CORAN, LES CHOSES BOUGENT (3) : Boualem Sansal, « 2084, la fin du monde »

            Quel écrivain peut-il se déclarer athée dans un pays musulman ? Se voir surveillé, inquiété, limogé, plusieurs fois censuré par ce pays, et pourtant ne pas s’exiler ? Rester là-bas, continuer à écrire malgré l’hostilité, le danger ?

            Ce pays c’est l’Algérie et cet écrivain c’est Boualem Sansal, l’auteur de 2084, la fin du monde (1).

            Un roman écrit dans une langue superbe, d’une richesse foisonnante – l’auteur a reçu en 2013 le Grand prix de la francophonie de l’Académie Française. Un humour de dérision subtil, et d’autant plus efficace. Ah, l’humour ! Qui permet seul de survivre dans un monde dominé par la Pensée Unique.

            Boualem Sansal ne s’en cache pas, il imite le 1984 de George Orwell. Mais le pastiche s’arrête là, puisqu’il applique le procédé d’Orwell non plus à une dictature quelconque mais à l’islam, et à sa nature totalitaire.

            J’imagine qu’il a lu les chercheurs qui, depuis un siècle, déconstruisent la légende musulmane, chercheurs dont Naissance du Coran propose une synthèse. Leurs travaux érudits, il en fait une fiction, codée de façon transparente : remplacez Yölah par Allah, Abi par Muhammad, le Gkabul par le Coran, l’abilangue par sa langue, l’abistan par l’islam, la Kiiba par la Kaaba de La Mecque, la Juste fraternité par le califat, etc… En voici quelques extraits, dans lesquels mes lecteurs retrouveront l’essentiel de Naissance du Coran  (2).

Le Prophète et son Dieu

            « Abi (Muhammad) fut élu par Dieu pour l’assister dans la tâche colossale de gouverner le peuple des croyants et de l’amener en entier dans l’autre vie… On leur disait que dans cette lumière, l’ombre ne cachait rien, elle était un révélateur… On donna à Dieu un nom nouveau, Yölah (Allah)… Un autre monde était né, dans une terre purifiée, consacrée à la vérité, sous le regard de Yölah et d’Abi. À Abi (Muhammad), la Juste Fraternité (l’autorité califale) donna le titre humble mais tellement explicite de Délégué (Prophète).

            (Qui est cet Abi-Muhammad ?) « Une sorte de visage en négatif… On savait que c’était un homme, et des plus humbles, mais il n’était pas un homme comme les autres, il était le Délégué de Yölah, le père des croyants, le chef suprême du monde… Et si personne ne l’avait jamais vu, c’était simplement que sa lumière était aveuglante. Non, il était trop précieux, l’exposer au regard du commun était impensable… D’aucuns pensaient qu’il était un nid vide, voire rien, simplement une idée, un postulat… D’autres savaient qu’Abi était omniprésent, simultanément ici et là… Et les foules ardentes… qui lui offraient leur dévotion et de riches présents ne demandaient en retour que le paradis à leur mort.

            « Rappelons qu’Abi portait autrefois un autre nom, on ne sait lequel, qu’on changea en Abi lorsque Dieu le reconnut comme son unique et ultime messager… Dans un flash de lumière, Yölah lui enseigna la langue sacrée avec laquelle il rassemblera les hommes dispersés par le monde et les amènera repentants et reconnaissants dans le voie du Gkabul (Coran)… Pour cela il fallait une langue puissante, hypnotique… Abi (Muhammad) la baptisa abilang, il vérifia sa puissance sur ses compagnons… »

La langue du Coran

            « La langue sacrée était comprise par quelques [érudits]… Mais la grande masse n’y entendait que pouic, elle n’exerçait aucun effet sur elle, même si on lui versait tout le Gkabul (Coran) dans l’oreille… Le sourd est bien celui qui n’entend pas. »

            (Cette langue a une fonction particulière) : « Quel rapport existe-t-il entre religion et langue ? La religion se conçoit-elle sans une langue sacrée ? Qui, de la religion et de la langue, vient en premier ? Qu’est-ce qui fait le croyant : la parole de la religion ou la musique de la langue ?… Est-ce l’abilang (l’arabe du Coran) qui a créé le Gkabul (le Coran) ou l’inverse ? La science, la biologie, la poésie, la philosophie, n’ont-elles pas été également bannies par le Gkabul (le Coran) et ignorées par l’abilang (sa langue) ?

