Cycle : La civilisation occidentale peut-elle mourir ? (III) DESTINÉES DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE

  Au terme de ces trois conférences sur la civilisation occidentale, vous attendez peut-être de moi une conclusion. Comme disait Flaubert, « La bêtise, c’est de vouloir conclure ». Je vais donc replacer notre réflexion dans un contexte plus vaste, entr’ouvrir quelques portes et vous laisser le soin de pousser l’une ou l’autre selon vos besoins.

Nous avons vu qu’une civilisation ce sont d’abord des valeurs, étroitement liées à une religion qui les précède ou les accompagne. Alain Peyrefitte écrivait en 1976 : « En Occident, la ferveur religieuse est retombée. Mais le mode de pensée qu’avait secrété la religion marque toujours les esprits. La société religieuse a fait naître une civilisation à son image, et cette civilisation se reproduit » (1). C’était le thème de la 1re conférence.

Des valeurs, qui engendrent une culture et un art de vivre en commun. C’est ainsi que la civilisation occidentale est née du christianisme en même temps que de l’héritage gréco-romain. Mais ces valeurs sont fragiles et aujourd’hui menacées. En 1957, recevant à Stockholm son prix Nobel, Albert Camus faisait ce bilan amer mais réaliste : « Nous sommes les héritiers d’une histoire de révolutions déchues, de techniques devenues folles, de dieux morts et d’idéologies exténuées ». Reprenons d’abord chaque point de ce bilan.

I. Le bilan d’Albert Camus

1- Des révolutions déchues. Après la chute du mur de Berlin, certains ont proclamé la fin de l’Histoire – c’est-à-dire la fin des antagonismes qui opposent depuis 2000 ans les peuples occidentaux les uns aux autres. En réalité, les grandes puissances ont sous-traité et externalisé leurs conflits dans le reste du monde, et une troisième guerre mondiale par procuration a suivi de près la seconde. Cette guerre dure toujours. Quant aux révolutions internes… où donc sont les intellectuels de gauche qui, il n’y a pas si longtemps, annonçaient l’imminence d’un « Grand Soir » suivi de matins radieux ? Leurs voix se sont tues. On n’entend plus que la cloche de Wall Street, qui bat la mesure des peuples.

2- Des techniques devenues folles. Internet a donné naissance à une nouvelle humanité, la « génération Y » qui vient au monde munie de 5 membres au lieu de 4. Deux bras et deux jambes comme vous et moi, mais en plus un smartphone ou une tablette informatique. Cette génération Y perd peu à peu le goût et l’aptitude de la réflexion autonome et personnelle, puisque toutes les informations lui sont désormais accessibles en un seul clic, sans effort de recherche, de concentration, de synthèse et de mémorisation. Tout est sur Internet. Le monde informatique qui déferle comme un tsunami sur nos enfants, finira-t-il par modifier les circuits de leurs neurones et leur cortex cérébral ? Certains neurologues le craignent, qui entrevoient une mutation génétique de l’espèce humaine, une ‘’involution’’ des espèces que Darwin n’avait pas prévue.

3- Des dieux morts. Au 18e siècle, les Lumières s’étaient élevées en France contre le pouvoir de « l’infâme », c’est-à-dire l’Église catholique. Mais les ‘’philosophes’’ de l’époque, qui étaient tous déistes, ont remplacé le culte du Dieu chrétien par le culte de la Raison. Autrement dit, avec eux la religion était toujours au pouvoir. D’ailleurs toutes les grandes révolutions, sauf peut-être la chinoise, ont comporté une connotation ‘’religieuse’’ inavouée. Il a fallu attendre la seconde moitié du 20e siècle pour que le cri de Nietzsche, « Dieu est mort », soit repris par des penseurs – surtout Américains et Allemands (2) -, et largement diffusé par eux dans des sociétés occidentales de plus en plus déchristianisées. Le matérialisme et l’argent – c’est-à-dire le culte des apparences de notre monde – sont en train d’engendrer en Occident, pour la première fois, une civilisation libérée de l’empreinte religieuse.

