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MICKAEL JACKSON ET LE MYTHE DU CHRIST

          L’actualité porte à réfléchir, et à oser quelques comparaisons.


I. Mort d’un messie

Certains ont comparé Mickael J. à un extra-terrestre :

          (a) Sorti de rien et de nulle part, il a obtenu un succès planétaire et fait rêver toutes les générations, toutes les races – et sans doute pour longtemps encore.
          (b) Des talents multiples (danseur, chanteur, musicien, parfois poète) ont fait de lui l’un des créateurs les plus marquants de son siècle.
          (c) Il a vécu dans l’enfance perpétuelle, ou plutôt le désir d’enfance, le refus obstiné du passage à l’âge adulte.
          (d) Il avait la fragilité, la vulnérabilité d’un habitant d’une autre planète.
          (e) Possédé par un désir de mort qui s’est manifesté dans son autodestruction, il fait un peu penser à E.T. pointant vers le ciel son doigt tordu et murmurant « Home, home… »
          (f) Il a été mis à mort par sa célébrité, sous les yeux de ses fans qui sont sans doute les premiers responsables de son décès.

Comparaison avec Jésus


          (a) Jésus lui aussi est sorti de nulle part pour rejoindre Jean-Baptiste au bord du Jourdain : mais de son vivant, il n’a obtenu aucun succès. Les chroniqueurs officiels (Tacite, Pline, Suétone) font à peine allusion à lui, en s’y trompant d’ailleurs. Même chose ou presque pour Flavius Josèphe, historien juif toujours bien informé.
          C’est assez pour être assurés que Jésus a bien existé, petit trublion insignifiant d’une lointaine province de l’Empire. Mais ces silences témoignent que sa mort est passée inaperçue, n’a mobilisé ni les masses ni les « médias » de son époque.
          Et quand les évangiles disent que « de grandes foules le suivaient », ce n’est qu’une des facettes du mythe qu’ils sont en train de construire : si Jésus avait déplacé de véritables foules, l’autorité romaine serait intervenue, comme elle le fit à la même époque et en Palestine pour plusieurs meneurs d’hommes.

          Ce qui a fait de Jésus une célébrité planétaire (1), c’est – bien après sa mort – sa transformation en Christ ressuscité d’abord, puis en Dieu descendu du ciel.

          (b) Cette transformation eût été impossible si Jésus n’avait pas eu, lui aussi, des talents multiples. Guérisseur : il y en eût d’autres avant, pendant et après lui, mais sa façon de guérir était absolument originale – rien à voir avec (par exemple) un Simon-le-magicien. Pédagogue : là aussi, ils étaient nombreux, mais Jésus est le seul à avoir donné à ses paraboles une perfection telle, qu’elles ont traversé les siècles et font maintenant partie du fond culturel occidental. Charmeur enfin, et qui a su faire rêver toutes les générations, toutes les races, de tous les temps.

          (c) Jésus est indéniablement un homme adulte et responsable. Mais il y a chez lui des comportements adolescents : fuite de sa famille, refus de la société telle qu’elle est, contestation des ordres établis. On peut parler pour lui de désir d’enfance (il les attire, les cite en exemple), mais la source et la finalité de ce désir n’a rien à voir avec celui de Mickael J. : il s’enracine dans l’un des courants du mouvement prophétique juif, minoritaire mais auquel il a donné un relief particulier, en faisant l’axe principal de son enseignement.

          (d) Sa fragilité est grande, mais elle ne provient pas d’un déséquilibre intérieur ou de la personnalité. Au contraire, elle est la conséquence d’une très grande force de caractère, qui le rend vulnérable face aux pouvoirs établis et aux conformismes socioreligieux. Vulnérable, donc touchant : on s’identifie facilement à lui, comme à l’idole du Pop.

          (e) Il a vu venir sa mort, bien avant son entourage, et il l’a froidement annoncée. Puis, non seulement il n’a rien fait pour s’y soustraire, mais il s’est jeté volontairement dans la gueule des loups juifs et romain. Pourtant ce n’est pas un désir de mort, une autodestruction. Il a eu peur de la mort, et s’il va vers elle (la provoquant presque) c’est par une fidélité absolue à sa vocation de prophète juif.
          Mort devenue inéluctable par sa faute, mais en aucun cas désir morbide. Choisir de ne pas se soustraire à son destin, c’est tout autre chose que de se laisser mourir.

          (f) Michael J. a été tué par l’énorme pression de la foule des fans, qui voulaient qu’il reste le mythe dont ils avaient besoin – au mépris de l’homme qu’il était.
          Les « foules » juives et ses disciples (étaient-ils des fans ?) ont abandonné Jésus dès son arrestation. C’est la construction progressive du mythe de l’homme-Dieu qui a tué Jésus, pour faire de lui la troisième personne de la divine trinité.
          Le meurtre obéit au même schéma (préserver ou construire un mythe), mais dans le cas de Jésus il a eu lieu bien après sa mort physique. Ce n’est pas lui qu’on a tué, mais sa mémoire.

II. La nature a horreur du vide

Ce qui est fascinant dans le cas de Mickael J., comme d’Elvis Prestley, c’est la dimension religieuse du culte (le mot est juste) qu’ils suscitent.
          Pour Elvis, Graceland (le « pays de la grâce ») est devenu un lieu de pèlerinage toujours très fréquenté, avec vente d’images pieuses, d’icônes, de statues du demi-dieu. Nul doute que Neverland (le « pays du jamais adulte ») deviendra le Lourdes des fans transformés en croyants d’une religion nouvelle.

          Pourquoi ? Parce que ces deux demi-dieux ont fait danser l’humanité sur leur musique.          
          Jésus aussi a voulu faire danser l’humanité : « J’ai joué de la flûte sur la place du marché, dit-il, et vous n’avez pas voulu danser ». Sa musique à lui n’a pas pu toucher les foules auxquelles elle était destinée : on ne lui en a pas laissé le temps. Le Christ n’a jamais fait danser personne, on l’affiche sanguinolent dans toutes les églises.

          Mickael est allé plus loin qu’Elvis : il y a quelques années, pour un concert humanitaire, il a créé la chanson We are the world (nous sommes l’humanité – chaque homme ou femme souffrant, c’est nous). Ce slogan, qui sonne comme le Yes we can du candidat Obama, fait de Mickael J. plus qu’un musicien, plus qu’un danseur : un prophète.
          Jésus (s’opposant par là aux Esséniens dont certains de ses disciples étaient proches) a dit exactement la même chose : le malade, l’opprimé, le souffrant, le prisonnier, c’est moi – c’est nous.

          Dans les rues et sur les places de San Francisco, Paris, Tokyo ou Pékin, on a vu des foules recueillies chantant We are the world. Des blacks, des blancs, des jaunes, riches ou pauvres, lettrés ou ignares, tous unis par le rêve que leur a offert celui qu’ils ont déjà un peu divinisé.

          Pourquoi le christianisme ne fait-il plus rêver que d’infimes minorités (est-on sûr qu’elles rêvent, ou accomplissent leur devoir religieux ?), pourquoi ne fait-il plus chanter personne, pourquoi n’est-il pas un lien qui unifie tous les humains (au contraire, il a toujours été cause de divisions) ?
          Pourquoi faut-il que ce soient deux noirs américains qui ouvrent grandes les portes du rêve qui fait vivre, donne l’énergie d’aller de l’avant ?

          La nature (humaine) a horreur du vide. Jésus, le fils de Joseph a été « vidé » de la scène du monde par ceux qui en ont fait un mythe. Et depuis, « comme des brebis sans berger », les humains se tournent vers qui ils peuvent.

          Jésus nous dira peut-être : « Qu’avez-vous fait de moi ? »


                                         M.B., 28 juin 2009

(1) Ou plus précisément : européenne. La Chine n’entend parler du Christ qu’au XV° siècle, l ‘Amérique au XVI°, l’Afrique noire au XIX°.

LE MESSIANISME, DANGER PLANÉTAIRE (Juifs, évangélistes, musulmans…)

          Y a-t-il une clé pour comprendre l’Histoire contemporaine ?

Tout commence avec le roi David, autour de 1000 avant J.C.

Le territoire occupé par les juifs était alors minuscule : il allait du sud-Liban (plateau du Golan), jusqu’à l’extrémité du Néguev. A l’ouest, la bande côtière en était exclue : mais il mordait un peu sur la Transjordanie, à l’est.

Quarante ans plus tard, lorsque David meurt, son royaume – dit-on – se serait étendu de la Méditerranée à la mer Rouge et de la mer Rouge à l’Euphrate. « De la mer à la mer, du Fleuve au bout de la terre » (Ps 72,8) : tel était le mythique Royaume de David. Le Liban aurait été avalé, la Syrie digérée par David : Damas n’étant plus qu’une sous-préfecture de Jérusalem.

Ce Royaume de David pouvait donc rivaliser avec les plus grands empires voisins.

Jérusalem devient son centre religieux quand Salomon (le fils de David) y construit un Temple. Mais à sa mort (en 930), le beau royaume éclate en morceaux. Le nord est finalement reconquis en 722 par l’Assyrie, qui déporte sa population. En 587, c’est Jérusalem qui est prise à son tour, et les juifs sont déportés pour la deuxième fois à Babylone. Le Temple de Salomon est détruit.

Le « Royaume de David », n’aurait duré que deux générations.

Mais en réalité, a-t-il seulement existé ?

 FABRICATION D’UN MYTHE 

C’est dans l’exil des déportations que va naître un mythe tenace, qui est à l’origine de tous nos déboires. Un mythe à deux facettes :

1- Une terre conquise par la force et la violence 

Si l’on en croit le Livre de Josué, les douze tribus juives (fuyant l’Égypte vers 1200 avant J.C.) s’étaient appropriées la « Terre Promise » par une conquête militaire violente : « Tous ses voisins se sont unis pour combattre Israël : une coalition nombreuse comme le sable ! Mais Josué est tombé sur eux à l’improviste, les a battus et poursuivis jusqu’au Liban » (1).
La Bible décrit ensuite avec complaisance le premier génocide palestinien : Josué attaque les villages en partant du centre, et massacre tout être vivant, sans laisser échapper personne. « Tous sont passés au fil de l’épée : c’est comme cela qu’il a soumis tout le pays jusqu’à Gaza, sans un seul survivant » (2).

En réalité, les choses se sont passées tout autrement.
Fouille après fouille, les archéologues découvrent qu’il n’y a jamais eu de conquête violente de la Palestine. A leur arrivée, les nomades juifs faméliques, sans armes et sans expérience militaire, n’ont provoqué aucune réaction de rejet : il n’y a pas eu de coalition contre eux, pas de grandes batailles, pas d’effondrement des murailles de Jéricho au son des trompettes. Les juifs n’ont pas conquis le pays par la force de leurs armes : ils se sont intégrés sans violence, paisiblement, avec le temps.
Sans-papiers, ils ont été régularisés par des voisins débonnaires, dont ils ont fini par adopter le style de vie, la culture – et (en bonne partie) la religion.

Des siècles plus tard, leurs descendants anéantis par l’invasion de l’Assyrie sont déportés en masse au bord des fleuves de Babylone. Là, ils se rendent compte qu’ils courent un grand danger : être assimilés.
Disparaître, par dilution, dans la prestigieuse culture (et dans la religion) de l’Assyrie.

Par l’effet mécanique d’une contagion lente, insidieuse, ils risquent à Babylone de perdre leur identité juive. Une solution finale du peuple juif, sans chambre à gaz.

Comment réagir ? Pour continuer d’exister, les exilés juifs se raccrochent au souvenir rêvé d’un passé de conquérants. Ils s’imaginent une origine glorieuse et militaire, une occupation de la Palestine dans la violence et dans le sang. L’invention de cette épopée héroïque de pionniers avait un but, leur redonner confiance en eux-mêmes : un jour, comme déjà dans ce passé fictif, ils prendront les armes, un jour ils redeviendront forts, un jour ils retourneront à Jérusalem et rétabliront le Royaume de David à la pointe de leurs épées.

C’est le moment où les premiers textes de la Bible sont mis par écrit : le mythe de la « conquête violente de la Palestine » s’introduit dans la mémoire d’Israël, il fera désormais partie de l’identité juive.

2- Un roi mythique : David

Sous le coup de l’exil, ils vont ensuite relire l’histoire ancienne du roi David, et en faire une bande dessinée : il se serait (dit-on) introduit dans Jérusalem par surprise, pour la mettre à feu et à sang. Aurait repris leurs terres aux Philistins, conquis le Liban, l’Assyrie, la Transjordanie, le désert du Sud, par la force invincible des armes juives.

Un héros juif, pour des juifs humiliés.

Ils vont faire plus, et prêter à Dieu une promesse solennelle faite à David : lui, Dieu, viendra habiter sur la colline de Jérusalem, dans un Temple.

« Mais ce Temple, dit Dieu, c’est ton fils qui me le construira – pas toi »

Tiens ? Pourquoi donc le Temple, symbole de l’union entre Dieu et son peuple de conquérants, ne sera-t-il pas construit par David le conquérant – mais par son fils ?

Parce que la Bible ne dit pas la vérité. Et cette vérité, elle a été récemment mise à jour par les archéologues. Les fouilles se succédant sur le terrain de ses « conquêtes », il apparaît que David n’a pas laissé l’empreinte d’un grand chef militaire. Des bagarres entre voisins, certes, qui lui ont tout juste permis de s’installer à Jérusalem, d’y construire un (petit) palais, et de conquérir une partie seulement du territoire des Philistins. Mais il n’a pas étendu son royaume jusqu’à l’Euphrate, il n’a pas dominé le Liban et l’Assyrie. Ni fait de Jérusalem une grande capitale : il n’en avait pas les moyens.
Ce n’était qu’un petit chef de bande local, meurtrier à l’occasion. Pour ses voisins, une simple canaille. Son nom n’apparaît dans aucune chronique du Moyen-orient : un bandit sans relief.

En revanche son fils, Salomon, a été un très grand roi. Rompant avec le comportement crapuleux de son père, il va mener pendant 40 ans une habile politique d’alliances tous azimuts avec ses voisins du Nord et du Sud. Il négocie des traités commerciaux avantageux, fait la paix avec l’Assyrie, et Israël devient la plaque tournante du Moyen-orient. Sans guerre, sans violence, Salomon a transformé le petit État-voyou de David en puissance régionale reconnue, et respectée.

Il a alors les moyens de son ambition : construire un Temple à Jérusalem, pour le Dieu juif. Un Dieu qui pourra s’asseoir à la table des Grands, car son Temple est magnifique.

Quand les exilés (bien plus tard) écrivent la Bible, ils vont juger très sévèrement Salomon, mais faire de David un héros fondateur. Pourquoi ?

Parce que Salomon, en s’alliant avec les puissances voisines, avait accepté que leurs dieux soient introduits, dans son royaume, à côté du Dieu juif. Là aussi, c’était un geste politique habile : rien ne cimente mieux une paix entre royaumes limitrophes, sur terre, que la bonne entente de leurs dieux, au ciel.

