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A propos Michelbenoît-mibe

Biologiste de formation, moine bénédictin pendant 20 ans, Michel Benoît a ''été quitté" par l'Église pour raisons idéologiques. Chercheur, historien, exégète, écrivain, il s'intéresse à tout ce qui touche au fait religieux en relation avec les questions de société.

FIN DU MONDE ET COMMENCEMENT (Bugarach)

          La fin du monde est-elle pour dans une semaine ?

          Allons-nous tous y passer le 21 décembre, sauf ceux qui seront à Bugarach dans l’Aude ?

          Pour répondre, je vous propose de nous intéresser d’abord au commencement de l’univers. (voyez aussi cet article)

 Le commencement

           L’une de ses descriptions les plus anciennes – en tout cas la plus fameuse – est le récit de la Création dans la Bible, ce sont même ses trois premiers versets.

          Voici leur traduction la plus courante :

                     Au commencement, Dieu créa la terre et le ciel,

                    Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme.

                    Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut ».

           En traduisant ainsi, on oublie que l’hébreu n’est pas une langue comme les nôtres, il ne fait pas de distinction entre la prose et la poésie. La prose biblique, même la plus ordinaire, est toujours poétique : les phrases sont scandées, la langue hébraïque possède un rythme, des assonances, des répétions, qui lui donnent un caractère unique. Il ne faut jamais oublier que ce fut d’abord une littérature orale, destinée à être récitée, psalmodiée, chantée pour être mémorisée.

          Nos Bibles traduisent bereshit bara Elohim par : ‘’Au commencement, Dieu créa’’. Elles font de bereshit bara une proposition principale, dont le sens est clos : c’est le ‘’mode accompli’’. Alors que cette première phrase est un inaccompli, dont la proposition principale et conclusive se trouve deux versets plus loin : ‘’Dieu dit « Que la lumière soit »’’.

          Cela change complètement le sens du texte. La Bible ne dit pas qu’au commencement, Dieu créa – comme si, avant la création, le commencement existait déjà. Mais que Dieu créa le commencement.

          Si l’on colle au plus près du rythme poétique, cela donne quelque chose comme

                     Au commencement que Dieu a créé,

                    le ciel et la terre – et la terre était vague et vide –

                    Et Dieu dit : « Qu’il y ait la lumière ! »

                    Et il y eût de la lumière.

           Dieu crée d’abord le commencement, bereshit bara.

           Mais il n’y a rien, que du vague et du vide, tohu we-bohu. Le commencement de quoi ? Ce qui va remplir ce vide, c’est la matière, c’est-à-dire l’air et la terre. Mais pour que la matière se forme, il faut de la lumière, dit la Bible. Elle le fait comprendre par une inclusion poétique, trois propositions reliées par trois « et » qui accentuent le rythme.

          Passons de la poésie à la prose, en explicitant les sous-entendus :

                     Dieu créa le commencement.

                    [ La terre et le ciel ? Mais la terre était vague et vide ! ]

                    Alors, Dieu dit : « Qu’il y ait la lumière, et la lumière fut ».

           Dieu commence par créer un commencement, c’est-à-dire le temps : à partir de cet instant, il y a… des instants qui se suivent, il y a de l’avant et de l’après.

          Qu’est-ce qu’il y avait avant le commencement ? La question n’a pas de sens, puisqu’avant le commencement il n’y avait pas d’avant, ni d’après. Le temps n’existait pas, ce n’est qu’à partir de la création qu’on peut parler d’un avant et d’un après, d’une Histoire.

          Dieu ne fait pas l’Histoire, mais il en crée les conditions : le temps.

           Ce qui s’ensuit, l’apparition de la lumière, puis la séparation du jour et de la nuit, du ciel et de l’eau, des eaux et des terres, l’apparition des animaux puis de l’Homme, les physiciens et M. Darwin se sont montrés très capables de l’expliquer.

          Tandis que les astrophysiciens s’épuisent à traquer le moment de la création du temps. Ils remontent jusqu’à 10 puissance moins 34 secondes après le Bigbang (0, virgule suivie par 34 zéros 1 seconde) . Mais l’instant même du Bigbang leur échappe, et encore plus ce qu’il y avait avant.

          La création du monde, c’est la création d’un commencement. Le reste n’est qu’une série de transformations énergétiques, de combinaisons moléculaires, puis génétiques.

          Dont nous savons qu’elles obéissent à des cycles : il y a eu sur notre planète des périodes d’expansion, de multiplication des espèces suivies de leur extinction et d’un recommencement.

          Mais il n’y a eu qu’un seul commencement.

 La fin

           Il y a deux familles d’apocalypses, genre très répandu depuis l’Antiquité :

           – Celles qui prévoient que des ères se succèdent, l’une après l’autre : c’est le cas de l’Égypte, de l’Inde et des Mayas. Une ère s’achève, suivie par une autre qui ne sera ni meilleure ni pire, puisqu’elle devra s’achever elle aussi pour faire place à la suivante.

           – Celles qui annoncent la fin de l’Ère du Mal dans un cataclysme, pour donner naissance à l’Ère du bien, un monde où tout sera beau et bon pour toujours. Ces apocalypses sont toutes messianistes (cliquez) : un Messie viendra, soit pour provoquer le cataclysme soit pour l’accompagner. Ce sera un déluge de feu et de sang, mais il en sortira un univers purifié, qui ne sera plus jamais soumis à la domination du Mal. C’est le cas du judéo-christianisme, de l’islam, du nazisme et du communisme (cliquez).

           Aucune apocalypse n’a jamais annoncé la fin du monde, mais seulement sa transformation radicale, la fin d’un monde et la naissance d’un autre. Pour leur part, les apocalypses messianistes attendent qu’un Messie vienne dominer l’univers : le nouveau David pour les Juifs, le Christ pour les chrétiens, l’Umma musulmane pour l’islam, le Herrenvolk pour les nazis et la classe ouvrière pour les communistes.

          Ceux qui survivront au cataclysme et participperont à la construction du nouveau monde seront ceux qui auront su suivre le Messie, quel qu’il soit. Les autres… eh bien, qu’ils disparaissent !

           Tandis que la véritable fin du monde, ce serait la fin du commencement : le retour à ce moment où il n’y avait pas de succession de moments, puisque le temps n’existait pas.

          Ce que nous appelons la ‘’fin du monde’’ est donc un changement radical du monde tel que nous le connaissons.

          Ce n’est pas la fin du commencement de toutes choses, mais la fin d’un monde auquel va succéder un autre, inscrit dans la suite du même temps. Elle s’est déjà produite à de nombreuses reprises : qu’on pense à la fin des Empires assyrien, égyptien ou romain (annoncée celle-là par l’Apocalypse de s. Jean), à la fin de l’Ancien Régime…

           Ầ quoi assistons-nous depuis une cinquantaine d’années ? Ầ la fin d’un monde dominé par l’Occident et sa culture. Ầ la fin de la chrétienté qui fut pendant 17 siècles le socle fondateur de cette culture (voyez dans ce blog la catégorie  »Crise de l’Occident »).

          La fin du monde ? Elle a déjà commencé. Ce qui est nouveau dans l’histoire de la planète, c’est la rapidité avec laquelle elle se produit cette fois-ci – en bonne partie grâce à la mondialisation des moyens de communication.

           La fin du monde n’est pas pour le 21 décembre 2012. Nous sommes en train de la vivre, et pour la première fois depuis les origines de l’humanité, elle se produit en l’espace d’une seule génération. C’est cela qui est nouveau : la rapidité des transformations, qui accélère leur violence et les rend perceptibles en temps réel.

           Le monde auquel les plus âgés d’entre nous étaient accoutumés disparaît. Celui qui s’annonce n’est pas encourageant : jamais l’Homme n’a disposé d’autant de moyens pour détruire ce qui existe, sans être capable de prévoir et d’organiser ce qui viendra.

          Le 22 décembre ne sera qu’un jour de plus, dans la succession d’un temps qui s’accélère dramatiquement depuis environ un siècle.

                                               M.B., 15 décembre 2012

INTERNET : La fin d’un monde ?

           Peut-on échapper à Internet ? Pas plus sans doute qu’aux avions qui introduisent en Europe des virus et des parasites tropicaux. Pas plus qu’à l’air du temps, qu’on est bien obligé de respirer même s’il est pollué.

            C’est ainsi qu’Over-Blog, sur lequel vous avez le privilège de me lire, vient de se mettre au goût du jour – et je n’ai pas pu y échapper.

            On m’avertit que la nouvelle version possède un nouveau design, et me permet de gagner de l’argent – comment donc ai-je pu vous éduquer jusqu’ici tout gratuitement ? On m’apprend que je peux bloguer depuis mon mobile, dont je ne me suis jamais servi que pour téléphoner, animal préhistorique que je suis. Que je dispose désormais d’un outil de migration depuis des plateformes tierces, mais surtout d’une fonction repost agrémentée d’un responsive design.

