LE DIABLE Ȧ LA MANŒUVRE ?

 Depuis toujours, l’humanité oscille entre les forces du Mal et la souffrance de ses victimes. Toute notre Histoire n’est-elle pas là ? Dès leurs débuts, une puissance maléfique semblait déjà s’acharner contre nos ancêtres, ou du moins les accompagner. Des paléoanthropologues suggèrent que certaines scènes de chasse peintes dans les grottes du néolithique évoquaient déjà la lutte menée par les hommes contre Le Mal.

Peu à peu, les civilisations naissantes au Moyen-Orient ont personnifié cette puissance maléfique et lui ont donné des noms : le Satan, le diable, le Mauvais, l’Adversaire… Pour les Juifs du 1er siècle, il était partout présent et se manifestait dans les maladies et les malheurs du quotidien. Les évangiles montrent que Jésus, dès son séjour au désert, s’est vu attaqué par lui et lui a résisté victorieusement – mais Luc, lucide, ajoute : « Après avoir épuisé toute tentation possible, le diable s’écarta de lui jusqu’au moment fixé » (1)

Et en effet, la vie tout entière de Jésus n’est qu’un affrontement avec le diable. Il a beau affirmer à ses auditeurs « N’ayez pas peur, j’ai vaincu Le Mal », il semble finalement vaincu par lui au moment fixé, lorsque les autorités juives, puis romaines, le condamnent à une mort horrible et infamante après l’avoir torturé.

Cette vie, ce parcours exceptionnel d’un Juif ordinaire appelé à un destin extraordinaire, ils n’ont pas fini de nous interroger. Sommes-nous nés pour souffrir ? Dès notre naissance Le Mal nous suit-il à la trace, et finit-il par avoir toujours l’avantage ? Nous savons que nous devons mourir, mais sommes-nous condamnés à souffrir jusqu’au bout ?

Né en Grèce au 3e siècle avant J.C., le stoïcisme s’est répandu en Occident où il a connu un grand succès. Il s’agissait d’accepter les choses telles qu’elles se présentent, sans se laisser dominer par le désir, le plaisir, la peur ou la douleur. Ces émotions destructrices ne pouvaient provenir que d’erreurs de jugement ou d’un affaiblissement du caractère. Le mythe de l’Homme fort, capable de surmonter les épreuves par la puissance de sa volonté, a imprègné la culture occidentale jusqu’à nos jours.

Quant à lui, dès sa naissance le christianisme s’est tourné vers ses racines, les Prophètes du judaïsme. Ils annonçaient qu’il y aurait un Messie qui souffrirait pour notre salut, un serviteur souffrant qui rachèterait par sa passion et sa mort l’humanité égarée et pécheresse. Les premiers chrétiens virent en Jésus la réalisation de cette prophétie : désormais, Le Mal n’était plus une fatalité. Chacune de nos souffrances, petites ou grandes, trouvait sa raison d’être en s’unissant aux souffrances de Jésus.

Le Moyen-âge développa cette vision des choses dans un contexte particulièrement éprouvant. Les maladies, la famine et les guerres ravageaient sans cesse les populations. Qui trouvaient l’apaisement dans une espèce de stoïcisme chrétien : « La souffrance ne peut être évitée, mais elle peut être surmontée par le haut si on l’unit étroitement aux souffrances du Christ ».

Du 13e au 17e siècle, jamais le diable n’a été plus présent dans la vie quotidienne des européens. Jamais il n’a été jugé par eux plus actif, et jamais son fantôme n’a été autant combattu à coup d’Inquisition et de bûchers. Mais ce fut aussi l’âge d’or de la spiritualité. De grands saints, des mystiques, ont lutté contre Satan à mains nues. Des abbayes nombreuses ont été comme des oasis dans les déserts traversés par des hommes et des femmes souffrants. Un clergé nombreux et proche du peuple l’assistait physiquement, moralement et spirituellement.

Oui, Le Mal (disait-on alors) se déchaînait en bas mais il était contenu, orienté en quelque sorte vers le haut par une culture chrétienne qui plongeait des racines profondes dans la société. Ȧ tous les niveaux : même ceux qui ne croyaient pas ou n’avaient pas le temps de croire étaient imbibés des valeurs héritées du christianisme. On savait pourquoi on vivait, et on savait que quand on mourait c’était pour être insérés dans une réalité qui nous dépassait, mais qui donnait sens à la vie et à la mort.

Le diable était toujours là : mais contenu, en quelque sorte discipliné, enchaîné par les garde-fous du consensus social édifié autour des valeurs chrétiennes.

