L’HOMME ET SA DESTINÉE SELON LE BOUDDHA SIDDHARTA

          Vous présenter, en 50 minutes, la personne et la pensée du Bouddha Siddhartha, c’est un pari perdu d’avance. Nous allons donc entr’ouvrir quelques portes, sans en franchir aucune : si seulement j’ai pu aiguiser votre appétit, c’est un pari gagné.

1- Introduction : Siddharta et les bouddhismes 

-a- Siddhartha Gautama est un personnage historique, le fils d’un chef du clan des Sakhya, situé à la frontière sud de l’actuel Népal. Il quitte son palais à l’âge de 29 ans, fait l’expérience de l’Éveil, puis circule et enseigne pendant 40 ans dans la moyenne vallée du Gange. Il meurt au début du V° siècle B.C., mais son enseignement ne sera mis par écrit que 4 siècles plus tard : comment peut-on se fier à des textes si tard venus ?

-b- La tradition orale : En Inde à cette époque, l’écriture est réservée aux rois. Rien n’est écrit, tout se transmet de mémoire. Sachant cela, les maîtres anciens faisaientt tous appel à des  procédés mnémotechniques : Siddhartha utilise la méthode d’énumération numérique, et (comme Jésus) il fait grand usage des paraboles.

C’est pourquoi les Discours du Bouddha (qui sont souvent des dialogues) commencent tous par la formule « Voici ce que j’ai entendu ». Le bouddhisme Theravada ne reconnaît qu’eux. Dès la fin du I° siècle A.C. va se développer à partir de ces discours une immense tradition écrite, le Mahayana. Et de là, vont naître le Bouddhisme Ch’an en Chine, le Zen au Japon, et enfin, au VIII° siècle A.C.  le Vajrayana ou bouddhisme tibétain.

Comme le christianisme, Le bouddhisme actuel se présente donc sous des formes très diverses. Toutes ces formes ont un point en commun : la pratique de la méditation. En Occident, on ne connaît guère que le bouddhisme tibétain, né pourtant 13 siècles après Siddhartha : c’est un mélange de Mahayana et de chamanisme tibétain primitif, le Bhön.

Le Vajrayana tibétain est une véritable religion, avec ses dieux et ses démons. Il est très attaché aux rites (Pujas), aux textes sacrés, au culte du Gourou. Et pourtant, la dernière consigne donnée par Siddhartha à ses disciples était sans équivoque : « N’oubliez jamais ceci : il n’y a ni maîtres (clergé), ni rites, ni textes sacrés. Il n’y a que ce dont tu fais l’expérience par toi-même ».

Je vous parlerai ici du bouddhisme Théravada, le plus ancien et le plus proche de Siddhartha. 24 volumes in-4°… parmi lesquels le Digha Nikâya, remarquablement traduit en anglais par Maurice Walshe.

Proposer une conférence sur « l’Homme et sa destinée », c’est un peu faire violence à Siddhartha. Car lui, une seule chose l’intéresse : c’est la souffrance, et la façon d’échapper à sa mainmise sur l’humanité. Quand il rencontre pour la première fois la souffrance, à peine sorti de son palais, il prend brutalement conscience qu’il existe un cycle infernal : chaque souffrance génère d’autres souffrances, à l’infini. Cette roue des souffrances humaines, qui tourne sans fin, il décide de l’arrêter et de lui substituer la roue du Dharma, son enseignement qui permet d’échapper à la souffrance.

S’il est très érudit, Siddartha est donc avant tout un praticien : une seule chose l’intéresse, interrompre le cycle perpétuel de la souffrance en s’attaquant à ses racines. Et parvenir enfin à l’Éveil – le Nirvâna – qui mettra fin, définitivement, à ce cycle. Sa conception novatrice de l’être humain et de sa place dans l’univers ne sont que des conséquences : Siddhartha n’est pas d’abord un philosophe, mais un homme totalement investi par la compassion, au spectacle désolant des infinies souffrances humaines.

2. La structure de l’Univers 

Un jour, Siddhartha était assis sous un arbre. Il vit que l’arbre était en fleurs, et dit :

« La fleur donne un fruit, le fruit donne l’arbre, et l’arbre donne la fleur. Rien ne commence, et rien ne finit : tout se transforme, tout est donc impermanent« .

Vous avez là, en une phrase, la clé du bouddhisme.

L’univers qu’il décrit est donc constitué d’une trentaine de niveaux successifs, qu’il faut parcourir en se transformant, pour parvenir à l’Éveil (Schéma 1). Tout en bas de l’échelle il y a les enfers, peuplés de démons. Puis, le monde des animaux. Juste au-dessus, celui des humains. Et ensuite, une succession d’êtres de plus en plus… « spirituels, immatériels ou purifiés » – aucun de ces mots n’est adapté. En s’élevant de l’inférieur au plus élevé, on passe du monde des désirs sensuels au monde des formes, puis enfin au monde sans formes, habité par ceux qui se rapprochent le plus de l’Éveil, le Nirvâna.

Où qu’on se situe dans cette échelle, on peut parvenir directement au Nirvâna.
Quelques remarques

-a- Ses disciples n’arrêtaient pas de demander à Siddartha : « Maître, que se passera-t-il une fois qu’on aura franchi l’étape du Nirvâna ? Comment l’Éveillé vivra-t-il après sa mort ? »  La réponse de Siddartha était toujours la même : « A quoi vous servirait-il de savoir ce qui se passe après l’Éveil ?  Ce sont là des questions oiseuses, une jungle de spéculations stériles, dans lesquelles on se perd… » Et il ajoute avec humour : « Je ne suis pas sans avoir une petite idée à ce sujet, mais je refuse absolument de vous en parler. Mon ambition n’est pas de vous décrire comment vous vivrez après l’Éveil : mon ambition est de vous y conduire, sans faute, et dès cette vie-ci ».

Se conformant à la coutume hindoue, il appelle parfois l’après-Nirvâna le « ciel » :  mais nous n’en saurons pas plus.
-b- Remarquez qu’on trouve aussi dans le judéo-christianisme une hiérarchie ascendante d’anges, de plus en plus resplendissants, qui relient l’Homme à Dieu : c’est le songe de Jacob. Et des démons, qui viennent le tourmenter : voyez Job, ou Jésus. Cette notion de hiérarchie dans les mondes invisibles n’est pas propre à l’hindo-bouddhisme.

-c- Entre le moment où il parvient à l’Éveil et sa mort, L’Éveillé peut entrer en contact avec ces anges ou ces démons, et les discours du Théravada en témoignent souvent. Quant à Jésus, rappelons que c’est juste après son Éveil au désert qu’il rencontre le démon, et que des anges viennent le servir. Rien que de très banal dans la cosmologie de Siddhartha.

-d- Mais l’Éveillé peut aussi « voyager » – en esprit – dans les mondes parallèles. La récente théorie des Cordes suppose l’existence d’univers parallèles au nôtre : bien avant nos physiciens, Siddhartha connaissait leur existence. Il savait aussi que notre univers connaît de longues périodes d’expansion, suivies de périodes de compression : l’expansion de l’univers, et le « Big Crunch » qui suivra, c’est lui qui les a découverts.

3. Karma et cycle des renaissances

Comment passe-t-on, du monde dans lequel on meurt, à un autre monde ?

C’est-à-dire : que se passe-t-il après la mort ?

Chacun de nous porte un karma, qui est la somme, à l’instant présent, des actions négatives et des actions positives que nous avons accomplies, au cours – à la fois – de cette vie-ci, et de nos vies antérieures. Le karma est la résultante de tout ce que nous avons vécu.

Quand l’être humain vient à mourir, deux possibilités se présentent à lui :

1) Soit, au moment de sa mort, il n’a pas épuisé les conséquences de ses actions négatives passées : il va alors devoir renaître, pour tenter d’en venir à bout dans une nouvelle vie. Cette renaissance se fera soit dans un monde supérieur (si ses actions positives l’emportent), soit dans un monde inférieur (si ses actions négatives l’y entraînent).

Siddhartha n’emploie jamais le mot réincarnation, qui est une invention de philosophes occidentaux. Souvenez-vous : « Rien ne meurt, tout se transforme ». A notre mort, si nous avons encore un contentieux à régler avec nous-mêmes, une nouvelle naissance nous sera offerte pour nous donner la possibilité – ou plutôt la chance – de parvenir, enfin, à l’Éveil.

Pour expliquer ce cycle des renaissances, Siddhartha fait appel à des notions scientifiques complexes. C’est pourquoi, il leur préfère souvent une parabole : « Prenez deux bougies différentes, dit-il, l’une allumée, l’autre éteinte. Allumez la seconde à l’aide de la première : la flamme de la seconde est différente de la première, elle sera plus vive ou moins brillante. Mais sans la première flamme, la seconde ne serait pas ».

Sans nos vies précédentes, nous ne serions pas ce que nous sommes. Et pourtant, nous sommes différents, dans cette vie-ci, de ce que nous fûmes auparavant.
2) Soit, à sa mort, l’être humain est parvenu à l’Éveil : il est déjà dans le monde sans forme, la mort le fait entrer dans ce que – faute de mieux – nous appellerons le « ciel ».

Rien ne meurt : nous ne mourons pas, nous passons d’une forme de vie à une autre, d’un état à l’autre. La compréhension des cycles de renaissances rend inutile l’idée de résurrection, propre au judéo-christianisme, qui a entraîné la théologie et le dogme chrétien dans des impasses aux conséquences redoutables (Schéma 2).

Puisque la mort n’est qu’un moment parmi d’autres, dans un cycle long et répétitif, Siddhartha n’en parle guère. Mais dans son Dernier Discours, on rapporte ce bref dialogue, quelques jours avant sa mort, entre le Bouddha et le diable :

– Alors, Éveillé – lui demande le Mara, le diable -, vas-tu enfin cesser de t’opposer à moi par ton enseignement ?

– Sois sans inquiétude, Mara, répond le Bouddha : l’Éveillé ne va pas tarder à mourir.

Pourquoi avoir peur d’une étape, la mort, qui fait suite à tant d’autres ? Ce n’est pas la mort que craint Siddhartha, c’est la souffrance – parce qu’elle éloigne de l’Éveil.

4. Karma et vie morale

Pour Siddhartha il n’y a pas de péché, puisqu’il n’y a pas de Dieu auteur d’une Loi extérieure à l’Homme. Il n’y a pas non plus de grâce, ni de rédemption (rachat de nos péchés par un autre). Chacun de nous est totalement responsable de sa progression vers l’Éveil. Chacune de nos actions – et par « action », il entend nos pensées, nos paroles ou nos actes – est pour lui comme une graine, qui va nécessairement produire un fruit. Ce sont les fruits – les conséquences – de nos actions qui allègent ou qui alourdissent notre karma. Ce que nous sommes aujourd’hui est la conséquence de tout ce que nous avons pensé, avons dit et avons fait dans les moments qui précèdent, comme dans les vies qui précèdent.

Siddhartha, c’est une morale de l’action. Une morale de la responsabilité humaine, qui empêche de chercher ailleurs qu’en nous-mêmes la source de nos malheurs. Et qui oblige au travail sur soi.

Ceci est extraordinairement libérant : « Ne t’en prends qu’à toi, et travaille sur toi »

5. L’Homme microcosme

Sous son arbre, Siddhartha ramassa une feuille et dit : « L’univers est dans cette feuille, la feuille est en moi et moi je suis dans l’univers »

Avant les philosophes Grecs, il avait compris que l’être humain est un microcosme : nous, les animaux, les plantes et l’infinité du cosmos sont constitués des mêmes éléments. Au passage, notez que c’est cela qui fonde l’écologie : respecter la planète, respecter les plantes et les animaux, c’est nous respecter nous-mêmes. Les maltraiter, c’est nous maltraiter. Les tuer ou les épuiser, c’est nous suicider ou nous épuiser nous-mêmes.

C’est pourquoi les bouddhistes refusent absolument de tuer un être vivant, fut-ce un vers de terre. Tuer un vivant, ce serait interrompre brutalement son karma. C’est-à-dire l’obliger à trouver, avant terme, une nouvelle naissance – qui eût peut-être été meilleure, si je ne l’avais pas tué.

Pour la même raison, le suicide et l’euthanasie sont inconcevables en bouddhisme : il faut que chacun de nous aille jusqu’au bout de son karma en cours. C’est peut-être dans les dernières minutes de cette vie-ci, même dans l’inconscience du coma, que le mourant pourra franchir la dernière étape qui le séparait de son Éveil.

