DES MUSULMANS DANS L’IMPASSE (I) : quelques réactions à « Charlie » d’intellectuels musulmans, A. Bidar, G. Bencheikh, S. Aldeeb, M. Talbi.

            Voici quatre réactions à ‘’Charlie’’ d’intellectuels musulmans (1), choisies parmi d’autres parce qu’elles illustrent l’impasse dans laquelle se trouve actuellement l’islam (2).

I. Abdennour Bidar (3), Lettre ouverte au monde musulman 

          « Cher monde musulman, je te vois en train d’enfanter un monstre et te perdre dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et présent, de ton incapacité à trouver ta place dans la civilisation humaine.

            « Face à ce monstre, quel est ton unique discours ? Tu cries ce n’est pas moi, ce n’est pas l’islam ! Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom. Mais c’est insuffisant, car tu te réfugies dans le réflexe de l’autodéfense sans assumer la responsabilité de l’autocritique. Tu accuses : Arrêtez, vous les occidentaux, de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme, ce n’est pas l’islam, le vrai islam, le bon islam qui ne veut pas dire la guerre, mais la paix !

            « Je vois autre chose que tu ne veux pas voir, LA grande question : pourquoi ce monstre a-t-il pris le masque de l’islam, et pas un autre ? Parce que derrière cette image du monstre se cache un immense problème, que tu ne sembles pas prêt à regarder en face.

            « Ce problème,  c’est celui des racines du mal.

            « Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre, le cancer est dans ton propre corps.

            « L’avenir de l’humanité passera demain par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité tout entière. Je vois en toi, ô monde musulman, des forces immenses prêtes à se lever pour contribuer à cet effort mondial : trouver une vie spirituelle pour le XXIe siècle ! Il y a en toi, malgré la gravité de ta maladie, une multitude de femmes et d’hommes prêts à réformer l’islam, à réinventer son génie et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport que l’humanité entretenait jusque-là avec ses dieux.

            « Tu as choisi de considérer que Mohammed était prophète et roi. Tu as choisi de définir l’islam comme religion politique, sociale, morale, régnant aussi bien sur l’État que sur la vie civile. Comment une civilisation peut-elle trahir à ce point son propre texte sacré ? C’est l’heure, dans l’islam, d’instituer cette liberté spirituelle […] à la place de toutes les lois inventées par des générations de théologiens !

            « Les ‘’maîtres en religion’’ (imams, muftis, etc.) n’admettent pas qu’on ose parler de choix personnel vis-à-vis des ‘’piliers de l’islam’’. Pour eux c’est une ‘’ligne rouge’’, trop sacrée pour être remise en question. L’islam officiel s’acharne à imposer que la doctrine de l’islam est unique et que l’obéissance aux piliers de l’islam est la seule voie droite.

           « Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »

II. Gaheb Bencheikh (4)

            « Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento, plus qu’un rafistolage, c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en appeler. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence.

            « Il n’est plus suffisant de clamer que les crimes [djihadistes] n’ont rien à voir avec l’islam. Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix. Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s’affranchir des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont une évidence, une réalité objective. »

III. Sami Aldeeb (5), Lettre ouverte à Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris 

            « Cher Dalil Boubakeur,

       Ne voyez-vous pas que ce qui est arrivé à Paris est entièrement conforme à l’enseignement de l’Islam tel qu’il ressort du Coran, de la Sunna et de tous les ouvrages reconnus de droit musulman ?

            « Ne savez-vous pas que les ouvrages de droit musulman prescrivent de tuer ceux qui critiquent Mahomet ? La liberté d’expression et la vie humaine n’ont aucune valeur dès qu’on touche au Coran ou à Mahomet. Les terroristes de Charlie Hebdo se considéraient comme les exécutants de la loi islamique contre ceux qui critiquent Mahomet. Et ce qu’ils ont fait est conforme aux dispositions de la loi islamique. La question se pose : où l’ont-ils appris? Sinon dans les bibliothèques des mosquées, dans les prêches des imams de ces mosquées?

            « En refusant toute critique de Mahomet et du Coran, les musulmans appliquent la loi islamique. Sous menace de mort, ils veulent faire taire des intellectuels, des journalistes, des universitaires, qui seraient tentées de critiquer l’islam et ses symboles.

            « Avec de telles idées, comment pouvez-vous imaginer la cohabitation entre musulmans et non-musulmans ? Ne voyez-vous pas que la société française est menacée par la guerre civile ?

       « Il est donc nécessaire de revoir l’ensemble des enseignements islamiques : il faut lever [l’interdit qui pèse sur] la sainteté du Coran et de Mahomet et permettre leur critique.