4- Des idéologies exténuées  Depuis l’Utopie de Thomas More jusqu’à Karl Marx, Ivan Illitch et l’alter-mondialisme, la montée en Occident des idéologies est à l’origine de tout ce qui précède. Mais ce ne sont pas seulement les idéologies qui sont  aujourd’hui « exténuées » : c’est la pensée vivante, critique, innovante et poétique qu’elles ont si longtemps condamnée. En grec le verbe poiein, d’où vient le mot « poésie », signifie « faire, créer ». Nous croyons que nous « créons » parce que nous mettons docilement en œuvre, dans le temps et dans l’espace, un certain nombre de logiciels mentaux. Mais ces logiciels, qui commandent notre pensée, nos discours et nos actes, ils ne sont que le développement à l’infini d’un seul et même logiciel, celui d’une civilisation occidentale aujourd’hui affaiblie et attaquée de partout. C’est, si j’ose dire, ‘’le logiciel des logiciels’’ qu’il faudrait remplacer, pour faire naître l’autre civilisation à laquelle aspiraient les révolutions mortes du passé. Une civilisation pas seulement technique, pas seulement mercantile, pas seulement dominée par l’obsession du progrès et de la croissance. Une civilisation à hauteur d’homme. Plus humaine – et j’ose dire plus spirituelle, puisque je suis de ceux qui pensent que l’être humain, doué d’esprit, est désireux de se dépasser pour aller au-delà des apparences du monde.

Cette civilisation plus humaine, ce serait l’impossible retour à l’unité du Moyen-âge dont je vous parlais dans la 1re conférence.

Les idéologies, disait donc Camus, sont « exténuées » – mais pas toutes les idées. Certaines de ces idées ont traversé les millénaires, elles les ont fécondés et sont parvenues jusqu’à nous, plus ou moins abîmées par le temps. Entre le 5e et le 4e siècle avant J.C. il y  a eu un moment extraordinairement fécond de l’histoire humaine, où des idées qui ne meurent pas ont été émises par quelques hommes, sans qui notre civilisation ne serait pas ce qu’elle est. Platon et Aristote en Grèce, le Bouddha Siddhârta en Inde, les scribes anonymes de la Bible à Babylone.

 II. L’héritage grec

 C’est d’abord Platon, qui résume sa pensée dans le fameux « Mythe de la caverne ». Nous sommes assis, dit-il, devant l’ouverture d’une caverne obscure, tournant le dos à la lumière. Sur le fond de la caverne, nous apercevons les ombres projetées par ce qui se trouve derrière nous. Nous ne voyons que les apparences des choses dont la réalité nous échappe. Par un effort de l’esprit nous tentons de reconstituer cette réalité à travers, et au-delà de ce qui nous apparaît. Cette quête de l’au-delà des apparences, de la réalité à partir de ses ombres, est un premier élément de la civilisation occidentale. Elle est irrationnelle et a donné naissance à l’expérience mystique.

C’est ensuite Aristote, qui cherche à comprendre la structure de l’univers et de l’être humain en partant d’une analyse du langage. Il définit des catégories de pensée, une logique qui pénètre jusqu’au plus intime de la réalité. Lui ne cherche pas l’au-delà des apparences, il les analyse pour remonter des apparences à leur réalité. Cette quête objective de la nature du réel est un deuxième élément de la civilisation occidentale, elle s’appuie sur la raison et a donné naissance à notre science (4).

