Quand on se cogne violemment à une porte fermée, deux solutions : rire de la situation cocasse, ou insulter la porte.
C’est ainsi que le rire soviétique, polonais, juif…, a permis à des peuples opprimés par l’Histoire de survivre. D’attendre qu’une porte s’ouvre dans leur nuit.
Rire d’une décadence, pour pouvoir la supporter en attendant (sans trop y croire) d’hypothétiques jours meilleurs.
La pire des décadences, la plus sournoise, c’est celle de l’esprit quand elle se manifeste massivement dans l’appauvrissement des moyens d’expression, c’est à dire de la langue parlée. Qu’une population ne sache plus trouver les mots justes pour dire ce qu’elle ressent, et elle franchit un seuil de pauvreté que rien ne peut chiffrer.
Conversation entendue dans le train. Wagon à moitié plein, paroles feutrées, convivialité discrète. Soudain, une sonnerie retentit : un jeune homme sursaute, colle un boitier à son oreille, et se met à crier (emplissant à lui seul tout le wagon) :
– Allô ? C’est toi ? T’es où, là ? Moi ch’uis dans l’train. T’es où ? Ah bon. Ouais, j’viens d’l’hosto. Ben voilà, elle a eu l’accident, voilà, quoi… Non, y’avait la queue, les flics, y’avait pas un toubib, bon, tout ça quoi, j’hallucine grave, c’était nul à chier, voilà… T’en fais pas, y’a pas d’souci, c’est chaud mais je gère… Super, t’inquiètes, c’est bon, ch’fais les papiers, tout l’reste, tu sais quoi, voilà… Bon, t’es où maintenant ? Super, y’a pas d’souci, on se voit et puis voilà, quoi !
Voilà, quoi ! : prêtez l’oreille, vous l’entendrez à chaque fois qu’un individu, pourtant produit de l’exception culturelle française, se trouve incapable de mettre des mots sur sa pensée, sur ses émotions, ce qu’il ressent, qu’il vit ou qu’il espère. C’est alors à vous, auditeur ou téléspectateur, de combler dans votre tête le vide ouvert par ce voilà, quoi !
Cela suppose que le registre partagé des émotions est très limité, le choix des possibles pensés très restreint : voilà, quoi ! aiguille votre cerveau et votre affectivité vers cet étalage si peu fourni, si commun à tous, que vous avez toutes chances de tomber sur quelque chose et de passer à l’étape suivante du dialogue en étant persuadé de savoir exactement ce qui vient d’être dit, quel contenu d’information ou d’émotion vous a été transmis.
Et l’écrivain, qui travaille tant pour trouver le mot juste, celui qui cernera exactement la pensée fugitive ou l’émotion passagère, l’écrivain hallucine grave. Il se demande à quoi bon se remettre à l’établi, trouve que c’est nul à chier, tout ça, voilà, quoi ! Il cherche une personne qui lui dirait « T’inquiète, on sait lire, on gère, c’est super, y’a pas d’souci, voilà ! »
Et il a une furieuse envie de crier : « T’es où, là ? »
M.B., 29 janv. 2012, voilà…
P.S. : Sur l’humour, indispensable exercice de survie auquel l’auteur s’efforce au risque de ne faire sourire que lui, vous trouverez dans ce blog
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