            « Il faut laisser de côté le Coran médinois, qui viole les droits de l’homme, et ne retenir que le Coran mecquois. Cela nécessite l’interdiction en France du Coran sous sa forme actuelle. Il faut exiger que tous les exemplaires du Coran indiquent clairement que le Coran médinois est caduc en raison de ses incitations à violer les droits de l’homme. »

IV. Mohammed Talbi, interview parue dans Jeune Afrique du 20 juillet 2014

J.A. : Comment expliquer le manque d’ouverture du monde arabo-musulman et son repli identitaire ?

            On ne peut pas empêcher l’homme d’être imbécile, c’est ce qui fait d’ailleurs son charme.

J.A. : Certains accusent l’islam d’avoir une propension à la violence…

            C’est faux. Aucun dieu ne dit de porter atteinte à la vie de l’autre

            Je prétends que l’islam est un humanisme. Il n’y a pas dans le Coran un chapitre sur l’extermination sacrée. Il y a toujours cette règle de distinction dans l’exercice de la violence : « N’agressez pas. Si vous êtes agressés, ripostez de la même manière dont vous avez été agressés et, toutefois, restez pieux envers Dieu. » C’est ça la règle. Les autres versets qui parlent de violence sont l’exception.

J.A. : La laïcité ?

            L’islam est né laïc. Du temps du Prophète, il y avait des juifs et des chrétiens. Mohammed n’y voyait pas d’inconvénient. On ne l’a jamais vu courir dans les rues armé d’un gourdin, demandant « qui est chrétien ? »

J.A. : Peut-on avoir un regard critique sur l’islam ?

            Oui, c’est ce que nous faisons. Cependant, le regard qui prétend que le Coran n’est pas vrai, ou qu’il n’est pas authentique, n’est pas admissible. À partir du moment où l’on déclare l’irrecevabilité de la révélation, on cesse d’être musulman. Parce que l’islam commence par cette phrase : « Ceci est le Livre qui ne souffre aucun doute. »

            Le musulman est celui qui ne doute pas du Livre.

            Le musulman croit que le Coran est la parole de Dieu. Vous pouvez être en désaccord, dire que ce texte est fait de fragments, a été forgé au cours de l’Histoire, etc. Vous êtes libre de quitter l’islam. Je recommande même à qui se sent mal à l’aise dans cette religion ou doute de la révélation de ne pas être musulman. Celui qui ne trouve pas ses repères en islam, qu’il en sorte !

J.A. : Mais il risque la mort pour apostasie !

V. Quelques commentaires

            D’un côté, certains s’accordent courageusement sur l’urgence de « réformer l’islam, réinventer son génie, revoir l’ensemble des enseignements islamiques, refonder la pensée théologique islamique… »

            De l’autre, on assiste à une série d’esquives quand il s’agit de savoir ce qu’il faudrait réformer dans l’islam. On tourne autour du pot – le Coran.

            Si S. Aldeeb souhaite « lever [l’interdit qui pèse sur] la sainteté du Coran et de Mahomet, et permettre leur critique », sa proposition – distinguer le Coran Mecquois du Coran Médinois – est encore dépendante de la légende musulmane qui veut que le Coran ait été annoncé par Muhammad en deux étapes, sur une durée de vingt ans. Alors que la recherche (7) montre qu’il a été écrit sur une durée d’au moins un siècle, par corrections successives sous l’impulsion des premiers califes. La distinction entre deux Corans à l’intérieur du Coran est une illusion. Mais la proposition d’un tri dans le texte du Coran, une avancée considérable.

         Autre esquive : c’est la civilisation musulmane, ses générations de théologiens, ses ‘’maîtres en religion’’, qui ont « trahi son propre texte sacré. » Le christianisme lui aussi a été parcouru par la nostalgie du retour à la pureté des origines – origines rêvées, fantasmées jusqu’à l’apparition de l’exégèse historico-critique de la Bible.

            Troisième esquive : le cancer est dans le corps de l’islam, mais Le Mal et la violence ne lui sont pas propres, ils ont contaminé toute l’humanité. Autrement dit, « ailleurs c’est pas mieux que chez nous. » On évacue ainsi la question brûlante de la violence du Coran lui-même.

            Variante amusante de cette esquive : « On ne peut pas empêcher l’homme d’être imbécile, c’est ce qui fait d’ailleurs son charme. »

            Avec M. Talbi on n’est plus dans l’esquive mais dans l’affirmation carrée de la Doctrine Unique de l’islam. « L’islam est né laïc ? » – alors qu’en inventant l’expression ‘’Allah-et-son-Prophète’’, le Coran a instauré une théocratie dans laquelle la sphère du religieux et celle du civil ne font plus qu’un (7). Par nature, le Coran s’oppose à la laïcité.

