PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

4 réflexions au sujet de « PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.) »

  1. bruno

    Bonjour,

    A propose de l’argumentaire de Meier concernant la controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt), cela suppose t-il que Jésus ne lisait pas le Grec ? Car le livre d’Isaïe dans la septante était déjà traduite plus de 150 ans avant la naissance de Jésus .

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Non, Jésus ne lisait pas le grec – et ne connaissait/pratiquait que la Bible hébraïque. En revanche, comme dans tous les pays occupés, il connaissait un peu de latin & de grec, langues de l’occupant. Juste assez sans doute pour une conversation basique, comme avec la syro-phénicienne ou le centurion.
      M.B.

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