Était-ce le soleil qui faisait vibrer l’air autour des îles grecques ? C’est là-bas, et toujours au 5e siècle avant J.C., qu’est née la première expression visible de la civilisation occidentale, et peut-être la plus pure : la beauté gravée dans le marbre, dessinée sur des poteries, matérialisée dans des temples. Cette recherche de la beauté – à travers des formes toujours inspirées par les proportions du corps humain -, elle menait tout naturellement à l’invisible au-delà du visible. L’amour de la beauté est un troisième élément de notre civilisation occidentale, qui a longtemps hésité entre la matière et son au-delà – entre Aristote et Platon -, jusqu’à l’époque récente où elle a basculé dans le matérialisme.

 III. Le Bouddha Siddhârta et l’Éveil

Pourquoi nous intéresser au Bouddha Siddhârta, qui n’est pour rien dans la naissance de notre civilisation ? Parce que, au même moment que Platon et Aristote il a cherché lui aussi à dépasser les apparences de la matière, mais d’une tout autre façon qu’eux. Et aussi parce qu’à partir du 19e siècle il a exercé en Occident une fascination et une influence grandissantes : aujourd’hui, on trouve en France 7 millions de personnes concernées par le bouddhisme, deux fois plus que de catholiques pratiquants

Qui était Siddhârta ? Un jeune prince hindou, qui découvre un jour l’universelle cruauté de la souffrance humaine. Bouleversé par cette découverte, il se jette dans une quête éperdue : savoir d’où vient cette souffrance, quels sont les mécanismes par lesquels elle s’introduit en nous, et enfin comment lui échapper.

Pendant 9 années il pratique l’ascèse et le jeûne rigoureux des brahmanes, qui le mènent au seuil de la mort. Alors il quitte ses maîtres, s’assied au pied d’un arbre et décide de rester en méditation jusqu’à ce que quelque chose se produise. D’abord il s’attaque au cycle infernal des pensées, attisées par la mémoire. Il ne cherche pas à les domestiquer comme il l’avait fait jusque là, mais à les supprimer. Il découvre alors que le désir est à la racine de toutes les passions qui nous agitent : « Souffrir, dit-il, c’est désirer ce qu’on n’a pas et être insatisfait de ce qu’on a » En mettant fin à la ronde des pensées, il bloque à leur racine la naissance des passions, d’où viennent les paroles, puis les actes qui sont la cause de nos souffrances. La mise en évidence de l’enchaînement pensées-paroles-actes est une découverte fondamentale, qui inspirera un jour Freud et la psychanalyse. S’étant libéré par la méditation de toute pensée, de tout désir, de toute passion, quand il se relève Siddhârta est parvenu à l’anatta, le « rien ». Il a franchi le seuil de l’Éveil, il est devenu un Bouddha – ce qui veut dire « Éveillé ».

   L’Éveil c’est l’accomplissement de notre nature profonde, de ce pourquoi nous sommes faits. C’est pourquoi, à sa mort, l’Éveillé n’a plus besoin de retomber dans le cycle des renaissances. « Tout est accompli », comme dit Siddhârta. Il peut rejoindre le monde des « esprits sans pensées, sans passions, sans souffrance ». Ce monde sans souffrance correspondrait à peu près à ce que nous autres nous appelons le « ciel ».

Siddhârta se rend alors compte que si notre monde souffre des forces du Mal, il est aussi parcouru par les forces de l’Éveil. Selon lui, multiples sont les bouddhas. Certains, connus du public, vont l’enseigner. D’autres – les « Bouddhas cachés » – vivent leur Éveil dans l’anonymat le plus complet. Notez que pour la Bible qui s’écrivait au même moment, il suffit de dix Justes cachés quelque part sur cette terre pour éviter sa disparition.

 Vous voyez que contrairement à Aristote, Siddhârta ne part pas des apparences pour remonter jusqu’à la réalité. Contrairement à Platon, il ne cherche pas la réalité derrière les ombres du réel. Pour lui les choses sont ce qu’elles sont, mais elles n’ont pas de réalité. Parvenir à l’Éveil, c’est ne plus être soumis à leur tyrannie, c’est être totalement libre de leurs influences bénéfiques ou maléfiques.

