JE CROIS, PARCE QUE C’EST ABSURDE

 Pendant deux ou trois mille ans, il n’y eût pas de dieux : la nature en tenait lieu, soleil, lune, feu, grands arbres… La nature était divinisée pour pouvoir être implorée, achetée par des offrandes, maîtrisée. Puis nous avons créé des dieux à figure humaine, qui avaient le pouvoir de déchaîner ou d’enchaîner la nature et les passions. Ainsi de Jupiter pour l’orage, de Pluton pour le feu, de Vénus et Aphrodite, etc. Ces dieux revêtaient un costume humain pour accomplir leur tâche puis l’abandonnaient en remontant dans l’Olympe.

Tout changea avec l’irruption d’un seul dieu, créateur de l’univers visible et invisible. Esquissé en Mésopotamie, ce dieu trouva son identité dernière dans la Bible juive et ce furent les premiers chrétiens qui posèrent le problème déjà entrevu par les philosophes grecs : est-il raisonnable de croire en un dieu ? La raison et la foi sont-ils compatibles ?

Je crois parce que c’est absurde de croire

Au début du 3e siècle, c’est Tertullien qui le premier formula l’incompatibilité radicale entre foi et raison : « Je n’ai pas honte de le dire, le fils de Dieu a été crucifié. Et le fils de Dieu est mort : je le crois parce que c’est incroyable (credibile est quia ineptum est). Et le cadavre a ressuscité : c’est certain parce que c’est impossible ».

Cette formule-choc, qui enfermait durablement les chrétiens dans une impasse, a traversé les siècles : « C’est par conscience des impuissances de la raison que le credo quia absurdum s’est imposé à Paul, Augustin, Pascal et tant d’autres » (Edgar Morin).

Croire parce que c’est absurde devint encore plus absurde avec la naissance, au 16e siècle, de la science moderne. Ce que Copernic décrivait sans oser le publier, c’est Galilée qui le proclama haut et fort – on connaît la suite. L’Église catholique d’alors avait encore le pouvoir (et les cachots) pour faire triompher la foi en écrasant la raison. D’où la tentative désespérée de Pascal : « Dieu est, ou il n’est pas. De quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer, il y a un chaos infini qui [les] sépare – Je vous blâme d’avoir fait un choix, rétorque l’incroyant – Oui, mais il faut parier répond Pascal ».

Ce pari de l’existence d’un Dieu improbable, les philosophes des Lumières vont l’adopter – à reculons. Ils sont déistes, par une commodité que rejettera Laplace, le dernier d’entre eux qui dira, pour présenter son Traité de mécanique céleste : « Je n’ai pas eu besoin de l’hypothèse de Dieu ». C’était le début du scientisme, qui allait prendre la place laissée vide par la foi en démontrant que la science a une explication pour tout, de la création de l’univers à l’évolution des espèces. Exit Dieu, image inutile et vide créée par l’Homme pour combler ses inquiétudes.

 La première révolution scientifique

Depuis Tertullien, tous ceux qui ont ainsi tenté de se dépêtrer entre foi et raison ne connaissaient de l’univers et de l’humain que les apparences visibles à l’œil nu ou à peine grossies. Dans une synthèse plus poétique que scientifique, Thomas d’Aquin réconciliait la philosophie d’Aristote et le christianisme, la raison et la foi. La théologie étant la reine des sciences, les textes sacrés dictaient notre image du monde. La foi était la seule réalité : croire c’était recevoir une science formatée par les dogmes. Et dans un monde hyper-religieux, les connaissances issues de la foi s’accordaient bien avec le sens commun populaire.

Cette harmonie paisible et rassurante entre foi et science vola en éclats avec le rationalisme de Descartes, puis le positivisme d’Auguste Comte.

Et désormais, croire en Dieu était scientifiquement absurde : c’était sûr, c’était prouvé.