Pendant leurs exils à Babylone, les déportés avaient côtoyé ces mêmes dieux, et identifié en eux un danger mortel pour leur identité juive. Pas question donc d’accorder à Salomon sa juste place dans l’Histoire : c’eût été donner en exemple aux juifs une cohabitation pacifique, et même heureuse, entre le Dieu d’Israël et d’autres que lui. Ils ont préféré transformer un chef de bande médiocre, sans envergure,  en icône d’un grand roi, choisi par Dieu, consacré par l’onction, son fils (et donc son représentant) sur terre. Et ils font dire à Dieu :  » David, tu es mon fils : je te donnerai les nations pour héritage (Ps 2). Ton nom sera aussi grand que celui des plus grands de la terre (IISm 7) ».

David va devenir l’étendard d’un peuple humilié, qui rêve d’une revanche toujours aussi introuvable. Une revanche par l’anéantissement des oppresseurs, en exécution des promesses divines. On fait donc de lui un grand chef de guerre, et de sa « conquête » une épopée militaire sanglante aux résultats grandioses. Ce qui prouve que le Dieu d’Israël est bien le meilleur.

La Bible répète ainsi le procédé déjà employé pour Josué. Avec le David sculpté par les auteurs de la Bible, la violence, la survie par la guerre et l’expansion par le conflit – le tout au nom de Dieu – pénètrent profondément dans la culture juive. D’où elles se répandront sur la planète, avec des conséquences incalculables.

Tandis que Salomon, véritable créateur politique d’un grand royaume éphémère, va s’effacer devant son père pour n’être plus (aux yeux de la Bible) qu’un aimable philosophe.

Et David devient l’Oint choisi par Dieu : En hébreu, oint se dit messie. Et en grec, messie se dit christ.

Enfermés dans leurs impasses, privés d’espoir et d’horizon, des juifs dépossédés de leur royaume imaginaire s’inventent un mythe qui va changer le monde : ils inventent le messianisme.

 LE MESSIANISME JUIF

Revenus de leurs deux exils, misérables, menacés par leurs voisins, les juifs trouvent la Palestine à l’abandon. Le second temple qu’ils vont reconstruire n’a ni la splendeur de celui de Salomon, ni surtout sa valeur symbolique – puisque l’ Arche d’Alliance en a disparu. Découragés, fermant les yeux sur leur dénuement, ils rêvent à la gloire du passé, à Josué, à David.

Sans s’apercevoir que tout se transforme autour d’eux. Israël (qui ne l’admettra jamais) n’est plus le centre du Moyen-orient, et encore moins le centre du monde. Le centre du monde, il est désormais partout, et c’est l’hellénisme. Au bord des fleuves de Babylone, assimilée par Alexandre, les terribles dieux assyriens pâlissent et s’éclipsent discrètement devant  les locataires de l’Olympe, aimables et triomphants.

C’est pendant cette période de mutations profondes (du VI° au III° siècle) que les juifs vont écrire leurs livres prophétiques. Penchés sur leurs labours, frileusement serrés autour de leur petit nouveau temple, leur horizon est limité par quelques collines. Ils semblent ne rien comprendre aux changements du monde, le champ de leur conscience est obnubilé par la mémoire d’une menace, celle des dieux étrangers. Il leur faudra plusieurs siècles pour comprendre que l’hellénisme est pour eux la nouvelle menace, et qu’il pourrait bien les détruire aussi sûrement que les fantômes des divinités de Babylone.

Exilés du monde tel qu’il va, devenus quantité négligeable sur leur lopin de terre, ils se réfugient dans ce qu’ils connaissent : le rêve.

En rêvant leur passé, ils prennent enfin leur revanche sur la vie et le destin, qui s’acharnent contre eux. Avec un souffle inégalé, les prophètes de la Bible vont donner consistance, pour toujours, au messianisme d’Israël.

Ce monde qui leur est si hostile, ils prédisent son châtiment par un cataclysme destructeur : une apocalypse. La venue d’un Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse, et ce Messie sera un nouveau roi David. Comme lui, il sera guerrier, et répandra le sang des ennemis d’Israël.

Un petit reste seul subsistera. Pour quoi faire ? Pour reconquérir le Royaume de David de leurs rêves. Un royaume restauré dans sa plénitude territoriale, peuplé de juifs fidèles au Dieu Unique, et lui offrant un culte à Jérusalem enfin rétablie dans sa gloire.

A de rares exceptions près, l’ambition messianique juive s’est toujours limitée au domaine mythique de David. Les juifs n’ont jamais sérieusement eu l’idée de convertir la planète entière au judaïsme. Retrouver les frontières le Royaume d’antan, ce rêve-là leur suffisait. Lorsque quelques psaumes, ou quelques passages prophétiques parlent des « nations » que le Messie soumettra quand il viendra, cela ne va pas plus loin que les nations voisines – « de la mer à la mer et de la mer au fleuve Euphrate ».

Les juifs sont viscéralement attachés à leur Grand Israël. Le monde, pour eux, converge vers son centre, Jérusalem. Et le centre de Jérusalem c’est son Temple, qu’il faut reconstruire – plus beau si possible que ne l’était celui de Salomon.

Né en Israël dans ces circonstances, le messianisme sera pour toujours

–          Utopique : on attend le retour d’un monde disparu, meilleur que celui-ci. L’Histoire a un sens.

–          Apocalyptique : ce retour se fera dans la guerre et la violence.

Lorsque le troisième Temple, à peine terminé par Hérode et couvert d’ors, sera rasé par Titus en l’an 70, le messianisme juif va se transformer radicalement. Désormais, l’attente du Messie est individuelle, spiritualisée. L’apocalypse ? Oui, elle se produira, on s’y prépare intérieurement. Le Messie viendra-t-il avant, pendant, après ? Aucun juif ne croit plus vraiment que le Temple pourrait être rebâti par lui, dans une Jérusalem redevenue centre du Grand Israël.

Mais si les juifs ont cessé d’y croire, d’autres vont y croire – à leur place.

 
LE MESSIANISME CHRÉTIEN

Faut-il rappeler que les premiers chrétiens sont des juifs convertis ? Les textes retrouvés à Qumrân montrent que leur judaïsme natal (celui du I° siècle) était imprégné – on pourrait presque dire « infesté » – d’un messianisme exacerbé. Tous attendaient le Messie, dans une perspective de royauté guerrière. Le Document de Damas explique que le temps actuel est l’époque du mal : la venue du Messie causera sa disparition, suivie par un retour conquérant au Pays – enfin purifié de la présence des impies (3).

Les judéo-chrétiens baignaient dans cette ambiance de fin du monde, qu’ils croyaient imminente. Le Messie ne revenant toujours pas, et Jérusalem devenue sous Hadrien une cité grecque, la deuxième génération va elle aussi spiritualiser son messianisme. Désormais, c’est pour la fin du monde qu’on attend la venue sur terre d’une Jérusalem céleste (et non plus terrestre) : dans ses visions, l’Apocalypse de saint Jean la décrit, descendant du ciel, nimbée de splendeur irréelle. Le Christ-Messie trône en son centre, les nations marchent vers sa lumière, et les rois de la terre se prosternent devant elle. Mais seuls, ceux « qui sont inscrits dans le livre » peuvent y pénétrer, et là ils règneront avec le Messie pour l’éternité.

Les Pères de l’Église puiseront sans cesse dans cette vision pour penser le messianisme chrétien. Oui, ce monde-ci est mauvais. Oui, il va disparaître dans un déluge de feu et de violence. Et oui, seuls seront sauvés ceux qui serons entrés dans la Jérusalem céleste : les bons chrétiens. Les autres, ils sont promis au feu éternel.

En attendant l’apocalypse finale, les chrétiens sur terre doivent s’y préparer spirituellement – tout comme les juifs.

Mais en 392, le christianisme devient religion d’État, dominante dans l’Empire romain vacillant. Très vite, l’Église chrétienne va s’identifier elle-même à la Jérusalem céleste descendue sur terre : « Ne cherchez plus au ciel la cité parfaite, celle des origines perdues. Elle est descendue du ciel, et la voilà, c’est l’Église que vous voyez. C’est le Vatican, le pape, les prélats, le clergé, ses fastes et son culte ». Certes, le Messie doit quand même revenir pour le jugement dernier, mais en entrant dans l’Église, on est sûr d’échapper à l’enfer. L’Église, société parfaite, c’est déjà le ciel sur la terre : en faire partie, c’est prendre une option sur le paradis.

Les juifs rêvaient de reconquérir un territoire restreint. Puisque l’Apocalypse décrit l’univers entier prosterné devant la Jérusalem céleste, l’Église va s’attribuer une mission d’ampleur planétaire. Il s’agit de conquérir le monde entier, non pas par la violence (comme Josué et David) mais par la conversion pacifique des âmes.
En théorie, la violence n’est pas le moyen privilégié de l’ambition messianique chrétienne. En fait, elle va souvent le devenir.

Car l’Église adopte vite une terrifiante devise : compelle intrare, il faut forcer les païens à entrer dans la Nouvelle Jérusalem. Afin qu’ils puissent échapper au jugement du Messie-Christ revenu dans la Gloire, on va user de violence pour les convertir. Sainte violence, nécessaire violence, fructueuse violence : l’Église n’éprouvera jamais ni gêne, ni remord, ni sentiment de culpabilité devant le génocide des indiens, l’anéantissement de cultures et de civilisations entières. Pas plus d’ailleurs que devant les crimes de l’Inquisition.
Quels crimes ?   En brûlant vif un corps pendant quelques minutes, on évite à son âme de brûler pour l’éternité.

Grâce à cette totale absence de scrupules, l’Église – propulsée en avant par la force de son idéal messianique – va connaître une expansion remarquable. Malgré les révolutions européennes, au début du XX° siècle elle est en position de force ou de monopole dans tout l’Occident et ses satellites

Mais au milieu de ce siècle, soudain, aussi brutalement qu’un immense Titanic qui coule en quelques heures, l’Église perd ses convictions : son élan messianique s’éteint en l’espace d’une génération. Elle disparaît de la scène politique de l’Occident, puis de sa sphère culturelle. Comme si elle n’avait plus rien à lui offrir, l’Europe se détourne d’elle : pour la première fois depuis 17 siècles, les dirigeants européens proclament en 2004 qu’ils ne se reconnaissent plus dans le christianisme.

Ce parcours historique du messianisme chrétien, né des soubresauts du messianisme juif puis tragiquement décédé à l’aube du XXI° siècle, me laisse à penser que ma génération a assisté in vivo à la fin d’un cycle civilisationnel. L’Égypte, Ur, Assur, les Incas et les Mayas, la Chine ancienne, tant d’autres civilisations ont appris qu’elles étaient mortelles ! C’est maintenant le tour de la chrétienté. L’Occident, privé de son messianisme, n’est plus qu’une entreprise de conquête commerciale. Et l’Europe se cherche désespérément une identité pour le XXI° siècle.

Quand une civilisation ne se croit plus vraiment destinée à sauver le monde, seule capable de le faire, quand elle n’a plus les moyens de cette ambition, elle disparaît.

Et entre dans les musées de l’Histoire. L’Histoire qui continue, ailleurs, avec d’autres.

 LE  MESSIANISME  CORANIQUE  

L’auteur du Coran – du moins de son noyau primitif – est un arabe converti, au début du VII° siècle, à une forme peu connue de judéo-christianisme qu’on appelle le judéonazaréisme. L’influence du messianisme juif, sous la forme sectaire dont témoignent les manuscrits de la mer Morte, y est grande. Il faut dire qu’on sait peu de choses de ce « Muhammad » – malgré l’immense légende qui s’est constituée sur son souvenir mythique. Le texte du Coran tel qu’il nous est parvenu témoigne de réécritures successives, d’ajouts et de corrections nombreuses : pour un exégète de la Bible, ceci n’a rien d’étonnant.

Le messianisme coranique porte à la fois l’empreinte de ses origines, un judaïsme rabbinique exalté, et la marque politique des Califes qui firent réviser le texte, avant de le publier dans sa forme actuelle.

Lui aussi, il attend une apocalypse. Mais le fidèle coraniste ne peut pas, comme le juif ou le chrétien, se contenter d’attendre la fin de ce monde-ci : il doit – et c’est l’honneur que Dieu lui fait – en hâter l’arrivée. Il ne se contente pas de patienter : il collabore activement avec Dieu, en contribuant à l’élimination des impies (les infidèles), et des mondes mauvais qu’ils ont construits.

Lorsqu’il tue, ou qu’il se fait exploser en public, le coraniste est donc un auxiliaire de Dieu : et c’est pourquoi il a conscience d’aller directement au paradis – où Dieu se doit de réserver une place à ses lieutenants. L’appel au Djihad matérialise cette coopération avec Dieu : l’avènement du monde nouveau est à ce prix.

On dit souvent qu’il existe deux sortes de Djihads : l’appel à la Guerre Sainte, et l’appel à la conversion du cœur. Le premier serait un avatar de l’Histoire, le second serait l’enseignement de Muhammad. Ceci est un mensonge politique : le texte du Coran ne connaît qu’un seul Djihad, par la violence et par le sang.

Contrairement au juif, mais comme le chrétien, le messianisme coranique a une vision mondialiste : son ambition est de convertir la planète au Coran, et ses fidèles ne seront pas en paix tant que la terre entière ne se prosternera pas cinq fois par jour vers la quibla, qui indique la direction de La Mecque.

L’utopie coranique connaît un préalable : la reconquête de la Jérusalem terrestre, et sa purification de tout infidèle. Comme pour les juifs, c’est une ville qui  est au centre du monde, et cette ville n’est pas La Mecque, qui n’existait pas au début du VII° siècle. L’importance centrale de Jérusalem va être confirmée par la légende du voyage nocturne de Muhammad. Il s’envole de La Mecque sur la jument Bouraq, parvient sur le rocher du Temple : là, au cœur de la ville sainte, il aurait donné un coup de talon qui l’aurait propulsé jusqu’au ciel. L’empreinte du pied de Muhammad est toujours gravée sur ce rocher, et la tradition fait mentir le Coran pour lui faire dire que ce voyage a bien eu lieu.

Ville sainte, point de départ du voyage nocturne de Muhammad, porte du ciel : la reconquête de Jérusalem fait partie intégrante de l’utopie coranique.

Quant au Messie, le Coran mentionne bien son retour. Mais dans la pratique Muhammad, qualifié de « sceau des prophètes », a pris sa place (1).

Le messianisme juif prônait une conquête guerrière et violente, mais limitée à un territoire précis. L’ambition chrétienne était de convertir la planète, sans jamais prescrire officiellement la guerre. Le Coran a retenu à la fois l’apologie de la violence juive, et l’ambition planétaire chrétienne.

Une dernière remarque : le  Coran apparaît au moment où l’Empire romain finit enfin de définir la divinité de Jésus-Christ, au début du VII° siècle. Et c’est après une longue période de sommeil que l’utopie coranique s’est réveillée, en ce milieu du XX° siècle où l’Occident voyait disparaître son propre messianisme.

Pareilles coïncidences, aux yeux de l’historien, parlent. Comme si le rêve messianique, élaboré pour la première fois par des exilés juifs hantés par leur déclin, se transmettait dans une même famille, malade de sa consanguinité.

Le mélange de mondialisme et de violence légitime dont témoigne le Coran est en soi très dangereux. Mais il devient détonnant s’il rencontre un jour, en face de lui, une idéologie qui lui ressemble (1).

