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LA NOSTALGIE QUI AVEUGLE : Denis Tillinac dans « Le Point »

          Après L’Express (cliquez), c’est au Point de consacrer trois articles au judéo-christianisme (1).

          Le premier, un entretien avec Denis Tillinac sur son Dictionnaire amoureux du christianisme (2), mérite qu’on s’y arrête parce qu’il résume en quelques phrases les malentendus et l’impasse dans lesquels se trouve notre civilisation postchrétienne.

 I. L’inévitable constat

           On y lit d’abord l’inévitable constat, partout ressassé (3) : « La déchristianisation culturelle [de l’Occident] est un fait presque accompli ».

           Cette sentence mériterait précisions : ce qui est accompli (et pas « presque » !), c’est l’effacement de la pratique religieuse catholique dans notre pays, qui va de pair avec la fin de l’emprise de l’Église catholique sur notre vie privée, sociale, et la fin de son emprise sur notre religiosité profonde d’êtres humains hantés par la transcendance.

           S’ensuit l’inévitable corollaire : « … mais le nihilisme intellectuel et moral contemporain est à bout de rouleau ».

           Là aussi, Denis Tillinac confond un peu vite le nihilisme, mouvement intellectuel qui a envahi l’Europe entre la fin du XIX° siècle et le milieu du XX°, avec la quête d’une identité non-religieuse, qui se cherche aujourd’hui un peu partout de façon positive, et nullement nihiliste.

           Quant à « l’amnésie de nos compatriotes vis-à-vis de leur plus haute mémoire », tous les débats en cours le montrent, il vaudrait mieux parler de nostalgie. Nostalgie d’un temps dont on se souvient, où l’Europe était fédérée par une religion commune à tous, malgré les querelles sanglantes qui la divisaient.

           Mais la nostalgie ne se projette pas dans le futur, on n’avance pas à coup de regrets. Une déclaration d’amour (un « Dictionnaire amoureux ») ne suffit pas à faire revenir à elle la belle endormie, l’Europe triomphante des cathédrales.

 II. L’Église est invincible

           Autre lieu commun attendu : « La situation actuelle de l’Église de France présente des analogies avec des époques de grande crise [de l’Occident] ».

           L’Histoire dément ce diagnostic : dans « les époques de grande crise » – par exemple, les invasions barbares des V° et VI° siècle – l’Église au contraire a été le seul pilier stable d’un Occident en voie de décomposition.

          A Rome, le pape Grégoire de Grand a eu seul l’autorité suffisante pour traiter avec les Huns, sauvant l’Italie de la ruine. Et jusque dans un XVI° siècle tourmenté, les papes conserveront une autorité politique indiscutée, allant jusqu’à trancher entre l’Espagne et le Portugal dans leur expansion coloniale en Amérique du sud.

           Non, la crise récente de l’Église est un phénomène que l’Occident, de toute son histoire, n’a encore jamais rencontré. Sa perte d’autorité politique, morale et spirituelle est inédite. Depuis 17 siècles, nous n’avons aucun point de comparaison, aucun repère historique pour l’analyser.

           Plutôt que de regretter cette perte, ne faut-il pas en chercher les racines profondes ?

          Devenues adultes, les sciences de l’infiniment petit et de l’infiniment grand n’ont-elles pas discrédité à jamais la vision catholique du monde, aveuglée par des dogmes devenus insoutenables ?

          L’aspiration à la démocratie, la prise de parole de peuples libérés par Internet (cliquez) ne rend-elle pas insupportable l’édifice pyramidal, autoritaire et absolutiste, d’une Église devenue sourde et aveugle à l’évolution de la planète ?

           Dire que « l’Église est invincible », alors qu’elle est partout vaincue dans ce qui fut si longtemps son domaine de compétence et d’expertise, c’est se bander les yeux.

          Pour l’affirmer, Denis Tillinac reprend une vieille distinction médiévale. On distinguait au Moyen âge l’Église triomphante, celle du ciel, de l’Église militante, celle de la terre.

          Tour de passe qui a longtemps permis à l’Église visible de triompher intellectuellement, moralement, politiquement, et de manifester ce triomphalisme dans un décorum liturgique dont les fastes faisaient illusion.

           L’Église invisible, longuement construite et décrite par des théologiens, magnifiée par des artistes, permettait de justifier nos souffrances ici-bas et la complicité de l’institution ecclésiale avec les pouvoirs politiques.

          C’est ce schéma qui ne fonctionne plus, et le mouvement réactionnaire qui a suivi le concile Vatican II se montre impuissant à lui rendre vie.

 III. L’Église, ou le chaos ?

           C’est pourquoi (contraitrement à Denis Tillinac) je crains que les occidentaux ne s’aperçoivent pas, « tôt ou tard, que [l’Église] peut les sauver du chaos ».

          Il y a dans l’Histoire des points de non-retour, et l’Église catholique, en l’espace d’une génération, vient d’en franchir un.

          Que l’Occident, au même moment, traverse une profonde crise d’identité, c’était inévitable – tant son passé fut organiquement lié au christianisme.

           C’est ailleurs que dans la nostalgie qu’il nous faut chercher notre voie au milieu du chaos actuel. Pas d’autre solution, l’Histoire ne recule jamais.

           Mais quelle voie ? Mes lecteurs savent qu’à tort ou à raison, je n’en aperçois guère d’autre que le retour à la personne de Jésus, tel qu’il fut en vérité – et non tel qu’il fut si longtemps travesti, pour servir de matériau à la construction des mythes fondateurs de notre civilisation.

           Mythes si puissants, si profondément ancrés dans notre inconscient collectif, culturel, social, moral, qu’il semble bien illusoire de proposer ce retour au rabbi Galiléen subversif du I° siècle.

           « Ầ qui irions-nous ? » Cette question, mise par les Évangiles dans la bouche de ses disciples, il est bien possible qu’ils l’aient posée à Jésus – au moment même où ils songeaient à le trahir.

           Parce qu’il a si longtemps trahi Jésus, l’Occident sera-t-il incapable de se poser aujourd’hui la même question, dans toute sa fraîcheur ?

                                      M.B., 7 mars 2011

 (1) Le Point du 10 février 2011. Propos recueillis par Jérôme Cordelier.

 2) Dictionnaire amoureux du catholicisme, Plon, 628 p.

 (3) Et longuement analysé dans ce blog, voyez (entre autres) les rubriques Crise de l’Occident et Le Christianisme en crise.

LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ère Post-chrétienne

          Les IV premiers articles de cette série Le temps des Prophètes (I. Légaut, II. Bultmann, III. Les historiens, IV. La résurrection) menaient à cette conclusion : nous sommes désormais entrés dans l’ère post-chrétienne. En dire plus, c’est cesser d’être un historien, c’est laisser parler sa subjectivité : que le lecteur me pardonne de m’y hasarder.

1) Le temps des bilans

Pendant 15 siècles, le christianisme (malgré ses soubresauts internes) a régné sans conteste sur l’Occident. C’est à partir du XIX° siècle qu’on voit apparaître une double contestation de cette suprématie.

-a- La fin de la chrétienté

          Fin du consensus tacite entre le christianisme et les États (laïcité), diminution spectaculaire de la pratique religieuse et du clergé, effacement des Églises traditionnelles, montée en puissance des mouvements sectaires. A cela, de multiples causes, analysées par les sociologues qui en ont arrêté le bilan.
          Mais bien peu relèvent la raison profonde de ce déclin : la fin des théologiens.
          On peut dater des années 1980 (Jean-Paul II et Ratzinger) la disparition, par élimination, de tout ce qui réfléchissait ou qui cherchait dans l’Église catholique. Une société d’idéologie sans penseurs, qui vit sur son acquis séculaire et ne fait que le répéter, est condamnée à n’être plus qu’un musée du passé. Le bilan, là aussi, est sans appel : l’Église n’a plus rien à dire au monde, qui n’attend plus rien d’elle.
          Le christianisme n’est pas mort, puisqu’il y a encore des chrétiens : mais il n’est plus vivant, moteur dans nos sociétés.
          Fin de la chrétienté ? Mais au même moment, renaissance de l’exégèse.