Il y a, dans l’enseignement du Bouddha, un prodigieux optimisme.
Enfin, les cycles de renaissance permettent de comprendre le douloureux mystère de la souffrance innocente. Pourquoi un enfant naît-il handicapé ? Pourquoi, dans une famille défavorisée ? Pourquoi, avec des tares morales ou physiques ? Parce qu’il porte, dans cette nouvelle naissance, le poids de son karma. Il porte en lui le fruit – les conséquences – d’actions négatives accomplies dans ses vies antérieures : personne d’autre que lui n’est responsable. Et cette nouvelle naissance lui est donnée, précisément, pour qu’il ait la chance de pouvoir régler ses comptes avec lui-même, en multipliant les actions positives.

J’ai travaillé pendant un an auprès de jeunes handicapés mentaux. J’ai été témoin, aussi bien chez eux que chez leurs parents douloureux, des merveilles qu’ils accomplissaient chaque jour pour affronter leur souffrance (leurs actions positives). Ils ont été pour moi des maîtres de vie.

6. Expérience et méditation

Rappelez-vous : « Il n’y a ni maîtres, ni rites, ni textes sacrés. Il n’y a que ce dont tu fais l’expérience ». Siddhartha explique : « Si quelqu’un te fait cadeau d’une pièce d’or, la première chose que tu fais, c’est de la mordre pour vérifier que c’est bien de l’or. Eh bien, toi, fis la même chose avec mon enseignement : vérifie-le en le mettant en pratique, et seulement si tu le trouves efficace, alors… adopte-le »
La pratique commune à toutes les formes de bouddhismes, c’est la méditation. Je ne vous en parlerai pas : ce n’est pas quelque chose dont on parle, mais dont on doit faire l’ex préience en la pratiquant. C’est une discipline mentale qui n’a rien de religieux, bien qu’un croyant, selon sa croyance, puisse utiliser cette discipline pour s’approcher de la réalité-au-delà-des- apprences à laquelle il aspire.
En fait, on s’aperçoit que Siddhartha ne parle que de la méditation : toute sa conception de l’homme et de l’univers n’est qu’une conséquence. Entrant dans les plus petits détails, il s’est montré un remarquable maître de la psychologie et de la psychanalyse.
« Si tu pratiques la méditation pendant sept jours, dit-il, tu peux parvenir à l’Éveil »
Et ailleurs : « Tout être humain peut se plonger dans la rivière, et se laver entièrement »
Tout être humain, où qu’il en soit de son parcours.
Optimisme du Bouddha.

7. Siddhartha et Jésus

L’indien Siddhartha, le juif Jésus : deux grands Éveillés qui, sur l’essentiel, disent exactement la même chose. Comment s’en étonner ? Je vous renvoie au dialogue que j’ai tenté d’instaurer entre eux dans la deuxième partie de Dieu malgré lui (Robert Laffont, 2001).

L’action et l’enseignement de chacun de ces deux maîtres prennent leur origine dans la rencontre avec ceux qui souffrent. Elle provoque la même attitude : chez Siddhartha, une infinie compassion, chez Jésus une « miséricorde qui vient du fond de ses entrailles ».

Chacun est porteur d’une doctrine, exigeante, de la responsabilité personnelle.

Chacun s’est éloigné des rites, des clergés et des textes sacrés de son temps.

A Siddhartha, il n’a manqué qu’une seule chose : d’avoir pu connaître, comme Jésus, le Dieu de Moïse.

Mais l’Éveil dont ils ont fait l’expérience, chacun dans sa culture propre, est le même.

Cet Éveil, nous n’y échapperons pas.

                   M.B., résumé d’une conférence donnée le 15 mars 2008

Quelques suggestions de lecture :

1) Michel Benoît, Dieu malgré lui, Robert Laffont, 2001 (la seconde partie, Un Bouddha juif). Lecture facile.

2) Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, Seuil, coll. Point-Sagesse. Ouvrage court mais très « trapu ».

3) Les traductions françaises de Mohân  Vijayaratna : chez Cerf (Sermons du   Bouddha, Le Bouddha et ses disciples), chez Lis (Le dernier voyage du Bouddha) : agréable.

4) En anglais : Maurice Walshe, Thus I have heard, a new translation of the Digha Nikâya, Wisdom Publications, London, 1987 : un fondamental.

L’URGENCE

           Le monde est en feu, ô moines !, s’exclamait un jour le Bouddha Siddhartha. Cinq siècles après lui, et dans un tout autre contexte, le Bouddha Jésus soupire : Je suis venu allumer un feu sur la terre, et comme je suis impatient de le voir prendre !
      
L’impatience dont font preuve les Éveillés est une constante : ils ont vu, ou ils voient. Ils souffrent des pesanteurs de ceux qui ne « voient » pas, qui ne veulent pas « voir ». Parfois, ils se taisent : le plus souvent, ils meurent d’impatience.

       Notre situation est particulière.
       Nous avons créé un tintamarre médiatique qui accentue notre surdité. Depuis les faux-plafonds dorés, sur les tapis rouges, des paillettes tombent en pluie sur les pipol et ensevelissent les prophètes. Comme un taureau dans l’arène, nous sommes étourdis par les muletas des faiseurs de spectacle. Et nous ne savons plus où donner de la tête.

       Quelques uns prennent la peine de s’asseoir. Nul ne sait si ce sont des Éveillés, mais ils vivent à contre-courant. Au milieu d’informations qui n’ont jamais aussi été aussi abondantes, d’idéologies aussi réaffirmées, ils tentent de faire le tri. D’apercevoir quelques grands axes directeurs. Ils creusent, patiemment, l’une ou l’autre question centrale. Ce sont des économistes, des défenseurs de l’environnement, des chercheurs en sociologie, en politique, en biologie, en physique, en histoire, en exégèse.
       Le plus souvent et sans le savoir, ils se rejoignent dans le souci de la beauté et de la dignité de l’humain.
       Lorsqu’ils font entendre leur voix, c’est au milieu de l’immense vacarme des nouvelles vraies ou fausses, des dogmes anciens ou nouveaux, et des crispations qu’ils suscitent.

       Car tout va très vite, de plus en plus vite. Un monde a disparu sous nos yeux. Nous n’avons plus le temps des nuances, de la réflexion apaisée : il faut crier pour se faire entendre. Nous sommes soumis à des chocs permanents : pour être écouté, il faut choquer.
       Nous vivons dans l’urgence des temps en train de s’accomplir.

       Quelques grands Éveillés du passé ont vécu en des périodes semblables aux nôtres : un monde était en train de mourir sous leurs yeux. Siddhartha, Jésus, Gandhi ou Martin Luther King, ils ont choqué : devant l’urgence qu’ils percevaient, le temps des précautions verbales leur a semblé révolu.
     Le monde est en feu ! Malheur à vous, pharisiens ! Quit India now ! I have a dream ! : ils n’ont pas pris de gants.

       Qu’ils soient grands ou petits, on reproche aux bousculeurs de l’ordre établi leur véhémence, ce côté un peu abrupt, leur manque de « rondeur », leurs impatiences.

       J’envie Socrate, dont la légende dit qu’il a longtemps partagé sa méditation tranquille à l’ombre d’un pin parasol, entouré de quelques auditeurs avertis dont les questions mesurées l’aidaient à formuler sa pensée, tout en l’enrichissant au rythme paisible des jours.
       Par la profondeur irénique de sa recherche, il voulait échapper à l’urgence : il a quand même dû se suicider.

                                        M.B., 16 mars 2008

MARGUERITE YOURCENAR : la mémoire et l’identité

          Un immense écrivain part à la recherche d’elle-même, à travers sa mémoire et celle de ses personnages.

           Je ne suis en rien un spécialiste de la littérature contemporaine, ni même un spécialiste de Marguerite Yourcenar. A quel titre, donc, est-ce que j’usurpe ici le droit de vous parler d’elle ?

          Quand j’avais seize ans, on m’a mis entre les mains les Mémoires d’Hadrien. Depuis lors, je n’ai cessé de lire ce livre : adolescent, j’étais tombé définitivement amoureux de Madame Yourcenar ! Ce qui, étant donné ses préférences sexuelles, ne me faisait courir aucun autre risque que celui des sommets.

          Je ne vous parlerai donc pas d’elle en spécialiste, mais en amoureux. Vous êtes le balcon au pied duquel, Roméo éperdu, je chante ma ballade à une Juliette androgyne.

 Années de formation

           Une enfance sans mère, morte peu après sa naissance. Solitaire : « L’habitude précoce de la solitude, dit-elle, est un bien infini ».

          Un père, Michel, très beau, très mondain, très flamboyant et flambeur, très obsédé par les femmes. Lettré comme on l’était au XVII° siècle, aventureux, refusant toute contrainte, totalement insoucieux du lendemain, « l’homme le plus libre que j’aie connu ». « Á peine un père » dit-elle, avec lequel elle se promenait des heures en parlant de philosophie grecque ou de Shakespeare. Très vite, elle se sent son égale : de lui, elle n’a pas reçu d’image paternelle, mais celle d’un initiateur à la pensée, à la littérature, à la liberté, puis d’un comparse à qui elle soumettait les ébauches de ses œuvres.

          Elle ne va pas à l’école, c’est son père qui l’initie au latin, puis au grec. Elle parle « d’un miracle… Le jour où les vingt-six lettres de l’alphabet ont cessé d’être des traits incompréhensibles, pas même beaux, alignés sur fond blanc, et dont chacun désormais constituait une porte d’entrée, donnait sur d’autres siècles, d’autres pays, des multitudes d’êtres plus nombreux que nous n’en rencontrerons jamais dans la vie… Je n’eus jamais de livres d’enfants. Madame de Ségur me semblait pleine de sottise et même de bassesse… Jules Vernes m’ennuyait. » Á huit ans, elle dévore Les Oiseaux d’Aristophane, puis Phèdre de Racine. Á onze ans, son père lui lit Marc Aurèle. Il l’emmène dans des musées comme d’autres vont au cinéma : « Deux fois par semaine il me menait au Louvre, dont je ne me lassais pas. De la neuvième à la onzième année, quelque chose d’à la fois abstrait et divinement charnel déteignit sur moi : le goût de la couleur et des formes, la nudité grecque, le plaisir et la gloire de vivre ».

          Elle a tout lu – uniquement les grands classiques français, anglais, allemands, italiens, russes, japonais, hindous -, elle a beaucoup vu, et se souvient de tout. Son esprit passe de l’un à l’autre, d’un tableau flamand à une tragédie classique, d’une ruine antique à un poème grec. Elle se meut dans le passé comme dans une maison aux meubles caressés au passage, tous connus, chacun reconnu, avec une prédilection pour l’antiquité.

          Elle incorpore la rumeur de l’humanité dans chacune des fibres de son être.

          Comme il se devait alors, le climat de son éducation est catholique. Mais l’épopée chrétienne est pour elle un fait culturel parmi d’autres. « L’appel au mythe représente cette ferveur, cette sensation d’être reliée à un tout ». Les mythes grecs, asiatiques ou chrétiens expriment pour elle « le contact perpétuel de l’être humain avec l’éternel. Qui relie l’homme à tout ce qui est, a été, et sera… Très tôt j’ai senti qu’il fallait choisir entre la religion catholique et l’univers : j’aimais mieux l’univers ».

          Une enfance sans amour, une ferveur mystique : le sensuel et le sacré seront les deux piliers de son œuvre. « Si on entend par amour l’adoration d’un être, la persuasion que deux êtres sont faits l’un pour l’autre… il y a là un tel mirage que quelqu’un d’un peu réfléchi se dit : Non, je suis loin d’être doué pour ces qualités exceptionnelles ! Rendons-nous compte de ce qui est : aimons ce qui est. Et j’appellerai cela amour de sympathie. Il ne s’agit pas de « l’amour platonique ». Il s’agit d’un lien, charnel ou non, sensuel toujours quoi qu’on fasse, mais où la sympathie prend le pas sur la passion. Une chose m’a toujours gênée dans l’amour à la française, c’est l’absence de sacré. Le fait que par notre éducation chrétienne nous avons perdu le sentiment que l’amour… ou plus exactement, que les rapports sensuels sont sacrés, parce qu’ils sont l’un des grands phénomènes de la vie universelle. En Occident, le plaisir est perçu comme une fin en soi, alors que c’est une voie d’accès vers la connaissance – de Dieu, ou d’un autre être dans toute sa pauvreté divine »

          Sa fréquentation sensuelle des grandes œuvres de l’esprit et la de matière nourrit sa mémoire, de là découle la fermeté de son écriture et la hauteur de sa pensée. Son identité, elle la cherchera dans ces souvenirs : face à leurs épaisseurs, sa propre vie lui apparaîtra comme fortuite.

