LE REGARD ET LE LANGAGE : à propos des penseurs, des excités et des « mystiques »

Dès qu’ils ont apprivoisé le langage, les humains se sont interrogé sur le monde qui les entoure : d’où tout cela vient-il ? Y a-t-il des dieux, ou un ‘’Dieu’’ créateur et organisateur ? Et puisque je pense, puis-je penser ce ou ces dieux ? Puis-je communiquer avec mes semblables ?

Penser, c’est-à-dire employer des mots, un vocabulaire codifié par une grammaire. Thomas d’Aquin a montré qu’il y a une distance entre le concept qui décrit une chose et la réalité de la chose décrite par les concepts. Il savait que le concept (les mots) n’est jamais adéquat à la chose décrite. Autrement dit notre langage trahit toujours ce qu’il tente de cerner par des mots, des phrases. « Tu causes, tu causes, et tu sais pas d’quoi tu causes ! »

Nous savons de quoi nous causons, puisque l’objet de notre discours est là. Mais nous avons du mal à le cerner, à le capter entièrement dans nos mots. La poésie est un ultime effort pour tenter de mettre la main sur une réalité en utilisant la musique des mots, la puissance des images plus que la logique du discours.

S’il s’agit de la réalité que certains appellent ‘’Dieu’’ c’est encore plus délicat : l’objet n’est pas visible, sa réalité n’est pas appréhendée par nos sens. On déduit son existence à partir de son ombre portée, la création : « Les cieux racontent la gloire de Dieu ».

Des générations de penseurs (philosophes, théologiens, érudits de tout poil) ont tenté, non seulement de parler de ‘’Dieu’’, mais de percer son mystère. Et d’évaluer les conséquences, les effets de ce ‘’Dieu’’ sur nos sociétés humaines. Par exemple on s’intéresse aux dogmes de l’Incarnation, de la Trinité, ou à « La violence des monothéismes », faits historiques dont on recherche la cause et la signification non pas en ‘’Dieu’’, mais dans la façon dont ‘’Dieu’’ a été compris puis utilisé par les générations humaines.

Et l’on aligne des discours toujours plus savants, on manie des mots toujours plus pointus pour tenter de comprendre puis de décrire cette réalité qui semble échapper au langage humain, qui s’enfuit toujours devant les formules qui cherchent à l’exprimer. C’est vrai pour le divin, c’est vrai aussi pour l’infiniment petit ou l’infiniment grand dont nos équations ne donnent jamais qu’un compte-rendu approché.

C’est que ces penseurs se situent toujours à l’extérieur de l’objet étudié, qu’il soit divin ou matériel. C’est un sujet (le savant) qui examine un objet, mais l’observateur reste en-dehors de l’objet observé. Pour le comprendre complètement, en percer tous les mystères, il faudrait qu’il pénètre à l’intérieur afin qu’il n’y ait plus aucune distance entre lui et l’objet. Non pas qu’il s’identifie à cet objet, puisqu’ils sont différents l’un de l’autre. Mais qu’il abolisse toute frontière (sensible ou conceptuelle) entre lui et ce qu’il observe, pour l’atteindre dans sa réalité et se fondre en lui sans mélange.

C’est ce que tente la démarche mystique (1) et, à un degré moindre, la poésie et la musique.

La mystique entre en contact avec la réalité qui l’attire sans utiliser l’outil verbal, ou plutôt après avoir renoncé à utiliser cet outil pour se lancer, comme un trapéziste, dans le vide conceptuel. La plupart des physiciens modernes, d’Einstein à Hawkins, ont avoué timidement à la fin de leur vie qu’ils ne savaient plus décrire mais étaient amenés à contempler l’univers. Saint Augustin disait déjà : « Elles me tiennent loin de toi ces formes qui, si elles ne sont pas toi, ne sont pas ».

Ceux qui franchissent la barrière du langage (verbal ou scientifique) appréhendent la réalité d’une façon dont ils ont du mal à rendre compte avec les mots. Comprenez que le problème n’est pas celui du langage, de la sémantique avec laquelle il y a toujours moyen de s’entendre. Mais du regard posé sur la réalité. On s’intéresse à la même chose, mais on ne la considère pas de la même façon. Pour les uns, discours toujours plus élaborés. Pour les autres, désir de silence et silence toujours plus profond.

C’est ainsi que Mozart, dans ses derniers Concertos pour piano, fera chanter des thèmes toujours plus simples et multipliera entre eux des silences rythmiques toujours plus fréquents. C’est ainsi que la poésie, après avoir été longtemps alexandrine, arrivera avec Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, à écrire plus de silences entre les mots que de mots.