 LE MESSIANISME ÉVANGÉLIQUE AMÉRICAIN  

Surgeon du pentecôtisme américain, il connaît un succès foudroyant et planétaire. Assez rapidement, il a évolué pour être englobé dans une galaxie aux contours flous, mais à la redoutable efficacité : l’évangélisme américain est aussi appelé néo-conservatisme ou fondamentalisme. En fait, il s’agit bien d’un messianisme.

Il n’a pas pour ambition la reconquête d’un royaume mythique. Ni le retour d’un paradis, d’une condition antérieure jugée meilleure que l’actuelle. L’utopie du messianisme américain n’a jamais existé dans le passé, c’est un futur réalisé : son monde nouveau, c’est le Nouveau Monde que l’Amérique propose, qui n’a aucun antécédent connu dans l’Histoire.
Le nouveau Messie, c’est la démocratie à l’américaine, le mode de vie américain, la loi américaine, le capitalisme américain.

Les Évangélistes s’adressent directement à Dieu, et croient que Dieu leur répond  personnellement. A chaque instant ils sont en direct avec Dieu, au point de perdre tout contact avec la réalité. Certes, ils attendent la venue du Messie : mais puisque Dieu déjà présent à leurs côtés, puisqu’ils parlent en son nom, le résultat est que chacun d’entre eux, ou la nation américaine toute entière, tient la place du Messie.

La planète est donc divisée en deux : l’axe du Bien (l’Amérique et ses alliés) et l’axe du Mal (ceux qui rejettent l’alliance américaine). Il suffit de rejoindre l’axe du Bien pour être heureux, pour connaître le bonheur du monde nouveau. Ce messianisme est obligatoirement mondialiste : puisqu’aucun être sensé, en tout cas aucun américain, n’admettrait qu’on puisse refuser volontairement d’être heureux.

Dans ce schéma messianique, aucune apocalypse n’est prévue pour préparer ou accompagner l’avènement du bonheur américain. Cependant, reprenant à son compte le compelle intrare catholique, l’Amérique considère qu’elle se doit d’obliger les bad guys à entrer dans son giron, puisque telle est la réalisation ultime de l’utopie. Pour y parvenir, la guerre est un moyen autorisé, efficace : il est admis que l’axe du Mal puisse, et doive, être combattu par le feu et le sang.

Le feu est américain, le sang ne doit jamais l’être. L’Amérique peut légitimement déchaîner l’Apocalypse Now, mais hors du nouveau Royaume mythique : les USA. Si l’apocalypse accompagne le Messie américain, elle ne le concerne pas et doit se dérouler hors de son territoire. La venue du Messie n’est plus en relation directe avec le feu qu’il déchaîne ou qui l’escorte.

 UN  FACE-A-FACE  EXPLOSIF 

Les Églises catholique et protestantes anciennes se sont effondrées au moment où naissait le messianisme évangélique américain, et où renaissait le messianisme coranique – soit en gros à partir de 1950. L’Europe, l’Afrique et l’Amérique latine, qui furent leurs territoires d’expansion privilégiés, se retrouvent sans identité fondatrice : ils apparaissent comme un vaste ventre mou, privé d’une idéologie fédératrice, consensuelle, seule capable de transformer un espace commercial en civilisation.

De part et d’autre de ce vide, on trouve face-à-face deux blocs constitués :

1-     Un bloc messianique coranique, dont la partie active est (pour l’instant) le Moyen-Orient + le Pakistan + l’Afghanistan. Le jour où le reste du monde coranique rejoindra ce bloc, les conditions d’un conflit mondial seront réunies.

2-     Un bloc messianique américain. Il ne faut pas croire que le prochain président américain pourrait inverser la tendance : une majorité du peuple américain semble avoir basculée dans la sphère d’influence de l’évangélisme.

On pourrait mentionner deux autres messianismes apocalyptiques de l’Histoire récente : le communisme, et le nazisme.

Y A-T-IL UN MESSIANISME ÉCOLOGIQUE ?

(Ébauche d’une réflexion)

Les écologistes, sont-ils messianistes ?  Oui et non.

Oui, parce qu’ils appuient leur analyse de la société sur une apocalypse. Non, parce qu’ils ne l’annoncent pas pour un futur plus ou moins éloigné, ils nous la font voir. Une fin du monde en train de s’accomplir, sous nos yeux. Pour la première fois, l’apocalypse n’est plus la représentation symbolique des angoisses humaines : c’est un phénomène technique. Avec l’écologie, elle sort du domaine du mythe et entre dans celui de la science : elle est mesurable, mesurée, reproductible – ou plutôt, on sait exactement quand et comment elle va se produire.

Mais ici, aucun Messie providentiel n’est attaché à l’apocalypse. Les juifs attendent sa venue, les chrétiens son retour, le Coran l’identifie de fait à Muhammad, l’Amérique à elle-même.  Avec les écologistes, l’équivalent d’un Messie est le peuple des humains. Qui doit d’abord changer sa façon de vivre, puis se choisir des dirigeants politiques engagés dans la mise en œuvre d’une gestion différente des ressources. L’ancien messianisme a disparu : le Messie n’est plus un être ou un peuple providentiel. Le Messie, c’est l’ensemble des habitants de la planète.

L’écologie n’annonce pas un monde meilleur que l’actuel, ou un retour à un état antérieur meilleur que l’actuel. Elle propose le ralentissement, ou la fin de l’apocalypse en cours. Son utopie, ce n’est pas un avenir rêvé : c’est la capacité, pour l’humanité, de se ménager un avenir tout court.

Elle partage donc l’utopie du Siècle des Lumières : la raison peut et doit triompher de la déraison humaine (égoïsme, avidité, aveuglement…). Mais elle bénéficie d’un moyen de pression inédit : la peur, que nous ressentons tous, devant la réalité d’une apocalypse non plus annoncée, mais constatée.

L’écologie est née  de l’échec des divers messianismes de l’Histoire. Elle se situera sur un autre terrain qu’eux : le terrain vague, détruit, ravagé, abandonné après trois mille ans de domination des messianistes, juifs, chrétiens, coranistes, communistes, nazis, évangélistes américains. 

Scientifique, démocratique, humaniste et naturaliste, le « messianisme » écologique est donc la conséquence du discrédit dans lequel les trois grandes religions monothéistes et leurs enfants naturels se sont enfoncés d’eux-mêmes.

Son succès grandissant signe de façon spectaculaire la fin d’un cycle de civilisations.

M.B., Conférence du 15 décembre 2006.

(1) Le lecteur aura remarqué que je ne parle pas ici de l’islam ou des musulmans, mais seulement du Coran

FETES DU NOUVEL-AN ET DÉSENCHANTEMENT DU MONDE

          Les fêtes de Noël et du Nouvel-An viennent de ruisseler sur nous comme les chutes du Niagara sur de jeunes mariés américains. On s’en remettra.

          Depuis l’essor de l’archéologie, nous savons que les peuplades les plus anciennes, les plus archaïques, possédaient toutes des mythes étroitement reliés au cycle du soleil. Dans notre Occident, les Celtes célébraient déjà la fin d’une année et le commencement d’une autre. En Orient, je crois que les Hindous eux aussi marquent depuis des millénaires la succession des cycles annuels par des rites colorés.

          Profondément enfouis dans la nature humaine, ces rites exploitent la banalité des saisons pour exprimer les mythes d’une civilisation. Des mythes qui donnent à nos vie l’arrière-plan, la profondeur qui leur manqueraient sans eux : l’infini du cosmos.
          Et au-delà, Dieu ou ce qui en tient lieu.

          Dans le monde gréco-romain du 1° siècle, la mythologie était omniprésente. La succession du temps, qui est à deux dimensions – avant et après – en recevait une troisième dimension, au-delà.
          Le judaïsme ajoutait un élément qui n’était pas absent des autres cultures mais auquel il donnait une place prépondérante : dans ce monde à trois dimensions, Le Mal danse et entraîne les humains dans sa farandole. Et à partir du IV° siècle avant J.C. environ les juifs l’ont personnalisé, en l’appelant le Satan – souvent traduit dans les versions grecques de la Bible par le Diabolos, « celui qui divise ».

          Un monde enchanté par la lutte du bien contre le mal, personnifiés en figures hautes en couleur et qui s’affrontaient quelque part au-dessus de nos têtes : nous étions spectateurs impuissants, et toujours victimes, de ce combat des Titans (ou des Anges) qui se déroulait en-dehors de nous, dans un ailleurs inaccessible. C’était le sort, ou le destin, le fatum des romains : une fatalité à laquelle nous étions soumis, sans action possible sur elle.

          L’enseignement de Jésus désenchante ce monde de mythologies.
          Juif, il sait que Dieu est une chose, et l’humain une autre : il ne les confond pas, ne cherche pas à les faire découler l’un de l’autre – ce qui est la tendance de toutes les mythologies.

          Dieu est dans les Shamaïm – que nous traduisons, faute de mieux, par « le ciel » – et nous autres nous sommes sur terre. Ceci, qui est juif, il le corrige de façon révolutionnaire :

          1) Pour un juif de son temps, le frère était un autre juif – à l’exclusion des non-juifs. Pour les Esséniens, un membre de sa secte – à l’exclusion des autres juifs. Pour les Zélotes, celui qui se révoltait comme lui et avec lui, en prenant les armes.

           Pour Jésus, le prochain est tout homme, ou toute femme dont on croise la route. Ni le frère de sang, de fanatisme, ou le frère d’armes : celui (ou celle) qui est , sur mon chemin.

          2) Ce prochain sans distinction, il en fait le convive invité à un repas festif qu’il décrit comme son « Royaume » : le monde accompli, réalisé, enfin libéré de la danse du Mal.

          3) L’hôte qui invite à ce repas est au centre de la fête, il l’organise et en fixe l’ordonnancement, le déroulement concret.
           Parabole : cet hôte, c’est Dieu.

          4) Nous sommes les seuls responsables du bien (ou du mal) qui se fait en nous et autour de nous. Notez que c’est aussi l’enseignement du Bouddha.

                   Dieu ne s’anéantit pas pour devenir semblable à ses convives (c’est la Kénose du Nouveau Testament). Les convives n’aspirent pas à être divinisés. Chacun reste à sa place, avec sa nature propre, mais l’Un reçoit les autres dans son intimité.

          Monde désenchanté, parce qu’il ne laisse aucune place à des puissances maléfiques (ou bénéfiques) imaginaires. Mais monde réenchanté par la magie des paraboles, qui décrivent le bonheur comme une réalité familière, et font chanter l’imagination en lui ouvrant le mystère de la convivialité avec Dieu.

          Jésus a désenchanté le monde mythique de l’Antiquité.

          Il l’a réenchanté, non pas en créant d’autres mythes, mais en le décrivant par des paraboles enchanteresses.

          Ce monde désenchanté, le christianisme s’est hâté de le réenchanter

           – En incarnant Dieu et en divinisant l’homme

          – En donnant à des sacrements, dont la clé se trouve dans les poches des Églises, le pouvoir quasi-magique d’accéder à la divinisation.

          – En adoptant la plupart des mythes païens pour les revêtir du manteau chrétien. Parmi bien d’autres, le Sol Invictus qui est devenu Noël, naissance du Christ.

          Sans ce réenchantement du monde, le christianisme ne se serait jamais développé. Tant il est vrai que nous avons besoin de mythes enchanteurs, pour survivre dans un monde qui n’a rien d’enchantant.

          A moins que… au monde désenchanté que nous connaissons depuis si longtemps, sans espoir, tétanisé par un futur de pénurie et d’affrontements, quelques-uns ne tentent de substituer un jour le monde désenchanté de Jésus, enchanté par sa parole à lui.

                                         M.B., 7 janvier 2010

LA MORT, ET APRÉS ?

          Frappés par la mort, ce matin même, de notre ami Philippe, vous souhaitez que je nous aide à positiver cet événement douloureux .

 Aux origines de l’humanité

           Yves Coppens nous apprend que la naissance de l’homme s’accompagne, au tournant du Neandertal, par l’apparition de deux faits marquants : alors que les ossements des animaux préhistoriques sont disséminés dans la nature, l’Homme enterre les cadavres de ses morts, leurs ossements sont regroupés dans un même lieu.

          Au même moment, nos ancêtres apprenaient à maîtriser un langage élaboré, qui leur permettait de donner une signification symbolique à leur vie – et à leur mort.

          Parallèlement, on s’aperçoit que les peintures rupestres ne sont pas seulement des représentations de scènes de chasse : certaines semblent représenter le triomphe de la vie sur la mort, par la victoire de l’Homme sur son gibier.

           Dès son apparition sur terre, ce qui fait donc la différence entre l’Homme et l’animal, c’est une certaine conscience que la mort ne met pas un terme à la vie : qu’il y a « quelque chose » après la mort, ou au-delà de la mort.

 Les premières civilisations

           Ce « quelque chose », les premières civilisations occidentales vont le formuler par des mythologies complexes, dont le pivot central est ce qui se passe après la vie terrestre.

          En Égypte, en Assyro-Babylonie, en Grèce puis à Rome, la mort est toujours représentée comme un passage. Le mort va errer pendant quelque temps avant de trouver un passeur qui lui permet d’accéder au lieu de son repos définitif. C’est Anubis au bord du Nil, ou Charron en Grèce qui fait traverser au mort le Styx, rivière-frontière.

          Pendant ce temps d’errance avant son passage, le mort doit pouvoir se nourrir et disposer de ses objets familiers : on les dépose donc dans la tombe avec des aliments.

            Souvent, on pose sur ses lèvres une monnaie pour qu’il puisse payer le passeur d’éternité.

           Toutes les premières civilisations se rejoignent donc dans la conscience que le mort continue à vivre. Qu’il doit franchir un obstacle, après quoi il parvient au lieu du repos éternel – Champs-Élysées, Pâturages Éternels, Ciel – le nom et l’imagerie de ce lieu diffèrent selon les cultures, mais la conviction est partout la même : il y a une vie après la mort.

 Le judaïsme

           Seuls parmi les peuples de l’Empire romain, les juifs croyaient à une résurrection des morts, au Dernier Jour : c’est-à-dire à la fin des temps, quand ce monde-ci cesserait d’exister.

           Il y aurait alors une résurrection générale de tous les morts, mais pas pour retrouver leur état antérieur. Cette résurrection finale serait en fait une seconde création, comparable à la première (celle de Genèse) : un nouveau monde serait créé, dont Le Mal (Satan) serait exclu, et où les morts vivraient dans le bonheur d’une lumière divine que plus rien n’obscurcirait.

           Dans ce judaïsme ancien apparaît peu à peu l’idée que nous possédons une néphesh, quelque chose d’assez imprécis qui se sépare du corps à la mort et va vivre, en attendant la résurrection du Dernier Jour, dans un endroit qu’on appelle le Shéol. Ce n’est pas un lieu de punition comme l’enfer, mais un lieu d’attente, sombre et pénible puisqu’on n’est plus vivant, mais pas encore ressuscité.

           Au Moyen âge on a traduit néphesh par âme, et Shéol par enfer : double erreur dont les conséquences vont influencer le christianisme naissant.

 Jésus

           Ầ son époque, les pharisiens enseignaient la résurrection au Dernier Jour, conviction partagée par la majorité des juifs sauf le clergé de Jérusalem, les sadducéens.