            Enfin, ô joie, on me dit que je peux bloguer sur Windows Live.

            Ma vie est transformée, et je voulais vous le dire sans plus tarder. Grâce au Social Hub intégré, je vais pouvoir être connected avec des inconnus, qui le resteront malgré ma mise en page intuitive.

            Comment ai-je pu vivre si longtemps sans l’acquis d’un tel progrès ?

                      Convaincu d’avoir franchi une étape décisive dans l’évolution de l’humanité, j’essaye de me connecter sur mon blog enfin modernisé. Je clique, et un message apparaît m’informant que The application is frozen. L’anglais n’ayant pour moi aucun secret, je comprends que la porte que j’ouvrais depuis 10 ans pour entrer chez moi, dans mon blog,  est bloquée par le givre – frozen. On n’entre plus, ô progrès ! Tu me laisses à la porte.

             Heureusement, on m’informe que je peux basculer en section HTLM, et que je peux désormais suivre mon blog grâce au reader. J’aimerais seulement pouvoir y écrire cet article dont vous avez tant besoin…

            Je parviens à  dégeler les gonds de la porte du blog et je tape le titre de cet article : il faut 1 minute 10 chrono pour qu’il s’inscrive dans la fenêtre. J’écris l’article :  il faut attendre 5 à 15 secondes pour que chaque frappe soit suivie d’effet. Vu mon âge, je ne suis pas sûr d’être encore en vie au moment de la conclusion.

             J’ouvre la page que vous avez le bonheur de contempler, pour découvrir que l’espace jusqu’ici dévolu à mes textes enchanteurs est désormais pollué par un tas d’icônes permettant la migration vers les plateformes tierces.

            C’est laid, ça encombre, mais c’est aussi inévitable qu’indispensable.

             Il y a plus grave, et j’ose vous en parler. Notre cerveau (en tout cas, le mien) est rempli de milliers de neurones qui possèdent chacun des dendrites partant dans tous les sens, un peu comme les épines d’un oursin. Chacun de ces dendrites est en contact avec ceux des neurones voisins : la communication circule en 3D.

              Elle s’effectue dans tous les sens, de façon multipolaire, ce qui explique la possibilité créatrice de notre cerveau (en tout cas, du mien).

            Tandis que les circuits de l’ordinateur fonctionnent en 2D, ils sont unipolaires, l’information circule dans un seul sens, de façon linéaire : une information suit l’autre, et uniquement quand la première a été validée.

            Vous devinez l’appauvrissement : on est passé du foisonnement d’un ciel étoilé, beauté perçue d’un seul coup d’œil,  aux rails d’un chemin de fer cahotant d’une traverse à l’autre.

            L’ennui, c’est que les moins de 40 ans ne savent plus ‘’penser’’ qu’en suivant ces rails. L’intuition, l’évocation poétique d’un vocabulaire qui appelle des connotations inédites, l’infinie créativité, la fantaisie, n’existent plus dans une communication linéaire. C’est la fin d’un monde, celui du langage humain. Les linguistes ont établi qu’un vocabulaire de 400 mots permet la communication de survie. Internet a réduit le vocabulaire des inernotes à quelques pulsions cognitives.  La pensée est devenue information :

            « Ch’te dis ça : et toi, tu dis quoi ? T’aime, ou t’aime pas ? – J’clique like – T’as cliqué ? Alors, t’es mon ami – Au fait, t’es qui, toi ? – K’ècek’ça peut’faire ? T’as cliqué j’aime, donc on est amis. »

             Il est vraisemblable qu’un formatage mondial des cerveaux est en train de s’accomplir à travers l’usage d’Internet et des résosocio. Une nouvelle façon de penser, ou plutôt de ne pas penser. De dire une seule chose à la fois, pour recevoir une réponse sans contenu : j’aime / j’aimepa.

            La planète communique massivement pour ne rien dire d’autre que « J’existe, puisque je communique. Et toi, t’existes ? Alors, clique. »

            Une nouvelle humanité va naître, dont la pensée sera limitée, comme le langage informatique, à une succession de 0 et de 1. « T’aimes ? Clique. T’aimes pas ? Clique pas. Si tu cliques pas, t’existes pas. »

            L’ennui, c’est que des religions politiques comme le communisme ou le nazisme fonctionnent exactement de cette façon. Et aussi les religions monothéistes comme l’islam coranique.

            Leurs adeptes divisent l’humanité en deux, 0 ou 1 :

            Ceux qui pensent comme nous, qui aiment comme nous, ceux-là ont le droit d’exister.

            Et ceux qui ne pensent pas comme nous, qui n’aiment pas comme nous ? Comme il n’y a pas de touche pour cliquer « j’aime pas », ils sont hors réseau. Si jamais ils trouvent un moyen de faire savoir qu’ils z’aiment pas, il faut les supprimer parce qu’ils sortent du seul langage admis, 0 ou 1.

             Allez ! Beau n’année, cliquez comme y faut.

                                 M.B., 31 déc. 2013

JÉSUS A-T-IL ÉTÉ L’AMANT DE MARIE-MADELEINE ?

          Au commencement Dieu créa les homme          puis les hommes créèrent des dieux. (1)

l’auteur du Da Vinci Code a pillé une vieille légende, remise au goût du jour par l’affaire de Rennes-le-château : Jésus aurait été l’amant de Marie-Madeleine, et des enfants seraient nés de leur union sexuelle.

L’origine de cette légende se trouve dans un passage de L’Évangile de Philippe, texte gnostique du II°- III° siècle découvert parmi les manuscrits coptes de Nag Hamadi en 1947 :

« La Sagesse que l’on croit stérile  est la mère des anges.

La compagne du Fils est Marie de Magdala.

Le Maître aimait Marie plus que tous ses disciples,

Il l’embrassait souvent sur la bouche » (2)

Dan Brown a sorti cette phrase de son contexte, et s’en est servi dans un but purement commercial.

 Le contexte : un judaïsme devenu gnostique

Les textes gnostiques sont tous imprégnés d’un profond mépris pour le corps : « Malheur à vous… qui vous en remettez à la chair, cette prison qui périré  » (3) Parce que « celui qui a connu l’univers a trouvé un cadavre » (4), pour les gnostiques l’acte sexuel plonge l’ « homme de lumière » dans la ténèbre (5) : « Tous les corps façonnés périront. Ne sont-ils pas nés de rapports [sexuels] semblables à ceux des bêtes ? » (6). Et encore : « Ne crains pas la chair et n’en sois pas amoureux. Si tu la crains elle te dominera, et si tu l’aimes elle te paralysera et te dévorera » (7)

Mais on oublie toujours de dire que les textes gnostiques viennent du judaïsme prophétique, et se prolongeront dans la kabbale juive : mouvement mystique plus que philosophique, pour qui l’union entre l’homme et Dieu est de nature nuptiale. « La chambre nuptiale n’est pas pour les animaux… ni pour les hommes et les femmes impurs. Elle est pour les êtres libres, simples et silencieux » (8). « La chambre nuptiale est le Saint des Saints »(9)

Les gnostiques connaissent donc deux sortes d’unions : l’une, grossière, l’union charnelle des corps. L’autre, spirituelle, l’union nuptiale – aboutissement de la gnose.

Le Jésus des gnostiques ne pouvait forniquer avec Marie-Madeleine : c’eût été tomber dans la déchéance qu’il condamne lui-même : « O incomparable amour de la lumière, s’exc lam e-t-il ! O tristesse du feu qui brûle le corps des hommes, les consumant nuit et jour… lui qui les fait s’unir entre mâles et femelles… et qui les agite secrètement et ouvertement ! Celui qui cherche la vérité auprès de la vraie sagesse doit fuir la volupté, qui détruit l’Homme » (9)

 Le baiser de la prééminence

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le baiser de Jésus sur la bouche de Marie-Madeleine, celui des prophètes et du Cantique des Cantiques (« Qu’il me baise des baisers de sa bouche », 1,2) : bref, du mysticisme juif. « La bouche est la source et la sortie du souffle, et lorsque le baiser se pose sur la bouche, un  souffle s’unit à un souffle… à plus forte raison des souffles intérieurs ! » (10)

Ce « souffle intérieur » c’est le ruah, qui désigne indistinctement dans le judaïsme le souffle et l’esprit. Que les Grecs ont traduit pneuma, les Latins spiritus.

Le « baiser sur la bouche » que donne Jésus à Marie-Madeleine est donc un terme codé du gnosticisme : il signifie l’entente, la compréhension mutuelle, la connivence particulière qui existaient entre cet homme et cette femme. Et la transmission d’une Vérité plus haute.

Dans le contexte, il n’a aucune signification érotique.