          Et la vie d’un écrivain est toujours le support de son œuvre.

          Ce père, qu’elle admire avec distance, la rend incapable d’aimer les hommes. Si elle est très tôt consciente de son homosexualité, elle se prendra pourtant de passion pour André Fraigneau, écrivain de quatre ans son cadet, et qui, lui, n’aime que les garçons. Passion sèche donc, mais brûlante et dont elle retrouvera les feux après la mort de Grace Fricks, avec un jeune américain, Jerry Wilson, lui-même homosexuel et qui l’accompagnera fidèlement au cours de ses derniers voyages.

 Alexis

           Elle entre en littérature avec un court roman, Alexis ou le Traité du Vain Combat. Paru alors qu’elle a vingt-quatre ans, Alexis annonce et contient déjà l’auteur des Mémoires d’Hadrien. D’abord c’est une longue lettre, qu’Alexis écrit à sa jeune femme avant de la quitter – tout comme les Mémoires prendront la forme d’une lettre, écrite au jeune Marc-Aurèle par l’empereur qui se sent mourir. Mais surtout, le sujet de ce roman-lettre, c’est une confession : Alexis est homosexuel, il avoue à sa femme qu’il doit la quitter parce qu’il ne l’a jamais aimée que de tendresse.

          Alexis remonte très haut dans son enfance, dont il tâche de « se rappeler les pensées, les sensations – plus intimes que des pensées – et jusqu’aux rêves…. J’avais peur, dit-il. Je comprenais déjà que tout a son secret, n’est jamais que surface, et que le pire des mensonges est le mensonge du calme. Je ne saurai jamais si mon innocence d’alors était moins grande que je ne l’assure, ou si je suis maintenant moins coupable que je ne m’oblige à le penser ».

          Coupable ! Le mot est lâché, par cette jeune femme issue d’un milieu puritain. Il explique le titre de l’œuvre, Traité du Vain Combat. Quel est ce combat ? C’est d’assumer ce que l’on est, lorsqu’on n’est pas comme les autres. Pourquoi est-il vain ? Parce que la mémoire, fut-elle fouillée jusqu’aux limites des rêves envolés, se refuse à donner la clé de ce que je suis. Coupable de se heurter à son enfance comme à une friche, qui seule pourrait expliquer l’anomalie du présent, mais ne peut pas livrer son contenu libérateur : « Chacun de nous, avoue-t-elle, a sa vie particulière, unique, déterminée par tout le passé, sur lequel nous ne pouvons rien, et déterminant à son tour, si peu que ce soit, tout l’avenir… Et quand je saurais tout [de mon passé], il resterait encore à m’expliquer moi-même ».

          « Je n’ai pas la folie de souhaiter qu’on m’approuve, dit Alexis. Je ne demande même pas d’être admis : c’est une exigence trop haute. Je ne désire qu’être compris, et c’est désirer beaucoup. » Comment a-t-elle pris conscience de sa préférence sexuelle ? « Je soupçonnais déjà ce qu’ont de brutal les gestes physiques de l’amour. On ne s’éprend pas de ce que l’on respecte, ni peut-être de ce que l’on aime. »

          « Et ce fut alors que cela eut lieu, un matin pareil aux autres, où rien, ni mon esprit, ni mon corps, ne m’avertissait plus nettement qu’à l’ordinaire. Je marchais en pleine campagne, dans un chemin bordé par les arbres. Tout était silencieux, comme si tout s’écoutait vivre. J’allais, je n’avais pas de but : ce ne fut pas ma faute si, ce matin-là, je rencontrai la beauté….. Je rentrai. Ce que j’éprouvais n’était pas de la honte, c’était encore moins du remords, c’était plutôt de la stupeur. Je n’avais pas imaginé tant de simplicité dans ce qui m’épouvantait d’avance : la facilité de la faute déconcertait le repentir. Cette simplicité, que le plaisir m’enseignait, je l’ai retrouvée plus tard dans la grande pauvreté, dans la maladie, dans la mort des autres, et j’espère bien un jour la retrouver dans ma propre mort. »

          Alexis-Marguerite continue : « Des souvenirs me reviennent. Je ne vous dirai pas les noms, j’ai même oublié les noms, ou ne les ai jamais sus. Je revois la courbe particulière d’une nuque, d’une bouche ou d’une paupière – tout ce qui affleure d’âme à la surface d’un corps. Je ne les aimais pas : je ne désirais pas refermer les mains sur le peu de bonheur qui m’était apporté. Simplement, j’écoutais leur vie. La vie est le mystère de chaque être. »

          C’est tout. Jamais elle ne se servira d’un autre de ses personnages pour en dire plus sur sa propre sensualité, qui imprègne pourtant toute son œuvre. Comme on est loin ici des confessions d’un André Gide écartelé entre son protestantisme et sa pédérastie, ou des débordements racoleurs et nauséabonds d’un Gabriel Matzneff ou d’un Jean Genêt !

          Eux parlent d’érotisme, voire de pornographie. Elle, elle parle de beauté, et de purification de l’être jusqu’à cet ultime dépouillement qui est celui de la mort.

          Elle avoue enfin (c’est toujours Alexis qui parle) : « Notre corps oublie, comme notre âme. Je m’efforçais d’oublier, j’oubliais presque. Puis, cette amnésie m’épouvantait. Mes souvenirs, me paraissant toujours incomplets, me suppliciaient toujours davantage. Je me jetais sur eux pour les revivre. Je me désespérais qu’ils pâlissent. Je n’avais qu’eux pour me dédommager du présent : il ne me restait pas, après m’être interdit tant de choses, le courage de m’interdire mon passé. »

Hadrien

           Au moment où elle rédige Alexis, elle songe déjà à ce qui sera le grand livre de sa vie. Dans le Carnet de notes qui fait suite aux Mémoires d’Hadrien, elle écrit : « Ce livre a été conçu, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1926, entre la vingtième et la vingt-troisième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être ».

          Car le premier élément où se déploie son œuvre, c’est l’histoire. Sa pensée, ses sentiments, ses passions, son style sont inséparables de l’histoire des hommes.

          Et d’abord, là où commença l’œuvre des hommes en train de se faire, et l’esprit des hommes en train de penser : la Grèce. Non seulement celle d’Homère, de Xénophon et de Thucydide qui accompagnent sa croissance, mais aussi celle des poètes grecs qu’elle traduit, depuis les élégiaques qui les premiers tentèrent d’exprimer la furie du dieu Éros, jusqu’à Constantin Cavafy, poète de la mémoire et de la drague homosexuelle mort inconnu en 1933, qu’elle révèle à l’Occident : « La réminiscence charnelle fait de lui un maître du temps, écrit-elle. Sa fidélité à l’expérience sensuelle aboutit à une théorie de l’immortalité ».

          Mystique, et sensualité. L’un par l’autre, jamais l’un sans l’autre.

           Donc, son œuvre est d’emblée classique. La Grèce fournit à Mme Yourcenar non seulement un creuset pour sa pensée, un modèle pour son style, un décor pour ses émotions, elle lui confie aussi un héros : un sage – mais qui fut aussi un soldat. Un empereur – mais qui fut aussi un homme. Un Romain, qui était avant tout un Grec.

          C’est l’empereur Hadrien. Il s’écoulera vingt huit années avant qu’elle puisse publier ses Mémoires, en 1951. Trois fois elle aura abandonné ce projet, brûlé des centaines de pages. Ce long temps de latence, elle le décrit comme « l’enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas… Il fallait peut-être cette solution de continuité, cette nuit de l’âme que tant de nous ont éprouvé à cette époque [celle de la guerre] pour m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même ».

          Pendant tout ce temps, elle ne cesse de se tourner vers Hadrien sans vouloir y penser. Elle visite tous les lieux qu’il a parcourus, c’est-à-dire tout le bassin méditerranéen, passe des jours entiers à regarder la lumière tourner sur les ruines de Tibur, la Villa Hadriana. Et quand on sait ce qu’est le regard de Mme Yourcenar, on comprend qu’elle ait pu prétendre « refaire du dedans ce que les archéologues du XIX° siècle ont fait du dehors ».

          Mais il y a plus, beaucoup plus : entre 1934 et 1937, elle lit tous ce qui a été écrit (et est parvenu jusqu’à nous) sur Hadrien et le monde de son époque : depuis Dion Cassius jusqu’au Recueil des inscriptions grecques et latines de l’Égypte, depuis les Papyrus d’Oxyrhynchus jusqu’à l’ineffable Historia Augusta, aussi pleine de canulars que d’informations précieuses. De sorte qu’elle pourra dire, en toute vérité : « La lecture des auteurs antiques… m’était devenue une patrie. L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme, c’est de reconstituer sa bibliothèque. Durant ces années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsi travaillé à remeubler les rayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’à imaginer les mains gonflées d’un malade sur les manuscrits déroulés. »

          Elle va donc tenter cette entreprise inouïe, unique dans l’histoire de la littérature mondiale : « Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie – ou plus exactement dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée dans quelqu’un ». « Mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles. » Elle ne fait pas le portrait d’Hadrien : elle fait le « Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi. Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son écriture les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. »

          Ce portrait d’une voix, c’est un long monologue, « solitaire, comme l’est forcément celui d’un homme placé au sommet de tout. »

          Vous l’avez deviné : dans cette austère discipline de l’imagination, c’est à la conquête d’elle même que Mme Yourcenar se lance. Pour trouver son identité, elle ne travaille pas sur sa mémoire à elle, mais sur celle d’un homme disparu depuis dix-huit siècles.

           « La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934 (la troisième ?) : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort » Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre. » Prendre « une vie connue, achevée, fixée par l’Histoire (autant qu’elles peuvent jamais l’être), de façon à embrasser d’un seul coup la courbe toute entière. » Et choisir ce « moment où l’homme qui vécut cette existence la soupèse, l’examine, devenu pour un instant capable de la juger. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous. »

          « Mon cher Marc [Aurèle],

          Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa [Hadriana] après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. »

          C’est ainsi que commencent les Mémoires d’Hadrien, et dès l’abord on se rend compte que l’écriture de Mme Yourcenar s’est débarrassée des pointes de préciosité qui se lisaient dans ses premiers Essais de jeunesse. Elle les juge très sévèrement : « J’écrivais très mal, dit-elle. J’écrivais lâche et orné. Il y avait des moments de flottements inutiles… Serrer, desserrer, labeur de mécanicien. » C’est un écrivain en pleine possession de sa langue qui s’exprime, chaque mot se trouve à sa place, chaque image parle sans déborder du cadre, la musique des phrases atteint à la plénitude du Mozart des derniers Concertos pour piano. Elle est en possession de son outil, mais surtout elle est en pleine possession d’elle-même. Le miracle tant attendu s’est produit. Comment donc ?

           Certainement, par la rencontre en 1937 de Grace Fricks, sa compagne avec qui elle vivra jusqu’au bout, jusqu’à la maladie de Grace qu’elle soignera avec un dévouement admirable, recueillant son dernier souffle dans leur maison du nord-est américain où elles vivent en couple depuis la guerre.

          Une seule fois elle parlera de sa relation avec Grace, dans les Carnets de notes des Mémoires d’Hadrien. « Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à G.F…, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer… »

          Elle dit vouloir s’effacer devant la mémoire d’un autre, mais cette mémoire, c’est elle qui la reconstruit. Á travers la mémoire d’Hadrien, c’est bien la quête d’elle-même qu’elle poursuit.

          « … Mais la plus longue dédicace est encore une manière trop incomplète et trop banale d’honorer une amitié si peu commune. Quand j’essaie de définir ce bien qui depuis des années m’est donné, je me dis qu’un tel privilège, si rare qu’il soit, ne peut cependant être unique. Qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait, dans l’aventure d’un livre mené à bien, ou dans une vie d’écrivain heureuse quelqu’un qui ne laisse pas passer la phrase inexacte ou faible que nous voulions garder par fatigue. Quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut une page incertaine… Quelqu’un qui nous soutient, nous approuve, parfois nous combat. Quelqu’un qui partage avec nous, à ferveur égale, les joies de l’art et celles de la vie, leurs travaux jamais ennuyeux et jamais faciles. Quelqu’un qui n’est ni notre ombre, ni notre reflet, ni même notre complément, mais soi-même. Quelqu’un qui nous laisse divinement libre, et pourtant nous oblige à être pleinement ce que nous sommes ».