          Lui-même pharisien, Jésus n’a rien dit de l’après-mort : il partageait les convictions de ses collègues pharisiens. Mais par ses actes comme dans ses paraboles, il a enseigné avec force que l’échec n’existe pas.

 Il y avait en Israël deux grands échecs de la vie :

 1- La maladie : elle mettait le malade à l’écart de la société. La maladie (surtout les maladies de peau) était une cause d’exclusion sociale, politique et religieuse, qui équivalait à une véritable condamnation à mort. Or Jésus guérit tous les malades qui viennent à lui, et les réintègre par là dans la vie sociale de son temps.

 2- Le péché : trois catégories de pécheurs étaient exclus de la société : les collaborateurs avec l’occupant romain, les fonctionnaires corrompus et les prostituées. Or Jésus partage la table des collaborateurs, accueille les fonctionnaires corrompus (l’un d’eux, Lévi-Matthieu, deviendra son disciple), relève les prostituées – à une condition, qu’ils reconnaissent leur péché et fassent le chemin de conversion rendu possible par leur rencontre avec lui.

           Pour l’un comme pour l’autre cas, le message est clair : dans la vie, il n’y a pas d’impasse définitive. Aucune situation, aucune erreur de parcours – même la pire -, n’est irrémédiable : une nouvelle vie est toujours possible, dès maintenant, sans attendre le jugement final.

           Vous lirez dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) la description de cette attitude, qui est une des grandes nouveautés apportées par Jésus.

 Le christianisme

           Quelques mois après sa mort, ses disciples annoncent qu’il est ressuscité, non pas au Dernier Jour, mais 36 heures après sa mort.

          Une résurrection avant la fin du monde, chose totalement inédite pour les juifs : cette affirmation marque la naissance du christianisme (cliquez). Paul de Tarse va s’emparer de l’idée, et la développer : « Vous ressusciterez, dit-il, puisque Jésus est ressuscité ». Et ses disciples concluront peu après : « Puisque Jésus est ressuscité, c’est qu’il était Dieu – seul un Dieu peut se ressusciter lui-même ».

    Au  Moyen âge, on va élaborer la notion de l’âme : à la mort, elle se sépare du corps et vit de son côté (on ne sait pas trop comment) en attendant de retrouver son corps.

          Thomas d’Aquin aura beaucoup de mal à expliquer ce que c’est qu’une âme privée de corps : en fait l’âme n’a aucune réalité, c’est une construction purement intellectuelle de philosophe.

           Pour savoir ce que fait l’âme en attendant la résurrection, on invente alors le purgatoire. Ầ la mort, l’âme va soit au ciel, soit au purgatoire en attendant, soit en enfer.

 L’enseignement du Bouddha

           Pour Siddhârta, l’âme n’existe pas. La mort n’est qu’un passage d’une forme de vie à une autre : « Rien ne disparaît, tout se transforme » (cliquez).

          Le vivant (animal ou humain) parcourt des cycles successifs de morts suivies de  renaissances  (le mot réincarnation est une invention occidentale) : au moment de sa mort, si la somme de ses actes négatifs l’emporte sur la somme de ses actes positifs, il ne peut que s’engager dans une nouvelle naissance, et ainsi de suite jusqu’à ce que le positif finisse par l’emporter sur le négatif.

           Ces « actes », ce sont les pensées, les paroles et les actions de toute une vie. Quand il n’y a plus que du positif, c’est l’Éveil : alors, aucune renaissance n’est plus nécessaire et l’Éveillé, enfin libéré du cycle douloureux des renaissances, va vivre dans ce que Siddhârta appelle « le ciel ».

           Quand ses disciples lui demandent en quoi consiste ce ciel, il a une réponse pleine d’humour : « Je ne suis pas sans en avoir une certaine idée, répond-il, mais je ne vous en dirai rien. Parce que je ne suis pas venu pour vous décrire ce qui se passe après l’Éveil, mais pour vous y conduire dès maintenant, dans cette vie-ci. Faites donc ce que je vous dis, et vous verrez bien quand vous y serez. » Un peu plus loin, il est plus sérieux : « Avec nos mots, dit-il, nous ne pouvons parler que de ce que nous connaissons par l’expérience acquise dans notre vie terrestre. Je devine intuitivement à quoi doit ressembler le ciel, mais je ne trouve pas les mots pour en parler. »

 Le bouddhisme tibétain

           Le bouddhisme pénètre au Tibet au VIII° siècle : depuis 12 siècles, les tibétains ont accumulé observations, recherches médicales, expérimentations, autour du moment de la mort et de ce qui s’ensuit immédiatement.

          Dossier considérable, étoffé, précis, résumé dans le Livre des Morts tibétain ou Bardo Thödol.

          Ils étudient les phases de la mort (le Bardo), s’aperçoivent que le processus n’est pas immédiat, que la fin du souffle n’est que le début d’un cheminement au cours duquel le vivant doit quitter son corps pour se trouver face à la réalité de ce qu’il était au moment de sa mort.

          Là, débarrassé de tous les faux-semblants, des illusions sur lui-même, des mensonges consentis ou implicites, il se voit tel qu’il est. Et il penche, de lui-même, soit vers une renaissance qui lui permettra de purifier encore son karma, soit vers une non-renaissance, une entrée dans la réalité ultime.

           D’après leurs observations, le processus peut durer 2 à 3 jours, parfois plus (pas plus de 7 semaines). Pendant cette période qui suit la fin du souffle, le vivant est conscient de tout ce qui se pense, se dit et se fait dans les univers. Par la méditation, nous qui sommes restés pouvons être en contact avec lui, et lui envoyer les pensées positives qui l’aident dans ce moment délicat de la confrontation avec la réalité.

            J’ajoute que les études médicales menées sur les Expériences de Mort Imminente (NDE en anglais) depuis 40 ans, confirment totalement l’enseignement du Bouddha et le dossier très complet rassemblé par les tibétains.

 Que conclure ?

           La mort d’un ami, d’un proche nous frappe toujours douloureusement. Il me semble que quand on constate que toutes les civilisations de l’humanité, depuis ses origines, vont dans le même sens, c’est à prendre au sérieux : la mort n’est qu’un passage.

          Il n’y a pas de mort, il n’y a que des formes de vie.

          Celle que nous vivons en ce moment n’est qu’une étape, vers autre chose.

          Cet autre chose, nous n’avons pas les mots pour le dire : mais de ce parcours rapide nous pouvons retirer deux certitudes, exprimées différemment mais unanimement dans l’évolution des cultures.

           D’abord, que nos morts vivent, soit par leur renaissance ici-bas (et alors, nous n’avons plus de contacts avec eux), soit dans une forme de vie dont nous ne pouvons rien dire. Mais dans laquelle ils sont en contact avec nous, au-delà des mots et des images, au niveau de ce que la Bible appelle le « cœur ».

           Ensuite, que les jours et les ans qui nous sont donnés à vivre avant notre propre mort doivent nous servir pour « purifier notre karma », c’est-à-dire pour faire basculer nos vies (nos pensées, nos paroles et nos actes) du négatif vers le positif.

           Pour positiver nos vies, inlassablement.

                                   M.B., Conférence au Club 41,15 janv. 2012

Vient de paraître « JÉSUS ET SES HÉRITIERS, mensonges et vérités ».

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                      (150 pages)
                       
     Paru en mars 2006, Le secret du treizième apôtre a été inscrit sur la liste des best seller pendant plusieurs semaines, puis traduit en 18 langues étrangères. Il vient d’être édité dans le Livre de Poche.

     Très vite, d’Espagne, d’Italie, d’Angleterre, on m’a demandé : « Y a-t-il une vérité historique derrière ce roman ? Où s’arrête l’Histoire, où commence la fiction ? »

     Pour répondre à cette question, j’ai d’abord écrit une notice de 30 pages. Qui m’a vite semblé insuffisante : je l’ai amplifiée, et voici le résultat.

     Dieu malgré lui avait été écrit entre 1995 et 2000 : depuis, la recherche a beaucoup progressé. Si je devais refaire aujourd’hui cet essai, le fond en serait le même. Mais j’apporterais quantité de précisions, en le situant mieux dans le contexte de la « quête du Jésus historique ».
     C’est ce qui est fait dans Jésus et ses héritiers.

     Encore un livre sur Jésus ? Non. A l’éclairage direct, j’ai préféré l’indirect. 
     Que savons-nous d’historiquement fiable sur l’entourage du prophète Galiléen, sa famille, ses apôtres, le mystérieux treizième apôtre ? 
     Qui était Judas ? Est-il mort suicidé, ou bien… assassiné, et alors par qui ? Pierre fut-il l’Honnête Homme qu’on cherche à nous présenter dans le Nouveau Testament ? 
     Marie Madeleine enfin :  a-t-elle été l’amante de Jésus ? Si non, d’où vient la légende ?
     Sur tous ces personnages devenus légendaires, que disent les textes ? Écrite par les vainqueurs d’un combat pour la mémoire qui dura cinq siècles, l’Histoire qu’enseignent nos catéchismes, que répandent les romanciers, est-elle véridique ?

     Les lecteurs du Secret du treizième apôtre trouveront ici, en quelques pages, réponses à toutes leurs questions sur l’arrière-plan historique du roman. Du moins, ce qui concerne les événements du 1° siècle et du début du 2° siècle.

     En Histoire, il n’y a pas de vérités définitives : il n’y a que des hypothèses, de plus en plus affinées.
     Jésus et ses héritiers est une contribution sur ce qu’on peut dire, aujourd’hui, du mythe fondateur de notre civilisation.

                                M.B., 4 février 2008

AVEUGLANTES CROYANCES : « Dans le silence des oliviers » (IV)

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          Réaction d’un lecteur :  « L’homme dont tu parles n’est pas le Christ de ma croyance. Il m’est inacceptable, je le rejette. » Une autre : « Tu prétends suivre les Évangiles à la lettre : la lettre tue, mais l’esprit vivifie ». Autrement dit, la lettre (le texte) ne pourrait rien nous apprendre, si elle n’était pas lue à travers les lunettes de la foi.

          Étonnant de voir des gens par ailleurs cultivés, avertis, ayant exercé d’importantes responsabilités, rejeter un siècle de recherche et choisir sans le savoir le fondamentalisme catholique !

          Comment comprendre que la foi puisse aveugler à ce point ?

 Puissance des mythes

           Quand ils ont émergé de l’animalité, les humains se sont trouvés confrontés à une angoisse, celle de la mort, et à un obstacle majeur, celui de la nature hostile.

          Pour faire face à la mort comme à la nature, nos ancêtres ont inventé des mythes (1). Ce furent d’abord des animaux, totems représentés sur les parois des cavernes. Puis des divinités à figure d’hommes, vivant dans un monde supérieur mais ayant les caractéristiques et les travers de l’humanité (Jupiter trompe Junon, tombe amoureux de Ganymède, etc.) Enfin, au 1° siècle, des humains divinisés comme l’empereur de Rome.

          Ces mythes permettaient de rêver, en échappant à la dure condition humaine. On se sentait opprimé par une puissance adverse invisible, à laquelle les civilisations ont donné des noms divers, Satan, Béelzébuth ou Mara. Cette puissance avait établi sa domination sur la nature opposée à l’Homme, et devenue le réceptacle de forces obscures qu’on tentait de domestiquer par des rites.

          Quant aux dieux, leur humanité nous permettait de négocier avec eux par des offrandes, qui atténuaient les souffrances. Enfin la mort ne mettait plus un point final à nos vies : elle devenait le passage vers un au-delà qu’on imaginait plus heureux que la vie actuelle, dans l’heureuse société des dieux.

          Un exemple : Mithra, très populaire à l’époque de Jésus, ressuscitait après avoir terrassé le taureau, force de la nature, et ses fidèles croyants reproduisaient le rite du taurobole, sacrifiant l’animal pour être baptisés dans son sang, le boire sous l’apparence du vin, et anticiper ainsi leur propre résurrection. Dans ses sacrements, le christianisme a repris à son compte la force de ce mythe.

           Les mythes enchantaient donc nos vies et l’univers, en leur donnant de la profondeur, un sens, et un débouché dans le bonheur de l’au-delà. Ils scintillaient, éblouissaient comme une rivière de diamants. Leur présence universelle, dans toutes les cultures et à toutes les époques, montre à quel point les humains ont toujours eu besoin de rêve pour échapper à leur réalité quotidienne.

           L’univers dans lequel a vécu Jésus était totalement imprégné de ces mythologies. A la fois diverses par leurs origines culturelles, leurs images, et identiques par la force (créatrice de rêve) qu’elles possédaient toutes en commun, les mythologies de l’antiquité assuraient son unité culturelle et sociale.

           Un seul petit peuple refusait obstinément de les adopter : le peuple juif, qui ne reconnaissait qu’un seul Dieu, rejetait tous les autres – ce qui lui a valu d’être taxé d’impiété par un historien romain comme Tacite. Mais le judaïsme se contentait de vivre dans une attitude d’opposition obstinée, de refus. Il rejetait les mythologies, s’arcboutait contre elles, sans pour autant proposer de rêve alternatif.

 Jésus, destructeur des mythes

           Dans Le silence des oliviers, je montre comment Jésus a voulu désenchanter le monde obscur et mythologique des puissances maléfiques, d’autant plus redoutables qu’elles se blotissent au milieu des forces de la nature.

          Pour lui, il n’y a plus de mystère caché dans des recoins d’ombre : Satan n’est plus le maître des ténèbres, toute lumière est faite sur l’Homme et son univers. Par son enseignement comme par ses guérisons, il soustrait les humains et le monde dans lequel ils vivent au pouvoir de Satan.

          Mais ce monde qu’il dépouille définitivement de la puissance des mythes, ce monde privé de rêve, totalement « objectif » (si j’ose dire), il le réenchante en réhabilitant par ses paraboles le pouvoir de l’imaginaire. La nature, qu’il y met constamment en scène, n’est plus pour lui l’obscur réceptacle des craintes religieuses. Il en a fait un objet poétique, qui chante les plus hautes vérités.

           L’imaginaire, au lieu qu’il nourrisse obscurément l’appétit des violences multiples, il en a fait la force motrice de son Royaume.

 Le christianisme, un mythe qui a réussi

           Le génie du christianisme, c’est d’avoir tourné le dos à l’enseignement de Jésus pour réintroduire tous les mythes des religions anciennes qu’il a ainsi supplantées, après les avoir combattues et anéanties. Les églises ont remplacé les temples égyptiens, grecs et romains. L’encens, au lieu de monter vers une statue, a été offert au vrai Dieu. Un Dieu humanisé par la divinisation d’un homme (cliquez), un au-delà promis par sa résurrection (cliquez) ,le salut par un baptême, la force du dieu communiquée en buvant le sang de son fils sacrifié sur un autel…

          Le tout dans une présentation théâtrale (la liturgie), musicale, architecturale, picturale, sculpturale, littéraire, qui a fait la splendeur de la civilisation chrétienne et a réussi à enchanter les peuples, jusqu’à aujourd’hui.

           C’est à la puissance du mythe qu’il a su organiser dans une présentation et une pensée cohérentes que le christianisme a dû, et doit toujours, son succès.

          Ce faisant, il a tourné le dos à Jésus, le destructeur des mythes.