Marie Madeleine faisait partie du cercle des intimes de Jésus : elle est présente au pied de la croix, elle est la première témoin de ses apparitions – avant les apôtres.

C’est cette intimité que l’Évangile de Philippe traduit par l’image du « baiser sur la bouche ». Allusion codée mais sans équivoque au cheminement mystique qu’il propose aux « parfaits », les gnostiques : ceux qui possèdent la connaissance intime du message de Jésus.

Cela, et rien d’autre.

Un second texte de Nag Hamadi, l’Évangile de Marie, décrit des relations difficiles entre les apôtres et Marie-Madeleine. « Les disciples étaient dans la peine… Marie se leva, embrassa tous [les disciples] et dit à ses frères [les apôtres] : « Ne soyez pas dans la peine et le doute… » Pierre lui répondit : « Sœur, nous savons que le Maître t’a aimée différemment des autres femmes. Dis-nous les parole s qu’il t’a dites… » (11)

Cette fois-ci, Marie embrasse tous les disciples : était-elle donc l’amante de tous ces hommes ? Ou bien ce baiser signifie-t-il qu’elle veut les introduire dans une gnose, celle qu’elle a reçue de Jésus ? Et en effet, juste après elle leur parle et « par ces paroles, elle tourna leurs cœurs vers le Bien » (12). Pierre avoue qu’elle a compris mieux que lui l’enseignement de Jésus : le Maître l’a aimée différemment des autres femmes – c’est-à-dire différemment de la façon dont les autres femmes se font aimer, physiquement. Et la preuve, c’est la qualité de son enseignement…

Alors (selon ce texte) éclate la jalousie d’André : « André prit la parole et s’adressa à ses frères : « Dites, que pensez-vous de ce qu’elle vient de raconter ? … Ces pensées diffèrent de celles que nous avons connues » Pierre ajouta « Est-il possible que le Maître se soit entretenu ainsi, avec une femme, sur des secrets que nous, nous ignorons ? Devons-nous changer nos habitudes, écouter cette femme ? L’a-t-il vraiment choisie et préférée à nous ? » (13)

On retrouve ici l’écho d’un conflit qui parcourt tous les Évangiles canoniques, mais qui a été occulté par l’Église depuis les origines : la lutte pour le pouvoir. Tous veulent être « à la première place » (14) : quelqu’un d’autre va-t-il leur ravir cette première place, parce que plus proche du Maître qu’eux ? Et ce quelqu’un sera-t-il en plus une femme, déchéance suprême pour des hommes convaincus de leur supériorité de mâles ?

Cela, Pierre ne l’admet pas : « Simon Pierre dit ceci [aux disciples] : « Que Marie nous quitte, car les femmes ne sont pas dignes de la vie. Jésus a dit : Voici, moi je la guiderai afin de la rendre mâle, de sorte qu’elle aussi puisse devenir un esprit vivant, semblable à vous, hommes mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera au royaume des Cieux » (15)

Que Marie « se fasse mâle », qu’elle abandonne sa féminité : et alors seulement elle pourra devenir gnostique, car la femme n’est pas digne de la gnose, la connaissance parfaite.

« Alors Marie pleura. Elle dit à Pierre : « Mon frère Pierre, qu’as-tu dans la tête ? Crois-tu que c’est toute seule, dans mon imagination… que je dise des mensonges à propos des enseignements du Maître ? » (16). En pleurant, Marie témoigne de sa faiblesse, c’est à dire de sa féminité. Alors Lévi prend sa défense, confirmant ce que nous apprennent par ailleurs les Évangiles canoniques : le tempérament violent de Pierre, sa volonté de puissance :

« Lévi prit la parole : « Pierre, tu as toujours été un emporté. Je te vois maintenant t’acharner contre la femme, comme le font nos adversaires. Pourtant, si le Maître l’a rendue digne, qui es-tu pour la rejeter ? Assurément, le Maître la connaît très bien : il l’a aimée plus que nous » (17)

Le Maître la connaît très bien : s’agit-il d’une « connaissance » biblique, charnelle ? Non, puisque Lévi précise : « Laissons [la Vérité dans son entièreté] prendre racine en nous… partons annoncer l’Évangile » dans sa totalité gnostique (18).

  La gnose universelle

             Pierre ne supporte pas qu’une femme passe avant lui, au motif qu’elle aurait pénétré plus avant que lui dans l’intimité de Jésus : de même qu’il ne pouvait supporter la présence et l’enseignement du disciple bien-aimé de Jésus, dont le nom comme la mémoire seront effacés de tous les textes, sauf du IV° Évangile.

Il ne peut supporter qu’une connaissance plus intime de Jésus soit transmise par d’autres que la Grande Église, qu’il contrôle. Que l’entrée dans la chambre nuptiale mystique ne lui soit pas accordée, à lui, alors que cette chambre s’ouvre à une femme.

Marie-Madeleine fut-elle la seule à partager le « souffle intérieur » de Jésus par le baiser mystique ? D’après l ‘Évangile selon Thomas, les gnostiques reconnurent ce privilège à une seconde femme. Ici, le contexte prend tout son sens : « Jésus dit : Deux personnes iront se reposer sur un lit : l’une mourra, l’autre vivra (19). Salomé dit : Qui es-tu, homme, pour être – toi qui es issu de l’Unique – monté dans mon lit ? Et pour avoir mangé à ma table ? Jésus lui répondit : Je suis celui qui tient son être de celui qui est juste… » (20)

Si Dan Brown avait lu ce logion de l’Évangile selon Thomas, il aurait pu augmenter les ventes de son livre en aug mentant le nombre des amantes supposée de Jésus. Salomé n’avoue-t-elle pas que Jésus est monté dans son lit ?

Vocabulaire mystique de la chambre nuptiale. « Quand vous ferez de deux un seul et que vous ferez que ce qui est au-dedans soit au-dehors, et que ce qui est au-dehors soit en-dedans… quand vous mettrez une image à la place d’une image, alors vous entrerez dans le royaume » promis par la gnose (21).

C’est ainsi qu’il faut comprendre le passage de l’Évangile de Philippe utilisé par Dan Brown :

« La Sagesse que l’on croit stérile  est la mère des anges

La compagne du Fils est Marie de Magdala.

Le Maître aimait Marie plus que tous ses disciples,

Il l’embrassait souvent sur la bouche  » (22)

La Sagesse, en gnosticisme, c’est Celui qui est né de l’Un, Jésus. On (les impurs) la croit stérile : mais elle est mère des anges, c’est à dire des messagers de la Vérité. « Le parfait Seigneur (23) dit : Je suis venu de l’Un afin de pouvoir vous instruire de toute chose. L’Esprit, qui était un géniteur, avait le pouvoir d’engendrer et de donner forme… à d’autres esprits de la génération inébranlable » (24).

Marie-Madeleine, Salomé : deux représentants de cette « génération inébranlable » qui a été ensemencée par l’enseignement du Géniteur, échangeant avec lui le baiser sur la bouche, souffle à souffle, et partageant avec lui le lit de la chambre nuptiale comme tous les « parfaits ».

En donnant à deux femmes la prééminence sur le troupeau des disciples mâles (et fiers de l’être), les Évangiles gnostiques se montrent fidèles à l’attitude de Jésus, qui avait admis dans son cercle restreint plusieurs femelles. Un seul témoin canonique rapportera la réprobation des apôtres devant l’attitude de leur Maître : le treizième apôtre, dont le récit (amplifié et corrigé par la suite) figure toujours dans le IV° Évangile. « Ses disciples arrivèrent, et s’étonnèrent qu’il parle à une femme » (Jn 4,25). Cet Évangile, qui n’a été reconnu par l’Église que bien après les synoptiques, était le préféré des gnostiques. Faut-il s’en étonner ?

La gnose est universelle, elle admet que des femmes ont pu être « compagnes » de Jésus : l’Église, elle, protège son pouvoir masculin.

La Sagesse s’unit aux hommes (ou aux femmes !) dans la chambre nuptiale. Elle s’unit à eux (à elles) dans un baiser sur la bouche, où le souffle-Esprit divin se mêle au souffle-esprit humain pour enfanter la Vérité, la gnose parfaite.

Évidemment, il n’y a pas là de quoi faire un best-seller. Ni chatouiller les curiosités malsaines, pour faire de l’argent.

Jésus a toujours refusé le pouvoir de l’argent. Pierre refusera l’offre de Simon-le-magicien, qui lui proposait de l’argent en échange d’une part de pouvoir. Siddartha Gautama refuse à plusieurs reprises de « faire des miracles » pour attirer les foules et se faire ouvrir leurs portefeuilles (25).

                       M.B., 14 décembre 2006
      N.B. :. Ce texte a été repris, et adapté pour le grand public, dans un court essai, Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités, dont il forme le dernier chapitre.

 (1) Ph 84 (Évangile de Philippe, publié par Jean-Yves Leloup, Albin Michel, 2003)

 (2) Ph 55.

