui s’adresse à « Dieu » pour qu’il tente une action re-créatrice sur le cœur de l’homme. Sur le cœur de celui qui prie, en tout premier lieu. Mais aussi sur le cœur d’autres que lui, même éloignés, même inconnus (même incroyants). Il y a là un espace de li ber té créatrice, que la prière peut toucher.

Prier pour que cesse une inondation, c’est un acte magique qui fait de « Dieu » une machine à sous : l’inondation est due à des causes naturelles et humaines contre lesquelles « Dieu » ne peut rien.

Mais prier pour que change le cœur des décideurs, de qui dépend la construction d’une nouvelle digue pour éviter la prochaine inondation, cela, oui, a du sens. Bien que le résultat ne soit pas acquis, car le cœur humain est encombré de mille pulsions contraires !

Si L’Eglise remplaçait son enseignement d’un « Dieu Tout-puissant » qui peut tout et fait (ou ne fait pas) tout selon son humeur, par un enseignement biblique sur le cœur de l’homme, et par l’enseignement de Siddartha sur la responsabilité individuelle, peut-être pourrait-on sortir de l’impasse…

 5) THÉOLOGIE ET EXPÉRIENCE

Quelques réflexions après la lecture du dossier « Sea of faith » (théologie radicale anglo-saxonne).

Comme l’indique son nom, la théo-logie est un « discours sur Dieu », une explication de ce qu’est « Dieu » au moyen du langage humain.

Pour qu’une théologie soit acceptable, il est essentiel que l’ordre des mots soit scrupuleusement respecté.

(a) Théo-logie : L’expérience de « Dieu » doit être première (théo-), son expression (-logie) ne peut que venir qu’après cette expérience.

On objectera : mais que vaut une expérience sans compréhension qui l’accompagne en temps réel ? Y a-t-il expérience s’il n’y a pas, en même temps, compréhension de cette expérience, et donc expression ?
Que vaut une « théophanie » sans « logophanie » ?

C’est juste : le récit d’Exode 3 montre bien que Moïse, quand il aperçoit le buisson ardent, s’en approche dans une attitude de curiosité réflexive. Qui précède donc l’expérience qu’il va faire, et sans laquelle il ne l’aurait pas faite. Il n’y a pas d’expérience « brute » du surnaturel (sauf peut-être à travers la drogue ?). Mais des exemples comme Jeanne d’Arc, Bernadette Sou birous, montrent que le bagage linguistique et intellectuel nécessaire à l’expérience consciente de « Dieu » n’a pas besoin d’être très lourd : des petites gens, des « simples » (Jeanne d’Arc ne sait pas lire, Bernadette parle à peine français) peuvent parvenir à une expérience de « Dieu » très élevée. Et ces « simples » sont parfois capables d’exprimer leur expérience de façon théologiquement remarquable.

La théo-logie suppose donc une expérience vive et personnelle du « Dieu » qui est l’objet de sa réflexion. C’est ce qu’exprimait Évagre :  « si tu pries, tu es théologien ».

b) Logo-logie : Beaucoup de théologiens, hélas, semblent avoir inversé l’ordre des mots : ils ne font plus de la théo-logie, réflexion sur une expérience de « Dieu ». Mais une espèce de philosophie religieuse qui brasse les mots, court sans cesse après les évolutions sociales, scientifiques ou techniques (sans jamais les rattraper), assemble côte à côte les apories ou les impasses les plus graves et s’en sort par des pirouettes verbales.

Non plus une théologie, discours sur « Dieu » : mais une logologie, discours sur le discours.

Il est vrai que le proverbe « si tu pries, tu es théologien » pouvait donner l’impression qu’il suffit de prier pour avoir une compréhension juste de tous les problèmes que suscite le mot « Dieu » dans nos sociétés. Position naïve, chère aux fondamentalistes, qui mène droit dans le mur.

Non, il ne suffit pas de prier pour être théologien. Mais un théologien qui quitte du regard, ne serait-ce qu’un instant, l’expérience de ce dont il parle, peut aboutir à des affirmations comme celle-ci, empruntée à la théologie radicale : « Le Dieu créateur est notre création, le Dieu Père est notre projection »[2], ou bien cette autre : « Dans un monde où le surnaturel est naturel et le divin humain, le sacré et le profane ne font qu’un »[3]

On comprend bien ce que veulent dire ces affirmations : elles réagissent contre une certaine présentation traditionnelle (et fausse) de « Dieu » et de l’anthropologie-cosmologie du judéo-christianisme. Mais la formulation s’est laissée entraîner par la réaction, la logique a oublié l’expérience, la passion l’emporte sur la raison.

Une théologie qui n’est plus en contact avec l’expérience vécue au buisson ardent, une théologie qui se contente d’appeler « Dieu » celui qui est au-delà de tout nom, puis qui raisonne à l’infini sur ce concept de « Dieu » – cette théologie se discrédite, tourne en rond et nous conduit à la fosse.