 Ceci est très beau… mais ça me pose une question. Car ce que Siddhârta nous propose, c’est d’habiter pour toujours un palais de marbre absolument pur, puisque la souffrance en est exclue. Mais dans  ce magnifique palais de l’Éveil, il manque quelque chose. Ce monde sans pensée, sans passions, sans souffrance, il est vide ! Il lui manque une présence. Ma question est la suivante : l’absence de souffrance est-elle, à elle seule, le bonheur ? Et qui plus est, le bonheur éternel ?

IV. Jésus : le message, c’est l’homme

Cette question, un homme y a répondu cinq siècles après le Bouddha. C’était un Juif, il s’appelait Jésus. Il ne venait pas de nulle part mais d’un peuple qui, dans le siècle du Bouddha, avait mis par écrit le noyau central de la Bible, la Loi, la Torah. Jusque dans les détails de leur vie quotidienne, les Juifs se soumettaient à cette Loi. Mais à côté du majestueux fleuve de la Loi coulait, comme un petit ruisseau, la voix des prophètes d’Israël. Le premier prophète juif avait été Samuel, le dernier était Jean-Baptiste, un contemporain de Jésus qui fut son disciple. Après la mort de Jean-Baptiste, Jésus est apparu à son entourage comme le continuateur du ruisseau prophétique, un nouvel Élie – dont il se réclame explicitement dans les évangiles.

Dans la 1re conférence je vous ai raconté comment le Juif Jésus avait été d’abord transformé en Messie (christos) puis en deuxième personne d’une triade divine extraordinairement complexe. Comment ensuite, le christianisme avait édifié une cathédrale de l’esprit qui n’avait plus grand-chose à voir avec le Jésus de l’Histoire. Il a fallu attendre 18 siècles pour que commence ce qu’on a appelé la « Quête du Jésus historique ».

En 1778, pour la première fois Herman Reimarus distinguait l’homme Jésus du Christ des évangiles, le Jésus de l’Histoire du Christ de la foi. Il déclencha dans le protestantisme allemand une avalanche de recherches et de publications. Jusqu’à ce qu’Albert Schweitzer publie, en 1906, une étude exhaustive de tous ces travaux (3) qu’il concluait en disant que la personne du Jésus historique était définitivement enfouie dans les évangiles : jamais, selon lui, on ne pourrait l’atteindre. Son ouvrage donna un coup d’arrêt à la « Quête ».

De son côté, l’Église catholique avait toujours interdit l’étude scientifique de la Bible. Sa position était au fond la même que celle de l’islam par rapport au Coran, dont nous avons parlé lors de la 2e conférence. Jusqu’à ce qu’en 1943, le pape Pie XII permette enfin d’utiliser la méthode historico-critique dans l’approche de la Bible. La recherche reprit alors de plus belle – les catholiques rattrapant le retard qu’ils avaient pris sur les protestants.

D’abord, on s’attacha à définir une série de critères objectifs permettant de distinguer, dans les évangiles, ce que Jésus avait dit de ce qu’on lui avait fait dire, ce qu’il avait fait de ce qu’on disait qu’il avait fait. C’était en quelque sorte un ‘’démaquillage’’ de Jésus, pour retrouver l’homme derrière les constructions dogmatiques de l’Église primitive. Publié en 1992, mon livre Dieu malgré lui résume assez bien cette étape. Dans sa deuxième partie, intitulée « Un bouddha juif », je propose de voir en Jésus un Éveillé comme Siddhârta, avec lequel sa trajectoire présente des similitudes frappantes.

