UN BALLON À LA PLACE DU CERVEAU : Panem et Circenses

Quand est-ce que ‘’le Peuple’’ s’est mis à exister ? Quand donc ‘’les masses’’ ont-elles pris conscience d’elles-mêmes, de leur identité et de leur pouvoir ?

I.Dans l’Antiquité gréco-romaine, deux sortes d’événements rassemblaient des foules.

La religion d’abord, qui va évoluer du culte rendu aux dieux au culte rendu à l’empereur. En Grèce, les temples étaient des lieux incontournables, chaque Grec s’y rendait pour se mêler à ses compatriotes. À Rome, les triomphes impériaux rassemblaient toute la plèbe dans la vénération de l’empereur et de Rome divinisés.

Les jeux ensuite : les Jeux Olympiques unissaient les Grecs dans le culte du corps, partagé par des citoyens ordinaires qui ambitionnaient de parvenir eux aussi jusqu’à la piste des stades et s’y préparaient par des exercices exigeant un effort personnel. Rome transforma les jeux en divertissements, les sportifs devenant des professionnels et le peuple un spectateur passif, ne souhaitant rien d’autre que de les voir s’échiner depuis leurs fauteuils. Au 1er siècle, Rome comptait environ un million d’habitants, 70 % d’esclaves et 30 % de citoyens oisifs ou au chômage. Pour que cette populace se tienne tranquille, on construisit des amphithéâtres de plus en plus grands où de riches politiques offraient au peuple du pain d’abord, des jeux ensuite. Jeux de plus en plus sanglants, d’une cruauté bestiale. Bestiale ? Aucun animal ne trouve son plaisir dans le spectacle de la mort des autres. Les jeux du cirque flattaient les instincts les plus obscurs et refoulés de la populace, qui exigeait de voir toujours plus d’horreurs tout en restant frileusement à l’abri de la violence.

Panem et circenses, du pain et des jeux : les puissants avaient déjà compris comment prendre et garder le pouvoir. Par l’assistanat d’une foule nourrie mais sans espoir d’émancipation, empêchée de penser grâce au spectacle de sportifs qu’elle adulait pour s’oublier elle-même. Le ‘’peuple romain’’ n’avait de peuple que le nom. La religion était un jeu, les jeux étaient la religion des foules. Le bonheur était dans l’amphithéâtre.

II. Au Moyen-âge, les jeux disparaissent, la religion prend toute la place. Pèlerinages, liturgies grandioses : la religion est devenue un spectacle qui s’accompagne de la peur de l’enfer. Le bonheur n’est plus dans l’amphithéâtre, il est au ciel. Pour échapper à la damnation éternelle les foules se mettent en mouvement, l’Europe se couvre d’églises, les offrandes affluent. Le clergé monopolise les richesses et se substitue à l’État dans l’assistanat, mais chacun reste à sa place. Les pauvres admirent la beauté des cloîtres et des châsses à reliques, ils sont nourris par le clergé mais restent pauvres : Panem et Religionem.

III. C’est au XVIIIe siècle que la notion de « peuple » émerge dans la tête et les écrits de quelques intellectuels. Elle se répand dans une intelligentsia aristocratique et bourgeoise qui excite une minorité d’ouvriers, d’artisans, de petites gens à qui l’on fait miroiter un rêve : « Le roi c’est vous, le pouvoir sera à vous, détruisez l’ordre existant et vous régnerez. Égalité pour tous, il n’y aura plus ni richesse ni pauvreté. » Le ‘’Peuple’’ est-il né à cet instant ? En 1789, Paris comptait 700.000 habitants. Ils étaient environ 3.000 à prendre la Bastille, 5 à 6.000 à marcher sur Versailles le 6 octobre 1789, guère plus à envahir les Tuileries le 10 août 1792. Où étaient les 695.000 autres ? Chez eux, ou aux fenêtres pour regarder le spectacle du cirque révolutionnaire – mais sans y prendre part. Ces masses sont appelées ‘’Peuple’’ par les journalistes et les idéologues de la Révolution, mais elles assistent d’abord passivement aux événements (1), puis elles se terrent quand la Liberté devient terreur. Plus de pain, mais le spectacle de la guillotine. Nihil Panem et Circenses Révolutionis. Il ne faut pas confondre quelques dizaines de milliers de fanatiques et les 25 millions de Français qui restent passifs ou entrent en guerre contre Paris. La Révolution est venue d’en-haut, elle a été imposée aux masses.

   Il y eût cependant le bref interlude des Soldats de l’An 2 : menacés dans leur vie, des milliers de Français prennent les armes pour défendre leurs fermes, leurs champs et leurs familles contre l’envahisseur étranger. L’idée de Nation apparaît alors, et celle d’un peuple en armes. Mais Napoléon transforma le culte de la Patrie en culte de l’Empereur, fit tuer un million de jeunes hommes et éteignit pour longtemps la conscience d’un peuple existant pour lui-même. Le pain était revenu, le faste du décorum impérial impressionnait : Panem et circenses Imperii..

