Les musulmans dans l’impasse (IV) : LE MYTHE DES ORIGINES

            Parmi les réactions aux événements de janvier, plusieurs voix musulmanes, et non des moindres (le Président égyptien Al-Sissi, Dalil Boubakeur, des intellectuels) se désolidarisent des djihadistes : leur islam n’est pas le vrai islam !, clament-ils avec une unanimité assourdissante. Mais alors, où trouve-t-on le ‘’vrai islam’’ ?

            L’une des réponses à cette question est que l’islam a été perverti par la tradition (les hadîths). Il faut donc revenir aux origines de l’islam, faire retour à sa source, le Prophète et son enseignement à lui.

            En situations de tension, de crise ou de pré-révolution, toutes les religions révélées ont connu ou connaissent cette aspiration vers le retour aux origines. Ainsi des Vaudois, de Luther, du revival américain, de l’Église catholique (Vatican II), du renouveau pentecôtiste chrétien.

            Aujourd’hui, « L’islam radical émerge au cœur de ces tensions : ceux qui adoptent cette idéologie pensent recréer un tout cohérent en « retournant » à l’islam. Leur supposé « retour » est… leur manière de « ré-enchanter » un monde désenchanté…, de redonner cohérence, par la violence et la peur, à un monde qui n’en a plus… L’islam radical affirme qu’on reviendra à un « monde enchanté », ou qu’on aura la mort » (1)

           Le discours du retour à l’enchantement des origines est toujours le même : au fil du temps les ambitions, la politique, la décadence ont gravement dégradé la pureté et la puissance du message originel d’un Messie ou d’un Prophète. La personnalité de ce personnage – devenu fondateur et référence incontournable de la religion – est glorifiée, en même temps que celle de ses compagnons devenus saints, ceux qui l’ont connu et ont transmis son message.

            Il y aurait donc eu une première génération, celle de la pureté des origines, directement éclairée par la personnalité du fondateur. C’est ensuite, dans les générations qui ont suivi, au cours des siècles, que la pureté des origines s’est progressivement dégradée. Il faut donc revenir à la première génération, celle des saints compagnons du Messie/Prophète, et grâce à eux au fondateur lui-même.

            Seulement voilà, les choses ne sont pas aussi simples. Dans Jésus et ses héritiers, j’ai développé cette question pour le christianisme et dans Naissance du Coran pour l’islam. Certes les circonstances sont très différentes, mais le constat est le même : il remet en cause, non pas la tradition qui s’est construite longtemps après le ‘’fondateur’’, mais la toute première génération, celle des  »saints » qui ont posé les bases de la religion.

            Et par voie de conséquence la personnalité même de ce fondateur, tout comme ce qu’en a fait la longue tradition qui a suivi.

            Pour Jésus, nous disposons de documents et d’informations qui ont permis aux exégètes chrétiens – dès qu’ils en ont eu le droit – de renouveler complètement notre connaissance de l’homme et de son message. Pour Muhammad et le Coran c’est plus compliqué, parce que l’islam interdit (encore à ce jour) toute exégèse historique et critique de ses sources.

Jésus et ses héritiers

            « Celui qui contrôle le passé, contrôle le futur », disait George Orwell. Les chrétiens, imités ensuite par les musulmans, l’ont très tôt compris et ont pris le pouvoir en manipulant l’histoire de ce qu’ils ont appelé la Révélation.

            On a longtemps pensé que la captation et le détournement de l’héritage de Jésus avaient été l’œuvre de Paul de Tarse et de ses successeurs : c’est à partir de lui que tout aurait basculé, Jésus devenant Christ et Dieu, le christianisme constitué en idéologie pouvant s’imposer à toute la planète.

            C’est ainsi qu’est né le mythe des origines chrétiennes : avant ce détournement, il y aurait eu un temps des origines pendant lequel le dépôt avait été transmis dans toute son intégrité et sa pureté. Ce dépôt, il n’aurait pu que se dégrader par la suite : mais on le retrouverait dans la lettre des évangiles où il serait demeuré intact, expression authentique de tout ce que Jésus avait dit et fait de son vivant.