-b- La quête du Jésus historique

          Initiée en 1778 par Herman Reimarus, la redécouverte de l’homme Jésus derrière l’icône du Christ (1) est entrée dans sa troisième phase avec la redécouverte, dans les années 1970, de la judaïté de Jésus.
          Si Jésus était bien un juif, ses gestes et ses paroles ne peuvent être compris qu’à l’intérieur du judaïsme qui fut le sien, celui du 1° siècle.
          Les résultats de cette quête sont considérables, la série d’émissions sur ARTE (cliquez) les a largement vulgarisés. La recherche donne parfois l’impression qu’elle aboutit à autant de « Jésus » que d’historiens et de chercheurs : c’est inévitable, l’exégèse n’est pas une science exacte, elle avance par tâtonnements successifs. Malgré tout, des évidences se font jour, admises par tous : il ne viendrait plus à personne l’idée de parler aujourd’hui de Jésus, comme on en parlait encore il y a 50 ans.
          Bultmann, radicalisant la pensée de Strauss, avait tracé une ligne infranchissable entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi : le premier, Joachim Jeremias a montré qu’on pouvait atteindre le Galiléen à travers les textes. Depuis, tous les exégètes empruntent cette voie. L’identité de Jésus leur est désormais connue, et si aucun n’ose dénoncer la tromperie des Églises, cette évidence découle de leurs travaux.
          Elle ébranle le christianisme traditionnel, plus encore que son évolution sociale.

          L’enseignement de Jésus (ce qu’il a dit, et non ce qu’on lui a fait dire) mobilise toujours les efforts des chercheurs. C’est qu’ils se heurtent à l’épaisse muraille des dogmes qui ont fait vivre le christianisme pendant des siècles, et dont les croyants peinent à s’éloigner.
          Mais déjà, on commence à percevoir les limites de cette quête du Jésus historique.

2) La quête du Jésus historique : une impasse ?

          La quête comprend de mieux en mieux ce que Jésus a été et ce qu’il a voulu dire, en tant que juif immergé dans sa culture juive. Déjà, se vérifie la pertinence de cette parole de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ».
          Condamnée de l’intérieur par la quête du Jésus historique, comme elle l’est de l’extérieur par l’évolution culturelle et sociodémographique de l’Occident, l’ex-chrétienté moribonde continuera longtemps d’ignorer l’une et l’autre. Y faire face, accepter l’idée que le juif Jésus n’a jamais voulu fonder une quelconque organisation – que le christianisme qui se réclame de lui est un « christiano-paganisme » -, ce serait, pour les Églises, officialiser leur disparition en tant que mouvement dirigeant les masses.

          Mais la quête du Jésus historique porte en elle-même ses limites : celles du judaïsme dans lequel il est né et s’est exprimé.
          Si, pour comprendre cet homme, il faut pouvoir replacer chaque phrase des Évangiles dans leur contexte juif du 1° siècle, qui donc aura les moyens d’une telle démarche ? Seule une minorité d’intellectuels – ce qui est déjà le cas. La quête du Jésus historique ne sera jamais un mouvement de masse.

          Comprendre Jésus ne suffit pas, il faut pouvoir rentrer en contact avec lui. Le rencontrer, comme une personne vivante.

          Comme chacun de nous, l’homme Jésus n’est pas tout entier contenu dans ses paroles et ses gestes – à supposer qu’on puisse les retrouver, ou du moins s’en approcher d’assez près. Ce qu’il fut est bien plus que ce qui nous en a été transmis, ce qu’il apporte est bien plus qu’un message ou un enseignement.

          La quête du Jésus historique n’est pas, ne sera jamais, la rencontre bouleversante d’un homme, avec la richesse et la profondeur de son expérience intime, de ses non-dits, de ses non-faits.
          Le Jésus historique est passionnant : à elle seule, sa redécouverte ne peut suffire à transformer une vie – et encore moins des sociétés.

          Le judaïsme est la clé du Jésus historique : il est aussi son tombeau.

          Pour franchir l’étape suivante, dépasser la quête en cours, il faudra accepter de nous ouvrir à d’autres cultures que la judéo-chrétienne.
          C’est ce que j’ai tenté de faire dans la deuxième partie de Dieu malgré lui (cliquez). Les chercheurs occidentaux semblent pour l’instant fermés à toute ouverture vers l’expérience et la pensée de l’Orient extrême (cliquez) : il faudra bien, sauf à tourner en rond dans leur science chèrement acquise, qu’ils finissent par consentir à faire tomber cette dernière barrière.
         
          Car s’il était juif, et rien que juif, s’il a ensuite été récupéré par les chrétiens, Jésus est d’une envergure telle qu’il appartient à toutes les cultures. L’expérience accumulée par 30 siècles d’hindo-bouddhisme, en particulier, permet d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de cet homme. Elle éclaire les faits troublants dont témoignent les Évangiles, elle nous éclaire sur nous-mêmes.
          Pendant combien de temps encore nos savants vont-ils se priver (et nous priver) de cet éclairage ? Aurions-nous peur de perdre la maîtrise de l’image de Jésus, en même temps que nous perdrions notre monopole du savoir sur les choses essentielles de la vie et de la mort ?

3) Dans l’attente des prophètes

          Quelques intellectuels engagés dans la quête du Jésus historique, et des chrétiens en recherche qui se mettent à leur école, resteront toujours une petite minorité sans avenir, un corps sans tête.
          Pour que la redécouverte de Jésus devienne source de vie et d’inspiration en-dehors du petit cercle des initiés, il lui faudra des prophètes (ou prophétesses).

          Qu’est-ce qu’un prophète ?
          C’est d’abord un Voyant : il « voit » dans le passé, il dégage ses lignes maîtresses, il comprend sa signification cachée.
          Il « voit » dans le présent, il est lucide, rempli de compassion pour ses contemporains : ce qu’il voit autour de lui le bouleverse.
          Il « voit » enfin dans l’avenir, ou plutôt il l’annonce : I have a dream !
          Il dit bien haut ce que certains pressentent – sans oser le nommer.
          On le juge brutal : il n’est que clair, et on lui en veut. C’est pourquoi, toujours, le prophète souffre. Et souvent, il meurt d’avoir été prophète. 

          Prophètes ? Tous, ils l’ont été à titre posthume.

          La quête de nos chercheurs est une étape indispensable. Mais si aucun(e) prophète ne prend leur relai pour inscrire leur recherche dans la vie et la société, la personne du rabbi galiléen restera toujours cantonnée aux rayons des bibliothèques.

          En les voyant, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles : car ils étaient comme un troupeau sans berger.


                                   M.B., 2 février 2009


(1) Voyez mon essai récent Jésus et ses héritiers (cliquez) et dans ce blog l’article Les historiens à la recherche de Jésus (cliquez).

FRÉDÉRIC LENOIR ET LA DIVINITÉ DU CHRIST

          Voilà qu’une controverse pointe dans le Landernau à propos du dernier livre de Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu (Fayard).

         Pourquoi ? Parce que, selon La Croix du 28-10-10, ce livre « connaît un succès… qui a de quoi inquiéter. » Au point qu’un des derniers théologiens français encore en activité, le jésuite Bernard Sesboüé, éprouve le besoin de publier une Réponse à Frédéric Lenoir (1) .

          La chose est rare : depuis l’Affaire Renan, l’Église catholique sait qu’elle ne gagne rien à créer ou entretenir une polémique sur les questions dogmatiques. Son attitude habituelle est le silence : étouffer la voix des dissidents.

          Mais F. Lenoir est-il un dissident ?

           En 1865, David Srauss publiait Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, établissant une distinction devenue classique : la personne historique de Jésus est autre que le Christ de la foi des chrétiens. Son étude faisait suite à la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863), qui venait de connaître un énorme succès de librairie.

          Dès lors, tout le monde savait (ou pouvait savoir) que Jésus n’est pas né Dieu, qu’il l’est devenu par une suite ininterrompue de transformations dont l’historique est parfaitement connu.

                  Après bien d’autres, en 1988 Gérald Messadié vulgarisa ces évidences dans un roman fantaisiste qui eût un succès considérable, L’homme qui devint Dieu. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui (cliquez) , dont le titre parle de lui-même.

          D’une façon ou d’une autre tout a donc été dit, et depuis longtemps. Pourquoi F. Lenoir revient-il encore sur ce sujet ?

 I. Enfoncer des portes ouvertes

           On ne m’enlèvera pas de l’esprit que le directeur du Monde des Religions, personnage médiatique, utilise là un fonds de commerce qui reste fructueux.