            (Cette langue) « ne parlait pas à l’esprit, elle le désintégrait. Et de ce qu’il restait… elle faisait de bons croyants amorphes ou d’absurdes homoncules. (Le Coran) le disait à sa manière hermétique : Quand Yölah (Allah) parle, il ne dit pas des mots, il crée des univers de lumière… Écouter sa parole, c’est voir la lumière, c’est se transfigurer. (Inutile de comprendre).

            (Le héros du roman) « alla s’établir comme professeur d’abilang dans l’école d’une banlieue dévastée et là… il put vérifier la force de la langue sacrée sur l’esprit de ses jeunes élèves… Alors que tout dans leur environnement les vouait à l’aphasie, à la déchéance et à l’errance,… après un petit trimestre d’apprentissage de l’abilang ils se muaient en croyants ardents, rompus à la dialectique et juges unanimes de la société Ils se proclamaient prêts à prendre les armes et à partir à l’assaut du monde… Pourtant on ne leur avait pas dit un traître mot de la religion… ni enseigné un seul verset du Gkabul (Coran), sinon que Yölah (Allah) est grand et Abi (Muhammad) est son Délégué (Prophète) »

Un Proto-islam ?

(Avant la Révélation existait en abistan-Arabie) « un conglomérat de peuples dégénérés et barbares… c’est parmi eux qu’Abi (Muhammad) avait commencé à entendre et à faire entendre le message d’un nouveau Dieu, Yölah… Son message était lumineux, il tenait en un slogan : « Dieu est tout et tout est en Dieu ».

            (Le héros découvre un village où vivait le peuple d’avant la Révélation. Cette découverte) « le plongea dans une profonde réflexion…, elle pouvait ébranler les fondements symboliques de l’Abistan (l’islam)… Depuis la formation de l’Abistan, les noms de lieux, de gens et de choses des époques antérieures ont été bannis… Qui étaient ces gens disparus, de quelle histoire, de quelle époque étaient-ils issus ?… Ils se rattachaient à une civilisation antérieure (le judéo-christianisme) bien supérieure à la nôtre… gouvernée par des principes totalement opposés à ceux qui fondent le Gkabul (le Coran)…

« Pire encore, des indices donnent à penser que le Gkabul existait en ce temps, donc avant la naissance d’Abi (Muhammad) – ce qui ne se peut. (Ce judéo-christianisme) était dénoncé comme une forme gravement dégénérée d’une brillante religion d’alors (le christianisme)… Il semble que cette civilisation (judéo-chrétienne) a été à ce point mise à mal par le Gkabul (le Coran) qu’elle en est morte… Si c’est vrai, cela voudrait dire que nous sommes les héritiers et les continuateurs de cette civilisation (judéo-chrétienne) de folie et d’ignorance : alors, ce serait la mort de l’Abistan (l’islam), la fin du monde… Tandis que c’est l’inverse : ce n’est pas la Révélation d’Abi (Muhammad) qui est douteuse, mais les croyances du passé que l’enseignement d’Abi est venu réfuter… Une fois dotés de symboles forts et d’une bonne armée, (les musulmans) rompirent leurs liens avec l’ancienne religion (judéo-chrétienne) qui ne servait plus à rien. »

Réécrire l’Histoire

(Pour cela) « Il fallait tout renommer, tout réécrire, de sorte que la vie nouvelle ne soit d’aucune manière entachée par l’Histoire passée désormais caduque, effacée comme n’ayant jamais existée…. Les historiens (au service des califes)… affûtèrent leurs plumes et stockèrent du papier, ils devaient réécrire l’histoire de l’Abistan (l’islam) et du Gkabul (le Coran), réviser les discours fondateurs – voire plus, retoucher les chapitres du Saint livre…