 Une modernité privée de mythes

           Depuis le mouvement des Lumières, l’Occident s’est acharné à détruire non seulement les mythes fondateurs de la civilisation chrétienne, mais la pensée mythologique elle-même.

          Au XVIII° siècle, les maladies étaient encore attribuées au désordre des « humeurs » corporelles, volutes de fumées indiscernables mais mortifères qui obscurcissaient le regard des médecins. En inventant la bactériologie, Pasteur a désenchanté un mythe, son microscope a tué l’envoûtement de l’encens. En décrivant la structure atomique de la matière, les successeurs de Niels Bohr en ont détruit un autre. En allant dans l’espace, Gagarine a démontré qu’il n’était pas habité par Dieu.

           L’univers et le corps humains une fois démythifiés, restait à l’Occident le mythe chrétien : en un siècle, il a lui-même perdu toute force d’attraction. Pour croire, les chrétiens d’aujourd’hui  sont contraints à la schizophrénie : d’un côté un monde rationnel, de l’infini à la plus petite cellule, des galaxies aux particules subatomiques. Et de l’autre une mythologie dogmatique, à la fois inexplicable et intouchable, qui contredit en tous points ce qu’ils savent et constatent par ailleurs d’eux-mêmes et de leur environnement.

           Je me suis attaché à analyser ce grand écart entre deux piliers, tous deux immuables et qui s’éloignent inexorablement : l’un, parce que l’existence du christianisme dépend de ses dogmes, qui ne peuvent être remis en question. L’autre, parce que la réalité est têtue, et qu’elle s’impose à tous.

          Quand les piliers d’un pont s’écartent, le pont s’écroule. La crise actuelle de l’identité occidentale vient en grande partie de cet effondrement d’une passerelle millénaire, jetée entre nous et l’univers qui nous entoure, entre nous et nous-mêmes.

           En publiant Dans le silence des oliviers, qui achève un cycle commencé avec Dieu malgré lui (cliquez), j’espérais que mes amis attachés aux mythes de leurs enfances se laisseraient séduire par ce qui transparaît dans ce livre de la personne de Jésus : il semble que cela ne se puisse pas. Les mythes séduisent par leur beauté, tandis que Jésus tel qu’en lui-même sent trop la sueur et l’effort.

           Alors, des non-croyants, si ce livre leur tombe entre les mains, seront-ils touchés par le courage, la lucidité prophétique, l’exigence humaine du rabbi galiléen ?

           Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre.

                                                 M.B., 19 mai 2011

(1) Sur cette question, je renvoie à l’œuvre de l’écrivain francophone Mircea Éliade : son étude des mythes fait toujours autorité.

CRISE DE L’OCCIDENT, CRISE DE CIVILISATION ? (Conférence à Nice)

          La crise de l’Occident, dont nous sommes les témoins inquiets, est un sujet qui nous touche profondément, parce que nous sentons qu’elle concerne notre civilisation.

          La plupart des historiens et sociologues la décrivent sous son aspect économique, démographique, environnemental, politique, moral ou social. Je voudrais avec vous porter sur cette crise un autre regard, afin d’en identifier – si c’est possible – la racine profonde.

          Pour cela, nous allons définir rapidement quelques termes :

           Civilisation : Une civilisation, c’est une identité culturelle, associée par chaque individu à une partie de l’humanité à laquelle il peut s’identifier. Cette partie de l’humanité est un groupe plus étendu que la tribu, la région ou la nation.

           Référent : L’identification des peuples à une civilisation s’effectue à travers ce que la linguistique appelle des référents : un référent, c’est un outil verbal qui désigne un élément du réel. Ce réel, désigné par les mots à travers lesquels s’exprime une civilisation, il peut être du domaine des faits (par ex., la prise de la Bastille), mais aussi de l’imaginaire. C’est particulièrement vrai du fait religieux, dans lequel les sociologues identifient l’un des référents fondateurs de toute civilisation.

           Crise : Une civilisation est en crise quand ses référents ne renvoient plus suffisamment au réel. Quand ses racines profondes sont devenues tellement lointaines, que les hautes branches ne peuvent plus y puiser leur sève.

           Occident : Sa définition a d’abord été géographique, le bassin méditerranéen. Aujourd’hui et à cause de son histoire, l’Occident n’est plus une entité géographique, mais une réalité conceptuelle, référentielle.

 I. LE PASSÉ (1) : ORIGINE DES RÉFÉRENTS FONDATEURS DE L’OCCIDENT

           Il a fallu l’effondrement de deux civilisations successives (la Grèce, puis l’Empire Romain) pour que, sur leurs ruines, naisse l’Occident chrétien. Ne nous étonnons donc pas de le voir aujourd’hui à bout de souffle : « Nous autres civilisations, disait Valéry, nous savons que nous sommes mortelles ».

           Tout commence avec Jules César. En 63 avant J.C., très jeune mais déjà animé d’une ambition dévorante, il devient Souverain Pontife de la religion romaine. Quelques années plus tard, il impose à Rome sa dictature : pour la première fois en Occident, les pouvoirs civil et militaire se trouvaient réunis, avec le pouvoir religieux, dans la main du même homme.

          Cette conjonction des deux pouvoirs en un seul s’imposera à tout l’Occident, et jouera un rôle essentiel dans la naissance de ses référents.

           Or il se trouve qu’au milieu du I° siècle, Rome traversait une grave crise d’identité. L’un des deux piliers du pouvoir, sa religion d’État, était agonisant, et l’Empire était envahi par des religions venues d’Orient – dont la mieux connue et sans doute la plus répandue était le culte solaire de Mithra. Ces religions étaient anciennes, mais vers l’an 60 une nouvelle venue va faire une entrée fracassante : le christianisme.

          Comment s’est-il constitué ? En privilégiant deux directions :

 1) Le messianisme, c’est-à-dire l’attente d’un Messie : Dans un premier temps, les fondateurs du christianisme identifient dans la personne de Jésus le Messie attendu par les juifs depuis l’effondrement du royaume de Salomon et l’exil à Babylone. Le messianisme sera le premier référent chrétien.

 2) Le paganisme : Dans un 2° temps, ils prétendent que Dieu est devenu homme en Jésus, qu’il est ressuscité et monté aux cieux 72 heures après sa mort. Ils réintroduisent la nécessité du sacrifice sanglant pour obtenir le salut : le récent catéchisme de l’Église catholique réaffirme, contre les protestants, que la messe est bien un sacrifice. Tout cela ressemble furieusement au culte de Mithra. Ils créent une Église quasi-divine, détentrice des clefs du paradis, puis des sacrements, etc.

          Ce faisant, ils tournent le dos à ce que Jésus avait enseigné, et lui attribuent des pratiques institutionnelles qu’un juif pieux comme lui ne pouvait ni instaurer, ni même imaginer.

          Pourquoi cette greffe du paganisme sur la mémoire de Jésus a-t-elle a pris si facilement, et si rapidement ? Peut-être (je hasarde cette hypothèse) parce que le christianisme insiste sur la souffrance humaine, négligée par le mithraïsme. Un Dieu souffrant séduit plus facilement les foules souffrantes qu’un dieu solaire triomphant des ténèbres.

           Ce christiano-paganisme messianique est légalisé par Constantin en 313. Effrayé par son succès, en 362 l’un de ses successeurs, Julien dit l’Apostat, tentera en vain une restauration du culte romain : le premier, il avait compris l’importance des référents dans la survie d’une civilisation. Nous savons qu’il était convaincu que l’Empire disparaîtrait, si sa religion traditionnelle ne retrouvait pas sa place incontestée.

          Ce qu’avait prédit Julien se produisit peu après : l’Empire s’effondra. Sur ses ruines, l’Église chrétienne s’établit par un double mouvement : Entre 381 et 390, l’empereur Théodose décrète le christianisme religion officielle de l’Empire : de persécutés, les chrétiens deviennent persécuteurs. Persécution des religions anciennes, prise du pouvoir (privilèges politiques et sociaux, exemptions fiscales), puis élimination des rivaux religieux (sauf l’arianisme, dont nous reparlerons).

          Parallèlement, consolidation du dogme de l’Incarnation (Nicée, 325) par celui de la Trinité (Chalcédoine, 451) : établissement d’une forteresse dogmatique à laquelle collaborent des esprits à la fois brillants et fanatiques d’Orient et d’Occident.

           Pourtant les chrétiens, officialisés en 381 par l’édit de Théodose, se déchirent entre eux : sous les apparences dogmatiques, ce sont surtout des querelles de pouvoir. Les sectes chrétiennes pullulent, l’arianisme en tête qui refuse la divinité de Jésus.

          En effet, les chrétiens à peine nés se sont opposés autour d’un point central : l’identité de Jésus de Nazareth. Une question lancinante ne cesse de se poser : si Jésus est Dieu, est-il toujours homme ? Et s’il reste homme, est-il également Dieu ? Comment ces deux existentiaux, inconciliables, peuvent-ils se trouver fusionnés en un seul individu ?

           La réponse à cette question va susciter des affrontements, dont la violence nous étonne encore aujourd’hui. Je m’y arrête parce que les Empereurs – qui avaient réussi l’union, dans leur personne, du politique et du divin – ont pris une part active dans les luttes qui déchirent les chrétiens entre eux. C’est qu’ils savaient que la nouvelle civilisation, en train de naître, ne pourrait durer solidement que si elle était établie sur des référents indiscutables, indiscutés, universellement admis.

          Le dogme de l’incarnation, la définition de la divinité du Christ jusque dans ses plus petits détails, va donc être la question centrale autour de laquelle se construiront, lentement, douloureusement, les référents de la civilisation occidentale.

          Je vous passe les détails. Rappelons seulement que l’arianisme, né à la fin du II° siècle, et qui s’oppose à la transformation totale de Jésus en Dieu, a bien failli l’emporter. Sa condamnation finale au IV° siècle fournit au christianisme un socle idéologique suffisant pour s’imposer à tout l’Empire. Mais ce n’est qu’en 681 (III° concile de Constantinople), donc à la fin du VII° siècle, que les dernières conséquences de la divinisation du Christ seront tirées au clair.

           Comme le messianisme, l’homme devenu Dieu – c’est-à-dire la divinisation de l’humain – va devenir un référent fondateur de l’Occident. Le siècle des Lumières n’est que la conséquence de la divinisation de l’humain.

 II. LE PASSÉ (2) : EFFACEMENT DES RÉFÉRENTS

           Le passage du VII° au VIII° siècle apparaît comme une période charnière.

           1) On voit en effet Alcuin, théologien de Charlemagne, élaborer la notion de monarque de droit divin. Je remarque que cette doctrine politique n’a pu prendre naissance qu’à partir du moment où la divinisation de Jésus était acquise en Occident. De même que le Christ est l’image terrestre du Dieu invisible, de même l’Empereur devient l’expression visible, sur terre, de la volonté divine – et ceci, jusqu’à la Révolution française.

           L’Occident a donc trouvé dans la divinité du Christ la justification du pouvoir impérial. Référent fondateur, le dogme de l’incarnation marque désormais de son emprise l’éthos – c’est-à-dire l’horizon éthique, culturel, social, esthétique – de la civilisation occidentale.

          Jusque dans le moindre détail de leur vie quotidienne, les hommes et les femmes d’Occident seront formatés par ses ramifications.

           2) C’est à ce tournant du VII° siècle, quand le dogme de l’incarnation n’est plus discuté en Occident, qu’un vigoureux mouvement d’origine arabe lance au monde un défi : une nouvelle religion, qui rejette explicitement l’incarnation de Dieu en Jésus, qui affirme l’unicité de Dieu, et accuse l’Occident d’avoir fabriqué, à côté du Dieu-très-Grand, un deuxième Dieu, incarné.

          Quand on applique au Coran les méthodes de l’exégèse historico-critique, trois niveaux d’écriture apparaissent clairement dans le texte :

 -a- Sa première source est juive : sous l’influence du rabbin de la diaspora juive de La Mecque, l’auteur, né arabe dans la tribu des Qoraysh, semble s’être discrètement converti au judaïsme tel qu’il était véhiculé à son époque : c’est-à-dire un judaïsme talmudique exalté, messianique, qui nous est bien connu par ailleurs.

 -b- En même temps, il a rencontré des chrétiens hérétiques, rejetés par le christianisme impérial. Je les identifie aux nazôréens, l’une des tendances du judéo-christianisme primitif qui serait tombée dans l’oubli si Jésus n’avait pas été, de son vivant, affilié à cette secte juive d’origine baptiste. L’auteur du Coran s’est laissé séduire par le portrait nazôréen d’un Jésus exclusivement homme, et il effectue une synthèse de ces deux apports, juif talmudique et judéo-chrétien.

 -c- Enfin, la troisième et dernière période d’écriture du Coran n’est rien d’autre que le carnet de route d’un chef de guerre arabe, le récit de ses démêlés politico-militaires avec ses voisins et de sa conquête du pouvoir par la violence.

           On retrouve tout cela pêle-mêle, mélangé sans ordre dans les 114 sourates du Coran. L’auteur prétend répondre à la question qui avait si longtemps agité la chrétienté : qui est Jésus ? Et puisqu’il refuse sa divinité, quelles sont les voies d’accès au divin ? En rejetant ce qu’il appelle « la magie chrétienne », il crée le référent d’une nouvelle civilisation, l’islam, qui attirera à elle le quart de l’humanité.

          L’islam coranique est donc la seule réforme radicale du christianisme qui ait réussi, là où tous les hérétiques de la Grande Église avaient successivement échoué. Il l’a fait, et continue de le faire, en s’opposant à une chrétienté considérée par lui comme infidèle à l’unicité de Dieu – c’est-à-dire païenne.

           Mais revenons à l’Occident.

          Pendant les siècles qui suivent, solidement campé sur une identité qui trouve sa source dans un référent désormais indiscuté – le dogme de l’incarnation défendu par l’Église -, l’Occident continue sa route. Et quand il étend sur la planète son modèle de civilisation, le christianisme triomphe avec lui. Tandis que l’islam s’efface – provisoirement.

          Vont alors se produire en son sein trois secousses majeures. La première, la Réforme protestante, va entamer l’unité européenne cimentée autour de Rome. Mais Luther et Calvin n’ont pas remis en cause le dogme de l’incarnation, ils n’ont pas touché au référent fondateur de l’identité occidentale. Le moment le plus révolutionnaire de la Réforme apparaît comme celui où Luther traduit la Bible en langue allemande. A son insu peut-être, en mettant le texte sacré à la portée de tous, il a permis à l’Occident chrétien d’échapper au piège redoutable du fondamentalisme – du moins jusqu’à une époque récente.

           La seconde secousse, c’est le mouvement des Lumières, le triomphe de la raison sur la foi considérée comme irrationnelle. Mais sa diffusion touche surtout les élites : au XIX° siècle, l’empreinte des Églises chrétiennes est encore très forte sur l’Occident. Grâce à la colonisation de la planète par les occidentaux, ces Églises deviennent des puissances mondiales.

           Troisième secousse, la laïcité instaure difficilement la séparation des Églises et des États. Mais les référents des nouvelles nations européennes restent chrétiens. Les Églises, qui ont officiellement perdu leur pouvoir sur les sociétés, transfusent en elles l’essentiel de leurs valeurs et gardent ainsi leur emprise. Le code Napoléon, qui servira de modèle aux législations européennes, puise dans le Nouveau Testament une bonne partie de sa morale individuelle et sociale, ainsi que l’inspiration de ses lois.