          La preuve : on en parle. Qui s’en plaindrait ? De l’avis même du P. Sesboüé, l’ouvrage est « intelligent, bien informé et bienveillant, pour tout dire sérieux ». Alors, pourquoi inquiète-t-il, au point de réveiller les derniers gardiens du dogme ?

           Pour deux raisons : le sérieux de l’auteur, et sa bienveillance à l’égard des croyants, qu’il se garde autant que possible de heurter de front. Attirer l’intérêt, sans pour autant refroidir une clientèle extraordinairement frileuse.

          Sérieux : l’auteur montre comment Jésus est devenu Dieu à la suite d’une série de conciles, eux-mêmes fruits des travaux de quelques Pères de l’Église qui l’emportèrent sur leurs adversaires entre la fin du II° et le V° siècle. Comment la politique impériale influa largement sur ce processus de déification d’un homme.

          Ce faisant, il enfonce une porte largement ouverte depuis un siècle et demie : rien de nouveau donc, pas de quoi s’inquiéter. Les croyants, au cas où ils l’apprendraient (ils le savent !), refuseront toujours d’en tirer les conséquences sur leur foi.

           Mais si F. Lenoir met sa notoriété au service d’un procès tant de fois jugé, sans rien apporter de nouveau, il hasarde deux conclusions qui débordent la dissertation du spécialiste en histoire des religions :

          1) Jésus, dit-il, est un homme qui entretient un rapport particulier avec Dieu, et joue un rôle salvifique comme médiateur entre Dieu et les hommes, sans être lui-même Dieu.

          2) Il est mort et ressuscité, et continue à être présent aux hommes de manière invisible.

           Là, il se situe sur le terrain du théologien Sesboüé, qui réagit vivement : « la thèse de Frédéric Lenoir détruit le christianisme. Elle ne résiste pas à un examen sérieux : dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée… La nouveauté [apportée par les conciles] n’est pas dans la foi, mais dans le langage. C’est un problème d’inculturation dans le milieu grec. »

         Tout ça pour ça… !

 II Le tabou des origines

           Car, comme la plupart de ses prédécesseurs, F. Lenoir se garde bien de franchir le tabou suprême : celui des origines. En vérité, cette question ne ressort pas de sa discipline, il n’est pas exégète mais historien. Il fait partir son enquête du moment où le Nouveau Testament est déjà constitué, et met en lumière les manipulations auxquelles il a été soumis par l’industrie des fabricants de mythes successifs.

           Or, c’est en amont du Nouveau Testament – tel qu’il nous est parvenu – que tout se joue. Dans ces années qui suivent immédiatement la mort de Jésus, au cours desquelles son souvenir va être utilisé par les auteurs de textes devenus sacrés pour le présenter, timidement d’abord, puis de façon affirmée à partir des années 80 à 100, comme un Dieu incarné dans la chair humaine.

          Le P. Sesboüé est dans son rôle quand il affirme que « dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée » : mais les exégètes savent que c’est faux. Que les évangiles contiennent à la fois les premières traditions, selon lesquelles Jésus est un prophète juif exceptionnel, et les dernières, selon lesquelles le Verbe s’est fait chair (cliquez) .

          Que Paul dans ses lettres authentiques ne divinise pas Jésus. Mais que les lettres qui lui sont attribuées – et proviennent en fait des Églises fondées par lui – franchissent après lui ce pas décisif.

           Quelques écrivains en ont eu l’intuition, plus ou moins fulgurante : Marcel Légaut (cliquez) , Jean Onimus, Géza Vermes… Mais ce n’étaient pas des exégètes. Ces derniers, qui travaillent depuis un demi siècle avec acharnement (cliquez) , nous permettent de distinguer dans les évangiles ce que Jésus a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire et fait faire.

           Le résultat, c’est une « destruction du christianisme » bien plus radicale que celle qu’opérerait F. Lenoir.

           Mais c’est aussi une lueur d’espoir considérable : redécouvrir Jésus tel qu’en lui-même (et non tel qu’on l’a maquillé en Dieu), c’est s’approcher d’un homme qui aurait pu transformer notre monde assoiffé de mythes et de croyances, s’il n’avait pas été trahi par ceux qui avaient pour mission de transmettre son souvenir.

          Sans le dénaturer.

           A ce travail, je me suis attelé bravement. Car le temps de la dénonciation des impostures de l’Église, le temps du Comment Jésus est devenu Dieu, ce temps est passé.

          On a assez dénoncé, et F. Lenoir n’apporte rien dans un domaine si souvent et si minutieusement exploré.

          On a assez dénoncé le passé, il faut songer au présent et à l’avenir.

         Assez de Comment on a maquillé Jésus en Dieu. Mais : qui était-il en vérité, qu’a-t-il enseigné par ses paroles et par sa façon de vivre et d’agir ?

           Puisque nous avons en mains toutes les crèmes pour démaquiller le Christ, faisons-le.

          Et découvrons le visage neuf, rafraîchissant, chaleureux, émouvant, étonnamment actuel, du plus grand des prophètes juifs. Qui voulut dépasser à la fois le paganisme, et le judaïsme de son enfance.

           En mars 2011 je publierai quelque chose dans ce sens (2) . Un roman, condition nécessaire pour toucher le public des non-spécialistes. Mais un roman totalement, entièrement imprégné des résultats de la recherche exégétique la plus récente.

           Avec l’espoir que d’autres, plus qualifiés, plus généreux, plus talentueux que moi, enfonceront cette porte-là.

          Au seuil de laquelle s’arrêtent nos divas médiatiques.

                                                        M.B., 6 nov. 2010

(1) Christ, Seigneur et fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, Lethielleux/DDB.

(2) Texte paru depuis cet article : Dans le silence des oliviers, Albin Michel, 2011 (cliquez) . A paraître dans le Livre de Poche en mai 2013.

LA « QUESTION JÉSUS » DEVIENT PUBLIQUE : Un dossier de « L’Express » (II)

          Alors que dans son projet de Constitution de 2004, l’Europe avait (pour la première fois de son histoire) refusé de mentionner ses racines chrétiennes,

          Alors que son calendrier 2011, récemment publié et diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires, mentionne bien les fêtes religieuses des juifs, musulmans, hindous et sikhs, mais… aucune des fêtes chrétiennes qui rythment pourtant la vie quotidienne des européens,

          Alors que la France doute de son identité et songe à ouvrir une « Maison de l’Histoire », L’Express, revue réputée « de gauche », publie un dossier de 100 pages (1) sur L’Histoire de la Chrétienté.

           L’Europe n’en a pas fini de tuer son père (ou plutôt, sa mère). Mais on n’éradique pas si facilement, de son patrimoine génétique, une hérédité vieille de seize siècles et demi. En se déracinant volontairement, le vieil arbre européen se condamne à sécher sur pied, étouffé par des cultures concurrentes qui n’ont, elles, aucune honte à s’affirmer.

           D’où, peut-être, le dossier de L’Express, dont la construction mérite analyse.

           Sans surprise, on trouve en son centre un vaste panorama historico-culturel : L’Église, puis Les Conciles, dans une section qui rappelle que la politique impériale fut co-fondatrice du christianisme. Les Moines, qui signale leur rôle dans la diffusion en Europe de la nouvelle religion. Une section sur Les Arts : architecture et musique – mais curieusement, rien sur la peinture ! Une sur La Pensée, qui s’intéresse plus aux contestataires (la Réforme, le jansénisme) qu’à l’apport considérable des penseurs médiévaux, Thomas d’Aquin en tête. Un Livre Noir (Inquisition, Savonarole, juifs) qui se termine curieusement sur Le péché du clergé polonais – comme s’il avait été le seul, en Europe, à être antisémite. Enfin un fourre-tout, Le monde chrétien, qui va d’Haïti à la Chine en passant par l’Irak et la Russie.

           Bien. Mais ce qui m’intéresse ici, ce sont les deux sections qui introduisent, et concluent, l’ensemble du dossier.

           Au Commencement…

                   J’ai déjà commenté le premier des quatre articles de cette section (cliquez) .

          Le second (2) vaut qu’on s’y arrête : l’auteur se penche sur l’entourage de Jésus, et d’abord sur Judas. Il signale que « malgré des siècles d’infamie, il est impossible de répondre à quatre questions essentielles. » :

           1- Quelles étaient les motivations de Judas ?

