RETOUR DU DÉSERT (I): l’expérience

 La « traversée du désert » : certains la subissent, d’autres la choisissent. Temporaire, durable ou définitive, c’est un ingrédient indispensable à toute aventure humaine.

Il n’y a pas de vie à sa juste hauteur d’homme ou de femme sans passage par le désert.

Point n’est besoin pour s’y rendre de prendre l’avion, d’organiser des caravanes de chameaux, de coucher sous la tente. Le désert est d’abord une attitude de l’esprit et de l’âme. C’est l’éloignement de tous les faux-semblants, des gadgets dont nous nous entourons et que nous croyons indispensables. C’est l’abandon des repères habituels de la vie sociale. On ne va pas vers le désert, on l’appelle à soi.

On y rentre, et on y reste, par la méditation.

Méditation

La plupart d’entre nous la pratiquent déjà sans le savoir. S’arrêter devant un paysage, un arbre, une fleur, saisi par leur beauté, et pendant un instant ne plus penser à rien d’autre, c’est méditer. Rester en admiration devant l’enfant qui dort, c’est méditer. Jardiner, s’absorber dans certains travaux manuels, c’est déjà méditer.

Ou du moins, cela peut l’être. Car ces moments fugitifs où l’esprit se vide de toute pensée, attentif à « ce qui est », ils ne peuvent devenir méditation constructive que s’ils sont ‘’éduqués’’, provoqués, dans un cadre choisi et donc artificiel. « Quand tu veux prier, dit Jésus, entre dans ta chambre et là, prie dans le secret ». « Pour méditer, dit Siddhârta, assied-toi au pied d’un arbre ou isole-toi dans une pièce nue ». La méditation qui permet d’aller au désert et d’y rester n’est pas une impression, une sensation fugitive (fut-elle forte) devant un spectacle transitoire. C’est un exercice volontaire, exigeant, précis.  Une discipline mentale qui ne nous est pas naturelle, qui s’apprend. Il existe aujourd’hui des dizaines de livres, plus ou moins bien inspirés, qui en parlent : choisissez. Ou bien des centres d’apprentissage en France et ailleurs : allez voir.

Première évidence : pour faire ce premier pas qui est en même temps la première découverte du désert, il est nécessaire de rompre avec son cadre de vie habituel et de s’isoler dans la nature ou dans un endroit qui offre la garantie, pendant le temps choisi, de n’être pas dérangé.

Puis on observe sa respiration, ou l’on récite un mantra très simple pour mettre fin au cycle infernal des pensées qui se succèdent l’une après l’autre.

Parvenu à ce point de la méditation, bouddhisme et christianisme ne suivent plus le même chemin.

 Expérience et Présence : l’oraison

Pour le Bouddha, la méditation mène à l’anatta, le ‘’rien’’. Parvenu au terme de son cheminement, le méditant accomplit son karma et renaîtra dans un ‘’royaume’’ (un état) supérieur : renaissance après renaissance, il parviendra au ‘’royaume des Devas libérés de toute perception’’ dans l’espace infini du ‘’rien’’, sans souffrance ni désir. Le Bouddha construit ainsi un magnifique château, mais il est vide. Un état de non-perception / non-désir, une perfection glacée à laquelle il manque une présence.

Tandis qu’ayant fait silence de leurs passions et de leurs pulsions, certains (entre autres les chrétiens) savent qu’ils sont en présence de Quelqu’un (à vrai dire, quelques-uns). Comment le savent-ils ? Dans leurs commencements, ils le croient : c’est par la foi qu’ils se persuadent qu’il y a quelque chose et ‘’quelqu’un’’ au-delà du vide des pensées : « La foi est la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Hb 11,1), elle est donc étrangère au sceptique  Mais ceux qui persévèrent dans l’oraison font un jour ou l’autre l’expérience de cette présence. Une présence très forte, chaleureuse, d’une richesse insoupçonnée. D’abord on la perçoit comme venant de l’extérieur, de la nature, du cosmos, d’ailleurs. Puis on comprend qu’elle rejoint une autre présence, à l’intérieur de soi. Alors on ne ‘’croit’’ plus, on ’’sait’’ parce qu’on a fait cette expérience-là.

L’oraison qui permet de s’établir au désert n’est pas du domaine de la foi. Les croyances sont en quelque sorte son antichambre, son prélude, mais elles ne sont pas son présupposé : elles ne sont pas un préliminaire obligatoire. Beaucoup parviennent à l’expérience de l’au-delà par d’autres voies que celle de la foi.