 (3) ThC 16 (Le livre de Thomas le champion, in Textes gnostiques de Shenesêt, Par ole s gnostiques du Christ Jésus présenté par André Wautier, Ganesha, Montréal, 1988)

 (4) Th 56 (L’ Évangile selon Thomas, id.) : « connaître l’univers »  est une métaphore d’ordre sexuel.

 (5) Th 24.

 (6) ThC 5 (cf. Th 7)

(7) Ph 62.

 (8) Ph 73.

 (9) Ph 76.

 (10) ThC 8.

 (11) Pirouch Esser sefirot belima, cité par J.Y. Leloup, op. cit. p. 51.

 (12) Évangile de Marie, présenté par J.Y. Leloup, Albin Michel 1997, pp. 35 et 37.

 (13) Id., p. 35.

 (14) Id, p. 47.

 (15) J’ai analysé les racines et les conséquences de ce conflit oublié dans Dieu malgré lui, Ro ber t Laffont 2001.

 (16) Th 114.

 (17) Évangile de Marie, op. cit. p. 45.

(18) Id., p. 45

 (19) id. p. 45.

 (20) Cf. Lc 17,34 : « Je vous le dis : en cette nuit-là [celle de la fin du monde], deux seront sur le même lit. L’un sera pris, et l’autre laissé » Les gnostiques interprètent cette phrase dans un sens mystique : dans leur langage codé, l’union intime avec Dieu se réalise sur le lit de la « chambre nuptiale ».

 (21) Th 61.

 (22) Th 22.

 (23) Ph 55.

 (24) Noter ce qualificatif : « Parfait » ici signifie « ayant accompli la gnose », « Maître gnostique ».

 (25) La Sophia de Jésus le Christ,7, in André Wautier, op. cit p. 29.

 (26) Kevaddha Sutta, cité et commenté dans Dieu malgré lui, p. 292.

JÉSUS ÉTAIT-IL CHRÉTIEN ?

     La réaction d’un lecteur m’amène à préciser mon précédent article (« Redevenir chrétien ? »). Je disais « Si Jésus est juif, les évangiles sont juifs« . Formule provocante, donc à la fois juste et fausse.

     Jésus est juif. Ce fait a été passé sous silence pendant 19 siècles. C’est seulement depuis les années 1970 que la « troisième étape de la quête du Jésus historique » a vu des dizaines de chercheurs protestants, catholiques et juifs, reconnaître la judaïté de Jésus et publier des ouvrages (parfois fort techniques) sur ce sujet.

     Pendant 19 siècles, la chrétienté n’a pas proclamé Jésus, mais le Christ. Or Jésus n’était pas chrétien, il était juif.

     L’enseignement de Jésus est celui d’un juif, qui s’adressait à d’autres juifs. Mais d’un juif du 1° siècle, qui vient après toute une tradition, en train d’évoluer à son époque vers le rabbinisme qui donnera à la fin du II° siècle la Mishna, noyau originel du Talmud.

     Cet enseignement a été corrigé, par étapes successives, au cours de la mise par écrit des évangiles. On connaît maintenant bien ce processus, et l’on parvient à remonter, non pas aux « paroles mêmes de Jésus » (Jeremias), mais à l’événement ou à la parole qui trouve le plus vraisemblablement sa source dans le Jésus historique (Meier).

     Contrairement à Bultmann, il ne faut pas dire que rien du Jésus historique (juif) ne peut être retrouvé dans évangiles actuels : on parvient, au contraire, à identifier quantité de logia (dits ou paroles) qui trouvent bien dans Jésus lui-même leur origine. Ils se caractérisent tous par une forte tonalité juive, dans la forme et dans le fond.

     Mais en même temps, on remarque que le rabbi itinérant juif se démarque du judaïsme de son époque. La distance qu’il prend par rapport à l’enseignement de la Loi (pharisiens), à la pratique « sacramentelle » de son temps (sadducéens), à l’occupant romain (zélotes et hérodiens), est telle qu’elle va conduire les dirigeants juifs de Jérusalem (et non « tout le peuple juif ») à le livrer au pouvoir romain, avec une accusation politique (il s’est fait roi des juifs) et non religieuse (il a prétendu être Dieu)

     Maintenant qu’on sait que Jésus le juif a enseigné et vécu en juif, mais qu’il a aussi pris des distances considérables envers le judaïsme de ses pères, la question fondamentale – celle qui devrait rassembler toutes les forces de la chrétienté agonisante afin de survivre, et de transmettre au monde post-chrétien un message de vie, d’espoir en même temps que de subversion, cette question est simple :

 Qu’est-ce que Jésus apporte de nouveau au judaïsme ?

     Ce blog n’est pas le cadre adapté à la réponse. J’y réponds dans Jésus, Mémoires d’un Juif ordinaire (Albin Michel, cliquez). On découvre un Jésus fascinant, profondément aimable et aimant, capable de nous mener avec sureté au terme du chemin d’Éveil.

     Car dans ce monde de l’invisible, où les charlatans foisonnent depuis des siècles, Jésus se montre un guide solide, sûr, en qui on peut avoir confiance.

                           M.B., 1° octobre 2007

REDÉCOUVERTE DE JÉSUS ET DÉSTABILISATION

          Il y a une trentaine d’années, la « Quête du Jésus historique » a pris un tournant décisif. Il s’agit d’un mouvement, initié à la fin du XVIII° siècle, de chercheurs qui distinguaient le « Jésus de l’Histoire » du Christ de la foi.

          Ce tournant décisif, ce fut la redécouverte d’un fait jusque là passé à la trappe : Jésus était juif. C’est évident, direz-vous ! Eh bien non, cela ne l’est pas. Le fondateur du christianisme, un youpin ? Jamais ! Notre Christ à nous, il est né à Rome, de culture gréco-latine, et il est peut-être mort à Auschwitz : cela, c’était politiquement correct.

          Le grand public, en France et Allemagne, a été averti des progrès de la recherche  au moment de la série d’émissions Corpus Christi : les origines du christianisme, projetées sur ARTE et produites par Mordillat et Prieur (cliquez).

          Ces deux auteurs ont ensuite publié deux livres sur le sujet : ils prennent des précautions de démineur pour en dire assez, sans en dire trop… Et c’est le cas de la plupart des historiens, théologiens et exégètes qui publient sur ce sujet.

          En effet, découvrir Jésus tel qu’en lui-même – et non tel que l’ont transformé vingt siècles d’idéologie chrétienne, une idéologie fondatrice de notre civilisation, c’est extrêmement déstabilisant.

          Je reçois ainsi des courriers de lecteurs, qui me disent combien ils ont été secoués en me lisant…

          Quand j’ai rouvert moi-même ce dossier, vers 1994, j’ai été profondément perturbé : tout ce que j’avais appris, cru et cru savoir, s’écroulait. Des pans de murs, des murs entiers tombaient l’un après l’autre dans un nuage de décombres qui obscurcissaient la vue et empêchaient de respirer. Et puis, peu à peu, un visage s’est dégagé de l’épaisse poussière des gravats : le visage d’un homme infiniment attachant, aimable, aimant. Totalement subversif,  mais en même temps totalement rempli de compassion, doux et humble de coeur.

          Je voudrais rassurer ceux qui s’intéressent à cette « Quête du Jésus historique », et s’en trouvent déstabilisés.

          D’abord, c’est la seuls chose qui « bouge » dans un paysage de post-chrétienté complètement désertique. L’Église ne se montre plus capable que de répéter ce qui a fait sa grandeur et sa puissance : sans se rendre compte que cette marchandise-là n’est plus achetée, qu’elle n’est même plus vendable…

           Ensuite et surtout, ils découvriront – s’ils sont honnêtes et résolus – ce visage tellement fascinant, ils entendront sa voix.

     En découvrant ce qu’on lui a fait dire pour justifier le pouvoir de ce qui allait devenir l’Église, ils découvriront ce qu’il a vraiment dit ou voulu dire, ce qu’il a vraiment fait ou voulu faire.

     Et cette découverte, elle est rafraîchissante !

     Il y faut de la patience, car les quêteurs du Jésus historique sont extrêmement discrets, on les entend à peine. Il y faut de la persévérance, car aucune Église n’est prête à relayer cette quête toute récente. On s’y sent un peu seuls…

     Mais dès que le visage de Jésus sort de la poussière et de l’ombre, on n’est jamais plus seuls.

     En mars 2008, sortira chez Albin Michel Jésus et ses Héritiers (cliquez),court essai où je reprends les choses à la lumière des recherches les plus récentes. Je m’y attache aux héritiers présumés de Jésus, ceux sur lesquels nous avons des informations.

         Courage donc à ceux qui cherchent : plus on s’avance vers cet homme, et plus le chemin semble court, la lumière vive, douce et paisible.