(Il apparaît donc que) « L’Abistan (l’islam) vit sur le mensonge, rien n’a échappé à ses falsifications, il a modifié l’Histoire et la géographie… (Ainsi) le grand malheur de l’Abistan (l’islam) était le Gkabul (le Coran) : il offrait à l’humanité la soumission et l’ignorance, sanctifiées comme réponse à la violence du vide. Et, poussant la servitude jusqu’à la négation de soi, l’autodestruction pure et simple, il lui refusait la révolte comme un moyen… d’échapper à la folie ambiante. La religion, c’est vraiment le remède qui tue. »

Le Mal et le lavage des cerveaux

« Et tout-à-coup, (le héros) eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et l’obséquiosité, qui vivait pour rien, par simple obligation, par devoir inutile, un être mesquin capable de tuer l’humanité entière sur un simple claquement de doigts. Cette révélation l’illumina, lui faisant apparaître l’être sournois qui le dominait de l’intérieur et contre lequel il voulait se révolter – et ne le voulait pas vraiment. Cette contradiction flagrante et indispensable, c’était le cœur même du conditionnement ! … La soumission est infiniment plus délicieuse lorsqu’on se reconnaît la possibilité de se libérer, mais que la mutinerie est impossible, il y a trop à perdre, la vie et le ciel, et rien à gagner.

(Le Mal est en connivence avec la soumission) : « La soumission engendre la révolte et la révolte se résout dans la soumission. Il faut ce couple indissoluble pour que la conscience de soi existe. Telle est la voie, on ne connaît le bien que si on sait le mal… Et ainsi la contradiction disparaît dans la confusion, le tiraillement entre le bien et le mal cesse, ils sont deux modalités d’une même réalité… Supprimer l’un supprime l’autre.

« Dans le monde d’Abi (Muhammad) le bien et le mal ne s’opposent pas, ils se confondent puisqu’il n’y a pas de vie pour les reconnaître, les nommer… ils sont une seule et même réalité, celle de la non-vie… La vraie sainte religion, l’Acceptation, le Gkabul (le Coran), consiste en ceci et seulement ceci : proclamer qu’il n’y a de dieu que Yölah (Allah) et qu’Abi (Muhammad) est son Délégué (Prophète). Le reste appartient (aux califes), ils feront de l’homme un croyant soumis et des foules des cohortes infatigables qui feront ce qu’on leur demandera… Plus on diminue les hommes, plus ils se voient grands et forts. »

J’arrête ici ce bref aperçu d’un roman puissant. Et stupéfiant : rappelez-vous que l’auteur est né et vit dans un pays musulman – il est donc coupable d’apostasie, crime puni de mort par le Coran. La fiction lui permet d’aller plus loin que 1984 d’Orwell, plus loin que les chercheurs dont j’ai tiré Naissance du Coran. Stupéfiant que 2084 soit publié – mais c’est en France, et en français. Des musulmans le liront-ils ? Sauront-ils le décoder, comme je l’ai fait pour vous ? J’en doute, ou alors il faut craindre pour la vie de Boualem Sansal.

Les choses bougent, malgré tout (3), et la publication de 2084 est une avancée importante dans le tunnel où se trouve plongé l’islam, et nous avec lui.

                                                                                   M.B., 14 octobre 2015
(1) Éditions Gallimard, 2015.
(2) Le décodage (entre parenthèses) est de moi.
(3) Sur ce thème, voyez   Coran : les choses bougent-elles ? Coran : les choses bougent (1) : Leila Qarb  , Coran, les choses bougent (2) : « Le grand secret de l’islam » (Olaf), Les musulmans dans l’impasse : pour une autre lecture du Coran,  et bien sûr Naissance du Coran, aux origines de la violence.

2 réflexions au sujet de « CORAN, LES CHOSES BOUGENT (3) : Boualem Sansal, « 2084, la fin du monde » »

  1. Jean Roche

    Le Coran ne punit pas l’apostasie de mort, en tout cas pas explicitement. La Sunna englobe l’apostasie dans le terme « fasad » (traduit par « sédition », « corruption », « désordre », et encore plus vague) qui définit les exceptions à l’interdiction générale de l’homicide en 5:32.
    Rappel quand même : le Coran tout seul, sans éclairage extérieur à lui-même, est parfaitement inintelligible et inutilisable.

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