L’oraison n’est pas non plus du domaine de la réflexion, du raisonnement, de la science. Sa nature est plus globale (on dit ‘’holistique’’) : elle est du domaine de l’amour, qui englobe toutes nos facultés et ne se laisse réduire à aucune en particulier. « Si j’avais la plénitude de la foi, dit s. Paul, et qu’il me manque l’amour, je ne suis rien. La connaissance ? Elle disparaîtra, comme la foi et l’espérance. L’amour, lui, ne disparaîtra jamais (1Co 13). La méditation selon Siddhârta est une technique de contrôle des pensées. Quand on l’utilise pour se mettre en présence de la Présence, on n’est plus dans le domaine de la foi, mais dans celui de l’amour. Comme l’amour, l’oraison échappe aux raisonnements et à la technique. Parce que Celui (ou ceux) en qui elle met en présence vont intervenir, en se faisant désirer ou en se dévoilant, selon l’état dans lequel se trouve celui ou celle qui fait oraison.

J’ai parlé de ‘’Présence’’. Présence de quoi, Présence de qui ? C’est alors qu’intervient la spécificité de l’individu, ce qui lui a été donné par une naissance qu’il n’a pas choisie : sa formation, sa culture, son bagage mental, ses préjugés. C’est un point de départ : certains s’en contentent, d’autres vont chercher ailleurs, plus loin. Ils s’éloignent de leur culture d’origine, abandonnent ceci pour adopter cela et parviennent – avec le temps – à une synthèse : c’est l’expérience, faite de vérités transitoires façonnées, rabotées, affinées par les événements de toute une vie, échecs et succès.

Incommunicable expérience

Les parents le savent, l’expérience ne se transmet pas. On ne peut pas la transfuser telle quelle d’une génération à la suivante (sans quoi l’humanité se porterait mieux). Chacun doit refaire pour soi sa propre expérience… On ne peut pas la transplanter chez autrui, on ne peut qu’en témoigner : « Voilà ce que j’ai vécu, voilà l’expérience que j’ai faite, ce à quoi je suis parvenu. Tu me crois, ou tu ne me crois pas » Tout dépend alors de la confiance qu’on accorde au témoin. Si on lui fait confiance, on peut aller plus loin : « Voici comment je suis parvenu à faire cette expérience, voici mon cheminement. Essaye de t’en inspirer, de le suivre toi aussi ».

S’agissant de la méditation ou de son accomplissement, l’oraison, il est difficile de trouver les mots pour la décrire, et encore plus pour convaincre celui qui en ignore tout. Ou (et c’est pire) qui ne veut pas en entendre parler, parce qu’elle va à l’encontre de ses convictions, de ses certitudes, de ses dogmes idéologiques. Après avoir tenté, avec talent, d’expliquer ce qu’est l’oraison et comment rencontrer la Présence des Invisibles qui nous entourent, Thérèse d’Avila finit par avouer : « Ceux qui savent de quoi je parle me comprendront ». Autrement dit, il faudrait avoir déjà fait l’expérience pour pouvoir commencer à s’y engager !

« Si tu existes… »

Je ne vois qu’une seule façon de sortir de cette impasse, c’est celle que décrit le vicomte Charles de Foucauld, jouisseur et sceptique invétéré, après sa rencontre de l’abbé Huvelin. Il raconte que, incapable de croire, il répétait inlassablement cette seule prière : « Dieu, si tu existes, fais que je te rencontre ! »

Sans le savoir, il reproduisait le cheminement des malades qui allaient vers Jésus sur les chemins de Palestine et qui lui disaient en l’abordant : « Si tu peux, viens à mon secours et guéris-moi ! » En cristallographie, on apprend que pour qu’un cristal se forme il faut une amorce, même minuscule, à peine visible. La prière de Charles de Foucauld (et des malades guéris par Jésus) était cette amorce : elle a été exaucée, et au-delà de ce qu’ils attendaient.

À celui, à celle qui voudrait faire cette expérience mais ne sait pas comment y parvenir, qui s’en sent incapable, victime de blocages intellectuels et moraux qui remontent à son enfance, je suggère cette invocation de l’aveugle Bartimée (Mc 10). Il se jette à tâtons vers Jésus, qui lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi » « Rabbouni, ina anablepsô ! Mon maître chéri, que je voie à nouveau ! » répond Bartimée dans un élan irréfléchi.

L’incroyant, le sceptique ne pourront dire d’emblée ni « maître » ni « chéri » : qu’ils fassent leur les derniers mots de Bartimée, qui furent ceux de Foucauld et de tant d’autres.

Ensuite peut-être, ils découvriront un Maître à suivre, une Présence à aimer.

                                                               M.B.  25 août 2019
À suivre : « Retour du désert (II) : Monsieur le démon« 

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