                                                         M.B., 20 novembre 2007

UN LIVRRE SUR JÉSUS DU PAPE RATZINGER (I.)

          Le pape de Rome vient de publier un livre sur Jésus (1) : une petite révolution.
          Depuis la fin de l’antiquité, les papes ne se sont jamais exprimés en matière dogmatique que de façon officielle, ex cathedra. Leur parole était considérée comme normative et définitive : sans s’expliquer, de façon convenue, brève et lapidaire, ils définissaient le vrai. Ils ne débattaient pas, ne discutaient pas : ils condamnaient l’hérésie sans appel, sans argumentation, sans justification.

         Déjà Jean-Paul II avait publié, en 2004, un livre en son nom propre. Mais le sujet ne touchait pas directement au dogme fondateur du christianisme : Homme et Femme il les créa, il (ne) s’agissait (que) de morale sexuelle.
          Tandis que Jésus de Nazareth concerne l’identité même du christianisme, en la personne de son « fondateur ». Imagine-t-on, en 325 ou en 481, les conciles de Nicée ou Chalcédoine publiant un volume de plus de quatre cent pages, savant et argumenté ?

          « Je n’ai pas besoin de dire expressément que ce livre n’est en aucune manière un acte de magistère, écrit le pape, mais uniquement l’expression de ma quête personnelle… Aussi chacun est-il libre de me contredire ». Les cendres de Constantin, d’Athanase ou de St Léon doivent s’agiter : les imagine-t-on, sur un sujet aussi sensible que l’identité de Jésus, dire que « chacun était libre de les contredire » ? Arius ou Eutychès auraient certainement apprécié.
          Sur la couverture, le nom de l’auteur lui-même est double : « Joseph Ratzinger, Benoît XVI ». Qui écrit ? Est-ce Ratzinger, ou bien est-ce le pape ? Chacun est libre d’en juger. Sur pareil sujet la chose est toute nouvelle, sans précédent.

          Un pape, enfin, va cesser de condamner. Il éclairera, il expliquera à ceux qui cherchent.

          Je lis avec vous l’ Avant-Propos, où l’auteur expose en 13 pages sa méthode.
               On y découvre sans surprise qu’il connaît bien l’état de la recherche sur Jésus. « Depuis les années 1950, le fossé s’est élargi entre le « Jésus historique » et le « Christ de la foi » : les deux figures se sont éloignées l’une de l’autre à vue d’œil ».

          Mais après cet honnête constat de Ratzinger, c’est Benoît XVI qui parle : « Que peut bien signifier la foi en Jésus le Christ, en Jésus le Fils du Dieu vivant, dès lors que l’homme Jésus est si différent de celui que les Évangiles représentent et de celui que l’Église proclame à partir des Évangiles ? »
          Dès la première page de cet Avant-Propos, les choses sont donc claires.

         Ainsi, « Les progrès de la recherche historico-critique ont débouché sur… une figure de Jésus de plus en plus floue, voire évanescente […] Force est de constater que ces reconstitutions reflètent davantage leurs auteurs et leurs idéaux qu’elles ne mettent au jour l’icône du Christ ».

         Puis il cite son maître Schnackenburg : « La recherche scientifique a rendu [les croyants] incertains quant à la possibilité de garder la foi dans la personne de Jésus Christ sauveur du monde… Les efforts entrepris par l’exégèse scientifique […] nous entraîneront dans un débat permanent, … qui ne s’arrêtera jamais ». Et quand Schnackenburg suggère que « les Évangiles habillent de chair la figure mystérieuse du Fils de Dieu apparu sur terre », le pape le corrige : « Les Évangiles n’avaient pas besoin d’ « habiller » Jésus de chair, puisqu’il avait réellement pris chair. Reste à savoir s’il est possible de traverser le maquis des traditions [bibliques] pour trouver cette chair »

          En toute logique, le pape désosse ensuite la méthode historique. « En tant que méthode historique, elle postule la régularité du contexte dans lequel se sont déroulés les événements de l’Histoire ». Elle est donc incapable de percevoir « la plus-value que recèle la parole ». Pour la forme, il rend hommage à la méthode historico-critique, mais conclut : « Il devient évident… que cette méthode, de par sa nature, renvoie à quelque chose qui la dépasse et qu’elle est intrinsèquement ouverte à des méthodes complémentaires »
          Déjà en 1907, Pie X, dans l’encyclique Pascendi, condamnait la méthode historico-critique « agnostique, immanentiste, qui poursuit un prétendu progrès… en se réclamant du point de vue historique ».

          Traduisons la langue de bois de Benoît XVI : Je ne peux plus, comme mon prédécesseur, condamner les avancées de l’Histoire. Mais je vous explique : elles ont besoin de « méthodes complémentaires ». C’est-à-dire que la Bible « lue dans son ensemble… prolonge organiquement la méthode historico-critique… et la transforme en théologie proprement dite ».
          Et qu’est-ce qui « transforme » les paroles et les faits rapportés par la Bible en « inspiration » ? C’est que « l’auteur parle au sein d’une communauté vivante… dans laquelle une force directrice supérieure est à l’œuvre ».

          Trop de chercheurs ont fait progresser la « quête du Jésus historique ». On ne peut ignorer ce courant de plus en plus fort, qui trouble les croyants : mais on ne condamne plus. On encense l’ennemi, on s’incline devant lui pour mieux nier son existence et revenir au statu quo ante. Et on conclut, la main sur le coeur : « Du mieux que j’ai pu, j’ai tenté de représenter le Jésus des Évangiles comme… un Jésus historique, au sens propre du terme ».
          Le « sens propre du terme », le sens de l’Histoire, c’est celui que Ratzinger lui attribue.
          « Quiconque contrôle le passé, disait George Orwell, contrôle le futur »

          « J’espère que le lecteur verra clairement que ce livre n’est pas écrit contre l’exégèse moderne », conclut le pape avec une touchante sincérité. Il indique donc ses références : Karl Adam (4) Romano Guardini (2) Daniel-Rops (3), Schnackenburg et l’école allemande des années 1950-1960.
           Quant aux chercheurs américains des années 1990-2000 – les Brown, Charlesworth, Meier -, pas un mot. Sauf, en page 396, une petite notice sur John P. Meier, « exégète américain qui représente un modèle d’exégèse historico-critique où se manifestent à la fois l’importance et les limites de cette discipline. La recension de son travail, faite par Jacob Neusner, mérite d’être lue : « Who needs the historical Jesus ? » [A quoi sert le Jésus historique ?].
    
          Et seul un spécialiste averti peut décrypter cette référence (p. 13) : « Les différentes Écritures renvoient d’une manière ou d’une autre au processus vivant de l’Écriture unique qui est à l’œuvre en elles. C’est justement de ce constat qu’est né et que s’est développé en Amérique, il y a environ trente ans, le projet d’ « exégèse canonique », qui vise à lire les différents textes en les rapportant à la totalité de l’Écriture unique, ce qui permet de leur donner un éclairage tout à fait nouveau »
         ; Il faut lire ici une condamnation du Jesus Seminar d’abord, puis de toute l’école américaine où se trouvent actuellement les meilleurs quêteurs du « Jésus historique ». Au profit des fondamentalistes américains, qui rejettent toute lecture historique des Écriture et n’acceptent que l’ « Écriture unique ».
         Petite parenthèse : les musulmans intégristes parlent de la même façon d’un « Coran unique, incréé, transcendant toute manifestation écrite de la parole d’Allah ».

          J’attendais, de cet intellectuel confirmé, une contribution à la recherche sur le Jésus historique. A lire cet Avant-Propos, clé de son livre, ce n’est pas une contribution : c’est un pare-feu, dirigé contre l’incendie provoqué par cette recherche.

          « De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? « , disait Nathanaël.
      De Rome, peut-il sortir quelque chose d’autre ?

                                      M.B., 3 décembre 25007

(1) Joseph Ratzinger, Benoît XVI : Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007.
(2) Théologien catholique allemand, né en 1885.
(3) Écrivain français, auteur en 1943 d’un Jésus en son temps qui fit sa fortune.
(4) Théologien allemand, né en 1876.

UN LIVRE SUR JÉSUS DU PAPE RATZINGER (II.)