          Avec Grace, elle a enfin trouvé ce qu’elle cherchait : une relation où la sensualité conduit aux marges de l’absolu. Leur amour mutuel – car c’en fut un – est à la fois amour d’un être, amour de la création – dans son double sens (l’univers et la fécondité artistique) -, et amour du Dieu inconnu.

          Tout cela n’étant que plaisir. Éros, ou Agapé ? Si elle est classique, cette distinction n’a plus ici aucun sens.

          Vous lirez, ou vous relirez, la partie des Mémoires consacrée à la passion d’Hadrien pour le jeune Antinoüs. C’est l’un des plus beaux hymnes à l’amour de la littérature française. On peut s’en étonner, en ces moments où l’actualité remue les boues de la pédophilie. Mais comme toute l’Antiquité, Hadrien ne pouvait pas imaginer cette perversion – triste privilège de notre siècle qui l’a inventée, ce qui montre à quel point il est malade. Hadrien se veut à la fois le père, le frère, l’ami, l’amant et le pédagogue d’un adolescent. Il recherche avec lui l’accès au divin, en quoi consiste la maturité de tout être humain, et il prétend l’y conduire en l’initiant.

          Ainsi, d’Alexis à Hadrien, on voit apparaître un fil conducteur qui fut celui de toute la vie de Mme Yourcenar : le plaisir du corps vécu comme un plaisir de Dieu.

 Le labyrinthe du monde

           Peut-être réconciliée avec soi grâce à Hadrien, elle peut revenir sur elle-même, et tenter enfin de plonger dans sa propre mémoire.

          Elle le fera en trois volumes, publiés de 1974 à 1988, et rassemblés sous un titre commun : Le Labyrinthe du Monde. Vous comprenez maintenant pourquoi ce titre : elle se perçoit comme une parcelle de l’univers, labyrinthe dans lequel elle essaye de se situer, poussière de galaxie.

          Pour comprendre cette trilogie, je commencerai par là où il faudrait finir : cette affirmation lapidaire des Carnets de notes :

                     « Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi. »

          Et un peu plus loin ; « Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous… !  » Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre. J’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que des murs écroulés, des pans d’ombres. » Et ailleurs, parlant de son père : « Je ne suis pas plus Michel que je ne suis Zénon ou Hadrien. Comme tout romancier, j’ai essayé de le reconstituer à partir de ma substance, mais c’est une substance indifférenciée. »

          Une substance indifférenciée : dans cette formule surprenante (parlant d’elle-même) s’exprime d’abord l’effet de la méditation bouddhiste, qu’elle a pratiquée à sa façon. Ensuite, sa conscience de n’être qu’un atome du cosmos. Et enfin, ou du moins il me semble, la négation d’elle-même à laquelle l’a obligée très tôt sa double singularité, d’homosexuelle et d’écrivain nourrie de classicisme. Un oubli de soi qui lui a permis, devenue substance indifférenciée, de vivre toute l’aventure humaine directement ou à travers ses personnages – ce qui n’est pour un écrivain qu’une seule et même chose.

          Voici une page du premier des trois volumes, Souvenirs pieux (il faut entendre la pietas au sens ancien d’une certaine qualité d’attention aux choses) :

           [Lecture en conférence du récit de l’accouchement de sa mère]

           De quel accouchement s’agit-il ? De celui de Madame Fernande, la mère de Marguerite. Qui donc décrit cette scène, ses infimes détails, son ambiance palpable ? Celle qui est toujours dans l’utérus de sa mère, dont elle n’a pas encore franchi le col.

           S’ensuit l’histoire de la famille de Fernande depuis 1366, puis une longue narration du destin d’Octave Pirmez, obscur « écrivain de mérite » belge qui a dû au cousinage qui le reliait à Marguerite d’échapper à l’oubli. Ensuite, elle revient à Fernande comme si elle n’en avait encore rien dit. Des souvenirs transmis de vive voix, de vieilles photos, des portraits, des documents d’état civil, des actes notariés, des bribes de lettres retrouvées dans un grenier : elle dépeint sa mémoire génétique comme un voyageur, assis dans un train, raconterait le paysage qui défile à vive allure sous ses yeux, mais sans omettre la moindre feuille des arbres aperçus au passage, le moindre vallonnement du paysage.

          Et puis, soudain, une trouée : « Avant de laisser repasser à ces ombres le fleuve infernal, j’ai quelques questions à leur poser sur moi-même ». Se tournerait-elle, enfin, vers elle-même ? Mais non ! Elle revient vers l’un, vers l’autre des personnages de son arbre familial, pour revivre de l’intérieur tel détail, telle anecdote, la resituer dans le décor et l’air du temps de ce passé qui la constitue, sans qu’elle semble jamais être en mesure de s’atteindre elle-même.

           Dans ces premiers Souvenirs pieux, elle remontait à partir de son père et de sa mère jusqu’aux temps les plus reculés. Dans Archives de Nord qui lui fait suite, elle emprunte la démarche contraire, « partant des lointains inexplorés pour arriver… jusqu’au Lille du XIX° siècle… et enfin jusqu’à cet homme perpétuellement en rupture de ban que fut mon père, jusqu’à une petite fille apprenant à vivre entre 1903 et 1912 sur une colline de la Flandre française. »

          Dans Archives du Nord, son travail de mémoire débute au sortir de la préhistoire, alors que les plages flamandes se séparaient à peine de la côte anglaise, et se peuplaient de ceux qu’on appellera les Celtes. Quatre cent pages plus tard, on a parcouru tout le Moyen âge, la Renaissance et cet épais XIX° siècle au cours duquel sa famille s’affirme. Au terme de ce deuxième volume censé ne parler que d’elle, Marguerite a environ six semaines.

          Au passage, elle laisse filer une confidence, si rare chez elle : « Plus je vieillis moi-même, et plus je constate que l’enfance et la vieillesse, non seulement se rejoignent, mais encore sont les deux états les plus profonds qu’il nous soit donné de vivre. L’essence d’un être s’y révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions de la vie. »

          S’ensuit un troisième volume, dont le titre est tiré d’un beau vers de Rimbaud : « Elle est retrouvée ! Quoi ? L’éternité. » La mort la surprendra alors qu’elle n’a pas rédigé les derniers chapitres, mais c’est dans Quoi ? L’éternité qu’elle se dévoile le plus, avec une facilité, une richesse et une liberté d’écriture que la maladie n’est pas parvenue à amoindrir.

          Va-t-elle, enfin, se placer au cœur du récit, et parler frontalement d’elle-même ?

          Non. Elle explore la relation trouble que son père entretint jusqu’à sa mort avec Jeanne, une amie d’enfance de sa mère, mariée à Egon, un jeune noble d’origine Balte – lequel s’avère être autant attiré par les hommes que par les femmes.

          Le décor est planté pour un de ces prodigieux voyages dans les profondeurs du souvenir, à travers lesquels Mme Yourcenar se cherche – sans chercher à se trouver. Ce trio à la fois aimanté par l’attrait des sens et contenu par les valeurs surannées de l’ancienne noblesse, elle en explore avec délices les entrelacs compliqués. S’attache aux personnages secondaires, amants, comparses d’un moment. Reconstitue leurs sensations, ce qu’ils ont vu ou dû voir, le contact de leurs bottes s’enfonçant dans les boues de Flandre ou de Russie. La magie sympathique opère ici son miracle, à partir d’une conversation entendue autrefois, d’une image fugitive restée imprimée dans sa rétine. Elle se sent « seule dans un grand paysage vide où tout semble tantôt très proche et tantôt lointain. Vide, il ne l’est pas, mais les personnages qui le peuplent m’importent trop peu pour que je sache s’ils viennent vers moi ou s’ils s’en vont… Aujourd’hui est la même chose que toujours. »

          Autour de son père Michel, centre d’un ballet sensuel où il semble ne faire que passer, elle creuse et creuse encore, pour faire le siège de cette substance indifférenciée qui est elle-même. Jusqu’à cette phrase admirable, qui condamne toute théologie : « On ne comprend pas l’éternité. On la constate. »

                   Sans jamais se lasser, elle a cherché à « remonter du presque présent au passé de la race toute entière. » Au terme, elle a renoncé à se comprendre : elle se constate. Pénétrant jusqu’aux cellules qui constituent son hérédité humaine, biologique, esthétique et culturelle. Jusqu’aux infimes composants qui la font telle qu’elle est, jusqu’à la dissolution de son « moi », cette apparence factice.

          Mise en œuvre de la méditation bouddhiste, qui l’a fascinée toute sa vie durant.

          Perception, au-delà du perceptible, d’un « moi » inexistant, parcelle d’éternité en mouvement.

                    Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi

           Je vous remercie de votre patiente attention.

                          M.B., Conférence donnée le 29 mai 2010

MORT D’ISABEL ELLSEN : danse avec Le Mal

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         Isabel Ellsen est morte jeudi 18 octobre 2012 à l’aube. Elle avait 53 ans.

           Retour en arrière. Ầ Paris, je rencontre mon géniteur, qui m’avait abandonné encore enfant pour partir avec une de ses maîtresses. Il me dit bonjour, puis s’écarte avec un sourire: « Michel, je te présente ta sœur. »

          Stupéfait, je tends machinalement la main : « Madame… »

          Les passants, les voitures, les murs s’effacent, elle envahit tout l’espace. Très belle, souple, féline. Elle bouge merveilleusement, avec grâce. Vient à moi, me fait le don de son visage, de son regard, de son sourire. Écarte gentiment ma main malhabile, me prend dans ses bras, me maintient contre elle : en un instant, cette étrangère venait de faire de moi son frère.

           Isabel, c’était ça : un cœur à fleur de peau, un regard bienveillant posé sur chacun, une tendresse.

          La chaleur contagieuse de la vie. Un don de soi spontané, sans réserve.

          Elle avait 28 ans, j’en avais 45. Ce jour-là, elle s’est installée dans ma vie.

          Peu à peu, j’ai appris ce qu’avait été la sienne. Dès l’enfance, ignorée par ses parents. D’abord un pensionnat de luxe, puis des pensions tout court, toujours plus loin, toujours plus froides. Enfin des familles d’accueil de plus en plus misérables, à mesure qu’elle subissait la déchéance de ceux qui l’avaient mis au monde. L’enfermement, l’attente de quelqu’un. Les sandwichs pain-moutarde.

           Survivre : « Je suis d’un genre qu’on ne trouve qu’à cinq ou six milliards d’exemplaire dans le monde : je fais mes bêtises d’abord, je demande conseil ensuite. » Demander conseil… oui, mais à qui ? Les amants se succèdent. Un cinéaste célèbre la bat : quand il lui envoie un fer à repasser au visage, elle le quitte, erre dans la rue son sac de voyage à la main, sans domicile fixe pendant des jours.

           Elle écrit des choses, fait le tour des rédactions : elle a du talent, on l’engage, on la publie. Elle est journaliste.

           « J’ai toujours pensé qu’une photo valait mieux qu’un long discours » : jamais elle n’a tenu un appareil photo ? N’importe, elle fonce, apprend sur le tas. Blousés, ses confrères lui montrent des trucs techniques. « Je n’avais pas envie de faire de la photo, je voulais devenir photographe. »

          Personne, jamais, n’ eu besoin de lui apprendre à regarder : elle sait voir, saisir l’âme derrière les visages, les attitudes et les corps.

           « Une belle photo, poignante, digne, marquante, ne peut être qu’une photo de guerre » : elle devient Grand Reporter, photographe de guerre.

          Pendant plus de douze ans, elle enchaîne l’un près l’autre tous les conflits du globe, Place Tian an Men, Somalie, Salvador, Beyrouth, Soweto, Bosnie… elle Voulait voir la guerre, elle la voit. Partout où la planète saigne, elle témoigne.

          Guerre du Golf : à Dharan un obus explose dans la chambre d’hôtel qu’elle venait de quitter. Elle change de chambre, et le lendemain retourne au front. En Croatie, les soldats serbes passent à un mètre du fourré où elle se cache pour échapper au massacre… « Mon courage n’a souvent été que de l’inconscience, de la curiosité. Le vrai courage, c’est un autre nom pour la plus grande humilité, la bonté, la générosité absolue. »

           Elle n’y est pas encore parvenue, mais voilà son horizon.