La deuxième révolution scientifique

Cela jusqu’à Planck, Lemaître, Einstein, Hubble, Watson & Crick, Monod et tant d’autres qui nous ouvrirent les portes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. On s’aperçut que le cosmos, tout comme l’être vivant, n’existaient tels que nous les connaissons que parce qu’ils étaient régis par des lois (physiques, cosmologiques, biologiques), et que ces lois s’exprimaient dans des constantes extrêmement nombreuses et stables. Si l’une seule de ces constantes venait à changer, fut-ce d’un millième, ni la planète terre ni la vie qu’elle abrite n’existeraient.

Or non seulement ces constantes sont très nombreuses, mais elles sont ajustées les unes aux autres pour produire l’univers que nous connaissons et pas un autre, l’humanité que nous connaissons et pas une autre. Un exemple : la distance de la terre au soleil, combinée avec l’inclination orbitale de la planète et sa distance avec la lune, commandent la vie sur terre et le cycle des saisons indispensable à cette vie.

Les constantes cosmologiques, infra-atomiques, biologiques et leur ajustement précis remettent en cause les idées réputées les plus solides de notre culture judéo-chrétienne. Les acquis de la science obligent à « reconstruire la raison » (G. Bachelard). Les notions habituelles au sens commun sont déconstruites et déplacées pour prendre un autre sens.

Je crois parce que, sinon, ce serait absurde

L’accumulation des constantes et leur ajustement d’une extraordinaire précision ne résultent pas du hasard : le calcul des probabilités impose cette évidence. Ni d’une « nécessité », comme le proposait Jacques Monod (1). Un esprit scientifique est bien obligé de l’admettre : cet univers, cette planète et nous-mêmes seraient absurdes s’ils n’avaient pas été voulus, produits et organisés dans les plus infimes détails par…

Par quoi ? Ou peut-on dire « par qui ? » C’est alors que les religions entrent en jeu. Et parmi elles le judéo-christianisme, qui nomme « Dieu » l’auteur de cet ajustement complexe qui fait que nous sommes nous, dans ce monde-là.

L’important est de comprendre que les religions ne prouvent rien : elles proposent un récit des origines et de l’évolution de l’univers. Le scientifique pose la question : « Ce récit religieux est-il compatible avec ce que la science nous dévoile, jour après jour, de nous et du monde ? »

La réponse est : oui.

Et même plus : dans son langage poétique et mythologique, le Livre biblique de la Genèse se rapproche de ce que nous savons aujourd’hui du Commencement – ou plutôt des étapes successives de l’immédiat après-commencement. Car sur le passage du non-être à l’être, la Bible est fort laconique : « Au commencement, Dieu créa ». Point (2).

 Quant au Bouddha Siddhârta, dans le Digha Nikâya il explique que l’univers connaît des phases d’expansion et de contraction qui se suivent et s’enchaînent (3).

Alors, l’impasse « Je crois parce que c’est absurde » devient une voie royale : « Je crois parce que, sinon, le monde que je connais et moi-même serions absurdes ». Je crois, non pas en sacrifiant ma raison, mais en la mettant honnêtement face à l’incompréhensible complexité d’un monde qui – sans l’équivalent d’un ‘’Dieu’’-, n’aurait ni sens, ni queue ni tête.

                                                          M.B., 22 sept. 2022
(1) Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité: essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Le Seuil,  « Points. Essais », 1970, 256 p. Une nécessité est rendue nécessaire par un facteur externe préexistant.
(2) La transition entre le non-être et l’être n’est pas à la portée de notre intelligence.
(3) C’est l’une des théories possibles, inspirée de celle des super-cordes, qui permettrait d’aller en amont du mur de Planck.