            La violence ? Selon M. Talbi « Aucun dieu ne dit de porter atteinte à la vie de l’autre. Il n’y a pas dans le Coran un chapitre sur l’extermination sacrée. La règle, c’est « N’agressez pas. Si vous êtes agressés, ripostez de la même manière dont vous avez été agressés ». Les autres versets qui parlent de violence sont l’exception. » Mais ces ‘’autres versets’’ sont si nombreux, si explicites, qu’ils donnent au Coran sa tonalité (7). Je cite au hasard : « Quand vous rencontrez des non-croyants, frappez-les à la nuque jusqu’à ce que vous les ayez abattus. Tuez-les partout où vous les trouverez ! Les chrétiens ont dit : Le Messie est le fils de Dieu. Qu’Allah les tue ! (8) », etc.

            Et quand S. Bencheikh affirme que « l’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont une évidence, une réalité objective », M. Talbi le recadre sèchement : « Le musulman croit que le Coran est la parole de Dieu. Vous pouvez dire que ce texte est fait de fragments, qu’il a été forgé au cours de l’Histoire… À partir du moment où l’on déclare l’irrecevabilité de la révélation, on cesse d’être musulman… Celui qui ne trouve pas ses repères en islam, qu’il en sorte ! Parce que l’islam commence par cette phrase : « Ceci est le Livre qui ne souffre aucun doute. » Le musulman est celui qui ne doute pas du Livre. »

          Comme l’avoue S. Bencheikh, « les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence. »

            Tâtonnements, esquives, rejets, dénis de réalité : nos vœux et nos espoirs accompagnent les musulmans dans la longue marche qui les attend, qu’ils sont seuls à pouvoir accomplir.

                                                                      M.B., 15 janvier 2015
 (1) Sauf Sami Aldeeb, d’origine chrétienne. Je le cite ici parce qu’il est écouté du monde musulman, auteur d’une traduction française du Coran par ordre chronologique. C’est moi qui souligne ces extraits. Sur la déclaration du Pdt Al Sissi au Caire, voir l’article précédent, Une lueur d’espoir.
(2) Voir dans ce blog Charlie Hebdo (1)(2),  (3), Les musulmans dans l’impasse : l’appel de Paris et la catégorie « L’islam en questions ».
(3) Agrégé de philosophie, normalien, auteur de plusieurs essais sur la philosophie de la religion et d’une Histoire de l’humanisme en Occident (Armand Colin, 2014). Il se présente comme Soufi : le soufisme est dans l’islam un courant piétiste rejeté par les Sunnites et les Chiites.
(4) Chercheur en sciences religieuses, l’un des musulmans progressistes les plus connus en France et en Europe. Ancien grand mufti de Marseille, il présidait le Conseil de réflexion et d’action islamiques (CORAI) et dirigeait l’Institut supérieur des sciences islamiques à Marseille (ISSI). Extraits d’un colloque dont l’animateur ne m’a pas autorisé à donner les références.
(5) Docteur en droit, professeur des universités, Directeur du Centre de droit arabe et musulman.
(6) Agrégé d’arabe, premier doyen en 1966 de la faculté des lettres et sciences humaines de Tunis, auteur de Ma religion c’est la liberté et Plaidoyer pour un islam moderne. Considéré comme l’un des historiens et penseurs les plus éminents du monde arabo-musulman.
(7) Voir Naissance du Coran, aux origines de la violence, L’Harmattan, 2014, 140 pages.
(8) Coran, 47, 4 ; 4, 89 ; 9, 30.

NAISSANCE CORAN 1COUV

11 réflexions au sujet de « DES MUSULMANS DANS L’IMPASSE (I) : quelques réactions à « Charlie » d’intellectuels musulmans, A. Bidar, G. Bencheikh, S. Aldeeb, M. Talbi. »

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Aïe, je suis honteux de ne pas l’avoir signalé ! Voilà ce que c’est quand on travaille dans l’urgence, sans tout vérifier. C’est d’autant + vexant que je connais Sami Aldeeb, mais pas suffisamment.
      Je corrige sur l’article immédiatement, merci.
      M.B.

      Répondre
      1. Debanne

        Cher Michel Benoit,

        Voici le lien d’un article qui peut enrichir le débat actuel. Il est notamment destiné à tous ceux qui auraient encore des doutes sur l’honnêteté intellectuelle de Tarik Ramadan ! Pour les autres, il ne fera que confirmer ce que l’on sait déjà et ce, depuis fort longtemps !…
        https://fr.news.yahoo.com/charlie-hebdo-docteur-tariq-mister-ramadan-192100828.html

        Le problème c’est que ce discours est repris par certaine autorités islamiques !…

        Amicalement,

        H de D.

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        1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

          Merci, ces déclarations de Tariq Ramadan (face de carême) sont son fond de commerce. Il utilise la schizophrénie musulmane pour se faire un nom.
          M.B.

          Répondre

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