           Au tournant du XX° siècle, c’est la 1° crise moderniste : l’Église catholique, qui a encore une certaine vitalité intellectuelle, réagit en s’isolant dans sa forteresse dogmatique et en rejetant le monde moderne dans les ténèbres.

          L’après-guerre connaît la 2° crise moderniste : on voit apparaître deux mouvements, l’un théologique et l’autre social, qui s’épaulent et remettent en cause la structure hiérarchique des Églises. Pourtant, en tant qu’institutions elles sont toujours partout présentes.

          Souvenez-vous : dans presque toute l’Europe elles contrôlaient encore des partis politiques influents (les Démocrates Chrétiens), des syndicats, l’éducation, des mouvements de jeunes, des organismes caritatifs (devenus aujourd’hui ONG), elles tenaient des hôpitaux, des prisons. Chez nous le catholicisme inspirait – je cite en vrac – la littérature (Bernanos, Mauriac, etc.), la philosophie (Maritain, Bergson, Gabriel Marcel), la poésie (Claudel, Marie Noël, La Tour du Pin), la musique (Honegger, Poulenc), la peinture (Rouault, Cocteau), l’architecture (Le Corbusier).

          Eh bien ! Le court temps d’une génération, la nôtre, tout cela s’est effondré. En un demi-siècle, le christianisme comme référent fondateur a disparu du champ de la civilisation occidentale et de sa créativité.

           Ce déclin inexorable sera un temps masqué par l’expansion missionnaire du XIX° siècle, puis par la montée des fascismes au début du XX° : après la 2° guerre mondiale, il s’est transformé très rapidement en effondrement.

          Commencé en 1962, le Concile de Vatican II a suscité de grands espoirs. Mais en refusant de toucher aux dogmes fondateurs, il s’est voulu délibérément comme un concile pastoral. Par ce terme qui définissait son absence d’ambition, l’Église du XX° siècle avouait qu’elle n’avait plus les moyens de bâtir, ou de rebâtir, les référents d’un Occident en crise.

          Les avancées intellectuelles, sociales, morales et spirituelles au sens large se font désormais en-dehors d’elle : altermondialisme, condition de la femme, écologie, méditation, retour des religions « orientales », recherches sur l’identité de Jésus, etc.

           Bref, le christianisme n’est plus aujourd’hui l’adolescent fougueux de ses débuts, en croissance irrésistible, faisant naître et entraînant derrière lui une civilisation conquérante. C’est un vieillard fatigué, ankylosé par les énormes calcifications idéologiques héritées du passé. Reliquat à la fois fastueux et pesant de ce passé, la chape dogmatique, faite d’éléments superposés au cours des siècles, empêche le christianisme de rester en contact avec la marche de l’humanité occidentale.

          Conservatisme et perte de contact allant évidemment de pair.

          Pour la première fois depuis ses origines, l’Occident se trouve en fait privé d’identité référentielle. L’Europe officialise ce fait en se refusant à intégrer, dans son projet de constitution de 2004, une référence à ses origines chrétiennes.

 III. LE CHOC DES MESSIANISMES

           Ce sont des sociologues américains (1) qui se sont penchés sur la notion d’effondrement des civilisations : tous reconnaissent, comme Christopher Dawson (2) , que « les grandes religions sont les fondements des grandes civilisations ». Mais dans leurs travaux, ils ne donnent guère au fait religieux la place centrale qui lui revient. Ils analysent les civilisations à coup de statistiques, et finissent par attribuer leur effondrement à des causes économiques, sociétales ou environnementales.

          Dans la lecture que je vous ai proposée ici, au contraire, j’ai envisagé la naissance et la mort de la civilisation occidentale en suivant l’évolution de son référent principal, c’est-à-dire religieux. Je complète ainsi l’analyse trop factuelle des américains en intégrant les résultats de l’école française de sociologie, qui a étudié de près le déclin du catholicisme en France, et sa signification dans l’évolution des référents de notre pays.

           Nous avons identifié la divinisation de l’humain comme référent fondateur de l’Occident. Pour comprendre la gravité du choc brutal de civilisations dont parlait Arnold Toynbee, il importe de revenir au premier référent, que j’ai laissé jusqu’ici de côté : la transformation de Jésus en Messie, le messianisme.

          En fait, ce sont plusieurs formes de messianisme qui campent face à face, et cherchent à se détruire en l’emportant, chacune d’entre elle, sur les autres :

 1) Le messianisme juif

             Il a toujours été territorial. Pour les sionistes, le retour du Messie ne pourra s’accomplir que lorsque l’État juif se sera rétabli dans les frontières physiques du royaume mythique de David, le « Grand Israël » qui va du sud de la Syrie à la Jordanie actuelle – englobant bien sûr la Palestine dans sa totalité.

 2) Le messianisme chrétien 

           Il n’a jamais été territorial, mais idéologique et politique. Le Messie reviendra quand toute la planète aura été baptisée sous la bannière du Christ-Roi.

 3) Le messianisme fondamentaliste musulman

           Le fondamentalisme, c’est la sacralisation d’un texte, considéré comme parole de Dieu lui-même et donc intouchable, devant être pris à la lettre.

          Sa version musulmane est à la fois territoriale (la reconquête de la Palestine avec Jérusalem comme capitale politique) et idéologique/politique, quand toute la planète se prosternera en direction de La Mecque et de sa Ka’aba.

           4) Pour mémoire, le messianisme communiste, accompagné du messianisme Nazi, qui ont lancé un bref éclat meurtrier avant de s’effondrer. Ici, c’est le prolétariat pour le communisme, ou le Peuple des Seigneurs pour le nazisme, qui étaient le Messie. Leur prise du pouvoir devait marquer le début de la fin de l’Histoire.

           5) Enfin un nouveau venu, peut-être le plus dangereux : Le messianisme fondamentaliste américain

           Né aux USA dans le renouveau évangélique des années 1970, il dispose là-bas d’une audience populaire considérable. Pour ces américains, le Messie tant attendu est enfin arrivé : c’est la morale, le mode de vie et de consommation, la démocratie et le capitalisme à l’américaine. Ici le Messie, c’est l’Amérique sûre de ses valeurs, et prête à les imposer à toute la planète, fut-ce par la force.

 IV. L’AVENIR EN QUESTIONS

           Pris en étau entre ces divers messianismes, chacun par nature dominateur et opposé aux autres, l’avenir d’un Occident désormais privé d’identité référentielle apparaît bien sombre.

          Mais un mouvement se fait jour, très discrètement, au sein même du christianisme : j’y vois pour lui à la fois le plus grand danger, et le plus grand espoir.

           En effet, depuis le milieu du XIX° siècle, des chercheurs (protestants, puis catholiques) se sont mis à étudier la Bible à l’aide d’un outil nouveau, la méthode historico-critique. Utilisant la linguistique, l’archéologie, l’épigraphie, l’Histoire et l’exégèse comparées, ces chercheurs situent les textes sacrés dans leurs époques et leurs milieux d’origine, dans leur culture de formation. Ils cherchent à dégager les faits, et les différents messages, de leurs contingences historiques. De plus en plus, ils se sont libérés, dans leur lecture, des lunettes contraignantes du dogme.

          Ils redécouvrent ainsi la personne, et la personnalité du juif Jésus, la façon dont il a été transformé en Dieu, et les motifs de cette transformation. Ils parviennent à séparer ce qu’il a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire ou fait faire.

          Leurs travaux, discrets et presque confidentiels, posent la vieille querelle de l’identité de Jésus en termes nouveaux. Non plus de façon polémique comme dans le passé, mais par l’étude sereine et objective des textes fondateurs chrétiens. Le dogme de l’incarnation, dans lequel nous avons identifié le référent principal de la civilisation occidentale, n’est plus remis en cause de l’extérieur, par ses ennemis, mais de l’intérieur, et par ses spécialistes les plus talentueux.

         Certes, la redécouverte du visage et de l’enseignement authentiques du juif Jésus signent l’arrêt de mort d’institutions ecclésiales chrétiennes qui se sont constituées en les dénaturant. Mais elle met en lumière la personnalité fascinante et le message puissant d’un homme qui aurait pu faire naître un autre monde que le nôtre, s’il n’avait pas été trahi par les siens.

          Cette démarche a-t-elle un avenir ? Pourra-t-elle offrir à une civilisation occidentale épuisée, vidée de sa substance, un nouveau souffle ? Pourra-t-elle proposer à nos jeunes d’autres perspectives, que celles des convulsions d’une société de consommation parvenue à des excès insupportables pour la planète ?

            Et puisque le rejet d’un deuxième Dieu est l’élément moteur du Coran, le retour du christianisme à l’homme Jésus ne signerait-il pas la fin du Djihad, la réconciliation tant attendue entre chrétiens, musulmans et juifs ?

           Oui, mais…

          Quand on sait que les Églises chrétiennes, qui devraient être les premières à les assumer et à les diffuser, refusent absolument d’accepter les résultats de cette recherche, pour en tirer les conséquences.

          Quand on voit qu’en Occident, depuis la fin du communisme et la remise en cause du capitalisme, la quête de nouveaux référents s’exprime en-dehors des institutions religieuses traditionnelles.

          Quand on voit la France s’interroger sur son identité.

          Quand on connaît enfin l’imbrication des ambitions politiques et des objectifs religieux…

           On a tendance à perdre espoir.

          Lorsque notre génération – la dernière à avoir connu une civilisation désormais agonisante –, lorsqu’elle ne sera plus là… Qui donc pourra transmettre à nos petits-enfants l’ambition d’un Occident, unifié autour de valeurs communes ?

                                            M.B., Nice, le 13 janvier 2011
 Cette conférence est une synthèse de plusieurs articles publiés dans ce blog (Entre autres, catégorie « Crise de l’Occident »)

 (1) Arnold Toynbee, A Study of History , 1961 : « Les civilisations meurent de suicide, pas d’assassinat ». Joseph Tainter, The Collapse of Complex Societies, 1988. Samuel Huntington, Le choc des civilisations. Jared Diamond, Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, 2005.

 (2) Dynamics of World History, p. 128.

PEUT-ON CHANGER LE MONDE ? (I.) L’espoir

          Je suis né au creux d’un siècle épuisé, en même temps que parcouru de violentes pulsions adolescentes.

          Épuisé, le XX° siècle l’était d’abord parce qu’il se souvenait, et cherchait à panser les plaies de son Histoire, celles de ses révolutions.

           La première en date avait commencé en juillet 1789. La France d’alors était prospère et n’avait jamais connu pareille douceur de vivre. Quelques philosophes en profitèrent pour répandre partout des idées nouvelles. Le plus dangereux d’entre eux, Jean-Jacques Rousseau, prétendait que l’Homme est naturellement bon, et que c’est la société qui le pervertit.

          Ce qui était absurde : comme tous les animaux, l’être humain défend son territoire. Il est naturellement agressif, jaloux, dominateur, cupide.

          Calfeutré dans son cabinet, Jean-Jacques fit rêver la France à un Homme Nouveau, recouvrant grâce à l’acquisition de la liberté un état de nature perdu par la faute de l’oppression sociale.

           S’agiter pour protester contre un gouvernement incapable, c’eût été une révolte. Vouloir faire naître un Homme Nouveau, c’était une révolution.

 La Révolution française : créer l’Homme Nouveau

           Quand les États Généraux se transformèrent en Assemblée Nationale, ce n’était encore qu’une révolte, et qui commençait en fanfare. La noblesse libérale sentait que le maintien des privilèges féodaux était devenu un anachronisme insoutenable : la nuit du 4 août, elle en vota l’abolition.

          Louis XVI, qui n’avait pas réussi au début de son règne à entamer la forteresse des privilégiés, accepta finalement d’entériner ce fait accompli dans l’enthousiasme et les pleurs de joie : pour lui, comme pour les signataires du Serment du Jeu de Paume, comme pour la majorité du peuple français, la révolte était terminée cette nuit-là, et elle avait porté ses fruits. La France resterait prospère, tout en entrant, modernisée, dans le siècle nouveau.

           C’était sans compter sur une poignée d’extrémistes de gauche, menés par Robespierre. Eux ne se contentaient pas d’une révolte pacifique, qui laisserait intact le monde tel qu’il était. Ils voulaient en construire un autre, et pour cela il fallait d’abord détruire celui qui existait.

          Changer le monde ? Pas seulement : changer l’Homme.

           A quoi ressemblerait cette société autre, cet Homme autre ? Ils n’en avaient aucune idée précise. Leur programme tenait en trois mots, auxquels ils ne donnaient pas tous le même sens. Dont nul ne savait au juste ce qu’ils produiraient quand on passerait du discours à la réalité : liberté, égalité, fraternité.

          Ils décidèrent de tenter l’expérience en grandeur réelle, et la première puissance mondiale de l’époque fut le laboratoire de leur expérimentation. Devenue somnambule, la France se laissa envahir par la magie du rêve : « Pour que naisse l’Homme Nouveau, anéantissons l’Homme ancien ! ».

           On sait quel emploi fut fait des trois mots fétiches. Le général Turreau, criminel de guerre écrivant à la Convention : « Citoyens, la Vendée est purgée de ses brigands : hommes, femmes et enfants, j’ai tout brûlé d’une flamme purificatrice. Salut et fraternité ! »

          Ou Mme Roland montant à l’échafaud et s’exclamant : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! » Ou encore le joli surnom donné à la guillotine, le « rasoir égalitaire. »

          Détournement, perversion des mots d’un idéal de théoriciens confus.

           Résultat : environ la moitié du patrimoine architectural saccagé ou rasé, l’économie détruite, les élites décapitées, la famine en France et la guerre en Europe (1). Un retard industriel d’un siècle pris par rapport à l’Angleterre ou à l’Allemagne, jamais rattrapé depuis.

          Ce qui fut pervers, ce n’était pas la volonté d’adapter la France aux idées progressistes. Mais la contagion à tout un peuple ébahi d’un rêve, concocté par une petite minorité de gauchistes ambitieux, arrivistes, montés au pouvoir grâce à la faiblesse d’une royauté malade.

           Homme d’ordre, Napoléon remplaça le rêve par une dictature. Qui réalisa, pour la première fois dans l’Histoire, la saignée d’un pays : deux millions de jeunes gens fauchés sur les champs de bataille – mais quelle gloire !

          Le rêve de l’Homme Nouveau à la dérive sur un fleuve de sang.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

En juillet 1789, son pouvoir en France était immense. Il aurait suffit que l’épiscopat blâme publiquement les excès de 1791, s’unisse clairement contre 1793, que le pape condamne ex cathedra le principe même de la Révolution (l’Homme Nouveau), pour que leur voix pèse d’un poids considérable sur le cours des événements.

          Mais l’épiscopat français se tût, collabora ou émigra. Quant au le pape, il se surprit lui-même à bénir le sacre du dictateur. Ầ peine quelques évêques protestèrent-ils mollement, et ce sont des curés de campagne qui sauvèrent l’honneur de l’Église en prenant le maquis, au prix de leurs vies.

          Le silence de l’Église fit naître la première des Églises du silence.