          Dans l’article précédent, j’analysais brièvement l’Avant Propos du livre de Ratzinger/Benoit XVI sur Jésus. Je me propose de lire ici avec vous son Introduction sur La question johannique, pp. 245 à 265. Parce sur cette question, la recherche récente a fait des progrès considérables.
      Ratzinger prétend connaître cette recherche, et faire le point sur ses avancées : « Que nous dit la recherche actuelle ? » (p. 247), et « la recherche la plus récente s’est rendue compte que… » (p. 262). Voyons d’abord quelles sont ses références, les chercheurs sur lesquels il s’appuie et dont il valide les résultats.
      Il cite longuement Martin Hengel, « adhère avec conviction » aux conclusions de Peter Stuhlmacher et avoue que « parmi les commentaires de l’Évangile de Jean, j’ai surtout utilisé celui de Rudolf Schnackenburg ». Il ne cite aucun des chercheurs de la « Quête du Jésus historique« , français et surtout américains – notamment les travaux considérables de Raymond E. Brown sur l’Évangile de Jean.
      Première conclusion : la « recherche la plus récente », c’est pour lui celle des théologiens allemands conservateurs. Ce n’est pas le chef de la chrétienté universelle qui parle, mais un provincial qui répète l’enseignement reçu autrefois dans sa Province allemande. 
     Il pose les deux questions-clés : qui est l’auteur de cet Évangile ? Et quelle est sa crédibilité historique ?

Qui est l’auteur de cet Évangile ?

Après une brève discussion, il reconnaît la réalité historique du disciple bien-aimé. Pour conclure que « l’état actuel de la recherche nous permet tout à fait de voir en Jean, le fils de Zébédée, ce témoin… oculaire ». Alors que R.E. Brown a montré de façon définitive que le disciple bien-aimé fut un personnage historique, distinct de Jean. On croit alors rêver quand on lit que « Zébédée [le père de Jean] n’était pas un simple pêcheur… Il peut tout à fait avoir été prêtre » : Jean serait donc de classe sacerdotale, ce qui expliquerait la teneur de son évangile, etc…
      Bref, ce sont des théories qu’on soutenait dans les années 1950, et que la recherche actuelle – la vraie – a fait voler en éclats.

Quelle est sa crédibilité historique ?

Ratzinger écarte alors l’idée qu’il puisse y avoir dans cet Évangile d’un côté le Jésus de l’Histoire, et de l’autre les discours poétiques d’un Jésus gnostique. Les longs discours n’ont pas été « enregistrés avec un magnétophone », mais « la véritable prétention de l’Évangile est d’en avoir rendu correctement compte ».     Comment s’y prend-il pour tenir ces deux bouts ?
      En esquissant sommairement une « théorie du souvenir » : quelqu’un (saint Jean) s’est souvenu de ce qu’il avait entendu de la bouche de Jésus. Mais il ne s’est pas souvenu tout seul : il s’est « souvenu ensemble », au sein de l’Église. Le IV° Évangile, c’est le fruit à la fois de son souvenir, et du souvenir collectif d’une Église habitée par l’Esprit-Saint : « L’Évangile de Jean […] ne fournit pas une transcription sténographique des paroles et des activités de Jésus. Mais, en vertu de la compréhension née du souvenir, il nous accompagne… jusque dans la profondeur des paroles et des événements – profondeur qui vient de Dieu et qui conduit vers Dieu » (p. 261)
      Ceci, c’est la négation même de la « recherche actuelle » du Jésus historique. C’est la théologie la plus classique et la plus rétrograde de l’Église catholique sur l’Inspiration.
      Que le pape affirme la valeur éternelle de cette théologie, c’est son droit – et après tout, c’est ce pour quoi il a été élu. On n’attend rien d’autre de lui.
      Mais qu’il prétende connaître « la recherche la plus actuelle », qu’il prétende la faire avancer en triant les scories du bon grain, c’est une malhonnêteté intellectuelle. C’est se moquer de ses lecteurs.

      C’est surtout ne pas se rendre compte que la « quête du Jésus historique » est en train, lentement, de se faire connaître même des catholiques. Lesquels ne sont plus aussi ignares qu’ils l’étaient aux temps de l’encyclique Pascendi. Lesquels sont capables de porter un jugement éclairé sur les tentatives pathétiques d’un vieil homme qui prétend maîtriser la recherche, mais qui lui tourne le dos.
      Décidément, c’est bien en solitaires qu’il nous faudra aller à la recherche de Jésus tel qu’il fut : l’Église institutionnelle est incapable de nous y aider.

                                         M.B., 9 déc. 2007

JÉSUS EST DE DIEU : à propos d’une expression de Marcel Légaut.

          A la fin du XX° siècle, Marcel Légaut a redécouvert Jésus au terme d’un long parcours spirituel. Il disait vouloir parler de lui « non pas en théologien…, mais en croyant »(1)
         
          Dans son Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme (2), il consacre un chapitre à la Valeur rénovée de l’affirmation : la divinité de Jésus.
          Il écrit :            
          « L’affirmation de la « divinité de Jésus », croyance des siècles passés […], part de la vénération que le chrétien lui porte maintenant. Elle veut exprimer cette vénération […] Elle n’est pas l’adhésion à une notion capable d’être définie intellectuellement de façon précise, mais une manière de se rendre compte à soi-même de sa propre disposition intime à l’égard de Jésus »
          Et il conclut que « par son humanité, Jésus est le but à atteindre qui permet aux croyants d’être de Dieu, comme lui le fut dans son humanité » (3).

          La conclusion de Légaut – Jésus est de Dieu -, est fréquemment reprise par ses disciples. Dans l’article de ce blog qui lui est consacré (cliquez), j’écrivais que cette expression « ne veut proprement rien dire ». Certains ont été blessés par ce jugement : bonne occasion de s’en expliquer, en élargissant le débat.

          La divinité de Jésus est la colonne vertébrale du christianisme, mais aussi l’épine dont il souffre. Dès le tombeau vide, l’interrogation sur l’identité de cet homme a donné lieu à des controverses violentes, dont on trouve l’expression dans le Nouveau Testament lui-même.
          Pendant les trois siècles suivants, on va assister à un extraordinaire bouillonnement d’idées : toutes les solutions ont été proposées.
          Seulement homme ? Mais alors, comment expliquer sa résurrection ? (cliquez) .
          Seulement Dieu ? Mais alors, comment expliquer qu’il a vécu, a souffert, qu’il est mort comme un homme ?
          Spéculations infinies, qui fleurissaient dans un milieu imbibé de philosophie grecque : le questionnement sur l’identité de Jésus a été posé en terme philosophiques, ou plus précisément ontologiques.
          Qu’est-ce que l’ontologie ? C’est la discipline métaphysique qui s’intéresse à l’être des choses.
          On se demandait donc : quel est l’être de Jésus ? Est-il une entité humaine, ou bien divine ? Tout l’une, ou tout l’autre ?    
          Le verbe « être » cantonnait strictement le débat dans la sphère de l’ontologie.

          Les Concile de Nicée puis de Constantinople trancheront : Jésus est à la fois homme et Dieu, son être est à la fois humain et divin. La définition est formulée en grec, dans des termes seulement compréhensibles à l’intérieur du champ sémantique de la philosophie grecque.

          Qu’est-ce qu’un champ sémantique ? C’est un ensemble de concepts, exprimés dans un vocabulaire technique qui n’a de sens qu’à l’intérieur d’un système de références culturelles. Ici, la philosophie hellénistique.

          Nicée-Constantinople formulent de la divinité de Jésus en termes d’ontologie : c’est le « Credo » de la messe. Désormais, l’identité du Christ ne pourra jamais plus être comprise qu’à l’intérieur du champ sémantique défini par cette formulation.
          Quand les catholiques récitent leur Credo, ils affirment qu’il y a en Christ une personne en deux natures, qu’il est consubstantiel au Père : ils sont dans l’incapacité de comprendre ce en quoi ils disent croire. Substance, nature, personne, appartiennent à un champ sémantique dont ils ont perdu la clef.
          Légaut était vivement conscient de cette impasse. Il écrit :
          « L’attribution à Jésus de la « divinité », qualité… objective… restait abstraite »
          Il a proposé une nouvelle formulation de l’identité de Jésus, à partir de l’expérience qu’en fait le croyant dans sa vie spirituelle. La divinité de Jésus devenait une qualité subjective (et non plus objective), fruit de « la vénération que lui porte le croyant, à partir de son cheminement intérieur ».
          Le croyant est de Dieu, « comme Jésus le fut dans son humanité ».

          Mais dire que Jésus est ceci, ou qu’il n’est pas cela, c’est rester cantonné dans le champ sémantique de l’ontologie.
          Aborder la question de l’identité de Jésus, de près ou de loin, sous l’angle ontologique, utiliser le verbe être, c’est se condamner à l’impasse. Car dans quelque direction qu’on aille, on se heurte aux barbelés qui délimitent le champ sémantique défini par les conciles grecs de Nicée-Constantinople.

          Proposer une signification subjective de la divinité de Jésus dans la terminologie objective de l’ontologie, c’est une incompatibilité de fait. Dès que l’on commence une phrase par « Jésus est », ce qui s’ensuit ne peut qu’être mesuré à l’aune des dogmes ontologiques.
          Ou se trouver sans signification.