Mais il fallait aller plus loin. Restituer le milieu juif du 1er siècle dans lequel avait vécu Jésus, et remettre cet homme dans son contexte juif. Les évangiles prenaient alors du relief, on passait d’un Jésus en deux dimensions à un Jésus en 3D. On découvrait l’originalité de son enseignement par rapport au judaïsme de son époque, mais surtout sa façon d’être dans l’espace juif, la force de sa personnalité. Car chez Jésus plus que chez aucun autre Éveillé, le message, c’est d’abord l’homme. C’est l’épaisseur de son humanité, qui avait été complètement perdue de vue. Cette troisième étape de la « Quête », je l’ai rassemblée en 2013 sous forme d’un roman, Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire,

Il se montre à la fois en continuité avec le judaïsme prophétique – le ‘’petit ruisseau’’ dont je vous ai parlé – et en rupture avec lui. Et cette rupture, il la résume d’un seul mot : Abba, ce qui en araméen signifie « papa, daddy ». Abba, c’est ainsi que Jésus appelait son Dieu. Il n’avait pas d’autre Dieu que le Dieu de Moïse, mais sa relation avec ce Dieu était inconnue dans le judaïsme traditionnel, totalement originale pour les Juifs. C’était l’attitude d’un petit enfant qui se blottit affectueusement dans les bras de son père, son papa, son Abba. Une relation d’abandon et de totale confiance.

La révolution-Jésus n’est pas dogmatique, il n’apporte pas un nouveau Dieu. Elle n’est pas seulement morale : elle est relationnelle. Entre l’Homme et l’au-delà des apparences, entre l’Homme et la nature, entre chacun et  sa voisine ou son voisin, s’instaure désormais une relation de confiance et de tendresse qui trouve sa source dans la tendresse d’un Dieu bienveillant et non plus vengeur. Jésus a introduit dans nos relations une complicité avec le mystère de l’autre, une fusion avec l’autre, qu’il soit humain ou divin.

Il manquait au palais de marbre du Bouddha une présence, au judaïsme traditionnel une tendresse. Avec l’impulsion décisive donnée par Jésus, le courant mystique ébauché par Platon, esquissé par Siddhârta,  murmuré par les prophètes juifs, pouvait enfin s’épanouir.

V. Mystique juive et mystique soufie

C’est en prolongement du ‘’ruisseau prophétique’’ de la Bible que la mystique juive a pris naissance au Moyen-âge. Elle s’est épanouie au sein du Hassidisme dont je vous ai parlé dans la 2e conférence. Le Hassidisme c’est l’attente du Bien-Aimé qui ne viendra plus que dans l’intime du cœur. C’est la vive conscience de n’être ‘’rien’’ par rapport au ‘’tout’’ de Dieu. C’est la recherche de l’anéantissement intérieur, gage de l’ouverture à une plénitude qu’on soupçonne et qu’on désire sans la connaître encore pleinement

Au même moment, se développait dans l’islam sunnite et chiite un courant mystique puissant, le Soufisme. Dans la 2e conférence je vous ai parlé de la violence totalitaire et génocidaire d’une partie du Coran, celle qui anesthésie et fanatise certains musulmans. Mais rappelez-vous que l’islam est né du judéo-christianisme. Voltaire disait : « L’islam est un réchauffé du judaïsme ». En effet, éparpillés dans texte du Coran, on trouve à côté de sa violence des échos de la grande mystique juive, transcendée par l’appel du désert. Ce sont ces versets qui nourrissent aujourd’hui la vie intérieure des musulmans pieux. Et ce sont eux qui ont fait naître aux 13e et 14e siècles la littérature soufie. Dans les milieux érudits de Syrie et d’Al-Andalous, les grands maîtres soufis étaient proches des Juifs et des chrétiens. Ils échangeaient avec eux, lisaient et connaissaient leurs traditions mystiques. On trouve dans l’Anthologie du soufisme une grande proximité avec le Hassidisme juif comme avec la plus haute mystique chrétienne d’Orient et d’Occident.

Le soufisme offrira-t-il à l’islam coranique la possibilité d’un retour à ses sources judéo-chrétiennes ? Lors du dernier Festival soufi à la Maison soufie de Saint-Ouen, on a entendu une ancienne sénatrice de Paris, soufie elle-même, dire que « l’islam sera spirituel ou il ne sera plus… Le soufisme éduque à un islam spirituel, libre et responsable ».