          2- Que signifie « livrer Jésus » ? Pourquoi sa retraite au Mont des Oliviers, et pourquoi Judas y conduit-il les soldats Juifs et Romains ?

          3- Pourquoi Jésus n’a-t-il rien fait pour empêcher sa trahison ? Alors que les quatre Évangiles s’accordent pour dire qu’il savait ce que Judas avait en tête ?

          4- Quel fut le destin ultérieur de Judas ? Est-il, selon Luc, mort d’une rupture des entrailles ? Ou bien, selon Matthieu, s’est-il pendu de remord ?

          Ces deux versions qui se contredisent l’une l’autre « posent une question sans réponse : comment expliquer qu’on ait pu oublier les circonstances de la mort d’un personnage aussi central dans l’histoire de Jésus » ?

           Question sans réponse ? Impossible de savoir ?

          Oui, impossible tant que l’on fait une lecture des textes orientée par le poids de la tradition, et qui ne tient pas compte des avancées récentes de l’exégèse historico-critique.

          Mais si l’on oublie le politiquement correct,

          si on lit les textes sans préjugés,

          si, pour les lire, on utilise les méthodes critiques patiemment mises au point par plus d’un siècle de recherche exégétique,

           alors ces questions – et quelques autres – trouvent, non pas une réponse mathématique (3), mais des hypothèses solides, qui resteront convaincantes tant qu’elles n’auront pas été infirmées par un travail contradictoire aussi sérieux que celui qui a permis de les établir.

           Entre 1995 et 2000, j’ai écrit un essai (cliquez) qui reprenait ces questions qui fâchent, à l’aide des travaux alors disponibles en France.

          Essai vulgarisé par un roman (cliquez) , et affiné en 2008 (cliquez) en fonction des recherches récentes, notamment américaines. En avril prochain, un nouveau roman (4) reprendra tout cela, vu sous un autre angle.

         Les réponses sont là.

          Mais elles bouleversent trop d’idées reçues, fondatrices d’une partie de notre culture, pour pouvoir être prises en compte dans une revue comme L’Express, qui s’adresse à un public traditionnel.

           Pourtant, le seul fait de les poser clairement, sans ambiguïté, en soulignant la contradiction flagrante qui existe entre des « paroles d’évangile », ce seul fait est un progrès.

          Car dire que ces questions sont « sans réponse », c’est admettre que les réponses officielles, connues de tous et véhiculées pendant les siècles passés, n’étaient pas les vraies réponses.

          Qu’on a toujours éludé les vraies réponses.

          Que des vérités restent à découvrir.

           Si ces réponses (encore) cachées avaient été reconnues et intégrées dans la première section du dossier de L’Express, les suivantes (notamment L’Église, La Pensée, Le Livre Noir) auraient pris une tout autre tonalité.

          Elles auraient situé à sa juste place la question centrale, qui traverse toute l’histoire religieuse de l’Occident, qui a profondément marqué sa culture et sa destinée : qui était Jésus ?

          S’il était bien juif à 100 % (cliquez) , alors le christianisme – qui n’a jamais voulu le reconnaître – est une magnifique construction culturelle, certes – mais qui n’a pas grand-chose à voir avec lui.

          Alors, nous devrions être des juifs réformés. Réformés par Jésus, fidèles à ses intuitions profondes, totalement novatrices – même pour aujourd’hui.

          Alors, le viscéral antisémitisme européen ne s’adresserait plus toujours aux mêmes.

          Et notre affrontement avec l’islam, incessant, irrémédiable, pourrait être revu sous un éclairage complètement nouveau.

           Ầ eux seuls, les titres des deux articles qui clôturent le dossier traduisent cette espèce d’impuissance, devant laquelle on se trouve tant qu’on ne s’affranchit pas du politiquement correct :

           1° titre : Le Christianisme encore

          Oui, il y a encore de beaux restes.

          Oui, à les feuilleter ainsi on est pris de vertige devant tant de splendeurs accumulées par les siècles.

          Oui, notre identité est là, dans ces monuments, cette musique, ces peintures, cette littérature, ces références morales et juridiques qui nous font ce que nous sommes, et proviennent de notre passé chrétien.

           Mais demain ? Affaiblie économiquement et politiquement, que va devenir l’Europe sans une force identitaire qui la projette dans l’avenir, aussi sûre d’elle-même qu’elle le fut quand elle était encore nourrie par ses racines ?

          2° titre : Les clercs ont trahi 

          Allons donc, nous le savions !

          A quoi bon le ressasser, s’en lamenter comme si l’avenir de l’Europe reposait toujours sur une cléricature désormais moribonde ?

           Laissons les morts enterrer leurs morts. La redécouverte, la remise en valeur de notre identité n’est plus entre les mains de clercs en voie de disparition : elle est entre les nôtres.

                                                               M.B., Noël 2010

 (1) L’Express du 22 décembre 2010

(2) Jésus et les siens, par Régis Burnet.

(3) Les certitudes historiques existent, mais elles sont d’une nature particulière : voir, dans ce blog, la rubrique L’ Histoire en question (plusieurs articles).

(4) Dans le silence des Oliviers, à paraître chez Albin Michel.

REDEVENIR CHRÉTIEN ? Le livre de J.C. Guillebaud

          Écrit de façon agréable, comme un témoignage personnel, le livre de J.C. Guillebaud (1) a pour ambition de montrer en quoi le christianisme, loin d’être une « chose morte », est et reste un fondamental vers lequel il nous faudrait aujourd’hui revenir.
          Il décrit trois cercles, et comment il les a franchis l’un après l’autre.

I. Le premier cercle

          « Le christianisme », disent ses détracteurs, « n’a plus rien à dire sur le monde du XXI° siècle… Historiquement estimable, il n’a plus voix au chapitre. Or, je suis convaincu du contraire » (p. 23).

         Pourquoi ?
          Parce que « au cœur même de cette modernité sécularisée, que nous croyons agnostique et même agressivement antichrétienne, la trace chrétienne » est profondément présente (p. 57). Dans un vaste panorama, Guillebaud montre comment tout ce qui a nourri l’Occident – la place de l’individu et sa valeur unique, l’aspiration égalitaire, l’espérance d’un progrès, l’émergence de la science… vient en fait du christianisme. A été profondément digéré par ceux-là même qui rejettent leur source chrétienne.
          L’Occident serait donc malade parce qu’il a perdu la trace du phénomène qui l’a fondé dans son identité : le christianisme.
          Je partage ce constat, qui est une évidence historique. Mais voudrais faire remarquer que c’est une forme particulière de christianisme qui a triomphé de toutes les autres, entre la fin du I° et – disons – la fin du IV° siècle. Et qui en a triomphé par la violence morale, intellectuelle, dogmatique, parfois physique.
          Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire.

II. Le deuxième cercle

Ce serait celui de la subversion évangélique. En quoi réside-t-elle ? Dans le fait que le sacrifice, commun à toutes les religions anciennes, n’est plus le triomphe du sacrificateur sur la victime coupable. La victime sacrifiée (Jésus) est innocente, en lui la persécution sacrificielle est abolie. « Avec le christianisme, le discours des accusateurs est subitement retourné » (p. 107).
          La subversion du christianisme, ce serait donc la résurrection du Christ qui condamne à tout jamais la folie accusatrice des hommes. On reconnaît là le message de Paul, qui bâtit tout son édifice sur la mort et la résurrection d’un homme qu’il n’a pas connu. Emporté par son propos, Guillebaud écrit que « Des témoins ont « constaté » la résurrection », alors que la résurrection, justement, n’a été vue par aucun témoin. Alors qu’elle est une construction de l’esprit, Paul s’appuyant sur l’annonce malhabile faite par Pierre (Ac 4,2) pour construire une théologie de la mort salvatrice, de l’échappée belle par la résurrection, qui est encore aujourd’hui celle des chrétiens.
         Puis, de Justin l’apologiste (II° siècle) à Nietzche, quantité de philosophes sont appelés à la barre.
          Jusqu’à ce qu’enfin l’auteur affirme l’importance du judaïsme, d’une judaïté originelle du phénomène chrétien, oubliée pendant des siècles, dont la redécouverte affleure tout au cours de ces deux premiers cercles de son cheminement.