          Qu’est-ce que Jésus ? Un être humain. 
          Mais oui, cet humain avait quelque chose d’exceptionnel : il a compris, il a vécu, et enfin il a enseigné que les humains peuvent entretenir avec Dieu une relation simple, affectueuse, confiante, comparable à celle du petit enfant avec son père ou sa mère.
          Cela, les prophètes d’Israël l’avaient tout juste entrevu. Le judaïsme officiel, rabbinique et sacerdotal, l’ignorait, ne pouvait l’imaginer. Aucun juif, jamais, n’avait osé s’adresser à Dieu en lui donnant un petit nom familier, qu’on jugeait trivial : abba, papa.

          Légaut propose une Valeur rénovée de l’affirmation : la divinité de Jésus.
          Il se sent obligé de poser la question : quel est l’être de Jésus ? A cette question ontologique il ne peut y avoir de réponse qu’ontologique : depuis Nicée, elle est circonscrite dans un champ sémantique dont il est impossible de s’extraire.
          Il ne faut pas y pénétrer. Il faut éviter de commencer la phrase par « Jésus est » : toute continuation est vouée à l’échec.
          Mais il faut se demander : « Comment Jésus a-t-il été en relation avec son Dieu ? »
          Cette question, Légaut y répond avec bonheur dans toute son œuvre écrite.

          L’identité ontologique de Jésus ? Une impasse.
          Son identité relationnelle ? Un chemin qui mène à Dieu.

          Prisonnier – malgré lui – d’une problématique ontologique dont il ne voulait pas, Légaut n’a pu complètement s’en dégager.
          C’est le sort des pionniers : ils quittent les ornières pour s’aventurer sur des chemins qu’ils ouvrent. Un peu de boue colle parfois à leurs souliers : il ne faut pas oublier que c’est grâce à eux que nous autres, aujourd’hui, nous avançons.

                                   M.B., 7 déc. 2008

(1) Entretien avec Bernard Feillet
(2) A.C.M.L., 1997.
(3) Introduction à l’intelligence du passé…, pp. 107-108.

JÉSUS SANS JÉSUS : l’émission de Mordillat et Prieur sur ARTE.

          Deux journalistes incroyants, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, ont réussi un pari impensable il y a seulement vingt ans : présenter au public, à une heure de grande écoute, plusieurs heures de téléfilms ARTE sur Jésus.
          Corpus Christi (1996), suivi de Jésus contre Jésus (1999), Jésus après Jésus (2004) et tout récemment Jésus sans Jésus.
          Chacune de ces émissions donnant ensuite naissance à un livre, publié au Seuil.
          Il faut saluer cette entreprise, audacieuse et menée avec une détermination sans faille. Elle est l’aboutissement d’un vaste mouvement, commencé au milieu des années 1970 : la redécouverte d’un « juif marginal » (J.P. Meier) sur lequel s’est fondée autrefois notre civilisation occidentale.
          Mais ces émissions témoignent aussi d’un phénomène inattendu : la personne de Jésus, aujourd’hui récupérée par les médias.

I. Les téléfilms

          Leur forme n’a pas varié depuis le début : plan fixe sur un homme ou une femme qui parle, sur fond noir. Peu de sourires, très peu de gestes. Visages concentrés, voix monocordes. Changements de plan austères : un manuscrit ancien, feuilleté par une main invisible, avec un commentaire de transition en voix off.
          Pour chaque série, une quarantaine de chercheurs à qui, c’est évident, l’on a posé la même question (laquelle exactement ? On l’ignore). Chacun manifestement libre de sa parole.
          Catholiques, orthodoxes, protestants, juifs : il faut deviner, rien n’est dit de la chapelle à laquelle ils appartiennent. Mais très vite, on ne se pose plus la question. Car ces chercheurs ont tous une passion commune : l’homme qui vécut une brève aventure dans la Palestine de l’an 27 à 30, et qui est maintenant connu sous un pseudonyme, Le Christ.
          Les monologues se succèdent : impression de répétition ? Non, des nuances apparaissent dans les analyses. Oh ! des nuances infimes, mais la question est si grave qu’on s’attendrait à un consensus – un de ceux qu’impose habituellement la pensée politiquement correcte.
          Pas de consensus, chaque chercheur parle en son nom propre. Mais au fil des émissions, quelques résultats sédimentent comme d’eux-mêmes : oui, c’est bien dans cette direction-là que se situe la vérité de l’homme Jésus – finit par penser le téléspectateur, sans même s’en rendre compte.

          Or, c’est exactement ainsi que se déroule depuis un siècle la quête du Jésus historique. Des chercheurs isolés, peu nombreux, scientifiques de haut niveau, qui ne travaillent pas ensemble, ne se rencontrent pas autour d’une table. Mais que leur recherche conduit tous dans la même direction.
          Ni aboutissement, ni proclamation spectaculaire : des livres, qui paraissent ici et là, de lecture ardue. Des miettes, qui finissent par rendre évidentes quelques conclusions bouleversantes, splendidement ignorées par les Églises établies.
          Comme par les romanciers à succès, pour qui Jésus est devenu une source de revenus appréciables. Pour une fois, le fils de Joseph rapporte de l’argent à la maison !
          Mais les travaux de ces chercheurs voient leur public s’élargir, minorité silencieuse. ARTE leur a donné un mégaphone, merci.

          A la fin de la série, le téléspectateur ne sait plus très bien où il en est : sinon que le catéchisme de son enfance a volé en éclats. Qu’il y a du nouveau, du neuf à découvrir derrière le maquillage plaqué par des siècles de christianisme sur le visage du juif marginal, génial prédicateur itinérant qui n’a pas fini de nous ouvrir le chemin.

II. Les livres

          Ils résument assez bien le contenu de chaque téléfilm. A un détail près, qui change tout : ils sont écrits par deux hommes, Mordillat et Prieur, et ne laissent plus entendre la voix multiforme de la recherche, avec ses tâtonnements, ses certitudes qui viennent comme d’elles-mêmes, au terme de lentes et patientes interrogations.

          Le dernier de ces livres (Jésus sans Jésus, Seuil, novembre 2008) laisse apparaître l’opinion personnelle des auteurs (ce dont les chercheurs auditionnés ont presque toujours réussi à se garder). Leur indignation devant la tromperie au nom de Jésus, tromperie dont l’Église fut l’artisan et l’unique responsable.
          Cette indignation explose dans le dernier chapitre du livre : on passe du domaine de la recherche à la verve du pamphlet.
          Je ne les critique pas : leur indignation, je la partage. Là où ils parlent de tromperie, j’ai plusieurs fois écrit le mot imposture. Et j’ai été plus loin encore que les chercheurs appelés à la barre d’ARTE, en utilisant sans réserve le critère politique dans la lecture des textes sacrés : les Évangiles n’ont pas (seulement) été écrits pour témoigner de Jésus, mais (aussi) pour prendre le pouvoir.
          Ce critère politique permet de dégager Jésus de ce qu’en ont fait les Églises, collaboratrices de tous les pouvoirs en place depuis 17 siècles.

          Je perçois pourtant une différence entre l’indignation de nos deux auteurs, et la mienne : je n’ai pas eu l’impression, en les lisant, qu’ils aimaient Jésus d’amour.
          Et quand ils écrivent :
          « Tantôt avec colère, tantôt avec désespoir, les chrétiens doivent confesser leur appartenance à une religion dont l’inspirateur, sinon le fondateur, n’est pas de la même religion qu’eux » (p. 250) – je sais bien qu’ils ont raison. Mais je me demande s’ils aiment ces chrétiens, ces hommes et ces femmes si longtemps trompés par leur Églises, comme un frère aime ses frères et ses sœurs spirituels.

          Mordillat et Prieur ont sondé les origines et la destinée du christianisme en sociologues, en journalistes talentueux, en experts du « fait religieux ». On les sent blessés dans leur conscience citoyenne, par le décalage entre le Royaume annoncé par Jésus et l’Église qui est venue à sa place.
          On ne les sent pas blessés dans leur amour pour Jésus.

III. Erreur sur le Royaume

          Cela les a conduit à une erreur qu’aucun des chercheurs auditionnés n’a commise – du moins, dans ces termes.
          « Jésus – écrivent-ils – ne pensait pas que le monde continuerait au-delà de sa génération. Son horizon ne dépassait pas une vie humaine, la sienne. S’il revenait… il serait abasourdi de voir que le monde existe toujours, que la Fin des temps qu’il a annoncée sans relâche ne s’est pas produite, que le Royaume de Dieu ne s’est pas établi avec puissance » (p. 228-230).

          C’est (me semble-t-il) n’avoir pas vraiment compris le paradoxe fondateur de l’enseignement et de la vie de Jésus :
          Le Royaume est déjà là, dit-il, il est parvenu au milieu de vous.
          Le Royaume est établi avec puissance à chaque fois qu’un homme, qu’une femme, se relève alors qu’il était couché dans le désespoir de la maladie ou du mépris.
          Le Royaume est déjà là, puisque je suis là.
          « Regarde, dit-il à Jean-Baptiste : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris ! » (Mt 11,5). La femme adultère n’est pas lapidée, elle est renvoyée libre ! (Jn 8).