          Épuisée, elle doit arrêter. Pendant toutes ces années les amants n’ont cessé de défiler : 227 amants et demi, on n’est pas loin du compte. Auprès de chacun, elle a désespérément cherché l’amour. Tous, ils l’ont plaquée : J’embrasse pas.

          Certains s’acharnent à la faire souffrir, elle revit l’agonie de son enfance, la solitude, l’abandon : « Les romans parlent d’amour : et moi, je n’ai que des souvenirs de peur, de faim, de fatigue, des images de morts et de blessés. »

          « Je voulais du malheur, comme d’autres voulaient du bonheur. »

           Pourquoi cette attirance morbide, chez une femme jeune, belle, si pleine de vie, si gaie et affectueuse avec ses amis ?

           En naissant, elle s’est trouvée seule pour faire face à un adversaire redoutable : la force du Mal, la puissance destructrice du Mal, l’Adversaire, le Malin, le Satan, le Démon, le Diable, appelez-le comme vous voulez, le nom importe peu, la réalité est là. Le Mal n’a cessé de la poursuivre. Elle n’a pas fermé les yeux, tourné la tête. Elle n’a pas esquivé le face-à-face : il lui fallait voir les pas de Danse du Mal sur la planète.

          L’identifier au-dehors, pour mieux lui résister en elle ?

           Fascination / répulsion, L’Enfer, son casino, sa plage. Elle est descendue au sous-sol du casino, y a vécu en locataire. Pour voir le proprio, les yeux dans ses yeux, lui tenir tête, se battre avec lui au corps à corps.

          Couverte de bleus, elle saignait de partout. Mercredi dernier, elle s’accrochait encore aux cordes, s’apprêtait à repartir au combat. Elle est morte sous les coups, mais debout, sans reculer, sans abandonner le champ de bataille.

                     Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !

                    – Ne me soutenez pas ! – Personne !

                    Elle vient. Je me sens déjà bottée de marbre,

                    Gantée de plomb ! Je l’attendrai debout.

                    Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !

                    Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !

                    Non ! non ! c’est bien plus beau quand c’est inutile !

                    N’importe : je me bats ! Je me bats ! Je me bats !

           Non, avec elle, Le diable n’a pas eu l’avantage.

           Ses éditeurs ont joué un rôle décisif dans sa carrière littéraire : André Ballant qui détecta très vite son talent, et fut pour elle comme le grand-père qu’elle n’avait jamais eu. Bernard Fixot, Hervé de la Martinière, Nicole Lattès, qui lui permirent de donner sa mesure.

           Elle écrivait comme elle vivait : les phrases se succèdent, brèves, hachées, boum-boum, il n’y a que du ferme, pas de gras. On ne ‘’lit’’ pas Isabel : on court après elle pour ne pas perdre les sensations qui s’enchaînent à perdre le souffle, on a du mal à suivre. C’est violent, c’est torrentiel, saccadé. Aucune concession à la facilité. Cette femme si totalement féminine tenait sa plume comme un soldat sa kalachnikov.

           On aime, ou on n’aime pas. Quand on a eu le malheur de se laisser prendre, on a le bonheur d’être happé, entraîné, bousculé, submergé, tonifié, englouti, oxygéné, rafraîchi, lavé, remis debout. « J’ai ma Bible personnelle. Chacun a la sienne pour marcher droit et prendre le minimum de raclées. »

           Mardi dernier à l’aube, mon téléphone sonne. Elle est clouée au lit, parle avec difficulté, respire mal, se plaint d’une douleur au sternum. « Isabel, tu as déjà fait un infarctus en juin dernier, je t’en prie appelle immédiatement SOS médecins, tu dois être hospitalisée d’urgence ! »

          Le soir, je la rappelle : « Ça va mieux dit-elle, demain je vais au travail… »

          Le lendemain, la douleur a gagné tout le côté gauche : « Isabel, tu es en train de faire un deuxième infarctus, tu dois absolument être hospitalisée ! » Sur sa promesse d’appeler le SAMU, je pars pour un rendez-vous à Paris, rentre tard.

           Jeudi matin, son téléphone ne répond pas. Je reçois un appel d’une de ses amies : « On vient de la trouver, morte, dans son lit. Son visage était paisible, comme si elle dormait. »

           Elle a dû perdre connaissance très vite, sa position et l’état du lit le montrent. Elle n’a pas souffert.

           Et plus personne, désormais, ne la fera souffrir.

           Si vous avez su la rencontrer, vous savez à quel point elle était humaine. Jusqu’à vouloir partager ce qu’il y a de plus sombre en l’Homme, soit comme témoin, soit comme victime. Ầ la recherche, au plus profond des profondeurs, de la pépite, de l’éclat fugitif, du plus petit signe de lumière.

          Et si vous êtes passés à côté d’elle, sachez qu’elle a fait honneur à notre condition humaine.

                     Restez encore un peu : vous étiez le seul à le connaître :

                    N’est-ce pas que c’était un être exquis, un être

                   Merveilleux ?

                               – Oui, Roxane

                   Un coeur profond, inconnu du profane ?

                                                       – Oui, Roxane.

                   Une âme magnifique et charmante ?

                                                                               – Oui, Roxane !

 

          On te pleure, Isa : ne nous oublie pas.

          On a besoin de toi pour marcher un peu plus droit.

                                                                M.B., 21 octobre 2012

ISABEL ELLSEN : l’écriture-action

          En nous quittant pour toujours, ma soeur Isabel Ellsen a laissé derrière elle une dizaine de livres.

          Cette femme-écrivain n’écrivait pas. Elle se laissait pénétrer par ce qu’elle voyait, et ressentait avec une rare intensité.

          Dans le feu de l’action de guerre, des phrases surgissaient dans sa tête comme malgré elle, brèves, percutantes. C’est l’action qui écrivait en elle. Elle a seulement su choisir les mots – le moins possible – et le rythme – le plus près possible du mouvement.

           Dans ces livres engendrés par ce qu’elle voyait en regardant l’humanité dénudée, elle prend place aux côtés des plus grands : Sébastien Japrisot, Céline, Jean Genêt, Jack Kerouac ou le Hemingway de Pour qui sonne le glas.

           Isabel n’est ni une philosophe, ni une théoricienne. Pourtant, quelques pensées à l’état pur parsèment le halètement de ses récits, comme des pépites échappées au feu et au sang.

          En relisant J’ai voulu voir la guerre et Le diable a l’avantage, j’ai extrait ces pépites de leur gangue d’action. Commettre cela, c’était trahir Isabel. Et je l’entends me dire : « Tu ne comprends rien, tu n’as jamais rien compris ! »

          Elle a raison : sortir ces phrases de leur contexte pour les étaler côte à côte, c’est comme arracher l’œil vivant d’une orbite pour en capturer le regard.

          Alors pardonnez-moi, et (re)lisez Isabel elle-même, dans le texte.

 Le regard et l’écriture : photographier l’haleine du Diable

           « Je suis partie à la guerre faire des photos sans raison, et c’en est une. » (1)

          (Parlant d’elle-même) : « Elle était obsédée par la guerre, la misère, la souffrance, pouvait rire aux éclats après avoir travaillé, mais elle était incapable de photographier la joie ou le soleil. Ça ne l’intéressait pas ou elle ne voyait pas, je ne saurais vous dire. Elle donnait l’impression d’être du côté de ceux qu’elle fixait dans son objectif, était exaltée pendant les révolutions, épuisée pendant les famines, fébrile et déterminée pendant les guerres. Elle disait ne pas comprendre pourquoi. Travaillait à l’instinct et photographiait ce qu’elle sentait. » (2)

           « J’ai commencé à décrire la guerre… et j’ai fini par photographier non plus la guerre en elle-même, mais les gens de la guerre.

          Je me suis mise à photographier comme j’écrivais.

          Ou vice-versa.

          Je ne sais plus.

          Mon but est devenu de pouvoir fondre totalement l’écriture et la photographie dans un seul et même style.

          Ce que je décrivais devait être ce que je voyais.

          Je ne voulais plus que des histoires humaines. Dans mes textes comme dans mes photos. » (3)

 La Bible d’Isabel

           « Un homme à qui j’avais demandé ‘’pardon, pardon, je viens, j’arrive’’… a répondu, ‘’pas ce week-end, je suis déjà pris’’.

          J’ai pris une claque et une leçon : un homme qui ne sait pas pardonner à une femme agenouillée n’est pas un homme. Verset 1 du Livre 1 de ma Bible personnelle.

          Chacun a la sienne pour marcher droit et prendre le minimum de raclées.

          Quant à tendre l’autre joue, ça restera à l’état de projet si tu veux bien. » (4)

           « Vous pouvez dire que ma frénésie du malheur est malsaine. Et même si vous aviez raison… On cherche Dieu où on peut. » (5)

          « Ils étaient une quinzaine qui balayaient de leur kalachnikov la ruine où nous nous abritions. Où était Dieu, où étaient les anges promis ? » (6)

           « Croire en Dieu, je ne sais pas, même s’il est arrivé de m’abîmer dans des prières improvisées qui n’avaient plus rien de catholique, là, si tu m’entends, c’est le moment où jamais de le faire savoir et de t’occuper du problème, si tu ne veux pas que je vienne grossir le rang des locataires du ciel, dis, ça t’ennuierait beaucoup de faire quelque chose pour moi, là, tu es débordé – débordé à quoi faire, d’abord ?

          Plus qu’en Dieu, je crois à la chance.

          Ầ moins que ce ne soit la même chose. » (7)

           « En Bosnie, des miliciens sortis de nulle part ont arrêté notre voiture, nous ont collé leur kalachnikov dans le dos en nous accusant de traîtrise et en nous conseillant de faire une dernière prière avant de nous abattre.

          Dieu seul, et la chance avec, savent pourquoi ils ont soudain changé d’avis, ont remballé leur quincaillerie et nous ont laissé, tremblants et hébétés, la vie sauve.

          De la chance, je vous dis. » (8)

           « Parler au vent, seule, aussi nue dans ma tête que Dieu m’a faite, sans amis, sans idées, sans joie, rien. » (9)

           « Ầ la longue, je suis devenue comme certains photographes : mystique. (10)

          Je ne sais pas pourquoi j’ai continué.

          Peut-être parce que nous sommes tous devenus fous, pris dans un vertige d’horreurs, dans une course effrénée vers le néant et l’absurdité, parce que plus rien ne voulait rien dire, parce qu’il n’y avait plus d’amour assez fort, d’amitiés assez solides, de famille, de bonheurs, de futur pour nous retenir dans la vie normale. » (11)

 Des valeurs pour horizon

           « Mon courage n’a souvent été que de l’inconscience, de la curiosité, de la bravade, du non-choix, du je-m’en-foutisme. De fausses définitions qui sont autant de manquements au respect de la vie et de soi-même.

          Le vrai « courage » est un nom différent pour la plus grande humilité, la bonté, la générosité absolue.

          Pour une main tendue quand il n’y a plus rien à prendre.

          Une main tendue dans laquelle on a pourtant craché mille fois.

          Un sourire qui revient après la colère et les larmes.

          Le pardon malgré l’abandon.

          L’amour malgré tout ce qui a été dit, tout ce qui a été fait. » (12)

           (Après la Roumanie) « Les enfants donnent sans calculer. Ils donnent leurs sourires, leurs larmes, leur détresse, leurs joies, leurs yeux, ils font le lien avec des adultes qui n’ont rien de commun, avec, parfois, ce qu’ils ont trop vite appris de la vie : même un enfant qui ment, ment moins qu’un adulte. Surtout s’il souffre, il s’adresse à ce que l’on a de plus enfoui, de plus secret en nous.

          Les yeux des enfants sont insupportables. Il y a toujours, au fond de leur regard, la petite fille que j’étais, et qui me regarde venir aujourd’hui. » (13)

 La quête d’amour

           « On va à sa première guerre comme à son premier rendez-vous amoureux. On ne pense pas à mourir. Même quand on croit ne plus croire en Dieu, on se dit que mourir à sa première guerre ne serait pas charitable.