            La Quête du Jésus historique (2) montre par quels mécanismes tortueux la mémoire s’est transmise. Si l’héritage de Jésus a été détourné, ce n’est pas à cause de l’érosion quasi naturelle d’un dépôt qui aurait été légué à la postérité, intact, par ses saints apôtres. Non, le détournement a eu lieu dès l’origine – ou plutôt, si l’on considère que la mise par écrit des évangiles marque la naissance du christianisme, dès la mort de Jésus, avant même l’origine.

            Les apôtres qui entouraient Jésus n’étaient pas des saints  dépourvus d’ambitions personnelles et politiques. On en retrouve la trace dans les évangiles : en levant les zones d’ombres qui entourent ces premiers témoins, puis la façon dont les évangiles ont été écrits deux ou trois générations après la crucifixion, la recherche a dépouillé Jésus du mythe construit sur sa mémoire. Mais elle nous prive aussi de l’imaginaire fondateur de notre civilisation chrétienne.

            Et devant ce prophète nu, nous nous retrouvons dénudés de notre mythologie fondatrice : en 2004, l’Europe à la recherche de ses valeurs a refusé de se reconnaître dans un christianisme miné à la fois par la recherche et par la modernité. Tout est aujourd’hui à reconstruire sur l’image renouvelée d’un Jésus, non plus fondateur de religion, mais inspiré, ‘’Éveillé’’, promoteur des plus hautes valeurs, celles qui nous sont chères – que nous invoquons avec nostalgie comme un idéal encore inachevé. Le rabbi subversif, doux et humble de cœur, reste pour nous une promesse à accomplir (3).

Aux origines de l’islam ?

            Ce travail de démythologisation de l’islam, les musulmans refusent absolument de s’y livrer. Parce qu’il remettrait en cause le Coran lui-même, seule et unique autorité qu’ils reconnaissent et à laquelle tous ils se soumettent, djihadistes comme croyants paisibles.

            Car remettre en cause l’origine divine du Coran, et donc la valeur universelle de chacun de ses versets (même les plus sanguinaires), c’est détruire en quelque sorte l’identité musulmane. De même que la Quête du Jésus historique a porté un coup fatal à l’identité chrétienne traditionnelle.

            Roland Portiche m’écrivait : « Un jour ou l’autre, le nécessaire débat sur la naissance de l’islam aura lieu, comme il a eu lieu, depuis un siècle et demi, sur la genèse du christianisme. Votre livre Naissance du Coran marque d’une pierre blanche cette évolution, comme l’a fait en son temps le Jésus de Renan. » Ce débat, on en perçoit les frémissements dans les réactions citées plus haut. Certes il oblige à une nouvelle lecture du Coran, et il remet à sa place dans l’histoire le guerrier arabe presque inconnu dont la légende a fait Muhammad, le Prophète visionnaire de la grotte de Hîra.

            Alors, peu à peu, pourrait se dessiner le contour d’un islam qui ne serait peut-être pas l’introuvable ‘’vrai islam’’. Mais une religion appuyée sur le meilleur du judéo-christianisme qui a donné naissance au Coran. Un chemin de vie qui ne serait peut-être pas « enchanté », mais protégé des précipices dans lesquels une lecture fondamentaliste du Coran entraîne immanquablement ceux qui le suivent, sans le comprendre, radicalement.

            C’est cela, ou bien un avenir bouché, une impasse insurmontable, des fleuves de sang et des torrents de haine encore à venir.

                                                                        M.B., 6 février 2015
(1) Joshua Michell dans Le Figaro du 5 février.
(2) Plusieurs articles dans ce blog : cliquez sur le mot-clé Quête Jésus historique
(3) J’ai exposé cela sous forme d’un roman, Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers)

 

15 réflexions au sujet de « Les musulmans dans l’impasse (IV) : LE MYTHE DES ORIGINES »

  1. Serge A NDRE

    Bonjour Michel, n’est ce pas mission impossible? Il semble qu’ hormis le recit mythique il y ai tres peu de documents historiques et archeologiques concernant le prophete et la naissance du Coran. Il est etonnant que les hommes de bonne volonte au sein de l’ i l’ Islam soient aussi peu entendus. Il est pourtant necessaire que la renovation vienne de l’interieur et quand on pense a l’Eglise Catholique, on se dit que cela risque de prendre beaucoup de temps.
    Amicalement.