          Mais en même temps,dit Jésus,  le Royaume est à venir, je l’attends – (Mc 9,1).
          Parce qu’après ma mort (dit Jésus), il y aura toujours des hommes, des femmes, couchés dans la cendre de la maladie et du mépris. Cet état de souffrance ne finira qu’à la fin du monde.
          Le Royaume de Jésus est déjà là, et il est encore à venir.
          Déjà là à chaque main tendue, à chaque justice rendue, à chaque sourire offert.
          Encore à venir, car tant que le monde sera monde, il y aura de la souffrance.

          Comme tous les juifs de son temps, Jésus attendait la fin du monde « au dernier jour » (Jn 11,24). Il n’a jamais pensé, ni annoncé, que la fin des Temps se produirait au cours de sa génération. Cet espoir, oui, les tout premiers chrétiens l’ont eu un temps. Parce qu’ils n’avaient pas compris (eux non plus) ce qu’est le Royaume de Jésus.

          Mordillat et Prieur semblent avoir fait la même erreur qu’eux. Et n’avoir vu en Jésus, finalement, qu’un prophète de l’apocalypse, désespérant parce que désespéré.

          La quête du Jésus historique n’est pas seulement la recherche de vérité sur un homme, et la civilisation qui se réclame de lui. Elle peut, elle devrait mener à la rencontre personnelle avec cet homme.

          Et là, dans le silence, il parle à nos cœurs blessés d’un Royaume déjà présent, que nous attendrons aussi longtemps que ce monde durera.


                    M.B. 11 janvier 2009

LA RÉSURRECTION SENS-DESSUS DESSOUS : un article de D. Marguerat

          Je suis stupéfait ! Dans un hors-série du journal Le Point (janvier 2009), largement diffusé, Daniel Marguerat – chercheur respecté de la « quête du Jésus historique » – publie un article de 3 pages sur la résurrection de Jésus. De la part de ce fin connaisseur, on s’attendait à une mise à plat de ce dossier brûlant : il n’en est rien.
          L’article commence pourtant bien : « Les deux verbes grecs pour dire l’ « après » de la vie de Jésus signifient très exactement être relevé, être réveillé« . C’est vrai, le mot « résurrection » nous entraîne sur une fausse piste, quand il traduit le verbe egeirô du Nouveau Testament. Ce verbe ouvre vers une autre direction  : se réveiller, s’éveiller – la catégorie sémantique de l‘Éveil, expérience humaine si bien décrite par l’hindo-bouddhisme.

          Passons ensuite sur quelques inexactitudes : « Les récits évangéliques s’accordent à dire que le tombeau de Jésus a été trouvé ouvert deux jours après sa mort… Les femmes attendent trois jours pour embaumer le corps de Jésus » : non pas trois jours, non pas deux, mais 32 heures après la mise au tombeau. Soyons précis, puisque les traditions évangéliques (et c’est rare) le sont unanimement sur ce point-là.
          Concernant les apparitions de Jésus Éveillé, Marguerat poursuit que « les textes canoniques ne s’accordent ni sur les lieux, ni sur les acteurs, ni sur les paroles ou les gestes échangés ».
          Juste : mais c’est qu’il faut faire le tri dans ce que les traditions ont fait parvenir jusqu’à nous. Ce tri, quand on le fait, on constate que le Nouveau Testament témoigne de deux types différents d’apparitions :

          1- Des apparitions à quelques proches de Jésus – une femme de son entourage, les Onze apôtres, deux disciples fuyant Jérusalem, enfin quelques apôtres au bord du lac de Galilée – en présence du disciple bien-aimé dont le témoignage visuel, de première main, est ici incontournable. Selon nos critères, ces apparitions peuvent être qualifiées d’ « historiques ».

          2- D’autres apparitions, dont témoigne Paul de Tarse dans sa première lettre aux Corinthiens (15,3-7), qui dit tout autre chose que les témoignages précédents : Jésus serait apparu à Pierre le tout premier (c’est faux), puis à plus de 500 frères à la fois (c’est inventé), ensuite encore à Jacques puis à tous les apôtres…
          Cette chronologie est tout simplement le reflet des luttes pour la prise du pouvoir qui ont déchiré l’Église dès sa naissance. En l’an 56, Paul navigue encore à vue entre les prétendants, et fait hommage à Pierre (devant Jacques, son rival) pour ménager les partisans du vieux chef – afin de mieux les affaiblir ensuite.
          Ce récit d’apparitions est donc inventé pour raisons politiques (1) . Tout comme l’apparition à l’incrédule Thomas (Jn 20, 24-29) est inventée (ou entièrement réinterprétée) pour raisons théologiques.

          Marguerat mélange dans le même sac, pêle-mêle, toutes ces traditions. Le résultat ? Rien n’est plus crédible, il y a trop de contradictions : il lui faut expliquer la résurrection autrement que comme un évènement réel (« historique »), transmis jusqu’à nous par des traditions qu’il revient à l’exégète de démêler, pour trier le vraisemblable de l’invraisemblable, l’authentifiable du mensonge.

         Il continue donc :  « Les récits de la résurrection ne seraient-ils que des fictions ? Les suites d’une hallucination collective déclenchée par l’intense frustration des disciples face à la mort » de Jésus ? Notre expert est trop avisé pour avaler cette explication psychiatrique (la résurrection serait attestée par des malades).
          Il propose « une autre piste offerte par l’attention portée au langage de ces récits : les verbes voir et apparaître y sont fréquents. Ils renvoient à un phénomène d’expérience visionnaire, la vision comme phénomène mystique ».
          C’est là qu’il sort Paul de son chapeau : Paul et ses « expériences visionnaires… la diversité des récits s’explique alors fort bien… la vision s’inscrivant, en effet, dans la subjectivité de l’individu ».
          Autrement dit, pour Daniel Marguerat la résurrection n’est plus attestée par des malades, mais cette fois-ci par des mystiques visionnaires : « Le fait que cette résurrection… atteignit Jésus dans le présent ne changeait rien à l’affaire : ces visions… allaient être interprétées par ses disciples à l’aide des catégories disponibles dans leur milieu religieux. L’indicible de leur expérience mystique trouvait dans la foi… le moyen de se dire »

          Sans faire appel aux Docètes, hérétiques du II° siècle condamnés par l’Église et qui auraient pu dire la même chose, on lit ici la thèse de Rudolf Bultmann (cliquez) pour qui la résurrection ne repose sur rien d’autre que sur la foi des témoins : « Le fait que la résurrection atteignit Jésus dans le présent ne change rien à l’affaire », c’est un phénomène subjectif, le résultat de transes mystiques.
          Exit la réalité objective de la vie de Jésus « après ». 
          Exit l’espérance, pour nous qui souffrons, d’une fin de nos souffrances.

          Daniel, quel dommage ! Vous disposiez, dans Le Point, d’une tribune partout distribuée, lue par des milliers de personnes, croyants, en recherche ou incroyants. Pourquoi les enfoncez-vous dans cette impasse – vous, l’expert du Jésus historique ?     
          Pourquoi n’avoir pas saisi l’occasion pour les orienter dans la bonne direction ? 
          Pourquoi n’avoir pas fait comprendre que Jésus l’Éveillé a vécu une expérience humaine qui nous est promise (à nous tous qui ne sommes ni malades mentaux ni mystiques) et qui a été si bien décrite par l’autre moitié de l’humanité, l’Orient extrême ? 
          Ces milliards d’asiatiques n’ont-ils jamais rien su voir ? N’ont-ils jamais rien compris à rien ? Sommes-nous les seuls à tout savoir, parce que nous avons Aristote et la Bible ?

           Pour cette majorité de l’humanité, et qui pense (elle aussi), la mort n’existe pas. Rien ne disparaît, tout se transforme (cliquez).  
          Jésus a traversé la mort, et comme tous les Éveillés de la planète il a pu se rendre visible, pendant une courte période de temps, à certains de ses plus proches. Ce n’était ni une psychose collective, ni une vision mystique par laquelle les témoins se disaient eux-mêmes.
          C’était un phénomène humain ordinaire : ce qui est extra-ordinaire, c’est que les savants occidentaux que nous sommes, aveuglés par leur science, ignorants de celle des autres (Les autres ? Quels autres ?), se montrent toujours aussi incapables d’en rendre compte.

                                 M.B., 25 janvier 2009

(1) Sur la résurrection, voyez dans ce blog, le court article de la série « Le temps des prophètes » (cliquez ici). Pour en savoir plus, je renvoie à l’analyse détaillée, dans le chapitre Apparitions ?, de mon essai Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus, (cliquez)  Robert Laffont 2001, pp. 345-353.