           « Rien appris, rien oublié »

           Installés dans les fourgons des vainqueurs de Waterloo, les perdants de la Révolution revinrent restaurer l’ordre ancien. A bout de souffle, la France semblait alors avoir compris qu’on ne peut pas changer le monde : cela ne dura que le temps d’une génération.

          Intelligent et modéré, Louis XVIII avait réussi un semblant de réconciliation nationale : son imbécile de frère, Charles X, n’eût pas le même talent. N’ayant rien oublié, il n’avait surtout rien appris de la Révolution : la Restauration se fit flamboyante, ce qui redonna vie à une gauche qui n’était pas encore extrême.

          En 1830 elle plaça sur le trône de Louis XVI le fils de celui qui avait voté sa mort pour prendre la place. Et Victor Hugo, lucide, put mettre dans la bouche de Gavroche agonisant sur les barricades ces mots  : « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau ! »

           Il fallait que la bourgeoisie, grande gagnante des révolutions, fasse perdre aux Français le goût du rêve. Pour y parvenir elle proclama : « Enrichissez-vous ! » (2)

          Dans une France redevenue riche en 1870 , l’extrême gauche fit son retour avec une violence inouïe. Elle proposait une nouvelle modalité du rêve : les Hommes Nouveaux avaient le droit de se partager les biens de ceux qui possèdent, qu’il leur suffisait d’aller prendre par violence.

          Relégués à l’arrière-plan tactique, les mots d’ordre de 1789 firent place au pillage et au vol comme programme politique. Affolée, la jeune République se réfugia à Versailles, sous l’ombre de Louis XVI dont elle l’avait tiré de force en octobre 1789.

          Elle canonna les communards, puis les fusilla et exila les survivants au bagne de Nouméa.

           Ầ Versailles ! On revenait donc au point de départ – sauf que Thiers, suivant l’exemple de Robespierre, avait fait ce que Louis XVI refusa toujours : laisser massacrer des français par d’autres français.

 Et pendant ce temps, que faisait l’Église catholique ?

Elle sut vite oublier comment elle avait manqué de courage politique pendant les révolutions. Ayant failli à sa mission (3), elle se déclara infaillible au moment où la Commune incendiait Paris pour créer un autre monde que le nôtre.

           Mais le peuple français, lui, n’avait pas oublié l’héroïsme d’un bas-clergé qui était issu de ses rangs, et s’était toujours employé à panser tant bien que mal les plaies causées par le rêve des gauchistes mis en action .

          Surgit alors un phénomène nouveau : l’anticléricalisme d’une société revenue en masse à la religion.

           D’un côté, le peuple se souvenait de la collaboration du haut-clergé avec tous les pouvoirs en place, et du silence papal. Mais de l’autre, il reconnaissait la vertu du bas-clergé, qui lui prodiguait humblement les soutiens de la religion, charité en acte et espérance de l’au-delà.

          Les séminaires se remplirent, de nouveaux ordres religieux à vocation sociale furent fondés tandis que les anciens reprenaient vie. La défiance, et parfois la haine envers l’appareil ecclésiastique se mirent à faire bon ménage avec un renouveau catholique prodigieux, donnant aux premiers balbutiements de la laïcité à la française sa coloration si particulière.

           Symptôme révélateur : c’est en 1863 que Renan fit paraître sa Vie de Jésus. Il y décrivait un Jésus démaquillé des dogmes catholiques, totalement et profondément humain, tellement attachant que son livre fut le best-seller du XIX° siècle (4).

          Déçus par l’Église institutionnelle mais attachés aux belles figures de prêtres et de religieuses restés proches d’eux et de l’évangile, devenus anticléricaux croyants, les français continuaient à chercher à travers leur religion séculaire un monde meilleur que celui-ci.

          Je vois dans le succès de la Vie de Jésus de Renan le frémissement, vite éteint, d’un autre rêve possible que celui des anarchistes gauchistes de 1791 ou 1870.

           Je suis né dans un siècle qui se remettait à peine de ces convulsions : la recherche éperdue d’un changement radical, total, des paradigmes qui dirigent notre monde.

          Le XX° siècle saurait-il réussir à changer le monde, là où Robespierre et la Commune avaient échoué ?

                           M.B., 1° novembre 2011

                                             (à suivre – cliquez ) sur ce thème, cliquez

(1) Voyez le bilan dressé par René Sédillot, Le coût de la Révolution Française, Librairie Perrin.

(2) De la même façon que les Chinois feront oublier les rêves de Mao à la fin du XX° siècle.

(3) Entendons-nous bien : je ne porte pas de jugement pour savoir si l’Église a eu raison ou tort de ne pas prendre officiellement la tête de la contre-révolution. Je me contente de constater qu’elle a failli à ce qu’elle considérait alors, de son point de vue, comme sa mission.

(4) Deux millions d’exemplaires vendus de son vivant.

LE CHRISTIANISME, MYTHES ET RÉALITÉ (Conférence au  »Printemps du Verseau »)

          La personne de Jésus fut à l’origine de la chrétienté occidentale et de sa domination mondiale pendant 17 siècles. Le déclin de ce système à la fois idéologique et politique s’est accéléré au cours du XX° siècle. Quel enseignement peut-on en tirer, dans un Occident qui vit sa plus grave crise d’identité depuis les invasions barbares des IV° et V° siècle ?

           Pour répondre à cette question j’ai choisi de balayer large et d’être bref, laissant la place à un échange qui permettra de préciser et d’approfondir.

 I. Comment peut-on savoir qui était Jésus ?

           Jusqu’à une époque récente, le fondateur présumé du christianisme n’était connu que sous le nom de « Jésus-Christ » ou « le Christ ».

          On sait maintenant que cette appellation est née en Syrie, autour de Paul de Tarse, un peu avant l’an 45. Jusque là Jésus, mort en avril 30, était appelé par son nom, « Ieshua fils de Joseph ». La rapide transformation de Jésus en « Christ » marque la première étape de sa métamorphose en Dieu, accomplie dans les Églises fondées par Paul puis par le dernier rédacteur de l’Évangile dit « selon St Jean ». Parachevée entre l’an 90 et 100, cette divinisation de Jésus, gravée dans le Nouveau Testament, est devenue le socle inamovible du christianisme.

           Peut-on retrouver le visage de Jésus derrière l’icône sacralisée du Christ ? Impensable à l’époque de la chrétienté triomphante, cette entreprise a été amorcée au XIX° siècle par des chercheurs protestants, auxquels se sont joints ensuite des catholiques et des juifs. Leur labeur immense, pluridisciplinaire, a produit des fruits aujourd’hui incontestés.

           Ils ont d’abord mis au point une méthode, l’exégèse historico-critique, à l’aide d’une boite à outils : papyrologie, épigraphie, linguistique, analyse comparée des textes, de leur forme littéraire, de l’histoire de leur rédaction et de leurs sources. Le tout replacé dans le contexte historique qui a vu émerger chacun de ces textes.

          Au début, il y a donc eu des recueils de « paroles de Jésus », comme cet Évangile de Thomas découvert en 1945 à Nag Hammadi et qui contient 114 courts paragraphes, regroupés sans aucun ordre. Ces recueils ont d’abord circulé de communauté en communauté, et très vite le besoin s’est fait sentir d’insérer ces paroles, et quelques événements marquants de la vie de Jésus, dans un récit organisé d’allure chronologique. Ce sera l’évangile selon Marc, qui apparaît avant l’an 70 – date charnière, la destruction du Temple de Jérusalem. Il débute par la rencontre entre Jean-Baptiste et Jésus au Jourdain, et se termine avec sa mise au tombeau au soir du 7 avril 30.

           Après l’an 70, on a rajouté à ce texte un récit de la découverte du tombeau vide et des apparitions du crucifié, l’annonce faite par Jésus de la destruction du Temple, et quelques phrases qui tiennent compte de sa divinisation, dont l’idée commençait à s’imposer.

          L’évangile selon Marc a connu un vif succès, qui a provoqué une inflation galopante d’entreprises similaires : environ 50 à 60 évangiles et Actes apocryphes, dans lesquels les imaginations délirantes des conteurs orientaux brodaient à l’envie sur le « mythe Jésus » en train de se former.

           En plus de Marc, deux de ces évangiles ont été retenus par l’Église : celui de Matthieu, écrit sans doute en Judée et d’abord en araméen. Puis celui de Luc, écrit en Syrie et en grec. Chacun d’eux s’inspire de l’évangile de Marc et y ajoute sa touche personnelle. Mais comme c’était la coutume dans l’antiquité, il fallait que la vie du héros commence par une enfance merveilleuse : on a donc inventé le récit de la naissance miraculeuse et des premiers pas de l’enfant Jésus, ce sont les chapitres 1 et 2 de Matthieu et Luc, le folklore de nos Noëls d’antan.

 II. L’ombre du « disciple bien-aimé »

           Une génération plus tard, apparaît en Asie Mineure un quatrième évangile, attribué à l’apôtre Jean. Sa version finale est fixée tardivement, vers l’an 100. C’est dans cet évangile que Jésus est le plus clairement divinisé, et c’est pourquoi il ne sera guère cité comme autorité avant la fin du II° siècle.

          Mes recherches m’ont conduit à retrouver, à l’intérieur de ce IV° évangile, l’écrit d’un disciple de Jésus dont l’existence a été soigneusement gommée de la mémoire chrétienne : le « disciple que Jésus aimait », un treizième apôtre donc, dont le témoignage visuel se trouve noyé dans le texte que nous connaissons. C’est le seul récit de première main que nous possédions de la part d’un témoin oculaire des événements qu’il raconte. Contrairement au souvenir de son auteur il n’a pas été supprimé, mais enrobé dans le texte final du IV° évangile.

          Mes lecteurs connaissent ce personnage, sur lequel j’ai même écrit un roman, Le secret du 13° apôtre (cliquez). Ensuite, j’ai tenté d’extraire son témoignage du texte du IV° évangile, entreprise délicate mais féconde puisqu’elle décrit Jésus avant sa transformation en Christ. Ces travaux ont peu de chance d’être portés à la connaissance du grand public : pourquoi ?

 III. Le mythe et la réalité

           Parce que très vite, la personne de Jésus a donné naissance à un mythe, qui est à l’origine du christianisme et de notre civilisation.

          Un mythe, c’est un récit qui a pour ambition de répondre aux grandes questions que chacun se pose, depuis les origines de l’humanité. D’où venons-nous, où allons-nous ? Mais surtout, quelle est la signification de la mort inéluctable ? Met-elle un terme final à la vie ? Et sinon, quelles perspectives ouvre-t-elle ?

           Au 1° siècle de notre ère, le plus célèbre de ces mythes était celui d’Orphée. Orphée affronte la mort par amour pour Eurydice, il descend aux enfers et en ressort triomphant. C’est une résurrection, que connaît aussi Mithra, l’autre mythe populaire de l’époque. Mithra affronte le taureau, le tue, se purifie dans son sang et vit ensuite pour l’éternité. Le culte de Mithra, véhiculé par les légionnaires romains, comportait un rite très proche de l’eucharistie chrétienne, au point que certains y ont vu l’origine païenne de ce sacrement.

           La grande question était donc l’interrogation sur la mort. C’est un penseur génial, Paul de Tarse, qui va dès ses premières lettres théoriser l’idée chrétienne de résurrection. Écrites autour de l’an 50, ses Épîtres aux Thessaloniciens affirment que la mort a été vaincue, puisque Jésus est ressuscité des morts 36 heures après avoir été mis au tombeau.

          Le judaïsme populaire, pharisien, enseignait qu’une résurrection des morts aurait effectivement lieu mais à la fin du monde, lors du « grand jour » conçu comme une seconde création où chacun serait recréé pour ne jamais plus mourir, comme Adam avant sa chute du Paradis. Mais l’idée d’une résurrection immédiate, d’une vie après la mort sans attendre la fin du monde, cette idée-là était étrangère au judaïsme. Elle va connaître un succès foudroyant, parce qu’elle répondait (comme les mythes d’Orphée et de Mithra) aux angoisses et aux aspirations de l’époque.

          Le raisonnement de Paul est simple : « Chacun de vous ressuscitera, puisque Jésus est ressuscité le premier. » Et ce sont ses disciples qui concluront : « Si Jésus est ressuscité, c’est parce qu’il était Dieu : seul Dieu peut se ressusciter lui-même ».

          Lancée par Paul, l’idée de résurrection (et donc de divinisation de l’Homme, cliquez) va faire son chemin, mais il faudra attendre le IV° siècle pour que la divinité de Jésus soit formellement définie au concile de Nicée, dans un texte qui est à l’origine du Credo des chrétiens.

          Non sans réticences d’ailleurs, dont la plus connue est l’arianisme, sauvagement combattu par l’Église devenue majoritaire dans l’Empire. L’exégèse historico-critique était inconnue d’Arius : elle montre qu’il avait vu juste, que jamais Jésus n’a prétendu être de nature divine, chose impensable pour un juif. Elle montre aussi comment, peu à peu, sa divinisation s’est imposée à partir de quelques courts passages des évangiles en même temps que des écrits attribués à Paul.

 IV. Pourquoi le mythe chrétien s’est-il imposé ?

           Le succès du christianisme fut rapide, puisqu’en l’an 381 il devint religion officielle de l’Empire. Depuis lors, le sabre et le goupillon ont été tenus dans la même main, celle du pouvoir politique. Plus tard le théologien de Charlemagne, Alcuin, a mis au point la notion du monarque de droit divin, partout en vigueur jusqu’à la Révolution française. Comment en est-on venu là ?

          Jésus s’était dressé contre l’Église de son temps, le pouvoir des dignitaires pharisiens et sadducéens de Jérusalem. Mais il a refusé d’adopter l’attitude violente prônée à leur égard par les activistes zélotes, de s’associer à leur rêve d’un coup de main armé sur le Temple pour le purifier des collaborateurs juifs. Il est le tout premier à avoir enseigné, et mis en pratique, ce qu’on appellera après Gandhi la non-violence active. Ce faisant, il a aussi été le premier à défendre la séparation des pouvoirs religieux et civil, que nous appelons aujourd’hui la laïcité.

          Ce double choix, inédit à son époque, lui vaudra d’être considéré comme un allumeur sans feu par ses disciples, qui le trahiront parce qu’ils ne comprenaient pas son refus de s’engager dans le combat politique et sa violence.

           Sur ce point essentiel, c’est encore Paul de Tarse qui a amorcé le virage décisif : « ceux qui exercent l’autorité, écrit-il, la tiennent de Dieu ». Les chrétiens doivent donc leur être soumis en tout, sauf en leur conscience. Les esclaves serviront leurs maîtres sans se rebeller, ce qui ne les empêchera pas d’être chrétiens au fond du cœur.

          Paul a ainsi permis au christianisme de s’intégrer dans la société civile telle qu’elle était, d’en assumer toutes les tares et les injustices – que nous appelons aujourd’hui des violations des Droits de l’Homme. Ce faisant, il a tourné le dos à l’enseignement de Jésus.

          Mais l’intégration des chrétiens dans leurs sociétés respectives a eu une conséquence qu’il ne pouvait imaginer : plus tard, des évêques de Gaule et d’Italie vont utiliser leur pouvoir pour tenter de christianiser ces sociétés, qui étaient d’ailleurs en décomposition. Ils les ont fait évoluer vers ce qui deviendra la chrétienté, acceptation de la Cité des hommes telle qu’elle est, avec ses tares, afin d’essayer de la transformer vaille que vaille en Cité de Dieu.