          Il y a l’admiration chez tous ceux qui ne partent pas : on est un héros, rien qu’en faisant sa valise. Cette nuit, Seigneur, cette veille de premier départ, cette nuit blanche comme une lumière de midi africain, je voudrais pouvoir changer d’avis sans avoir l’air de ce que je suis : lâche. » (14)

           « Photographe de guerre, on se crée des amours sur place. Des amours qui prennent des allures de passion pour garder la vie, et qui durent le temps d’un reportage, parce que chacun reprend son avion pour ailleurs, parce qu’à laisser des bouts de cœur aux quatre coins du monde, on se dit qu’on ne va plus en avoir du tout…

          Alors, on donne de moins en moins.

          Je ne connais pas beaucoup de photographes doués en amour.

          Nous quittons ceux qui nous aiment.

          Ceux que nous aimons nous quittent.

          On rentre au bercail et le bercail s’est vidé.

          On le sait.

          On le savait avant.

          Les questions, on se les pose plus tard, quand il est trop tard.

          Quand tout le monde, mais tout le monde dort, sauf nous.

          Quand on cherche partout le visage de l’autre, et qu’on ne trouve plus que des souvenirs.

           Individualiste. Territorialiste. Égoïste. Un homme me l’a dit comme ça, d’un coup, comme on crache un crapaud, avec la haine au fond des yeux.

          Et puis, le coup de grâce : tu ne sais pas donner. Pire, tu ne sais pas recevoir.

          Ầ part des photos, tu ne sais rien faire. Surtout pas aimer.

          Là, on aimerait bien pouvoir dire, attends, je peux encore apprendre, apprends-moi, s’il te plaît, apprends-moi.

          Mais on ne le fait pas. Trop d’années de solitude, de chagrins refoulés, de souffrances reléguées au fond d’une mémoire encombrée… trop de larmes empêchées, trop de différences qui attirent d’abord pour effrayer ensuite.

          Difficile d’aimer ce que nous sommes.

          Alors on voudrait, désespérément, dire apprends-moi.

          Mais on ne le fait pas. » (15)

           « Un jour, on comprend la leçon.

          Mais ce que l’on a compris ne sert plus à personne.

          Alors on essaie de réapprendre l’affection, la douceur, la tolérance, la bonté, la patience, tout un monde sans violence…

          Restent les amis, ceux qui ont bien voulu nous garder à titre expérimental. » (16)

           « Il n’y a pas d’amour, rien que des preuves d’amour. » (17)

           « Je crois aux regards, à tous les regards. Je crois à leur vérité.18 Et ce que l’on voit dans le regard des autres apprend l’amour. Et la compassion. Ce pincement au cœur, ce dégoût pour l’injustice et les injustices, cette envie jamais rassasiée de vouloir donner quelque chose à ceux qui ne reçoivent jamais rien. » (19)

           « Il faut savoir dire adieu aux larmes de la terre.

          C’est le seul moyen d’apprendre à pleurer. » (20)

 Le testament d’Isabel

           « Je pense vous avoir tout dit.

          Si vous écrivez cette histoire, je vous en prie, souvenez-vous d’une chose : un homme est comme un soleil, il ne brille pas tous les jours. Alors soyez généreux avec nos erreurs. Je crois que nous le méritons malgré tout. » (21)

                                                                M.B., 29 octobre 2012
   A ceux qui voudraient lire quelque chose d’Isabel, je conseille les deux livres dont j’ai tiré les extraits ci-dessus : références en  notes.

1- Le diable a l’avantage, NiL, 1995 (cité désormais D), p. 42.

2- D 16.

3- Je voulais voir la guerre, La Martinière, 2000 (cité désormais G), p. 67.

4- G 36.           5- D 49           6- D 21             7- G 102             8- G 109.

9- D 44           10- G 111       11- G 115         12- G 54             13- G 49

14- G 8           15- G 164       16- G 165         17- G 168           18- G 67

19- G 79         20- D 144        21- D 159

LES CHRÉTIENS, LES MUSULMANS ET L’HISTOIRE

         « Nous entrons dans l’avenir à reculons » (Paul Valéry)

          L’Histoire est un enjeu politique majeur.

On s’en est aperçu quand l’idéologie s’est emparée du débat historique : c’était en France, au XIX° siècle, avec l’interprétation de la Révolution française. La polémique débute avec Michelet, et inaugure une ère nouvelle, celle de l’Histoire comme instrument de l’idéologie totalitaire.

C’est ainsi que le pouvoir soviétique va tenter de donner un sens nouveau à l’histoire de l’humanité, qui devient une lutte pour l’accomplissement messianique, le « grand soir » de la victoire du prolétariat sur toutes les classes. Au nom de cette vision, tous les crimes, toutes les atrocités commises par Staline et les siens seront occultés, niés parles journalistes et les historiens jusqu’à la fin des années 1960.

C’est ainsi que le pouvoir nazi s’empare de l’Histoire pour anéantir quelques races « inférieures ». La liste est longue des bloquages ou des détournements historiques en Europe (guerre civile espagnole, guerre d’Algérie), en Asie (génocide arménien, « révolution culturelle » chinoise, génocide cambodgien), en Afrique (génocides en Éthiopie, au Rwanda), en Amérique (interprétation douteuse du 11 septembre 2001).

Le crime de lèse-histoire est-il un mal des temps modernes ?

Que non : il forme la base de l’histoire des religions chrétiennes et musulmanes.

Car l’une et l’autre prétendent se fonder sur une série d’événements historiques, qui alimentent une saga fondatrice. D’un côté Jésus-Christ, Dieu fait homme descendu sur terre pour y apporter le Salut. De l’autre Muhammad, fidèle secrétaire d’une révélation divine à lui transmise par l’ange Gabriel.

Après avoir étudié attentivement le Coran, je mets la dernière main à un essai, à paraître en mars 2008, sur Jésus et ses héritiers. Dans l’un et l’autre cas, la manipulation de l’Histoire est manifeste.

Dans l’un et l’autre cas, le procédé est le même : il y a des faits, intangibles. La vie publique de Jésus, le rabbi itinérant juif. L’apparition, à la fin du VII° siècle, du Coran qui servira d’étendard à l’islam conquérant.

Ensuite, tout est affaire d’interprétation. En fonction de l’importance de l’enjeu – prendre le pouvoir – l’Histoire des origines est présentée relativement au contexte dans lequel l’historien opère. S’il se penche sur les faits du passé, c’est toujours sous la pression du moment présent :

« Celui qui contrôle le passé, contôle le futur.

             Celui qui contrôle le présent, contôle le passé »

(George Orwell)

Pour réécrire l’Histoire, les historiens au service de leurs pouvoirs de tutelle n’hésitent pas à faire disparaître des témoins, ou des témoignages. Car « La réécriture de l’Histoire consiste aussi à éliminer ceux qui ont eu à la connaître » (1).

Ce fut le cas, par exemple, pour le « treizième apôtre » des évangiles.

Prendre le contre-pied de l’Histoire fondatrice d’une civilisation – de ses mensonges fondateurs – est une entreprise vouée à l’impopularité, j’en sais quelque chose. Il est difficile de ne pas céder à l’auto-censure.

Il le faut pourtant : car derrière les maquillages dont l’Histoire les a recouverts, se cachent par fois des hommes – comme Jésus le nazôréen – dont l’héritage reste pour nous une promesse à accomplir.

                                          M.B., 11 nov. 2007

(1) Thierry Wolton, L’histoire interdite, JC Lattès 1998, p. 131.

 

 

QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ ?

Un lecteur m’envoie son commentaire sur Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités. J’y réponds rapidement ici.

Vérité ?

          Le lecteur met en question le propos même de ce livre :
          « Me référant à « alèthèia » (écrit-il), qu’on traduit par « vérité », je me mets de plus en plus en retrait par rapport à toute présentation d’une quelconque « vérité ». L’alpha privatif de « alèthèia » m’incite à beaucoup de réserves. Il y a probablement, à mon sens, quelque part, quelque point qui a été « oublié », pour qu’on soit autorisé à affirmer que ceci ou cela est vrai »

          Y a-t-il une vérité ? La question est aussi ancienne que l’humanité. Je m’en tiens à la réponse d’Aristote, reprise par Thomas d’Aquin : « Toute chose existante possède sa vérité. La vérité est une qualité intrinsèque de l’être ».
          Un exemple, pour comprendre : la gravitation est une loi universelle. Tout objet est attiré par un autre, selon le rapport des masses. Sur notre terre, nous observons qu’une pomme mûre tombe de l’arbre. Mais si l’observateur quitte la branche du pommier en même temps que la pomme et tombe à côté d’elle, il a l’impression que la pomme ne tombe plus !
          La « vérité » d’une pomme mûre, c’est de tomber. Mais cette vérité ne peut être perçue que si l’observateur se place dans les bonnes conditions d’observation.
          Nous savons maintenant que cette loi de la relativité s’applique même aux sciences dites exactes. Pour nous, deux plus deux font quatre. Mais pour un mathématicien, parvenu à un certain degré d’abstraction, cette vérité élémentaire ne colle plus à la réalité qu’il observe à ce niveau-là : et deux plus deux se mettent à faire quatre… « plus ou moins ».
          Il y a donc des degrés de vérité, selon le point de vue (ou l’outil d’observation) qu’on adopte. Ce qui est vrai à nos yeux ne l’est plus aux yeux du chercheur. Quand Einstein publie en 1905 son équation E=MC2, c’est une hypothèse. Quand la bombe d’Alamogordo explose en août 1945, cette hypothèse devient réalité : non seulement la matière est composée d’atomes (dont nous ne percevons pas la vérité), mais ces atomes sont fissiles, et leur fission dégage une énorme quantité d’énergie.

Les degrés de la vérité

          Jusqu’à une époque récente, la métaphysique était la seule science qui prétendait aboutir à une vérité autre que celle de l’observation ordinaire. Parce qu’elle s’appuyait sur l’être et ce qu’on appelait ses « catégories » (ses composants universels), cette vérité pouvait prétendre être unique, et elle y prétendait avec succès, faute d’adversaire.
          L’existence d’une vérité était admise comme évidente.
          Mais à partir du XVII° siècle, des métaphysiciens eux-mêmes ont commencé à remettre en question, au nom de la métaphysique, cette certitude que La Vérité était unique. Ils se sont heurtés à une opposition farouche des chrétiens, pour qui l’existence d’une seule vérité était un dogme absolu, nécessaire à leur survie – puisqu’ils prétendaient la posséder, et eux seuls, dans sa totalité englobante.
          La physique, puis l’astrophysique et enfin la biologie moléculaire ont apporté leurs preuves aux intuitions de ces métaphysiciens : nous savons maintenant qu’il y a des degrés de vérité. Et donc des approches diverses de la vérité, qui ne parviennent pas nécessairement à la même conclusion sur les mêmes objets de réflexion.
          La vérité n’est pas une, elle est multiple : et seule l’expérience (l’expérimentation), quand elle est possible, permet de trancher définitivement entre tel ou tel aspect de la vérité, d’aboutir à une vérité unique – provisoirement – sur une question.

Vérité-monument ou vérité-mouvement ?

          La vérité dogmatique est comme un monument : elle est immuable, et on ne peut pas la déplacer ni même la sonder sans qu’elle s’écroule. Le cardinal Newman a défendu, au début du XX° siècle, l’idée d’une évolution des dogmes : mais d’abord il ne faisait que déplacer le problème, et ensuite (et surtout) l’Église n’a jamais admis cette façon de voir, qui ouvrait une piste de réflexion vite refermée. Et totalement verrouillée, semble-t-il, par le théologien Ratzinger devenu pape. Pour l’Église catholique, envers et contre tout, il n’y a qu’une seule vérité – la sienne, bien sûr.
          Or Jésus n’a jamais énoncé, ni même proposé, un dogme quelconque. Ou une vérité de nature dogmatique, c’est-à-dire existant en elle-même – et donc métaphysiquement immuable, puisque possédant les caractéristiques de l’être.
          Quand on lui pose la question (de façon détournée, mais il ne s’y trompe pas !), il répond au questionneur : « Suis-moi ».
          Autrement dit, pour Jésus il y a bien une vérité ultime : mais elle réside dans une personne humaine, la sienne.
          Et une personne humaine, ça n’est pas figé. Cela évolue, grandit, apprend, se développe, hésite, cherche, se trompe parfois, tombe et se relève. Comprend d’abord partiellement, puis de mieux en mieux, et parfois quelques minutes avant de mourir.
          Une personne humaine, c’est en mouvement. C’est un mouvement perpétuel, de la naissance à la mort.
          La vérité de Jésus est une vérité-mouvement, non pas une vérité-monument.
          Etre disciple de Jésus, c’est aller vers la vérité, ce n’est pas la posséder. Et sur les chemins hasardeux de la certitude (des certitudes), c’est avoir pour guide, pour boussole, pour rampe d’escalier, cette personne vivante dans son évolution vivante.
          Avoir Jésus pour vérité, ce n’est pas n’avoir aucune vérité stable : c’est se stabiliser dans le mouvement vers la vérité, main dans la main avec cet homme, affrontant les défis du quotidien comme il les a affrontés : l’un après l’autre, en progression constante.
          C’est pourquoi l’Église a enseigné que Jésus possédait la « science infuse » : il savait tout à la naissance, il avait réponse à tout, il n’a rien appris, sa conscience était celle de Dieu, universelle et totale. Il n’était que le prétexte à une vérité, qui subsistait déjà en-dehors de lui.