Le soufisme est-il l’avenir d’un islam dépolitisé ? Se rapprochant tout naturellement de ses sources juives et chrétiennes, par le biais de leurs mystiques respectives ? Le courant mystique établissant un pont entre les trois religions ?

Ce ne sera pas facile car les soufis, au cours des siècles, ont été combattus et persécutés par toutes les autorités musulmanes. De même, faut-il le rappeler, que de nombreux mystiques chrétiens ont été poursuivis par leurs Églises respectives. Car le mystique se situe au-delà des dogmes, des conventions et des contraintes religieuses. Face au mystère divin, il fait preuve d’une liberté intérieure et d’une audace qui inquiètent les autorités bien-pensantes.

 IV. Les forces de l’Éveil

C’est ainsi que le mot de Siddhârta, « le monde est parcouru par les forces de l’Éveil », prend tout son sens. En les examinant sans a-priori, on s’aperçoit que toutes les civilisations ont donné naissance à des cultures qui ont secrété en leur sein des formes de mystiques plus ou moins abouties.

À condition de prendre le mot « mystique » au sens le plus large. Mystique est tout homme, toute femme, tout enfant, qui sait qu’il existe un monde au-delà des apparences du monde. J’ai dit « qui sait » et non pas « qui croit » : les mystiques chrétiens ont tous été des croyants dans leurs Églises, les soufis observent les préceptes de l’islam, les hassidim ceux du judaïsme. Cependant, ce qu’ils vivent n’est plus du domaine de la foi ou des rites, mais de l’expérience. L’expérience ne se transmet pas d’un individu à un autre – sinon, l’humanité irait mieux. Chacun doit faire pour lui-même sa propre expérience. On ne peut qu’en témoigner : « Voilà ce que je vis, tu me crois ou tu ne me crois pas ».

C’est pourquoi les mystiques éprouvent tant de difficulté à dire ce qu’ils vivent. Comment dire, comment expliquer ce qu’on ne peut ni prouver, ni démontrer ? L’expérience mystique n’est pas ‘’extraordinaire’’ parce qu’elle serait surhumaine : au contraire, elle est l’aboutissement et l’épanouissement de toutes nos capacités humaines : intelligence, sensibilité, ouverture aux autres, à la nature et au divin.

Le premier, Platon avait ouvert la voie de la recherche d’un au-delà des apparences. Aristote a ouvert la voie à la mystique de la science : « Un peu de science, disait Pasteur, éloigne de Dieu et beaucoup y ramène ». Siddhârta a appris à connaître la matière assez intimement pour percevoir sa vacuité, qu’elle n’est rien. Jésus aussi savait que « tout n’est rien », mais il donnait à la relation personnelle une place centrale dans nos rapports avec le divin et avec l’humain.

Sur ce thème unique – la recherche de l’au-delà des apparences, la contemplation de la beauté, la relation avec l’autre -, les mystiques bouddhistes, juifs, chrétiens et soufis ont vécu et écrit d’infinies variations.

Mais ne croyez pas que cette expérience soit réservée à quelques élites privilégiées. Une mère ravie par le spectacle de son enfant qui dort, un jardinier absorbé dans la contemplation de ses fleurs, un promeneur saisi par un beau paysage, un amoureux par le visage de son aimée… Pendant ces instants-là, on ne ‘’pense’’ plus. On est totalement présent à ce qui vous absorbe. On n’est plus dans le passé, on ne pense pas à l’avenir : on est soi-même, là, devant l’autre. Eh bien, tant qu’il y aura sur terre de la beauté, et des personnes capables de s’arrêter devant elle pour ne plus penser à rien d’autre, il y aura des mystiques. Les voies d’accès à l’expérience mystique sont innombrables, la voie religieuse n’est que l’une d’entre elles.