           Pourtant, Jésus n’avait jamais dit qu’il acceptait notre monde tel qu’il est, et qu’il souhaitait le faire évoluer. Il a dit, avec force, que pour lui ce monde était fini, qu’il était arrivé à son terme et qu’il en proposait un autre, totalement différent, fondé sur d’autres valeurs.

          Un autre monde, un Royaume bâti autrement que ceux qu’il avait sous les yeux.

          Initiateur de la non-violence et de la laïcité, Jésus a donc été le tout premier des altermondialistes. Déjà de son vivant, il n’a pas été compris : quand il parlait devant eux de « Royaume de Dieu », les disciples qui l’entouraient entendaient « pouvoir au nom de Dieu » – ce qui n’est pas la même chose.

          Le mythe chrétien s’est imposé parce qu’il s’est révélé compatible avec le pouvoir des sociétés de domination, d’exclusions réciproques et de règne de l’argent. Les chrétiens ont prétendu transformer ces sociétés de l’intérieur, sans sortir de leur cadre : ils se sont coulés dedans. Le résultat, nous le voyons dans l’Histoire comme dans l’actualité la plus récente.

          Tandis que Jésus, lui, rêvait à une autre société, par le renversement total des valeurs qui dirigent ce monde.

 V. Posséder : la richesse et le partage

           Contrairement aux prophètes juifs ses devanciers, il n’a pas dénoncé les excès du capitalisme sauvage qui régnait à son époque, il semble même s’en être accommodé. Il fait l’éloge de ceux qui gèrent bien leur fortune ou leur carrière. Il ne s’élève pas non plus contre la pratique de l’esclavage, ne dénonce pas la politique de collaboration des roitelets juifs avec l’occupant. Car c’est par son choix de vie, plus que par ses déclarations, qu’il a rejeté l’argent et le pouvoir qui l’accompagne. Il a abandonné le cocon d’une famille relativement aisée, son métier, sa position de petit notable local, pour se lancer sur des chemins de hasard et vivre d’aumônes, ne possédant pas même une pierre sur laquelle poser sa tête. Il a tourné le dos à une société dans laquelle il était non seulement solidement établi, mais reconnu et respecté.

          Et à chaque fois que l’occasion se présentait, il a invité ses amis – il les a amicalement obligés – à partager leur richesse avec plus pauvres qu’eux.

           Sa décision de tourner le dos à la société a été individuelle, elle n’engageait que lui et ceux qui choisissaient de le suivre. Mais elle s’accompagnait d’un appel constant au partage, soit par des actes (la distribution des pains), soit par des injonctions (la rencontre avec Zachée). (Voyez Dans le silence des oliviers)

          S’était-il déjà rendu compte que tout programme de partage et de justice sociale, s’il est proposé à une société plurielle et libérale, est voué à l’échec ? Il n’a pas écrit un manifeste, comme les socialistes du XIX° siècle. Son manifeste, c’était sa façon de vivre, la rupture totale qu’il a choisi d’adopter. C’était le mode de vie d’un individu, qui a cru pouvoir faire naître un autre monde en commençant par vivre lui-même autrement.

          Sa vie est une parabole muette, mais éloquente.

           Logique avec lui-même, il n’a créé aucune structure, religieuse, politique ou sociale, destinée à promouvoir ou à mettre en œuvre son message.

          C’est seuls contre tous que les prophètes ses devanciers avaient affronté les lourdeurs de leurs sociétés : comme eux, il a choisi l’action individuelle, la force significative des gestes symboliques. Il a fait confiance à la puissance d’une contagion de proche en proche, par l’exemple : « Comme j’ai fait pour vous, faites aussi pour les autres. »

           Pendant les toutes premières années du christianisme, à Jérusalem les apôtres ont tenté de suivre cet exemple. Consigne fut donnée à chacun des nouveaux convertis de renoncer à tous leurs biens : mais c’était pour les déposer aux pieds des apôtres, qui en disposaient à leur gré. Sans parler des dissimulations de patrimoine, ce système s’est révélé être un fiasco si total que Paul a été obligé d’organiser une collecte dans tout l’Empire, pour venir en aide à l’Église de Jérusalem sinistrée.

          S’ils avaient médité cette toute première expérience de communisme, ceux qui se sont réclamés de Karl Marx pour imposer un système, qui profitait surtout aux dirigeants du Parti, nous auraient épargné bien des souffrances.

          L’Église catholique a retenu la leçon : dans les siècles suivants elle s’est fort bien accommodée des richesses de ce monde, dont elle a su profiter, laissant à quelques religieux le soin d’en distribuer les miettes aux pauvres.

 VI. Mort de l’utopie ?

           Vous comprenez pourquoi la redécouverte du prophète galiléen et de son enseignement par le geste et la parole a peu de chances de transformer le christianisme tel qu’il a évolué jusqu’à nous, et nos sociétés telles qu’elles sont.

          Non-violence, laïcité, altermondialisme, le partage comme règle de justice… ces enseignements, et d’autres encore comme le statut des femmes ou la place des enfants, ont été longtemps recouverts par le manteau flamboyant du mythe chrétien.

          Certes, ces semences n’ont pas disparu. Aujourd’hui elles poussent douloureusement, timidement dans les Églises chrétiennes mais surtout dans un monde sur lequel ces dernières ont perdu tout pouvoir d’entraînement. Longtemps, elles avaient détenu le monopole de la vérité sur l’Homme et sa destinée : c’est désormais sans elles, et parfois contre elles, que l’utopie altermondialiste proposée par Jésus s’affronte aux lourdeurs des réalités sociopolitiques.

           Le mouvement altermondialiste est aujourd’hui porté par les peuples, contre leurs dirigeants. S’il reprend à son compte certaines intuitions du fils de Joseph, il ne partage pas sa vision de l’être humain et de sa destinée, enracinée dans une certaine conception du « prochain », accompagnée d’une compassion sans limite, universelle.

           Dans le chaos qui s’annonce, la voix du prophète galiléen a-t-elle encore une chance de se faire entendre ?

                                                M.B., 21 nov. 2011

ILS ONT DIT… « CIVILISATIONS » ? ?

          Toujours soucieux de nous divertir, nos politiciens professionnels nous ont offert récemment une séance de cirque.

          Faute de panem, du circenses (1).

          L’attraction du jour était le mot « civilisations » – au pluriel, car il s’agissait de savoir laquelle l’emporterait sur les autres.

          Revêtues de paillettes, les Lumières et le nazisme furent donc lâchés sur la piste au seul profit du spectacle. Faut-il se hasarder dans cette foire ? Ce sera pour poser deux questions :

           1- Ầ quoi reconnaît-on une civilisation ?

          2- Comment peut-on la juger, et donc la placer avant – ou après – d’autres civilisations ?

 I. COMMENT (re)CONNAÎTRE UNE CIVILISATION ?

           Voilà le genre de question qu’affectionnent les français, grands amateurs d’idées générales planant dans le ciel des idéologies. Revenons sur terre.

 1- Une civilisation laisse des traces.

           Deux sortes de traces survivent à l’usure du temps : les objets & monuments, et les textes.

 -a- Des objets et des monuments : Ils témoignent d’une grandeur passée, mais ne parlent pas d’eux-mêmes.

          Exemple : au 19° siècle, on découvre entre le Mexique et l’Amérique centrale des vestiges considérables de la civilisation Maya : pyramides, restes de cités englouties dans la forêt vierge… On devine qu’il y a eu là une immense civilisation, mais personne n’en peut rien dire faute de textes. C’est tout récemment qu’un patient travail a permis de déchiffrer les glyphes mayas, écriture complexe gravée sur les monuments. Le travail de lecture est en cours : il permettra de donner son visage et sa voix à cette civilisation, jusque-là muette.

           Pour les Celtes, c’est à désespérer : les magnifiques objets découverts dans leurs tombes ne sont accompagnés d’aucun texte. Civilisation ? Certainement, mais comment l’apprécier ou la comparer à d’autres ?

           -b- Des textes sont donc indispensables pour connaître une civilisation. Ầ condition d’en comprendre le sens, pour les confronter à ses autres traces, puis aux civilisations voisines dans le temps et dans l’espace.

         Mais les textes ne font pas que témoigner d’une civilisation.

 2- Les textes fondent une civilisation

           Une civilisation se développe à partir d’un ou plusieurs textes fondateurs.

          Exemples : la conquête arabe foudroyante du bassin méditerranéen, entre la fin du VII° et le milieu du VIII° siècle, aurait pu n’être qu’une série de razzias réussies. Les armées arabes conquérantes se transforment en civilisation musulmane conquérante dès lors qu’apparaît un texte, le Coran.

          De même, le christianisme ne pourra naître que lorsqu’il disposera d’abord des lettres de Paul de Tarse (écrites entre l’an 50 et 62), puis des Évangiles (mis par écrit un peu avant l’an 70 et jusqu’en l’an 100).

           Pas de civilisation sans texte fondateur, qui lui sert à la fois de référence identitaire et de centre de ralliement des masses populaires.

 3- Les civilisations écrivent leurs textes fondateurs

           C’est vrai du christianisme : la personne de Jésus va être utilisée pour inventer une nouvelle religion, qui trahit en partie son message originel et totalement sa personne.

          Vrai aussi de l’islam : à partir du début du VIII° siècle, les Hadîths et la Sîra (cliquez) vont inventer un personnage, Muhammad, à partir d’un chef de guerre dont on sait finalement peu de choses. Dans ce cas, il est plus difficile d’apprécier comment et jusqu’où son message originel a été déformé par l’islam.

          Vrai du bouddhisme : l’enseignement de Siddhârta n’a pu devenir civilisation qu’en évoluant vers une forme de religion cultuelle qu’il avait justement eu pour intention de supprimer.

           Un texte fonde une civilisation quand un courant de pensée manifeste sa volonté de pouvoir en l’écrivant.

          Disons-le autrement : les textes fondent les civilisations, mais les civilisations se fondent elles-mêmes en écrivant des textes qui gauchissent ou trahissent l’intention du fondateur présumé.

 II. LE DÉCLIN DES CIVILISATIONS

           On sait que les causes de ce déclin sont multiples, économiques, climatiques, technologiques… Mais on oublie toujours de mentionner une cause essentielle, peut-être sous-jacente à toutes les autres : l’éloignement du texte fondateur, et l’oubli de la personnalité du fondateur présumé.

 1- La perte du sens

           Le texte fondateur peut perdre son sens, parce qu’il n’est plus compris.

          Pour la chrétienté, ce fut le cas de l’Ancien Testament : elle le traita longtemps comme le vestige d’un passé qu’elle reniait avec acharnement.

          C’est en partie le cas du Coran, écrit dans un arabe archaïque que très peu d’érudits peuvent comprendre, souvent en désaccord entre eux sur son sens premier.

 2- La manipulation du sens

           La perte du sens originel d’un texte s’accompagne toujours de sa manipulation, c’est-à-dire son interprétation abusive.

          C’est flagrant pour le christianisme, qui transforma très rapidement (2) un rabbi galiléen charismatique en Messie d’abord, puis en Dieu.

          C’est vrai aussi pour l’islam, qui transforma un hypothétique chamelier inculte en fidèle réceptacle de la parole divine.

           Cette manipulation du texte s’accompagne évidemment d’une transformation de l’image du fondateur présumé de la religion. Siddhârta devient l’obèse souriant qu’encensent les foules, Jésus devient le fils de Dieu, Muhammad le secrétaire et propagateur d’une parole qui ne vient pas de lui.

 3- Les civilisations prisonnières de leurs textes fondateurs

           Une fois commencé le processus de manipulation du texte (et de son auteur réinventé pour les besoins de la cause), ce processus ne peut plus s’arrêter.

          Une civilisation s’est constituée sur l’interprétation qu’elle a elle-même secrétée (3) : revenir en arrière – avouer qu’elle a manipulé son texte fondateur en l’écrivant – ce serait pour elle commettre un suicide, et disparaître.

           C’est pourquoi il est illusoire de songer à une réforme en profondeur du christianisme et de l’islam. Mises depuis si longtemps en place sur des rails qui s’écartent les uns des autres, ces deux religions ne peuvent ni revenir à leur point de départ, ni s’entendre autrement que par des compromis en trompe l’œil.

          Et les deux civilisations qu’elles ont engendrées ne peuvent que se regarder avec une hostilité plus ou moins déclarée.

 III. COMPARER LES CIVILISATIONS ?

           Pour comparer des civilisations sans jeter de la poudre aux yeux des foules, il faudrait donc

 1°- Revenir, non pas aux textes fondateurs, mais d’abord aux fondateurs présumés eux-mêmes (la personne historique de Jésus et de Muhammad), pour discerner quelles furent leurs intentions originelles, dans le contexte qui fut le leur.

          En ce qui concerne Jésus, c’est le sens de tout mon travail (cliquez).

 2° Reconnaître comment, et à quel point les textes fondateurs eux-mêmes (les Évangiles, le Coran) portent l’empreinte des manipulations des fondateurs de civilisations qui se réclament d’eux.

           Alors, peut-être, pourrait-on établir des comparaisons.

          Ầ titre d’exemple : montrer que le judaïsme du I° siècle, tout comme l’Ancien Testament, n’était pas exempt de violence et d’appels à la violence. Mais que l’herméneutique chrétienne a permis (récemment il est vrai) de faire le tri entre ces appels à la violence et le meilleur de l’enseignement des prophètes.

          Et comment Jésus lui-même s’est singularisé de son vivant par le refus de cette violence – ce qui lui a valu d’être livré aux romains (cliquez).

           Ou bien, montrer comment l’auteur du Coran s’est d’abord converti au judaïsme rabbinique de son époque, avant de devenir chef de guerre. Retenant, et même accentuant, la violence messianique de ce judaïsme exalté – sans cesser pourtant d’être séduit par la beauté abrupte d’un Dieu aussi magnifique dans son éloignement que le désert d’Arabie dans son dénuement.

            Alors seulement, on pourra comparer les deux civilisations nées du christianisme et de l’islam (4) en connaissance de cause.

           Pour cela, il faudrait sortir du cirque et revenir paisiblement à des vérités objectives.

           Mais les paillettes du cirque offrent plus d’attrait (et de facilité) que le travail austère de la réflexion.

                                                    M.B., 14 février 2012

 (1) Au déclin de l’Empire romain, le peuple exigeait « du pain et les jeux du cirque » (panem et circenses) comme condition pour ne pas descendre dans la rue et flanquer les politiciens dehors.

 (2) On attribue habituellement cette transformation à Paul de Tarse, dans les années 50. En fait, j’ai montré que son origine remonte à beaucoup plus tôt, quelques semaines après la mort de Jésus et dans son entourage. Voyez Dieu malgré lui et Jésus et ses héritiers.

 (3) En 381 pour le christianisme, vers le milieu du VIII° siècle pour l’islam. Soit respectivement 350 ans après la mort du « fondateur » pour l’un, et tout juste un siècle pour l’autre.

 (4) Car c’est bien de cela, n’est-ce pas, qu’il s’agissait ?