La vérité historique

          Mon lecteur cite ensuite cette phrase de Maurice GOGUEL : » L’histoire a pour seule fonction de constater les faits et de chercher à découvrir les liaisons qu’il y a entre eux. Elle n’a pas compétence pour en donner une explication dernière … ».
          Goguel ignorait-il donc qu’il n’y a pas de faits en Histoire, il n’y a que des faits historiques ? L’événement du passé nous échappe à tout jamais. Nous ne pouvons en avoir qu’une connaissance historique : d’où la nécessité absolue d’une méthode rigoureuse dans la lecture des textes et des résultats archéologiques.
          Mais la méthode, en science cela évolue. Et la science historique évolue comme les autres. Ce qui était historiquement vrai hier peut ne l’être plus aujourd’hui. Parce qu’elle est science d’humains, l’histoire n’est pas dogmatique – enfin… ne devrait pas l’être. Il n’existe qu’une histoire-mouvement. Seuls les monuments sont historiques…
          Quant à « l’explication dernière » des faits, elle est du domaine de la métaphysique ou des dogmes : elle n’est aucunement du ressort de l’Histoire.
.         
          C’est pourquoi j’ai sous-titré mon livre, Jésus et ses héritiers, par deux mots au pluriel : mensonges et vérités. Non pas Vérité, mais vérités, au pluriel, car la vérité historique est plurielle, comme l’humain à laquelle elle s’attache.
          Ce petit « s » vous avait peut-être échappé, cher lecteur. Mais il fait toute la différence entre le dogmaticien, plus ou moins sectaire, et l’historien scrupuleux.

                                       M.B.,  sept. 2008

COMMENT DISCRÉDITER UN HISTORIEN MAL-PENSANT ?

          Lorsqu’un historien ou un exégète propose une thèse iconoclaste – c-à-dire qui remet en cause la « vérité » imposée par la pensée unique d’une idéologie dominante, l’autorité concernée concerné utilise 4 méthodes pour le réduire au silence (1)

 1) L’analogie

     On fait croire que l’auteur est tellement obsédé par sa thèse qu’il a perdu toute capacité de discernement. Plus précisément, il se fonde sur un seul cas pour généraliser indûment, et appliquer son raisonnement pervers à un ensemble de personnes ou à une famille de pensée.

 2) L’amalgame

     On prête à l’auteur des intentions malveillantes ou odieuses, condamnées par la bienséance, le sens commun ou la morale. Accusé d’être aveuglé par ses passions, il est constamment obligé de se justifier, de faire valoir sa bonne foi. Ce qui écarte aux yeux du public le débat de fond qu’il souhaitait instaurer.

     Habituellement, cette méthose utilise des citations hors contexte de l’auteur visé.

 3) La méthodologie

     Les détenteurs du Magistère donnent à l’auteur des leçons de méthode :

– On décrète son travail inacceptable parce qu’il n’a pas été consacré par la formation et les titres exclusivement délivrés par le Magistère ou le sérail bien-pensant : on l’accuse d’incompétence.

– On nie l’authenticité des documents qu’il cite ou utilise.

– L’auteur étant incompétent, on rejette la façon dont il emploie les critères d’interprétation communément admis par sa communauté scientifique (les historiens).

– On souligne quelques erreurs sur un point de détail afin de discréditer l’ensemble de son travail : « qui s’est trompé une fois, s’est trompé partout ». Le débat de fond est détourné au profit de broutilles.

     Cette critique méthodologique étant affaire de spécialistes, elle est particulièrement efficace auprès d’un public qui respecte l’autorité des experts « reconnus » ou du Magistère.

4) La banalisation

     On souligne que l’auteur n’apporte rien de nouveau, que sa thèse (ou certains aspects de sa thèse) est acceptée depuis belle lurette. La banalisation efface l’anormalité d’un fait historique, qui mettrait en pièces une construction idéologique donnée. Elle ramène cette anormalité à l’interprétation correcte de la pensée unique.

      Les Églises (mitres ou à turbans), les dictatures, les politiciens, utilisent toutes ces méthodes conjointement.

     Presque toujours, elles s’accompagnent d’attaques personnelles et d’insultes. La diffamation des opposants idéologiques est une pratique courante des Magistères. Qu’on pense à Paul de Tarse (sans doute un précurseur en ce domaine !) et à ses insultes de l’épître aux Galates. A Irénée (II°s.), à Épiphane (III°s.) qui accusent les gnostiques de pratiques sexuelles ignobles. A la propagande Nazie qui avilit les juifs, à la propagande staliniennes qui dégrade l’image des opposants…

         Eppur, si muove !

                                        M.B., 31 oct 2007

(1) J’utilise ici en le résumant l’exposé de Thierry WOLTON, l’Histoire interdite, JC Lattès, 1998, pp. 139 et suiv.

L’HISTOIRE, UN ENJEU POLITIQUE ?

          Mémoire, Histoire et politique : un ménage à trois détonnant !
         
           Les oiseaux, les fourmis ou les loups vivent en sociétés très structurées : ce sont des animaux politiques (du grec πολις, « l’être-ensemble »). Si chacune des espèces animales possède sa propre Histoire, elles ne le savent pas. Nous aussi, nous sommes des animaux politiques, mais en plus, nous sommes des animaux HISTORIQUES : nous savons que nous faisons partie d’une Histoire, et à son tour cette Histoire fait partie de nous, au point qu’elle détermine nos comportements. C’est pourquoi, vous le constatez chaque jour, la relecture et la compréhension du passé font constamment irruption dans notre actualité politique : de plus en plus, on demande à l’historien d’être guide, et conseiller de nos sociétés.

       I.    Dans la haute antiquité, il n’y avait pas encore d’Histoire mais des mythes, et des mythologies. Pour le romain Salluste : « Le mythe est la relation d’un événement qui n’a jamais eu lieu, à propos d’une chose qui existe depuis toujours » Ces mythes retraçaient l’histoire de héros, moitié hommes et moitié dieux. De bouche à oreille, on se transmettait les récits de leurs exploits. Des peuplades se reconnaissaient dans l’Histoire mythique à laquelle elles s’identifiaient, et qui les transformait en peuples.
          Le mythe des origines est « vrai », parce que la communauté l’a répété pour continuer à vivre. Le mythe d’identité est « vrai », parce que la communauté a existé par lui : le mythe prouve sa vérité par son efficacité. Ainsi du passage de la mer Rouge, qui transforma des tribus informes d’hébreux en peuple juif. Ainsi de la naissance de Romulus & Remus, qui fut en même temps l’acte de naissance de l’Empire romain. Ou encore la pierre d’Abraham à la Ka’aba, qui fonda l’islam : le mythe est fondateur. Il fournit, à des peuples qui n’en ont pas, une mémoire toute prête, déjà organisée, à laquelle ils se réfèrent et qui les situe dans l’univers.
          De tous temps, les mythes se sont transformés en mémoire collective. Ils ont été la mémoire des peuples, qu’ils ont façonnés à leur image.

       II.    Cela a duré jusqu’au V° siècle avant J.C., avec Hérodote que Cicéron appelle « le Père de l’Histoire ». L’unique œuvre de lui qui nous soit parvenue commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, Ἡροδότου Ἁλικαρνησσέος ἱστορίης ἀπόδεξις ἥδε ». Hérodote a donc mené une enquête (historié) sur les Guerres Médiques. Il continue :  » … une enquête, afin que le temps n’abolisse pas la mémoire des actions des hommes, et que les grands exploits guerriers accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ».
          Hérodote cherchait-il seulement à effacer la distance du temps, en fixant la mémoire ? Il voulait qu’on se souvienne « des exploits des Grecs, comme de ceux des barbares » : a-t-il tenu parole ? Il semble que non. Aristote le traite de mythologue, créateur de mythes. Aulu-Gelle, d’homo fabulator  – créateur de fables. Pourquoi cela ? C’est Plutarque qui nous l’apprend, dans son traité De la mauvaise foi d’Hérodote : « Il a abusé ses lecteurs malgré son apparente limpidité. Il était philobarbaros, il aimait trop les barbares. Plusieurs volumes me seraient nécessaires pour passer en revue tous ses mensonges« .
          Alors : Mythes, ou fables ? Histoire, ou mensonges ? Il y a pourtant eu des faits, des batailles gagnées par les Grecs. Ils ont écrasé les barbares : mais ce qu’on reproche à Hérodote, c’est de n’avoir pas suffisamment écrasé leur mémoire. 

–  Orgueil national, impérialisme et racisme : première utilisation politique de l’Histoire.

          Par la suite, tous les historiens de l’Antiquité ont été soumis aux façons de penser, et à l’ordre social en vigueur dans leur Cité. Les peuples ne s’identifiaient plus à des héros mythiques, mais à des Grands Hommes. Les historiens se mettaient au service du Prince – et à travers lui du pouvoir, en même temps que de l’identité nationale. Leur marge de manœuvre était très étroite : mais tous n’étaient pas dupes, ainsi Suétone. Au moment où il écrit sa biographie du Divin Jules, il est secrétaire particulier de l’Empereur Hadrien : divinisé, son Jules César est paré de toutes les vertus qu’Hadrien prétendait posséder. Et quand Suétone glisse, au détour d’une phrase, que « César fut le mari de toutes les femmes de Rome, et la femme de tous les maris », cette critique (si toutefois c’en est une) était bien la seule qu’il pouvait se permettre.

        III.   Après eux, et pendant plus de mille ans, l’Histoire va être écrite par des gens d’Église. Ce sont des hagiographes : ils exaltent les figures de saints, de prélats ou d’abbés mitrés, qu’ils proposent en exemple au peuple chrétien. Ces historiens appliquent la doctrine de saint Augustin dans La Cité de Dieu : l’Histoire n’est qu’une résultante de l’action divine – comme chacun peut le vérifier, puisque l’Église catholique s’étend jusqu’aux confins de la terre.
          Les Annales du Moyen âge sont un mélange de propagande et d’endoctrinement : cette fois-ci, l’historien se met au service d’une idéologie religieuse, qui se trouve être à la base d’une civilisation conquérante. Non plus l’identité d’une seule nation, mais celle d’un ensemble multinational, la chrétienté. La frontière n’est plus celle du Limes, dressée contre les Barbares : c’est une frontière culturelle, et les nouveaux barbares sont les incroyants.
On cherche à conquérir en convertissant, on protège son identité en excommuniant.

– Orgueil culturel, fanatisme religieux, et exclusion : deuxième utilisation politique de l’Histoire.

          C’est pourtant à un moine catholique, Dom Mabillon, qu’on doit la première révolution de la science historique moderne : c’est la diplomatique, discipline qui distingue dans les documents anciens (ou diplômes), ceux qui sont authentiques de ceux qui sont faux, ou apocryphes. Comment les lire, les transcrire, les confronter – bref, les utiliser ?
           Mabillon a été l’inventeur de l’archéologie des textes anciens.

          Jusque là, l’Histoire était une construction de l’esprit humain, qui ne s’éloignait jamais vraiment du mythe. Mythe national, mythe princier, mythe religieux : le baptême de Clovis, qui fonda la chrétienté, rassemble en un seul ces trois formes du mythe.
          Pas de politique (c’est-à-dire d’organisation de la Cité) sans mythes fondateurs.