Tout autant que les théologiens radicaux, les théologiens d’Églises semblent avoir oublié l’ordre des mots – théo-logie : ne sachant plus parler de l’Ineffable, ils nous enfoncent dans la crise.

 6)     LE NŒUD DE LA CRISE : RÉSURRECTION

En guise de conclusion à ces réflexions : tout ce qui précède trouve son nœud dans un tombeau, découvert vide le 9 avril 30 au matin. Si ce tombeau est vide, ont rapidement affirmé les disciples, c’est que son occupant, Jésus, est ressuscité.

Depuis que l’Eglise a imposé cette solution à l’irritant problème du tombeau vide, le monde dans lequel nous vivons n’est plus pour elle qu’une ombre imparfaite et incomplète du monde parfait et accompli dans lequel Jésus  a pénétré par sa résurrection. Par le biais de la résurrection, un platonisme dévoyé a fait son entrée dans le christianisme, et les conséquences en sont immenses sur notre civil isa tion. Religiosité, morale, pensée, politique occidentale se sont installés définitivement dans une schizophrénie de fait, mortifère.

Ainsi le corps humain et tout ce qui s’y rattache (sexualité, socialité) est déprécié, craint, méprisé, couvert de tabous : seul le corps ressuscité de Jésus est accompli et parfait. Nos corps à nous ne pourront atteindre cette perfection qu’après une résurrection, dont nous n’expérimentons jamais que le premier temps, la mort.

Depuis lors, « Dieu » ne peut être atteint qu’à travers des sacrements : le corps est trop infirme, et l’esprit trop distinct, trop séparé de ce corps, pour que corps-et-esprit puissent rencontrer directement « Dieu ».

Depuis lors, « Dieu » est impossible à atteindre autrement que par la médiation du Christ.
Ieshua Ben-Joseph n’avait jamais prétendu être autre chose qu’un poteau indicateur, pointant vers « Dieu » : « Qui me voit, voit le Père » est insidieusement devenu « Qui me voit, voit le Christ ».
Le poteau indicateur est devenu destination finale.

L’enquête montre pourtant que Ieshua n’est pas ressuscité à l’aube du 9 avril 30 ( cliquez). Que la transformation du tombeau vide en résurrection miraculeuse obéit à des objectifs de type politique[4].

Les prolongements de cette enquête montrent surtout que Jésus n’avait pas besoin d’être ressuscité pour être ce qu’il est. La « résurrection » fausse définitivement la personnalité de Jésus en l’enfermant dans la sphère divine : et par la même occasion, elle défigure à jamais la notion de « Dieu », en ramenant ce dernier à nos archétypes mentaux.
« Dieu » humanisé, les théo-logies deviennent toutes plus ou moins des anthropo-logies.

             Le jour où les Eglises mettront en question le dogme de la résurrection de Jésus (devenu, absurdement, « résurrection de la chair »).
Le jour où elles admettront l’expérience de l’hindo-bouddhisme, sa conception d’un cycle de renaissances qui aboutit à un Nirvâna dont on ne peut rien dire, de même qu’on ne peut rien dire de « Dieu ».

Le jour où les Eglises, sortant de leur splen dide is olement, accepteront enfin de considérer une expérience différente de la leur. Cesseront de prétendre à posséder seules l’unique vérité. Accepteront de confronter leur vérité aux faits, et que cette vérité se montre incapable de les expliquer. Accepteront enfin que ces mêmes faits puissent avoir été abordés autrement, sur les bords du Gange, que sur les rives du Jourdain. Et que l’expérience ainsi vécue mène à des solutions que nous ne possédons pas.

Le jour donc où une anthropologie-cosmologie de l’Éveil viendra expliquer harmonieusement l’expérience vécue par Ieshua Ben-Joseph, l’Eveillé juif.

Bref, le jour où les eaux du Gange et du Jourdain pourront enfin se rejoindre. Où les Eglises occidentales accepteront enfin de mêler ces eaux, filtrées par le jugement d’une expérience spirituelle vécue, sans rien perdre du meilleur des deux traditions…

Ce jour-là, pour l’instant, ne peut advenir que de façon individuelle, marginale, pour une petite minorité.

Ceux qui le peuvent doivent s’y employer : nous en avons maintenant les moyens.

Quant aux Églises, l’expérience semble prouver qu’elles sont incapables de changer :

                   M. B., Mont Sainte-Odile, juin 2003

DIEU EXISTE ? NON, DIEU N’EXISTE PAS (Comte-Sponville et Schmitt)

          Lu, dans la presse féminine, un dialogue entre le philosophe André Comte-Sponville et l’écrivain E.E. Schmitt.