Et la religion ? Après un sursaut identitaire au 19e siècle, elle s’est effacée du paysage social d’une France devenue agressivement laïque au début du 20e,, ce siècle qui verra l’apparition du communisme. Comme Robespierre, Lénine appellera le peuple à la révolution mais les Soviets prirent le pouvoir par un coup d’état, alors qu’ils étaient minoritaires dans le pays. Et très vite, le ‘’peuple’’ russe va connaître le bonheur des lendemains qi déchantent. .

IV. Aujourd’hui, en France comme en Europe la Nation ne fait plus rêver que les nationalistes de droite ou de gauche extrême. Comme en 1792 les Français ont peur de l’étranger, c’est à dire du reste du monde. N’ayant plus le secours de la religion, ils se replient sur eux-mêmes. La République les assiste, les pauvres reçoivent du pain mais rien n’est encore fait pour qu’ils émergent de leur statut de pauvres. Panem est là, mais l’État ne leur donne plus de circenses. Alors, ce bonheur du jeu, à partir des années 1990 ils vont le trouver dans le foot.

Le foot ! Comme sous Néron, au centre d’un vaste amphithéâtre des combattants s’affrontent avec violence devant des spectateurs. Qui ne courent aucun danger, sauf celui de perdre leur voix à force de crier. Technologie oblige, sur tout le territoire des écrans montrent le combat à des millions d’autres spectateurs affalés devant leurs bières. Qui s’identifient aux Bleus jusqu’à oublier ce qui les séparait l’instant d’avant, gauche et droite, opposants et partisans confondus dans une même extase collective.

Le foot est une guerre, on parle d’attaque et de défense, de stratégie, de coups portés à l’adversaire. Mais une guerre pour de faux, on sait bien que les combattants, vainqueurs et vaincus, vont se retrouver au complet dans leurs vestiaires après le match.

Et le foot réussit ce qu’aucune idéologie révolutionnaire, ni même aucune religion, n’a pu atteindre : transformer pour quelques instants une masse de gens en peuple, conscient et fier de son identité de peuple.

Cette prise de conscience populaire vient d’en-bas, les politiques n’y sont pour rien et suivent tant bien que mal, trop heureux de pouvoir recueillir des miettes de la gloire des champions. Avec nostalgie ils voient que le peuple est là, mais à leur insu. Et ils savent que jamais, eux, ils ne réussiront ce miracle d’unité populaire.

Mais ce peuple est devenu peuple parce qu’à cet instant les individus ne pensaient plus à leurs misères, à leurs rancœurs, leurs frustrations. La guerre sur écrans ne les atteint pas : si on gagne on dira qu’on est les meilleurs du monde, si on perd on dira que c’est faute à l’arbitre, au terrain trop lourd, à pas de chance. « C’est pas grave, on s’est bien battus. » Car chaque spectateur aura l’impression de s’être battu, alors qu’il n’a fait que commenter.

Autrement dit, le foot a le pouvoir de décérébrer une masse pour en faire un peuple. Comme autrefois les idéologies et les religions, mais avec quelque chose que ni les politiques ni les religieux n’ont jamais su donner aux masses : la joie partagée, qui abolit toutes les frontières entre individus et les transforme, l’instant d’un match, en peuple.

Ça ne dure que le temps d’une compétition ? Peu importe, on savoure comme un vieux cognac ces moments-là, on s’en souviendra longtemps, on parlera longtemps de ces soirées où, miraculeusement, on a pu « faire peuple ».

Et l’on a entendu ces jours-ci M. Poutou (ancien candidat marxiste-léniniste) et M. Mélanchon (ancien candidat mélanchoniste) se plaindre amèrement du spectacle des Champs-Élysées envahis par une foule en liesse. Cette foule, ils l’avaient convoquée au nom de leurs idéologies, et elle n’est pas venue. Pourquoi sont-ils là ce soir, ces misérables qui n’espèrent plus les lendemains de révolution qui chantent ? Parce qu’ils chantent autre chose. Ils chantent le bonheur de ne plus penser aux révolutions en cours, à leur devoir de citoyens d’en provoquer l’explosion, d’en prendre la tête.

Ils chantent le bonheur de ne plus penser à « tout ça. » Au moins, le temps d’une soirée.

Et nos révolutionnaires, vexés de voir qu’un ballon a pris la place du cerveau de leur peuple, regrettent amèrement de ne pas porter, eux aussi, le maillot bleu et sa gloire, sur la pelouse d’un stade.