    Répondre
    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Oui, il faudra beucoup de temps. Mais les choses bougent dans le monde non-musulman ou à sa frange. Voyez 2 articles de « Le Monde » d’hier 7/2 : je vais peut-être en parler dans ce blog.
      M.B.

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    2. Jean Roche

      Je ne suis pas d’accord, on ne peut pas dire qu’il y ait « très peu » de document historiques sur les origines. La première mention non islamique connue, celle du moine Thomas le Presbyte, relate une victoire connue par ailleurs des musulmans sur les Byzantins dix ans après la mort de Muhammad (nommément mentionné) et les massacres qui ont suivi, de milliers de « pauvres villageois chrétiens, juifs et samaritains » dans la région de Gaza.
      Après, il y a la Sira et le corpus des hadiths. On y trouve de tout, mais il n’est pas si difficile de faire la part des ajouts et enjolivements et on a alors quelque chose de très cohérent y compris pour les pathologies physiques et mentales du Prophète.

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      1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

        1- Comparativement, par exemple, à Jésus et au christianisme, on a très peu de documents historiques non-musulmans (non légendaires) sur le Prophète des origines. Celui que vous citez (que je cite dans « Naissance du Coran ») est bien isolé.
        2- Les hadîts & Sirâ ont été composés bien après la naissance de l’islam et l’écriture du Coran. Il est impossible d’y faire la part de la légende et de l’Histoire, puisque la recherche sur ce point est bloquée par le dogme du Coran incréé. Voir article à venir dans ce blog.
        M.B.

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        1. Jean Roche

          Désolé, je sais que c’est contrariant pour votre ligne globale mais je prétends que si, il est facile de faire dans les grandes lignes la part de l’histoire et du surajouté légendaire. Je ne vois pas pourquoi on aurait inventé par exemple (entre beaucoup d’autres) la fausse couche de Fatima provoquée par les sbires d’Omar voulant la forcer à prêter serment à Abou Bakr nouvellement nommé calife (signalé par des hadiths chiites, et corroboré par des allusions gênées chez les sunnites).

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          1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

            Tant qu’on admet sans discrimination les hadîths comme sources historiques, on ne s’en sort pas. Faute de travaux extensifs sur la question de leur historicité, je les ai éliminés de mon travail – bien que certains, peut-être, contiennent des informations historiquement fiables, mais lesquels ?
            Quant à Abou Bakr, il est absent des chroniques non-musulmanes de l’époque (qui mentionnent Omar, Uthman, et leurs successeurs.) Il a certainement existé, mais quel fut son rôle ? Comment fut-il « nommé calife » ?
            J’ai travaillé a minima, ne retenant que ce qui était historiquement (et non légendairement) attesté.
            M.B.

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            1. Jean Roche

              Qui parle d’admettre « sans discrimination » ? Quand deux hadiths racontent le même événement, l’un de façon réaliste et psychologiquement cohérente, l’autre de façon plus édifiante mais moins plausible, le choix est simple, et c’est très souvent ainsi que ça se présente. Abbas, oncle du Prophète, s’est-il converti après la bataille de Badr parce que son neveu lui dévoilait une chose qu’il ne pouvait pas connaitre, ou seulement lors de la prise de La Mecque alors qu’il ne pouvait plus faire autrement ? Le choix est facile. Le premier récit suppose un prodige (une perception extra-sensorielle), et on ne dit rien de ce qu’Abbas, homme entreprenant et fort en gueule, a bien pu faire à Médine dans les années suivantes.

              On a un peu la même chose pour les Evangiles. Par exemple, le récit de l’arrestation de Jésus par Marc est sobre et réaliste, mais pas très édifiant dans la mesure où il n’est pas flagrant que Jésus a décidé de se faire arrêter (il peut tenter de rallier à lui les intervenants, ce qu’il leur dit va dans ce sens). Les deux autres synoptiques vont ajouter des détails, chacun les siens d’ailleurs, montrant cette volonté, et Jean rend l’épisode merveilleux et onirique au plus haut point. Après, le choix dépend des présupposés qu’on peut avoir.