     « Est-ce que Dieu existe ? Je ne sais pas, mais… je crois », dit Schmitt. A quoi Comte-Sponville répond : « Je ne sais pas si Dieu existe, mais je crois qu’il n’existe pas »

     Deux esprits aussi brillants ne peuvent accoucher que de brillantes formules. Ils ne sont pas les premiers : au cours des siècles, l’éventail des possibilités a été exploré jusque dans les moindres recoins. Depuis le « Je crois en Dieu, parce que c’est absurde » (la foi du charbonnier) jusqu’au « Je crois en Dieu, parce que la raison me le démontre » (certains théistes des Lumières). Entre-deux, on trouve la formule de St Anselme « Je crois en Dieu, afin de comprendre Dieu » – laquelle n’est pas éloignée de la position des musulmans,

     On n’en sort pas, les opinions s’opposent sans jamais se rencontrer. Pourquoi ? Peut-être parce que la question est mal posée.

    En effet, tout ce brillant monde parle de « Dieu ». Le mot est indistinctement employé, aussi bien par ceux qui pensent croire en lui, que par ceux qui refusent la foi, ou qui sont entre les deux. Et l’on philosophe, on philosophe…

     Or, c’est le mot Dieu lui-même qui est piégé, et rend toute réponse impossible à la question de la foi.

       Car « Dieu » est déjà, en lui-même, une invention des théologiens ou des penseurs. Quand un Occidental ou un Moyen-oriental dit « Dieu », automatiquement, sans qu’il puisse y échapper, il introduit dans son esprit – avec le mot – un vaste champ sémantique. Très différent, certes, selon les civilisations et les époques, mais très prégnant. Le mot « Dieu » véhicule ainsi avec lui, au choix : l’image du Tout-Puissant qui régit tout, celle de l’auteur ou du complice du Mal, du Père inhibiteur ou source de dépendance, de l’Amant absolu, du père fouettard, que sais-je… Jusqu’au vieillard à barbe blanche assis sur son nuage, tout là-haut, au ciel de nos enfances.

         Les théologiens sont responsables de cette enflure sémantique, sur laquelle débouche automatiquement le mot « Dieu ». Et ceci a commencé très tôt, dès la deuxième étape de l’écriture de la Bible (habituellement appelée élohiste). A partir de là, à cause du texte lui-même qui se met à nommer « Dieu », puis à le décrire de plus en plus précisément, le judaïsme, suivi du christianisme et de l’islam, vont parler, et parlent encore, de « Dieu ».

     Il n’en allait pas ainsi pour la première mise par écrit de la Bible (le yahviste), ou pour l’hindouisme. Là, on sait encore qu’on ne peut pas nommer « Dieu » : la toute première Bible le désigne par quatre consonnes qui ne signifient rien, et que les juifs pieux remplacent (aujourd’hui encore) par une seule, le yod ou . Quant aux hindous, ils remplacent la désignation de « Dieu » par une simple vibration, « Ohhhmmm…. »

    Quand un occidental se demande s’il croit en Dieu, il se demande en fait s’il adhère à telle ou telle représentation de « Dieu » – qu’il ira puiser, selon sa formation ou sa tradition, dans telle ou telle partie du champ sémantique générée par le mot « Dieu ».

     Vous me demandez si je crois en « Dieu » ? La réponse est claire, sans appel : c’est non. Non, je ne puis adhérer à aucune des représentations ouverte par le champ sémantique « Dieu ». Il me faudrait alors choisir entre les opinions des uns ou celles des autres, alignées dans les rayons de nos bibliothèques depuis plus de 25 siècles.

      Alors, en quoi croyez-vous ?

     Je ne crois pas : je constate (et il m’a fallu pour cela toute une vie de recherches tâtonnantes, d’expériences douloureuses) que derrière ce monde des apparences, il y a une réalité que la plupart appellent « Dieu », mais que je me refuse à nommer parce qu’elle est au-delà de tout mot.

     Une personne ? Mais non ! Si je dis « une personne », je rentre déjà dans la querelle des mots, dans une cage assemblée depuis les premiers conciles jusqu’à E. Mounier. Un existant ? Pas plus, vous me traînez chez Heidegger ou Sartre.

     Alors, quoi ?

    Une expérience, faite à la fois dans la vie et par l’esprit. La vie devançant presque toujours l’esprit, le travail de l’esprit éclairant lentement la vie. Une expérience, qui ne peut donc se réduire à aucun mot, même quand c’est une expérience que l’esprit prétend analyser.

     Une expérience ne se met pas en formules, ni en mots. Elle ne se décrit pas, elle est au-delà des mots. Elle se constate, quand toutefois la conscience finit, enfin, par acquiescer – toutes murailles intérieures renversées – à la force de l’évidence.

                                     M.B., 11 janvier 2007