III. Qu’est-ce donc que le troisième cercle ?

          C’est celui de l’aboutissement, de l’acte de foi comme décision volontaire, la foi affirmée au-delà des « hommeries » de l’Église. Guillebaud fait le choix de croire, de donner son assentiment au christianisme malgré la « clôture dogmatique, l’arrogance cléricale » (p. 175).
          Et sa récompense, c’est de se sentir réchauffé par la chaleur du petit cocon des autres croyants. Partager leur « sensibilité particulière », leur « part d’émotivité », cette « familiarité indéfinissable que j’éprouve à me retrouver parmi des chrétiens ou des juifs » (p. 180)

          Je respecte bien évidemment le cheminement particulier, à la fois intellectuel et émotif, de J.C. Guillebaud. Mais je ne crois pas que ce soit là le cheminement d’un âge post-chrétien – le nôtre.
          Pourquoi avoir reconnu la judaïté de Jésus, et ne pas en tirer les conséquences ? Si Jésus est juif, alors les Évangiles sont des textes juifs. Son enseignement est celui d’un juif. Pour le comprendre tel que Jésus l’a donné tout en le vivant, il faut le resituer dans le judaïsme qui fut le sien, celui du I° siècle. Au lieu de se perdre dans le désert infini des philosophes, à commencer par Paul…
          Regarder Jésus vivre, aller et venir, rencontrer des souffrants : leur fait-il des discours ? Exige-t-il d’eux la « décision volontaire de la foi » ? Non. Il leur demande s’ils ont confiance en lui. « Crois-tu que je puis faire cela (te guérir) ? » Si tu as confiance dans cette personne qui est là devant toi, ce juif itinérant au message totalement subversif pour sa société, son clergé, ses rites juifs, alors tu es guéri : viens, et suis-moi.

          La faillite du christianisme, son effondrement tragique en ½ siècle, vient de son éloignement constant de la personne de Jésus, transformé en Christ ressuscité. Devenu prétexte et alibi pour la construction d’un édifice dogmatique – qui appartient bien à l’Histoire.
          L’Église ne fera jamais machine arrière : ce serait renoncer à trop de pouvoirs, trop de conforts, trop d’illusions si longtemps enseignées comme vérités.
          La personne de Ieshua Ben-Joseph (Jésus, fils de Joseph) pourra-t-elle devenir le point de ralliement de ceux qui ont soif, et que le christianisme a déçus comme déçoit une eau trompeuse ?

                        M.B. Septembre 2007


(1) Jean-Claude GUILLEBAUD, Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel 2007.

LE DISCOURS DU PAPE AUX BERNARDINS : à l’Ouest rien de nouveau.

          Dans Le Figaro du 6 septembre dernier, M. André 23 annonce le discours que le pape s’apprête à tenir aux Bernardins devant une assemblée de politiques et d’intellectuels français. Il donnera « par ce discours, l’exemple de [sa] capacité … de dialogue« . « Ce rendez-vous offre une représentation symbolique du christianisme », car « l’Église … n’est pas morte, elle vit une transition ».
          Des observateurs malveillants penseraient-ils donc que l’Église est « morte« , au point que l’archevêque de Paris croie urgent de publier qu’il n’en est rien ?
          Non, dit M. 23, l’Église  » vit une transition ». En français, revenir vers le passé se dit « rétrograder ». « Transiter », c’est toujours aller de l’avant : voyons donc, en relisant le discours du pape, vers quel avenir transite l’Église, quelle est sa « capacité de dialogue » avec le XXI° siècle, quel « christianisme elle représente symboliquement ».

          Du début à la fin, la référence qui structure le discours du pape c’est le monachisme médiéval. Tel du moins que l’a décrit le bénédictin Dom Jean Leclercq, qui fut un historien délicieusement passéiste, romantique et idéaliste.
          On peut s’étonner que le pape présente l’avenir du christianisme comme un retour à ce Moyen âge-là, et non pas – par exemple – comme un retour à Jésus. Question de présentation ? Non. Dans son discours, l’ineffable Dom Jean Leclercq est cité quatre fois, la Règle de saint Benoît quatre fois, Grégoire le Grand une fois, saint Augustin deux … Mais Jésus n’est cité qu’une seule fois : une courte parole, et pour expliquer pourquoi les moines ne dédaignèrent pas autrefois le travail manuel.
          Il fallait choisir entre un Moyen âge d’enluminures, ou bien le rabbin itinérant juif. Le choix est clair, les moyens et le terme de la « transition que vit l’Église » aussi.

Comment Dieu parle-t-il ?

          Revenu au Moyen âge, le pape pose son diagnostic : comme autrefois, l’Occident semble patauger aujourd’hui « dans un désert sans chemin, une recherche dans l’obscurité absolue » : c’est « l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes », nous sommes « dans la confusion [d’un] temps où rien ne semble résister » : pouvons-nous vivre « les yeux tournés vers la fin du monde ou vers [notre] propre mort » ?
          Non. Comme les moines d’antan, pour survivre il nous faut, « derrière le provisoire, chercher le définitif »
          Chercher le définitif, c’est-à-dire chercher Dieu.

          Or « Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, il a aplani la voie », et « cette voie était sa parole ». Dans le chaos que nous connaissons, un seul point d’ancrage stable : ce que pense Dieu. Et ce que Dieu pense, il l’a dit dans des paroles.
          Ces paroles, les recevons-nous directement de la bouche de Dieu ? Non, dit le pape :  » Dieu parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire« . 
          Paroles des hommes, parole divine ?
          Non : le pape distingue les paroles (humaines) et La Parole – « Parole » avec un P majuscule. Pour lui La Parole est une entité indépendante, elle existait avant que commence l’Histoire : « Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même » : et cette Parole, elle « crée l’histoire ».
          Donc les humains n’écrivent pas une Histoire, la leur : c’est La Parole qui crée l’Histoire. Autrement dit, les humains accouchent d’une Histoire dont ils n’ont pas la paternité, leurs histoires successives écrivent un texte dont ils ne sont pas les auteurs. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est chercher, dans l’illusion d’une Histoire dont ils croient être les acteurs, un sens et une direction fixés par-avance.
          L’homme n’a pas à se comprendre à travers son histoire, mais à comprendre le dessein de Dieu dans l’Histoire.

Le fondamentalisme chrétien

          « La Parole de Dieu nous parvient seulement à travers des paroles humaines : la Bible est un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire… des tensions visibles existent entre eux »
          Prendre ces textes à la lettre, les lire comme si c’était Dieu qui parle directement en eux, c’est « ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme« , et cela conduit au « fanatisme fondamentaliste ».
          Allusion au fondamentalisme musulman : pour l’islam en effet, le Coran existe en lui-même, « au ciel », dans la pensée de Dieu, et n’a fait que « descendre » dans l’oreille d’un Muhammad inculte, qui l’a écrit sous la dictée d’un ange.
          Pour se démarquer de l’ennemi héréditaire (l’islam), et du redoutable concurrent d’aujourd’hui (le fondamentalisme évangélique), le raisonnement du pape est formulé dans une langue de bois qui est un chef d’œuvre de noyade des idées : une carpe n’y retrouverait pas ses alevins. Tâchons d’aller à la pêche de ce qui est dit, dans une mare de mots.

          « L’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire d’une façon moderne (sic) : le caractère divin des paroles [de la Bible] n’est pas saisissable d’un point de vue purement historique »
          Autrement dit, la lecture historico-critique de la Bible, officialisée par Pie XII en 1943, à l’origine d’un immense renouveau des études, n’est pas condamnée : simplement, elle est nulle et non-avenue.
          Car pour le pape citant Augustin, « la lettre enseigne les faits ; l’allégorie, ce qu’il faut croire ». Autrement dit, les faits (la réalité) sont une chose, mais la foi en est une autre.
          Ce qu’il faut croire (car c’est une obligation) ce n’est pas la réalité des faits.
          Maintenant, suivez bien, j’extrais le poisson de la mare :

          « Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin de l’interprétation »
          Et qui donc interprète ? C’est « La communauté où s’est formée [l’Écriture] et où elle est vécue. En elle seulement… se révèle le sens » des paroles humaines consignées dans la Bible. « Il existe des dimensions du sens des paroles, qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire »
          Ce que dit le pape, c’est

1- Que Dieu parle à travers les faits de l’Histoire humaine, qu’il s’exprime à travers les paroles humaines de ceux qui ont vécu cette Histoire.