                                                                        M.B., 14 juillet 2018
 (1) Comme on le voit dans le Journal d’un bourgeois de Paris pendant la terreur (Perrin éditeur)

6 réflexions au sujet de « UN BALLON À LA PLACE DU CERVEAU : Panem et Circenses »

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  2. Debanne

    Cher Michel Benoit,

    Ainsi donc l’équipe de France-Afrique a gagné la coupe du monde de foot 2018.
    Et selon votre point de vue, cela aura suffit à faire du peuple français, un peuple-nation ! Pourquoi pas ? Néanmoins, je m’interroge sur le défilé des « héros » (sic!) sur les Champs-Elysées.
    A quelques jours d’intervalle, l’armée française et les joueurs ont emprunté cette voie si symbolique.
    Curieusement, le 14 juillet, relégués au bas de l’avenue et à quelques pas de la tribune présidentielle, se tenaient des soldats blessés en « opérations extérieures » et leurs familles. Ces combattants, dans leur fauteuil roulant ou appareillés dans leurs prothèses, ont vu le Président de la République et son inénarrable épouse venir les saluer rapidement.
    Plus curieusement encore, aucun n’a été invité à l’Elysée, et pas un n’a reçu la Légion d’honneur ou n’a touché des centaines de milliers d’euros pour le sacrifice inhumain qu’il a consenti pour la nation (notre Nation !). Oui, physiquement, leur vie est fichue et, visiblement, ça ne fait pas très glamour l’Elysée et ça n’intéresse pas les français…
    Hier lundi, après avoir parcouru les Champs en bus (sic !), nos champions (resic!) ont été reçu en grandes pompes au palais. On a vu et entendu leur grande culture, ainsi que leur grand savoir-vivre sur les marches du palais face aux supporters !… Une bande d’incultes sachant juste jouer avec un ballon. Il ne faut pas leur en demander trop à ces milliardaires, qui vont toucher des primes hallucinantes…
    On sait par ailleurs que tous seront décorés de la Légion d’honneur (re-resic!). Ah ! mais enfin, ils ont sauvé la France ! De quoi au juste ? Personne ne sait le dire !
    J’exagère ? Mais oui, car les journalistes de télé le savent. Lesquels ont pendant des heures régurgité leur vomi linguistique habituel, leurs logorrhées verbales et leurs surenchères syntaxiques… Tout dans la démesure, la démagogie et la vulgarité…
    Bref, à quelques mois d’intervalle ils n’hésitent pas un seul instant à utiliser le mot « héros » pour qualifier le sacrifice ultime de feu le colonel Beltrame, mais aussi chaque membre de cette bande de joueurs de ballon… Quelle finesse d’analyse et quelle dignité dans les propos !
    Et pendant ce temps en France et à Paris, des milliers de français (smicards pour la plupart), vivent dans l’illusion qu’ils participent de près à cette victoire. Mais oui ! sans eux la victoire n’était pas acquise. Donc, ils viennent « fêter » ce qu’ils estiment leur être dû !
    Bien que sportifs jusqu’au bout des ongles, bière, alcool sont au rendez-vous. Ainsi, on apprend que cette liesse populaire a fait plusieurs morts et blessés et que de nombreuses femmes ont été agressées sexuellement !
    Quelle finesse et quelle dignité dans la fête du sport ! Alors se sentir français dans ces moments-là, pour moi c’est totalement impossible !
    Ils sont tous d’accord pour que les joueurs gagnent autant, mais demain ils n’hésiteront pas à reprocher à leur patron son salaire trop important, alors qu’il se casse la tête à longueur de journée pour faire tourner son entreprise…
    Il y a quelques siècles, un homme célèbre disait que pour mater le peuple il fallait lui donner de l’alcool et de jeux. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette phrase devant le spectacle honteusement affligeant auquel j’ai assisté à la télé. Jusqu’à la nausée !…

    H de D.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      On peut voir les choses comme ça. J’ai parlé de « peuple » décérébré, ayant troqué son cerveau contre un ballon. C’était un peu facile : un peuple est un organisme qui naît de façon mystérieuse. On l’aimerait plus digne, ayant visé plus haut : il est ce qu’il est, et vous en êtes comme moi.
      M.B.

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  3. Roland Leblanc

    Au sujet de:  »le bonheur des lendemains qi déchantent. »
    Le moit qui est remplacé par qi donne:
    קי
    Clé
    Conclusion: Vous avez la clé du problème ; il ne reste qu’à éveiller les consciences pour leur permettre de réveiller en eux leur ‘ Yod ‘ ; qui est étincelle de vie; mais, il y a le Quof, qui est l’animal dans l’humain que nous sommes. L’Éveil est souhaité, mais le libre arbitre est à respecter en Tout.
    Chacun a à trouver en Soi le courage de se réveiller de l’état de dormance dans lequel il est aisé de consentir à ne point en sortir.
    Bon chemin de Vie à Nous Tous en Tout
    Roland

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  4. Pascal Giran

    merci de changer mon adresse mail pour continuer à m’envoyer vos « analyses »…toujours très appréciées.
    vous ne serez pas le seul à ne pas vous régaler du foot
    amitiés
    Pascal Giran

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      C’est à vous de changer votre adresse e-mail dans la case ad hoc, colonne de droite sur l’écran.
      Faut-il se footre de tout ?
      M.B.

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