Si aujourd’hui, comme disait Paul Valéry, les civilisations savent qu’elles sont mortelles, l’aspiration vers l’au-delà des apparences ne meurt pas. Elle est profondément inscrite au creux de la psychologie et de l’âme humaine. Dans un Occident devenu matérialiste, confronté à un certain islam qui veut remplacer sa civilisation par une autre, je ne crois pas que cette aspiration-là puisse disparaître  – et notre civilisation avec elle.

J’en terminerai en reprenant les mots d’Albert Camus à Stockholm :

« Personne ne peut demander aux hommes et aux femmes de ce temps d’être optimistes. Contrairement à celles qui nous ont précédées, notre génération sait  qu’elle ne refera pas le monde. Mais nous pouvons empêcher qu’il ne se défasse. Réjouissons-nous d’avoir vu nos illusions mourir et de nous trouver confrontés à de cruelles vérités. Réjouissons-nous, puisque tant de mystifications se sont écroulées et que nous voyons clair dans ce qui nous menace. Les grandes idées, dit-on, viennent dans le monde sur des ailes de colombe. Peut-être, si nous prêtions l’oreille, entendrions-nous, au milieu du vacarme des empires et des nations, comme un faible bruit d’ailes. Sachons écouter, et sachons transmettre ».

                     Emerson : « Tout mur est une porte ».

                                                 © Michel Benoit, 13 mars 2020
(1) Dans Le mal français, Paris, Plon, 1976.
(2) Aux USA à partir de Honest to God de John A.T. Robinson (1963), en Allemagne à partir surtout d’Eugen Drewermann (Fonctionnaires de Dieu, 1992)
(3) Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Mohr-Siebeck, Tübingen, 1906.
(4) Emmanuel Kant pense que derrière ce qui nous apparaît du monde, existe une réalité profonde qu’il appelle « les choses en soi ». Pour lui l’accès aux « choses en soi » nous est interdit. On ne peut pas les connaître – mais sans elles, il n’y aurait rien.

Initialement prévue pour être donnée à un groupe d’ingénieurs Centrale + Sup’élec, cette conférence a dû être annulées au dernier moment. N’hésitez pas à laisser vos questions & commentaires sur « Laisser une réponse » en haut du texte.

                              ORIENTATIONS DE LECTURES

 SUR LE JUDAÏSME

L’Ancien Testament, et plus particulièrement les Psaumes.

Parmi des milliers d’ouvrages, L’essence du prophétisme d’André Neher. Le Juif aux psaumes et le Moïse de Sholem Asch. Chouraqui (avec précaution).

Les manuscrits de la mer Morte révélés (Eisenman et Wise)

Le Talmud  (quelques extraits) par A. Cohen.

Sur le Hassidisme Les récits hassidiques de Martin Buber et Célébrations hassidiques d’Élie Wiesel

 SUR LE BOUDDHA SIDDHÂRTA

Sur les traces de Siddharta (Tich Nhat Hanh), L’enseignement du Bouddha (Walpula Rahula), les textes originaux traduits par Môhan Wijayaratna, certains ouvrages de Matthieu Ricard, la 2e partie de Dieu malgré lui de Michel Benoit et mon blog.

 SUR LA « QUÊTE DU JÉSUS HISTORIQUE »

Dieu malgré lui et Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire de Michel Benoit, et mon blog.

 SUR LE CORAN

Naissance du Coran, aux origines de la violence de Michel Benoit (multiples références) et mon blog.

SUR LA MYSTIQUE SOUFIE

Anthologie du soufisme (Eva de Vitray-Meyerovitch)

 SUR LE DÉCLIN DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE

Catholicisme, la fin d’un monde  de Danielle Hervieu-Léger, Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Guillaume Cuchet), les ouvrages de René Rémond et mon blog.