2- Mais que ces faits n’ont pas de réalité signifiante.

3- Et que ces paroles humaines ne signifient pas ce qu’elles signifient.

4- La réalité des faits, et les paroles qui l’expriment, ne prennent leur sens que quand ils sont interprétés.

5- Et celle qui est seule habilitée à interpréter, c’est l’Église. Jamais le pape n’emploie ce terme : il parle de « communauté » ou de « communion ».

          La boucle est bouclée : c’est l’Église qui donne leur sens aux paroles et crée la vérité de l’Histoire.
          L’Église : c’est-à-dire son magistère, et le pape en premier lieu.

          Le « fanatisme fondamentaliste » qu’il dénonce, c’est de prendre les Écritures à la lettre. Le fondamentalisme chrétien qu’il officialise, c’est de rejeter la réalité historique des Écritures pour lui substituer l’interprétation humaine d’un magistère, qui possède seul le pouvoir d’interpréter.
          Mater et Magistra : l’Église est mère, elle enfante le sens et la vérité. Mère dominatrice (Magistra) : elle impose son sens et sa vérité.

          C’est dans une autre partie du discours qu’il faut pêcher la confirmation du magistère de l’Église sur la vérité : « La foi… relève du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes » (voir Qu’est-ce que la vérité ?).

          Saluons au passage cet art magique de la noyade du poisson : nos intellectuels, sagement assis devant le magicien dans la salle des Bernardins, n’y ont vu que du feu.

La création continue

          J’irai plus vite sur le deuxième point-clé abordé par le pape : il est en cohérence parfaite avec ce qui précède.
          « Dieu est le créateur, dit-il : il travaille, il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. La création n’est pas encore achevée ! »
          Cette conception de la création continue constitue le fond de commerce inaltérable des Églises : si Dieu continue d’être à l’œuvre dans chacun des événements de l’Histoire, depuis notre vie quotidienne jusqu’à l’évolution de la planète, il importe de se trouver du bon côté. De pouvoir influencer Dieu, d’avoir prise sur lui afin de l’inciter à ménager ceux qui savent le reconnaître, et qui peuvent l’invoquer. Il faut avoir le pouvoir de faire changer Dieu d’avis, ou de décisions, pour qu’il « œuvre » dans le bon sens, le nôtre.
          Et c’est l’Église qui a ce pouvoir, puisqu’elle est l’unique médiatrice entre Dieu et les hommes.

          Ainsi, non seulement l’Église recrée l’Histoire à sa guise (par son interprétation des paroles du passé), mais elle est co-créatrice de l’Histoire en train de se faire, par son pouvoir d’influencer le « travail de Dieu dans la création inachevée »

          Quand, comme Dieu lui-même, on crée l’Histoire et la Parole (le sens de l’Histoire et le sens des paroles), l’avenir vers lequel on est en transition s’annonce en effet aussi glorieux que le passé.

          Jésus, reviens, ils sont devenus fous…

                   © M.B., 28 oct. 2008

POST-CHRÉTIENTÉ : UN ESPOIR ? (M. Maffesoli)

          Les conférences du professeur Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly ouvrent de larges portes. Après La crise de l’autorité en février 2008 (cliquez) ,nous l’avons entendu hier sur Post-modernité : le retour des idoles.
          Il commençait ainsi : « La vraie pensée est une pensée questionnante« .
          Mon propos n’est pas de résumer sa conférence, mais ce que j’en ai retenu au regard de ma problématique, la Post-chrétienté. « On n’a jamais qu’une idée, autour de laquelle on tourne », disait hier M.M. Après l’effondrement constaté du christianisme, quelles perspectives, quel avenir ?

I. LA POST-MODERNITÉ

          Maffesoli souligne d’abord que la crise actuelle de l’Occident n’est pas seulement économico-sociale (crise de ce qui est institué), c’est une lame de fond sociétale (crise de ce qui est instituant). Depuis 3000 ans, on a vu se produire périodiquement des moments de saturation sociétale. Les valeurs, les critères, les certitudes d’une société pourtant établie dans la longue durée se mettent brusquement à saturer : l’ordre en vigueur ne disparaît pas d’un coup, il se montre tout simplement incapable de répondre aux aspirations juvéniles.
          « Tout fout le camp », disent les vieux, « les jeunes n’ont plus de valeurs » : c’est faux. Ils ont leurs valeurs, et elles sont fortes – mais elles sont autres.
          Les corps institués se cramponnent alors à celles qui furent leurs valeurs pendant si longtemps. Ils parlent d’abandon, de décadence : ces mots sont justes (il y a bien dé-cadence), mais ils servent à masquer l’urgence d’une transformation structurelle.
          Qu’est-ce qui caractérisait la « modernité », née au début du XIX° siècle ?

          1- La rationalisation généralisée de l’existence, incarnée dans le contrat social qui définissait un être-ensemble rationnel. La « valeur travail » (Karl Marx) donnait son sens à la société, elle faisait de nous des producteurs, et des reproducteurs. Surtout en France, on se méfiait de l’imaginaire.

          2- La notion de temps finalisé : nous allions quelque part, et nous savions où nous allions. C’était le « progrès », linéaire et qui menait au bonheur.

          3- L’action iconoclaste : Nous avons cassé l’ancienne image d’un monde qui était magique, qui faisait peur par son mystère mais qu’on respectait. Le monde ne fait plus peur : on ne le respecte plus, on l’épuise. Devenu objet banal, il est une ressource à exploiter.

          Maffesoli voit dans la crise, d’abord, une faillite du temps finalisé : à l’horizon de nos efforts, il n’y a plus désormais de projet mobilisateur : on ne se pro-jette plus dans l’avenir, on ne sait plus où on va, mais on y va.

          En même temps, c’est la fin de la « valeur travail » : on ne veut plus travailler pour vivre, mais vivre en travaillant. Ce n’est pas l’abandon du travail, mais la découverte de ses limites : accomplir des tâches ne suffit plus, il faut le recul nécessaire pour inventer un projet nouveau, qui corresponde à un monde épuisable, et épuisé.
          La valeur créativité remplace la valeur travail.

          On passe enfin d’un monde structuré par le rationnel, à un univers où le sensuel a repris toute sa place : le corps n’est plus seulement producteur / reproducteur, il est voulu pour lui-même, il devient LE projet à accomplir.
          Retour du sensuel, du tactile, mais aussi du spirituel. La mystique du travail a bien failli nous anéantir, nous avions opposé matérialistes et mystiques : les mystiques reviennent en force – avec l’appétit du divin, la curiosité pour l’au-delà des apparences. Ce qu’il fallait voir pour pouvoir le faire, s’efface devant ce qu’on doit ressentir, pour pouvoir l’accomplir et s’accomplir.
         
          Cela s’accompagne du retour à la petite communauté, à la chaleur du cocon, aux amitiés partagées, aux sensations ressenties ensemble. Finie la dictature – sociale, politique, ecclésiastique – des masses : bienvenue à la cellule limitée, informelle, au groupe charismatique, au comité de quartier, à la vie associative. On y rentre, et on en sort, d’autant plus librement qu’il n’y a aucun rite d’admission, aucun projet d’adhésion à très long terme.

          Groupements informels, mais qui ne peuvent exister qu’autour d’un totem, une personnalité forte qui incarne l’intuition du groupe, son projet. Pape, Dalaï-Lama, Président : on a besoin d’une locomotive, à condition cependant qu’elle soit proche des wagons, ou plutôt comme eux. Sur les trônes, nous n’acceptons plus de couronner que des people. On ne leur offre un culte que si l’on peut aussi adorer leur humanité, qui doit être semblable à la nôtre. La base ne supporte plus le sommet que si elle peut s’identifier à lui.

          Retour du rêve, de l’imaginaire, du ludique. L’Homo sapiens est mort, vive l’Homo ludens. Le plaisir est premier. L’avenir n’existe plus, vive le présent. Nous vivions dans nos têtes, existons dans nos corps. Nous étions citoyens du monde, soyons voisins de nos voisins. Vous pensiez ? Eh bien, ressentez maintenant !