            2. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

              Dans un corpus légendaire, tout se tient et se répond. Abbas = oncle du Prophète ? Pure légende. La bataille de Badr = a-t-elle existé ? Si vous prenez tout cela à la lettre, inutile d’insister.
              M.B.

  2. Jean-Marie

    « Ce travail de démythologisation de l’islam, les musulmans refusent absolument de s’y livrer. »

    Bien souvent quand on utilise « les » derrière il y a des « inexactitudes », des « généralisations » ou « globalisations » infondées.

    Tous les musulmans pratiquants n’ont pas la même approche

    Répondre
    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      C’est bien pour cela que j’ai publié dans ce blog « (II) : quelques réactions de musulmans », qui montre le frémissement dont je parle ici. Il n’empêche qu’il reste interdit aux musulmans, sous peine de fatwa, de remettre en cause l’origine divine du Coran.
      M.B.

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    2. Jean Roche

      Peut-être, mais on n’en voit qu’une, d’approche, qui ait historiquement réussi à rassembler la majorité des musulmans. Les mutazilites en ont tenté une autre, avec le soutien de plusieurs califes. Ca a fortement contribué à l' »âge d’or islamique », mais ça a quand même échoué. Ils ont fini par la pire des intolérances, on leur attribue la toute première police de la pensée, la Minha (qui aurait inspiré l’Inquisition), et puis le Sunnisme, le Coran incréé, leur bête noire, s’est imposé avec le calife Al Mutawakkil et a tout verrouillé.

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    3. Daniel Roy

      Le problème avec les religions est qu’on dirait qu’elles produisent une annihilation de la faculté de raisonnement. Par exemple il y a encore des gens qui croient qu’il y a un dieu qui a créé la terre et le ciel en six jours et qu’il s’est reposé le 7e. Ces mêmes personnes croient que le péché originel a marqué l’humanité par la faute d’Éve et d’Adam alors que la science moderne nous a montré comment s’est créé l’univers en plusieurs milliards d’année et Darwin nous a révélé la théorie de l’évolution qui nous a fait comprendre la lente évolution de l’animal vers l’humain. Les religions juive, musulmane et chrétienne croient que Moïse (le législateur) est l’auteur de la Genèse, de l’Exode, du Deutéronome, du Lévitique etc. alors que les philologues et autres savants du genre nous ont démontré que ces livres sont de multiples auteurs et écris à bien des centaines d’années d’intervalle.

      Il y a autant de divinité qu’il y a de civilisations. Il faut en déduire qu’il s’agit d’un besoin élémentaire chez l’humain et que cela présente l’avantage de répondre au besoin de trouver un sens à cette vie. C’est bien tant que ton dieu ne te dis pas de tuer tous les mécréants qui ne croient pas en lui !

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      1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

        « La foi est la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Épître aux Hébreux, 11,1). Cette définition de la foi est la base de toutes les religions. L’évidence scientifique (ce qu’on voit) ne tient pas le choc en face de la foi (ce qu’on ne voit pas)
        M.B.

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  3. Jean Roche

    Bonjour,
    Pas sûr que la quête du Jésus historique ait été si fatale que ça, ou alors très lentement. Reimarus, c’était il y a deux bons siècles, ça ne progresse pas si vite.

    Mais entre d’une part Jésus Suprême Incarnation du Dieu Suprême et Suprême Sauveur et d’autre part Jésus rien du tout ou Jésus candidat messie galiléen du premier siècle pas plus reluisant que les autres candidats messies galiléens du premier siècle, il y a toute la place qu’on veut pour des formules de repli ! Jésus prophète authentiquement inspiré, Jésus sage exceptionnel, Jésus inventé mais avec une inspiration divine, Jésus bodhisattva…

    Pour Muhammad, entre d’une part ce qu’il affirme être, Suprême Messager de Dieu et Suprême Modèle d’humanité et, d’autre part, bandit et gourou psychopathe, je ne vois rien de vraiment consistant.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      La quête du Jésus historique a accompagné le déclin du christianisme.
      Qui était Muhammad ? Voyez « Naissance du Coran ».
      M.B.

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