9 réflexions au sujet de « JE CROIS, PARCE QUE C’EST ABSURDE »

  1. NM

    Bonjour Mr Benoit,c’est toujours un plaisir de vous lire.
    Vous écrivez ceci :
    « Un esprit scientifique est bien obligé de l’admettre : cet univers, cette planète et nous-mêmes seraient absurdes s’ils n’avaient pas été voulus, produits et organisés dans les plus infimes détails par… »
    Vous dite que l’univers aurait été « voulus »,c’est à dire issu de la volonté de…La notion de volonté me semble être à l’origine d’une énorme bévue qui oppose les défenseurs du déisme aux matérialistes.
    En effet pour ses derniers la complexité serait apparue suite à un enchainement de facteurs favorables alors que pour les créationnistes celle ci relèverait d’une volonté,d’un dessein,d’une sorte de « plan divin ».Pour caricaturer le camps du hasard contre celui de la volonté.
    En réalité les deux camps parlent de la même chose mais n’emploie pas la même sémantique.
    Comme le disait Alain Rey: »On croit que l’on maitrise les mots mais se sont les mots qui nous maitrisent ».
    Tout repose sur cette notion de « volonté ». Qu’est ce que la volonté fondamentalement?
    La notion de volonté est un terme qui désigne chez l’humain le désir d’accomplissement,la volonté de puissance comme le disait Nietzsche.Hors ce désir n’est fondamentalement que l’expression d’un processus physique issue du second principe de la thermodynamique(l’entropie d’un système ouvert augmente ou reste stable),principe qui pousse les êtres à l’action sous peine de les conduire à la morts(par perte d’énergie).
    Si l’univers évolue c’est parce que l’entropie augmente,et si nous somme doté de volonté c’est pour contrecarrer cette augmentation de dissipation énergétique:Nous diminuons notre entropie interne en augmentant l’entropie globale…
    Ce que les déistes appel « volonté divine » n’est en réalité que expression de ce phénomène,et le réglage fin de notre univers une conséquence du processus de production maximale d’entropie,principe qui permet l’émergence de l’ordre à partie du chaos…
    Après cela on peut toujours placer dieu comme initiateur de phénomène,mais pourquoi le faire?
    Car qu’est ce que dieu sinon un énième concept?Ne serait il pas plus sage de dire qu’il existe un grand mystère indépassable?

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Je ne suis pas sûr que votre application du principe d’entropie à l’être humain soit légitime ! L’entropie est une loi qui s’applique à l’évolution de la matière, dans certaines conditions. L’humain obéit à des « lois » autres et plus subtiles, parmi lesquelles (entre autres) les « lois » de la liberté (c’est-à-dire de la non-loi) !
      Merci, M.B.

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  2. louis belon

    Comme Trin Xuan Thuan je pense que « la science et la spiritualité sont deux fenêtres complémentaires pour regarder le réel et que science et religion ne s’opposent pas mais « devraient déboucher sur une harmonieuse complémentarité ». La science est pour moi la voie qui peu à peu me permet de comprendre « comment » fonctionne cet univers merveilleux et cet homme dont il est une si infime mais si mystérieuse partie; la religion me propose une réponse au « pourquoi » de sa présence : qui l’a conçu, car je ne peux imaginer qu’il soit là par hasard sinon, effectivement, ce mode serait absurde.
    Ce qui me gêne, ce n’est pas d’admettre l’existence probable de ce concepteur, c’est de vouloir le nommer et le décrire. Le créateur ne peut pas être partie de sa création et de ce fait reste totalement hors de ma portée. Je peux certes l’imaginer, mais avec les seuls moyens dont il m’a doté, selon ma propre nature dont rien ne me permet de savoir combien elle peut être proche de la sienne ou, bien sûr, en différer. Et surtout dans quel but fut mené son projet.
    A l’âge où la fin devient proche il est bien difficile d’échapper au poids de la question « et après ? » et la croyance peut être d’un grand secours pour soulager l’angoisse qui l’accompagne. Pour moi, plutôt que croyance, je dirais espérance ; la petite fille espérance qu’évoque Péguy. Espérance fondée sur l’image de « papa » que m’a transmise Jésus de ce créateur. Jésus, cet homme qui réalisa si pleinement ce que nous permettrait d’atteindre la perfection humaine qu’on en a fait un dieu. Et si mon espérance s’avère infondée, qu’y puis-je et que m’importe aujourd’hui ; elle m’aura fait vivre.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      On ne peut pas savoir comment « Dieu » est fait. Mais après Jésus, on peut savoir comment se comporter vis-à-vis de lui : comme des enfants avec un père tendrement aimant.
      Le cheminement de tous les mystiques (chrétiens et autres) va vers le silence. L’absence de mots, et même de pensées, face à la présence de « Dieu ». On ne peut pas PENSER « Dieu ». On ne peut que faire silence en sa présence.
      Bonne route, M.B.