II. LA POST-CHRÉTIENTÉ

          Que Michel Maffesoli me pardonne si je le pille, pour revenir à l’objet de mes travaux : sur les ruines de la chrétienté, il faudra bien un jour reconstruire.

          Tout le monde sait maintenant que le christianisme a été inventé, une génération après la mort de Jésus, par ceux qui l’ont coulé dans une rationalité qui préfigurait celle dont nos sociétés sont en train de sortir.
          Qu’est-ce que la théologie, sinon une mise en forme rationnelle de la religiosité ? Les Père fondateurs du christianisme disposaient d’un outil remarquable, la pensée grecque : de Paul de Tarse (ce rabbin grec) à Thomas d’Aquin, ils ont construit une cathédrale de la pensée dont nul par la suite, pas même les idéologues des Lumières, n’a pu éviter d’être paroissien assidu. Ce fut la chrétienté, symbiose parfaite entre une théologie rationnelle et des sociétés de raison.
          L’une est morte, les autres vacillent. Sœur Anne, vois-tu venir quelque chose ?

          Oui, la « quête du Jésus historique«  (cliquez  I,  II, III,) . Elle renouvelle entièrement, à la fois notre appréciation du christianisme, et la question posée ici.
         
          Jésus fut un charismatique itinérant, un Wanderer. Il vivait dans une société fortement rationnalisée : à la rationalité juive, rabbinique, s’ajoutait une rationalité gréco-romaine qui imprégnait déjà la société juive de son temps. Les comportements, les discours, étaient convenus, fixés, déterminés. Il y avait un langage, des attitudes, des formes de vie sociale politiquement corrects. S’en distinguer, s’en extraire, c’était se mettre au ban d’un monde dans lequel le marginal n’avait aucune place. Dire autre chose que ce qui était dit, faire autre chose que ce qu’on faisait – parler autrement, être autrement – c’était se condamner à mort.

          Or c’est exactement ce qu’a fait Jésus. Il quitte sa famille – qui le juge « fou » -, son milieu, son travail. Il devient sans domicile fixe, non-productif, et se donne en exemple. Il méprise l’argent, et réduit sa consommation à très peu – ce qui ne l’empêche pas, quand il est invité, d’être un bon convive qui apprécie le boire, le manger, et même les parfums de luxe. 
         
          Dans une société où la pratique religieuse est affaire d’identité nationale, où le clergé tient le pouvoir, il est non-pratiquant, et même ouvertement anti clérical. Il critique la Loi – qui est à la fois religieuse et sociale : il ne dit pas qu’il veut l’abolir, mais l’accomplir – c’est-à-dire lui donner une dimension autre. Il imagine un autre monde, fondé sur d’autres valeurs.
          Lesquelles ? Il propose une « loi du cœur« , qui fait de chacun – du moment qu’il a purifié son cœur – le juge de la loi. « Transforme-toi intérieurement, et alors tu seras juge des Juges. Tu seras au-dessus des lois (mais non contre elles). César ? Le pouvoir établi, l’ordre ancien ? Laisse-les là où ils sont, ce sont des morts qui enterrent les morts. Ta vie est ailleurs. Ton projet aussi »

          Car Jésus a une finalité, qui fait paraître dépassés tous les projets sociopolitiques : il sait où il va, et il y va. Il appelle cela le « Royaume ». Il n’en donne aucune définition rationnelle, mais une image : celle d’un groupe restreint (mais ouvert à tous) réuni pour faire la fête, un repas convivial, un plaisir sensuel partagé.

          A chaque instant de sa courte vie, il a donné priorité à la rencontre personnelle, immédiate (sans médiation), tactile.
          Priorité au corps, sur les idées. Il laisse venir à lui tous ceux qui n’ont nulle part où aller, parce que la société pensante les rejette : les malades purulents, les femmes (mêmes adultères), les collabos, les étrangers (comme la syro-phénicienne), les occupants de son pays – même les enfants, qui n’existaient alors qu’à condition de devenir adultes.
          Tous ceux-là viennent à lui. Ils le touchent, et il les touche. Il réhabilite leur corps.

          Il n’est pas différent d’eux, il leur ressemble. Quand il fait soif, il bavarde familièrement avec une étrangère et lui demande à boire (à une femme !). Partout, à chaque instant, il se laisse inviter, questionner, aborder dans la rue. Il refuse d’être traité autrement que chacun, et chacun peut s’identifier à lui.

          Au sens où l’entend Maffesoli, Jésus était un sensuel, non pas un rationnel. Un imaginaire, non pas un penseur. La valeur travail ? Il ne travaille plus, mais il travaille sans cesse – autrement. L’amitié ? Il n’a cessé de la proposer à ses disciples, et ce n’est guère sa faute s’ils n’ont pas su la lui rendre.

          Dans le monde rigidifié socialement, politiquement, religieusement de son temps, Jésus a fait passer la créativité avant la raison.
          C’était un rebelle de l’imaginaire, et un juvénile : il a fait peur aux vieux.

          « La chrétienté fout le camp » ? Oui, c’est fait. Cette période-là est arrivée à saturation, comme tant d’autres avant elle.
          C’est la fin d’un monde, mais ce n’est pas la fin du monde.
          Pour être créatifs dans ce monde qui vient, saurons-nous redécouvrir la jeunesse d’un Jésus ? Aurons-nous envie de le prendre pour totem ? En aurons-nous les moyens, et surtout, l’audace, le courage, l’imagination ?

          Ceci est une autre question. Au moins, posons-la.


                             M.B., 15 février 2009.

L’ADIEU AU CATHOLICISME ? Un cahier de la revue  »Esprit »

          Fondateur de notre civilisation, le catholicisme est-il mort en Occident ? Si oui, comment, et pourquoi ?

          La revue Esprit publie un cahier consacré au Déclin du catholicisme Européen, dont j’extrais l’article du philosophe et sociologue des religions Jean-Louis Schlegel (1), cité ici en italiques.

 Le retour du religieux

           L’auteur souligne d’abord que, malgré la puissance de la sécularisation, nous ne sommes pas dans une époque non religieuse. La religiosité populaire demeure vivace (2), les fondamentalistes (américains, musulmans) connaissent une expansion mondiale. De manière extrêmement ambiguë certes, la question religieuse et les religions passionnent les foules, suscitent des quêtes spirituelles – et font l’objet d’innombrables films, téléfilms, romans, études, articles dans la presse.

          Depuis 20 ans, les religions ont fait dans nos médias et nos sociétés un retour que ni Marx, Nietzche ou Renan n’auraient jamais pu prédire ou même imaginer.

 L’adieu au catholicisme

           Et pourtant la chute du catholicisme européen est à la fois spectaculaire dans les chiffres, et discrète dans la perception sociale que nous en avons. Sans révolutions, avec une surprenante discrétion, en un siècle il s’est effacé dans les coulisses de nos sociétés tandis que sur scène, la représentation continuait sans lui. On a assisté à une sorte d’anémie et de recul, quantitatif et qualitatif : un adieu qui s’est fait sans larmes, ni drame, ni nostalgie.

 -a- Déclin quantitatif 

           En France, pays où la religion catholique est de tradition très majoritaire, la pratique dominicale est de 4,5 % (3). On constate une tendance catastrophique au décrochage par rapport aux sacrements (baptêmes, confirmations, mariages), à des pratiques importantes comme l’inscription au catéchisme, la profession de foi. Un marasme sans précédent dans le recrutement de prêtres, de religieux (cliquez) , de religieuses – si importants par ailleurs dans le dispositif catholique. Les régions de pratique plus forte, viviers de vocations (Bretagne, Alsace, Pays Basque, Savoie…) se sont alignées en une trentaine d’années sur le reste de la France sécularisée.

           Certes, le laïcat s’est partout vu attribuer un rôle de substitution. Mais en expansion dans la première moitié du XX° siècle, ses militants se sont érodés puis écroulés vers sa fin : incapables qu’ils ont été de transmettre à leurs enfants le sens de leurs engagements. Ils avaient découvert et assumé l’action politique et syndicale : des « communautés nouvelles » les ont remplacé, qui se retrouvent davantage dans la « spiritualité », la prière, l’action d’aide sociale non politique.

          Les paroisses perdurent, parfois très vivantes en ville. Mais la plupart ont perdu de leur lustre : à cause du manque de prêtres, mais aussi pour une raison plus profonde, d’ordre qualitatif.