       IV.   Après le séisme de la Révolution française, les historiens se sont voulus ouvertement engagés : il fallait choisir son camp. Collègue de Michelet, Augustin Thierry écrit : « En 1817, préoccupé d’un vif désir de contribuer au triomphe des idées constitutionnelles, je me mis à rechercher dans les livres d’histoire des preuves et des arguments à l’appui de mes croyances politiques ».
          Mais le goût du travail minutieux et érudit a vite repris avec la fondation de l’École des Chartes (1821), qui anima un gigantesque travail d’archivage et de publications. Ce retour en grâce des textes anciens va donner naissance à l’Histoire positiviste. Le mythe est mort : désormais, le passé peut être connu dans sa réalité objective, sans interprétation, grâce à l’usage raisonné de documents positifs. L’historien devient un simple instrument, sorte d’appareil enregistreur qui n’a plus qu’à reproduire son objet – le passé – avec une fidélité mécanique.
          Pour les positivistes, l’Histoire n’est plus à construire : elle est à retrouver.

           Nous venons de dégager les deux extrêmes entre lesquels balance l’Histoire : d’un côté, la construction du passé, guettée par le mythe intemporel. De l’autre, la simple nomenclature des faits, guettée par l’oubli de la texture humaine des événements historiques.

        V.   Après celle de Mabillon, la deuxième révolution de l’Histoire a été l’irruption de l’archéologie, à la fin du XIX° siècle. Désormais, l’historien ne disposait plus seulement de textes, mais de sites, d’habitats, d’objets. Ces traces objectives de l’activité humaine, il pouvait les confronter aux traces écrites. On n’écrit plus l’Histoire des Grands Hommes, mais celle des peuples. On construit l’Histoire transversale des courants sociaux (Histoire des ouvriers, des femmes, de l’habillement, etc.), ou de microsociétés comme le petit village occitan de Montaillou (Le Roy Ladurie)…
          Enfin, dans les années 1980, apparaît la Nouvelle Histoire (Pierre Nora) qui est celle des mentalités, c’est-à-dire des représentations collectives et des structures mentales des sociétés.
          Cette Nouvelle Histoire s’affranchit des idéologies, politique, sociale ou religieuse. Non seulement elle se détourne des héros mythologiques et des Grands Hommes, mais – grâce à la sociologie et à la psychologie – elle prétend atteindre enfin le but que s’était fixé l’Histoire positiviste : les comportements sociaux, les évolutions mentales des peuples, sont décrits de manière scientifique. L’historien appartient au peuple dont il retrace l’Histoire : affranchi de l’esclavage du mythe ou du Prince, il proclame haut et fort qu’il est enfin libre – c’est-à-dire, par nature, révisionniste.

          Hélas, cette liberté revendiquée par l’Histoire moderne apparaît comme un vœu pieux. Vous devinez qu’en s’attachant à la reconstruction d’un passé collectif, l’historien va faire de la mémoire elle-même l’objet de son étude. Quand le positiviste Michelet voulait « montrer purement et simplement comment les choses se sont produites », il se situait au niveau des faits, non pas de la mémoire – qui, elle, se trouve en amont de la connaissance historique. En cherchant à reconstituer des mouvements d’idées, ou à ressusciter la vie quotidienne d’une commune rurale, l’historien va dépendre étroitement de sa propre histoire familiale et individuelle, de son milieu, de son éducation, de ses attirances et de ses rejets politiques. Déjà, en 1954, H.I. Marrou avait dû rappeler que l’Histoire est inséparable de l’historien.

          Rien ne semble donc avoir changé depuis Hérodote : l’Histoire d’aujourd’hui est toujours politique, elle reste un enjeu politique. C’est ainsi que nous avons eu droit au passé revisité par les communistes, ou par les Résistants. Par les anciens colonialistes, ou ceux qu’ils avaient colonisés. Par les croisés, ou par les Arabes. Par les bourreaux, ou leurs victimes. Enfin, nous avons eu droit au négationnisme des génocides, arménien ou juif.
Et tout récemment, nous avons eu droit aux lois mémorielles.

          « Les choses », dont parlait Michelet, semblent définitivement hors d’atteinte.
          Et l’Histoire, comme approche de la vérité des faits, définitivement disqualifiée.
          D’où le mot de James Joyce : « L’Histoire est un cauchemar dont il faut se réveiller »

          Paradoxalement, c’est dans le petit milieu des érudits chrétiens que la question de la vérité historique a connu, depuis un siècle, ses avancées les plus significatives, et que l’Histoire a retrouvé un peu de son honneur. Pourquoi ?
Parce que, seul de son espèce, le judéo-christianisme est une religion historique. Ce n’est pas le fruit d’une métaphysique (Plotin), d’une haute morale (Confucius), d’une mystique (Védas hindous). Pour les judéo-chrétiens, Dieu s’est fait connaître à travers l’Histoire des hommes et de leurs tribus : La Révélation chrétienne n’est pas le fruit d’une illumination ou d’un éveil de la conscience. Au point de départ il y a non pas des idées, mais des faits humains triviaux, dont il faut découvrir la signification cachée.
           Saint Augustin avait développé la notion de théologie de l’Histoire : avec lui, l’Histoire devenait une proposition théologique. Histoire Sainte, les textes sacrés étaient une allégorie, que l’exégète interprétait pour construire à la fois le passé, le présent et l’avenir de l’humanité. L’Histoire allégorisée mettait en place les mythes fondateurs de la chrétienté.
          A cause de la nature de leur religion, la question de la véracité des faits fondateurs s’est posée en termes nouveaux, de façon cruciale et urgente, à des exégètes protestants dès le milieu du XIX° siècle. Ils ont été rejoints par les catholiques au milieu du XX° siècle. Des savants allemands, français, et aujourd’hui surtout américains, ont fait faire à la science historique des progrès importants en tentant, avec opiniâtreté, de revenir aux faits, aux événements qui sont à l’origine du christianisme. C’est ce qu’on appelle l’exégèse historico-critique, qui s’oppose à l’exégèse allégorique. Elle a accompli des progrès considérables, et si je vous en parle, c’est parce qu’elle éclaire particulièrement bien la question que nous nous posons aujourd’hui : mémoire, mythe, ou Histoire ? Histoire, ou politique ?

          Dans leur recherche du vrai visage des héros fondateurs de leur religion, les exégètes chrétiens ont d’abord mis au point une boîte à outils performante. Une quinzaine de critères de lecture des textes anciens, très précis, beaucoup plus sophistiqués que la science diplomatique du vieux Mabillon. Ils ont pu ainsi explorer la notion de tradition orale : la façon dont la mémoire s’est transmise, pendant une longue période, de bouche à oreille. Puis d’histoire des formes littéraires : la façon dont les récits oraux ont été mis par écrit selon des schémas littéraires, communs à telle ou telle époque, à telle ou telle région de l’Antiquité. D’histoire des traditions écrites : la façon dont les écrits se sont influencé l’un l’autre, au moment même de leur élaboration, parce qu’ils voyageaient, et étaient lus hors de leur lieu d’écriture. D’histoire des communautés, porteuses des traditions orales, et lieux de mise par écrits de ces traditions. Enfin, d’histoire linguistique : le passage, par traductions successives, d’une culture à une autre, d’une époque à une autre.

          Le fameux « objet » après lequel courait tant Michelet, c’était donc LE TEXTE ! Mais le texte non plus support d’allégorie, non plus vecteur de mythe : le texte, objet d’examen critique pluridisciplinaire.

          Chemin faisant, ces exégètes ont pu reprendre à l’école allemande sa distinction entre les événements de l’Histoire (Historich) et le fait historique (Geschichtlich). Je vous résume brièvement leurs conclusions :

1) Événement de l’Histoire : C’est le – ou les – événements initiaux, les paroles prononcées, les faits tels qu’ils se sont réellement produits, à un moment donné, autrefois. Que l’événement du passé soit éloigné de nous par un siècle, dix siècles ou dix minutes, c’est la même chose : une fois accomplie, une action est perdue pour nous à tout jamais. Une fois prononcée, une parole – son intonation, sa situation dans le temps et dans l’espace, sa portée sur l’auditoire – ne peut plus être redite. L’événement du passé appartient au passé : on ne peut plus, ni y revenir, ni l’atteindre à nouveau dans son jaillissement originel.

2) Fait Historique : ce sont les faits ou les paroles, tels que l’historien tente de les établir, après enquête (Hérodote). L’enquête doit être rigoureuse, la boîte à outils efficace, chaque outil (chacun des critères de lecture) doit être utilisé selon sa fonctionnalité propre. Aucun critère ne doit être négligé. La version des faits proposée par l’historien résultera d’un choix entre plusieurs pistes, plusieurs hypothèses possibles : car si l’événement de l’Histoire est unique, le fait historique n’est jamais simple, indiscutable, certain. L’historien doit prendre sa décision finale au vu d’un dossier le plus souvent contradictoire.
          Le fait historique peut-il retrouver intacte la mémoire du fait de l’Histoire ? Non, et pour deux raisons : d’abord parce que la mémoire des témoins eux-mêmes était entachée par leurs opinions, leurs préjugés, leurs ambitions, leurs choix ou leurs refus. Ensuite, parce que l’historien vit dans un milieu donné, à une époque donnée. Qu’il le veuille ou non, il est tributaire de ce qu’il peut comprendre du passé. Mais aussi, à cause de la pression sociopolitique qu’il subit à son insu, l’historien sait le plus souvent ce qu’il peut dire, ce qu’il doit dire, et surtout ce qu’il ne peut absolument pas dire.
          Sur les origines d’un ensemble d’événements devenus fondateurs de civilisation – c’est-dire transformés en mythes – l’historien, même s’il sait beaucoup de choses, ne peut pas tout dire. Il faut des années, parfois des générations, avant que la vérité historique d’un génocide, ou d’une guerre coloniale, ou des origines d’une religion, puisse être présentée, dans son état actuel d’élaboration, à la conscience du grand public.

          De ce survol rapide, retenons quatre conclusions :

1- L’Histoire ne peut pas, ne doit pas prétendre à une vérité absolue. L’historien est lui aussi un animal politique et historique. La vérité historique n’est pas la vérité de l’Histoire : c’est la moins mauvaise interprétation possible des faits du passé. Le travail de l’historien consiste à affiner des hypothèses successives.

2- En Histoire comme en exégèse, il n’y a pas de vérité définitive. Que des pièces nouvelles soient découvertes (documents, archéologie), ou qu’un historien reprenne un vieux dossier avec un regard neuf et inventif, et soudain une nouvelle vérité historique peut surgir.
          Parce qu’elle bouleverse la façon dont notre mémoire collective s’est construite en Histoire fondatrice, parce qu’elle bouleverse notre « vision du monde », cette nouvelle vérité va rencontrer l’opposition de tous, jusqu’à ce qu’elle finisse, lentement, par s’imposer à tous.

3- Pas de vérité historique définitive, mais quand même, des sédiments qui se déposent au fil des ans ou des siècles. Parce qu’ils rencontrent un consensus à la fois des historiens et de leurs sociétés, on parle d’acquis de l’Histoire. Ce n’est pas faux, notre connaissance historique progresse réellement. Mais il ne faut jamais oublier quelle est la fragilité de la vérité historique.

4- Enfin, l’historien peut finir par en savoir plus, sur un événement du passé, que ceux-là même qui ont vécu cet événement. Quand le passé était encore du présent, il était – comme ce que nous vivons en ce moment même – quelque chose de pulvérulent, de confus, de multiforme : un ensemble touffu de sentiments, de sensations qui se heurtent en nous, de causes et d’effets, dont nous peinions à saisir sur le vif la signification, et plus encore les répercussions.
Avec un peu de chance et beaucoup de perspicacité laborieuse, l’historien parvient à mettre en lumière des intentions, des préjugés, des désirs obscurs ou des volontés cachées qui étaient enfouis dans l’inconscient des acteurs de l’Histoire. Au moment des faits, eux-mêmes ne pouvaient pas en être conscients. Il leur manquait deux choses : le recul du temps, et un champ de vision qui dépasse leur horizon limité. Parce qu’il dispose de l’un et de l’autre, l’historien est capable, aujourd’hui, d’en apprendre à Jules César, sur lui-même, plus qu’il n’en savait lui-même.

Le résultat de tout cela, ce sont les innombrables livres d’Histoire qui encombrent les étagères de votre bibliothèque. J’espère que vous prenez, à les lire, autant de plaisir que moi.

                   M.B., Conférence donnée le 14 mars 2009

Voir aussi Comment discréditer un historien mal-pensant ?