C’est ainsi que les grands sentiments se disent par le regard ou la simple présence. Et que les discours de « ceux qui savent », tout comme la violence verbale des excités, deviennent insupportables aux petits et aux humbles qui empruntent ce chemin-là.

                                                           M.B., 28 janvier 2019
(1) Cette note fait suite aux articles précédents sur la violence et la mystique.

11 réflexions au sujet de « LE REGARD ET LE LANGAGE : à propos des penseurs, des excités et des « mystiques » »

  1. NM

    Juste une petite correction,il s’agit de Stephen Hawking,non Hawkins…désolé du chipotage.
    Concernant la question de l’étude du réel et de la séparation sujet /objet,je vous recommande l’exposé de Michel Bitbol: »le point aveugle de la science », qui traite de la très délicate étude de la conscience:
    https://www.youtube.com/watch?v=EbCdiMy3KCk

    Cordialement.

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  2. P.K.

    En complément du REGARD et du LANGAGE: quelques réflexions sur le SILENCE :

    « Je me suis rendu compte que j’avais de moins en moins de choses à dire, jusqu’au moment où, finalement, je me suis tu. Dans le silence, j’ai alors découvert la voix de Dieu. » (Kierkegaard)

    « Seul le silence permet à l’homme de trouver son destin ». (Lao-Tseu, 6 siècles av JC)

    « Avec la parole tu construis la case, avec le silence tu commandes l’univers » (proverbe africain)

    La première lettre du premier mot de la Genèse est « Beth », seconde lettre de l’alphabet hébreux, qui signifie construction, maison, temple. Or la première lettre de l’alphabet, Aleph, qui signifie taureau, force de vie, souffle, est une lettre « silencieuse », qui ne se prononce pas.
    A précède B – La force du silence précède la création.

    Le nom de DIEU qui s’écrit en hébreu : Y.H.V.H., ce qui signifie « IL EST », ne se prononce pas.

    Dieu est (dans le) Silence ?

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  3. Jean-Marie CHUCHTIMI

    C’est une vielle lecture liée à l’Inde, sauf erreur qui, m’a soufflée de parler e et prudemment de l’Ineffable quand il est question du Divin caricaturé en vieillard capricieux qui exauce ou n’exauce pas des demandes plus ou moins égocentrée et qui juge des pécheurs

    Faut-il donc l’appeler « Père » parce que le très humain Isho bar Yawsep l’aurait peut-être appelé ainsi ?

    Quoiqu’il en soit dans notre cheminement fait de reconnaissance au deux sens du mot et d’amour croissant, incarnation après incarnation, faisons très attention tout de même au risque de l’auto-suggestion

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      L’une des choses les plus assurées des évangiles, c’est que Jésus a bien appelé son Dieu « Abba », transformant ainsi totalement notre relation avec l’Ineffable qui devient aussi proche qu’un papa/mamam aimant. Ce n’est pas de l’auto-suggestion, mais si j’ose dire de l’hétéro-information : je n’ai pas inventé ça, je l’ai reçu d’un autre (hétéros).
      M.B.

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    2. Jean-Marie CHUCHTIMI

      Merci Michel

      Pourquoi Père qui y est pour pas grand chose et pas Mère qui fait le plus gros du boulot 😉

      Amour infini asexué :-))))))

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      1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

        Mais qui a dit que « Dieu » était de sexe masculin ? Voyez le psaume 130 : « Comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère »
        M.B.

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  4. Lucien M. Martin

    Et que répondre à la question : existe-t-il une pensée sans mots ? Je suis enclin à le croire, tout en étant incapable alors de la cerner. Les mots ne feraient-ils que rendre accessibles la pensée (en la déformant) au niveau matériel, terrestre. D’ailleurs, les structures originales des langues (autant que je puisse en parler) trahissent ou révèlent un mode de pensée, je devrais dire un mode de traduire la pensée en ce bas monde (mais : traduttore, traditore)

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Depuis Thomas d’Aquin (et Aristote), la psychiatrie nous a appris des choses sur le conscient/inconscient. Ce n’est pas de mon ressort. J’ai l’impression qu’il y a en nous des « intuitions » non formulées (non-verbales) qui se transforment en pensées, lesquelles s’expriment toujours par des mots. La méditation vise à faire le vide de ces pensées/discours intérieurs. Qu’en est-il alors des intuitions pré-verbales ? Je ne saurais dire – et à quoi sert de pinailler là-dessus ?
      M.B.

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