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  3. Paul GABION

    Très bon article.

    J’aime bien cette citation de Chesterton (qui se vérifie de plus en plus souvent) :

    “Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire en tout.”

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  4. (Mr) Claude Marec

    Bonjour monsieur, merci pour cette intéressante synthèse.
    Je lis actuellement avec intérêt le livre « La science, l’épreuve de Dieu », écrit par let théologien jésuite François Euvé, avec la participation d’Étienne Klein. Ce petit livre, écrit en réponse au fameux « Dieu, la science, les preuves », me semble intéressant. Mais peut-être le connaissez vous déjà ? Je vous adresse mes meilleures salutations.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      oui, j’ai lu le livre de Euvé & Klein. Leur « réponse à Bolloré & Bonnassies » m’a paru bien faible. En revanche, Klein est passionnant.
      M.B.

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  5. Jean-Marie GLANTZLEN

    Tu crois ou t’en es sûr ?

    Quoiqu’il en soit « L’univers a été réglé avec une précision infinie pour que la vie apparaisse. … On s’est aperçu que les constantes physiques ont été réglées d’une façon extrêmement précise pour que la vie apparaisse. … Sur la probabilité que la vie apparaisse. La densité de l’univers par exemple, doit être réglée à une précision de 10 puissance moins 60, donc qui est égale à la précision qu’un archer doit exercer s’il voulait planter une flèche dans une cible de 1 cm carré, mais qui serait placé au bord de l’univers à 14 milliards d’années. Une précision extrême. D’où la question, est-ce qu’il y a un principe créateur, quelque chose qui règle les choses dès le début, ou, c’est le pur hasard ? Mais le pur hasard quand il y a une probabilité si faible pour que cela aboutisse il faut faire l’hypothèse qu’il y a une infinité d’univers. … Donc, j’appelle ça mon pari pascalien, et bien sûr je pense qu’il y a un principe créateur qui a réglé tout cela dès le début, et je pense qu’il y a un univers unique, c’est mon intuition. … C’est difficile de croire quand je vois toute cette beauté, cette harmonie, cette organisation, de croire que tout est hasard, que rien n’a de sens, que nous sommes là par hasard, que toute cette architecture cosmique est faite par hasard » (Trinh Xuan Thuan)

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  6. Jean Roche

    Bonsoir,
    Merci pour ces réflexions.
    Jung disait que le fanatisme est la « surcompensation du doute ».
    Tertullien était un fanatique caractérisé. Il n’admettait pas, par exemple, que des gens qui avaient simulé une abjuration pour sauver leurs vies lors des persécutions puissent être réintégrés dans l’Eglise.
    Par contraste, Blaise Pascal n’était pas un fanatique, et je pense que c’était grâce au principe du pari (si contestable qu’ait pu être son pari particulier sur la Bible prise à la lettre). Il s’adressait expressément aux incroyants de son temps (lui-même l’avait été), sans haine, sans colère, sans mépris, sans impatience, sans rien de ce qui constitue le fanatisme. https://bouquinsblog.blog4ever.com/pensees-blaise-pascal

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