Couverture ''Mémoires'' Liv de Poch

6 réflexions au sujet de « Cycle : La civilisation occidentale peut-elle mourir ? (III) DESTINÉES DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE »

  1. carteret jean

    Brillant
    J’ai hâte de vous rencontrer
    Sommes à Limoges en attendant la fin de la crise
    Je transfère vos réflexions au Pére François Ponchaud au Cambodge
    et aux fréres Brice et Louis Marie au monastére d’Abu Gosh prés de Jerusalem
    Bien cordialement
    Jean

    Répondre
  2. Jojo

    Il faut dépasser les poncifs sur Platon et Aristote. Platon est, certes, le point de départ d’une mystique dont Socrate était le père. Ils ont, l’un et l’autre, comme l’avait bien compris Festugière, eu des expériences de réalités transcendantes, d’où l’allégorie de la Caverne, qui ne fait qu’exprimer ce que vivent tous ceux qui ont vécu ce type d’expérience, qui leur donne une connaissance à la fois parfaite et incommunicable. Cependant, Platon est d’abord le père de la science, avec son postulat de la nature mathématique du cosmos, affirmé dans le Timée. Et c’est ce Platon qui sera le grand inspirateur de Galilée, Kepler et Newton, qui s’appuieront sur ce grand postulat platonicien. Quand Galilée écrit que le monde est un livre écrit en langage mathématique, il s’inscrit explicitement dans la lignée de Platon. Et contre Galilée se dresse Bellarmin, représentant de l’aristotélisme scolastique, qui a été le grand frein au décollage de la science. Toute la science moderne, depuis les Médiévaux, comme Grosseteste ou Buridan, a dû combattre le blocage de l’aristotélisme. Rappelons que pour Aristote, la réalité n’est pas mathématique. Nous savons, nous, et encore plus depuis A. Aspect et Higgs, que la réalité est mathématique (même quand on n’y comprend plus rien), et donc que Platon avait raison. En intégrant l’aristotélisme à la scolastique, l’Église a fait un des choix les plus catastrophiques de son histoire, puisqu’elle tournait le dos à son lieu philosophique de naissance, le platonisme et le stoïcisme, pour adopter et détourner une philosophie absolument inconciliable, qui niait la Création, le souci divin du monde, l’immortalité de l’âme, et, évidemment, la possibilité même du jugement des âmes (toutes choses qu’affirmait Platon). Platon est le père de la modélisation, et son idée centrale, qu’il y a des structures mathématiques qui sous-tendent la réalité physique, est devenue pour nous une banalité portée par la physique moderne.

    Répondre
    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Merci de ces précisions. Dans un vaste panorama qui tente d’englober la « culture occidentale » en 3 fois 50 minutes, on se limite à ce qui reste dans la « culture » populaire de certaines grandes figures fondatrices. Platon a aussi fait naître le Plotinisme, Aristote était le maître de Thomas d’Aquin qu’il ne faut pas confondre avec la scholastique (qui se réclame de lui). Vous avez raison de préciser, je n’avais peut-être pas tort d’inciter les participants à « pousser les portes entr’ouvertes ».
      M.B.

      Répondre
  3. Paul GABION

    Toujours très intéressé par vos publications.
    Que pensez vous de la thèse de Marcel Gauchet (Le désenchantement du Monde) qui explique que les grandes religions constituent, en fait, une “déprise” du religieux.
    Et que le christianisme est la religion “de la sortie de la religion” ?

    Cordiales salutations.
    Paul GABION

    Répondre
    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Tout à fait. Mais je ne le comprends pas comme Marcel Gauchet. Je vois plutôt le christianisme officiel comme un « christiano-paganisme », les premières générations chrétiennes ayant intégré dans l’élaboration de leurs doctrines des pans entiers du paganisme moyen-oriental de l’époque.
      Pour Jésus, je vais un peu + loin que Gauchet : Jésus désenchante le judaïsme en remettant l’humain au centre, et il réenchante le monde en mettant une nouvelle relation avec « Dieu » au centre.
      M.B.

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>