Ȧ la fin du 19e siècle commença pour les Églises chrétiennes d’Europe le lent processus d’affaiblissement qui devait les conduire à leur disparition actuelle de la sphère publique. Aujourd’hui l’Occident reste vaguement chrétien, mais il est toujours en quête de valeurs aussi fortes et consensuelles que celles dont il a voulu s’affranchir.

Et le diable en profite pour prendre l’avantage.

Car les Révolutions destructrices d’identité lui avaient (semble-t-il) déblayé le terrain, et ce furent des guerres industrielles toujours plus cruelles. Rappelons qu’avant cela la guerre était conçue comme un « art ». Elle obéissait à des lois, à des codes d’honneur. On s’affrontait à armes égales, le vainqueur rendait les honneurs au vaincu et on faisait la paix. La guerre était l’affaire des guerriers, pas des civils.

On peut dater de 1940 la fin de cette époque et l’entrée dans une autre, où le diable danse tout à son aise sur la scène du monde. Ce jour-là, dans la nuit du 14 au 15 novembre 40, la Wehrmacht rasa la ville de Coventry et tua des milliers de civils qui ne la menaçaient pas. L’art de la guerre venait de disparaître pour faire place à la guerre d’attrition : il s’agira désormais d’attrister, c’est-à-dire de faire souffrir – et le plus possible – des populations non-combattantes et sans défense, femmes, enfants, vieillards, restées loin du front.

Vous comprenez pourquoi je vois le diable à la manœuvre dans ce changement de civilisation infiniment douloureux, destructeur et dangereux ? Parce qu’avec la souffrance qui se répand et se multiplie de façon ignoble, c’est la haine qui se répand, la fin des valeurs humaines d’origine chrétienne qui jusque-là faisaient tenir nos sociétés debout.

La télévision nous permet de suivre jour après jour, heure après heure, la façon dont le diable (appelez-le comme vous voudrez) a pris les commandes et manœuvre pour étendre son empire, en Ukraine et ailleurs. J’entends cette jeune femme Russe qui a fui à l’Ouest : « Ils ont détruit ma Russie. Je ne croyais pas qu’on pourrait à ce point revenir en arrière. Je me suis trompée… nous nous sommes tous trompés. Je les hais ! »

Et « ils » la détestent. Le diable aime la haine.

Si ces valeurs ont été perdues par nos sociétés, elles n’ont pourtant pas disparu. Elles demeurent vivantes dans le cœur d’individus qui cherchent à les préserver en eux et dans leur entourage immédiat. Discrètement, presque secrètement mais avec ténacité, ils luttent pour ne pas capituler devant les forces du Mal. Ces gardiens de notre humanité sont peu nombreux, leurs efforts dérisoires ? Raison de plus pour les rejoindre. Et pour se rappeler ensemble, dans ce chaos où sombre notre civilisation, qui nous avons été et qui nous sommes.

                                                                             M.B., 19 novembre 2023
Voyez dans ce blog l’article Le diable existe-t-il ? Et si vous ne l’avez pas lu, ne manquez pas mon roman, La danse du Mal, Albin Michel, 2017, déjà traduit en Roumain.
(1) Luc 4, 13.

5 réflexions au sujet de « LE DIABLE Ȧ LA MANŒUVRE ? »

    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Il faut le reconnaître : nous n’en savons rien. Et à quoi bon le savoir ?
      Spéculation : l’univers a été créé avec (la permission du) Mal. Donc, sans doute, oui. Mais bien & mal sont comme la beauté : il faut des humains pour les (aperce)voir, en jouir ou en souffrir.
      j’ai spéculé. Et après ? Vivons
      M.B.

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  1. renard

    Celui qui fait la paix fait ensuite la guerre pour re-faire la paix.On ne « fait » pas la paix.On Est en paix .Ou pas.Les démons sont intérieurs,Nous cherchons notre vie durant à les re-connaître pour tenter de les apprivoisiner.

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  2. LECOCQ Jean François

    « La télévision nous permet de suivre jour après jour, heure après heure, la façon dont le diable a pris les commandes et manœuvre pour étendre son empire »…C ‘est bien le problème, la télévision et les médias « mainstream » de la pensée unique. Le mal n’est pas dans un camp ! Commencer par faire individuellement la paix en nous d’abord. Faire en sorte avec le peu de démocratie qu’il nous reste, d’avoir des dirigeants responsables, qui cessent d’attiser les conflits qui servent des intérêts personnels. Par exemple, les  » sanctions » contre la Russie n’ont pas amené la paix là bas mais la misère ici. On peut multiplier les exemples : le Malin est partout !

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