 -b- Déclin qualitatif 

           Il est, à mon sens, beaucoup plus grave. En 27 ans de pontificat, le pape Jean-Paul II a prononcé 25 condamnations de mouvements théologiques, de théologiens ou de chercheurs catholiques. Secondé par l’efficace Joseph Ratzinger, il a « tiré sur tout ce qui bougeait » dans l’Église. Laquelle se retrouve aujourd’hui comme les plaines d’Europe après le passage d’Attila, stérilisée : il n’y a plus de théologiens, plus de penseurs catholiques, tout juste des répétiteurs. Adieu les Congar, de Lubac, Rahner, Schillebeexck, Drewermann… !

           Comme le constate Danielle Hervieu-Léger, on assiste à une « exculturation » de plus en plus sensible du catholicisme : une mise hors jeu ou une inexistence flagrante dans le domaine de la pensée, qui commande pourtant les décisions politiques et sociales importantes.

          Autrefois colonne vertébrale et mère nourricière de la culture européenne, l’Église n’est plus en prise avec la société qui l’entoure : le monde occidental vit, pense, ressent et se comprend non seulement sans elle, mais en dehors d’elle. Les radicaux n’ont même plus à ferrailler contre elle : il faut être deux pour se battre, on ne frappe pas un adversaire au tapis.

           Aspect paradoxal de l’exculturation : L’Europe devient une terre de mission où les évêques appellent à la rescousse des prêtres noirs ou polonais (4), souvent aussi exculturés chez nous que le missionnaires européens de jadis, quand ils se rendaient en Afrique – mais dans des conditions bien différentes !

          En fait, le mal remonte à plus loin encore : dès 1970, des penseurs chrétiens se sont alarmés de la position anti-philosophique et anti-théologique du Concile Vatican II, qui s’est explicitement voulu comme un concile pastoral – dénué de toute pensée de fond (5).

           Une société idéologique (l’Église) qui n’a plus ni pensée vivante, ni desservants capables de transmettre cette pensée à un monde en perpétuelle recherche, cette société ne tient plus que par son écorce.

 La fossilisation

           Elle commence, on l’a dit, par la stérilisation de toute recherche fondamentale. Mais pour le grand public, c’est l’encyclique Humanae Vitae (1968) qui marque la désaffection d’une ou plusieurs générations de catholiques de toutes classes et toutes cultures sociales, singulièrement des plus intellectuels, des plus militants et des plus jeunes. Rupture considérable, qui fait date dans l’histoire de l’Église.

          Confirmée en 1987 par l’encyclique Donum Vitae de Jean-Paul II, puis par l’interdiction de toute intervention médicale dans le processus de fécondation : ces crises ont été à l’origine d’exodes importants [des catholiques] parce que les décisions prises allaient à l’encontre de l’opinion majoritaire des théologiens et des évêques, comme de l’opinion des fidèles.

           Même si la « déconstruction » de l’Église était déjà fortement amorcée, la crise de 1968 a provoqué un séisme, par la remise en question de la notion de loi naturelle : qu’est-ce qu’un acte « naturel » ? Y a-t-il une éthique universelle, fondée sur une loi naturelle ? Où se situe son caractère rationnel ? Et l’Église catholique est-elle seule détentrice, comme elle le prétend, de cette éthique ? Si oui, quelle est la métaphysique qui sous-tend cette morale universelle ?

          Face à des questions aussi graves, qui remettaient en cause l’ordre social dans sa totalité, les autorités catholiques n’ont eu qu’une réponse : le retour à la synthèse médiévale de Thomas d’Aquin. De Hobbes, de l’idéalisme allemand, de Heidegger, de toute la pensée contemporaine depuis trois siècles, rien. Le grand thomisme n’avait rien à envier aux philosophies récentes : mais peut-on faire comme si celles-ci n’avaient pas existé ?

           L’Église catholique ressemble étrangement aux récifs de corail, splendidement colorés : elle est belle dans ses souvenirs – mais fossilisée.

           On lira, dans l’article sur Mgr Weakland (cliquez) , une description saisissante de la façon dont la principale acquisition de Vatican II – la collégialité épiscopale – a été anéantie par Jean-Paul II. En 1960, l’Église prétendait participer « au monde de ce temps ». Au lieu de quoi elle tient son discours, arrête sa discipline, prend ses décisions en s’arc-boutant sur sa propre tradition – totalement déconnectée de ses contextes historiques. Elle défend ses positions sans prendre la peine de la discussion critique. On ne discute plus : c’est parole contre parole, arguments contre arguments : ce qui fait la loi, ce n’est pas la persuasion raisonnable mais la force de la conviction.

           Le paradoxe est celui-là : des papes parfois adulés, mais peu écoutés. A Rome, on se contente de succès immédiats auprès des médias ou de l’opinion publique. Plus encore que leur contenu, ce qui est en cause c’est le mode secret d’élaboration des textes, leur universalité abstraite, éloignée de toute vie concrète, ainsi que l’arrogance qui les accompagne parfois. Comment cette communication verticale, uniquement destinée au commentaire approbateur et à la diffusion maximale, pourrait-elle s’imposer dans le système de communication en réseau fluides qui s’est imposé sur la planète ?

           On se souvient du bel adage de saint Anselme, fides quaerens intellectu, la foi qui cherche à être comprise par la raison. Le pape [actuel], qui a séduit au début en rappelant le rôle de la raison dans la foi, propose en fait une raison, une philosophie et une théologie qui font retour à la métaphysique thomiste à peine aménagée.

           Fides sine intellectu : « ne croyez pas parce que c’est raisonnable, croyez ce que je vous dis parce que je vous le dis avec force. »

 Réforme exclue

           On assiste donc au retour à une théologie exclusivement (voire platement) apologétique, excluant autant que faire se peut l’exégèse biblique historique et critique (cliquez) . Il ne s’agit pas vraiment d’un traditionalisme, mais plutôt du retour à une identité affichée par des signes visibles (vêtements, dévotions, rassemblements) qui tiennent lieu de pensée. Peut-être cette identité affichée est-elle nécessaire pour un temps. Peut-être l’Église ouverte et fraternelle de Vatican II était-elle une utopie. Une réforme de la tête et du corps est impossible en dehors de la volonté ferme (et jugée comme folle) d’un pape, Jean XXIII – heureusement mort assez tôt. Des ajustements dans l’Église, peut-être : des réformes, non. Elle ne pouvait être à la hauteur de son concile de rupture.

           Deux exemples, parmi tant d’autres : pour remédier au manque de prêtres, on a instauré vers 1975 des ADAP (assemblées dominicales en absence de prêtre) et des cérémonies pénitentielles plutôt bien suivies. Rome les a interdites, de crainte d’entériner l’idée qu’on peut célébrer des messes sans prêtres, et pour maintenir le caractère obligatoire de la confession individuelle à un ministre seul détenteur du pouvoir de pardonner.

           Cette volonté d’autoconservation presque suicidaire s’étend à tous les domaines de la vie individuelle et sociale des catholiques. Les conséquences désastreuses de l’immobilisme, de l’absence de toute réforme et de toute pensée, sont confiées à la grâce de Dieu et à l’action du Saint-Esprit, en attendant des jours meilleurs.

           Du triomphalisme à l’effondrement : rien ni personne ne se remet facilement d’une telle transition, de surcroît très rapide. Le catholicisme n’est pas encore mort, son « cadavre bouge encore » : et pourtant, en Occident où il est né et s’est affirmé, il semble proche de la retraite.

Prophète, ne vois-tu rien venir ?

           Qui oserait faire une prophétie ? Ni moi certes, ni personne.

          Mais peut-on oublier qu’à l’origine du christianisme il y a eu un prophète juif d’une densité humaine et religieuse incomparable, qui n’a voulu rien d’autre que de porter le prophétisme juif à son accomplissement ?

                   Certes, il a été trahi de son vivant, et manipulé au cours des siècles suivants par ceux qui se prétendaient ses interprètes, puis ses successeurs. Mais il est là, pierre angulaire incontournable. Pouvons-nous revenir à lui, remettre nos pas dans les siens ?

          Utopie encore plus folle que celle de Jean XXIII.

           Nous savons que de l’Église (des Églises) il n’y a rien à attendre. Il nous reste à croire, avec une ténacité folle, à la force de l’intuition prophétique qui fut celle de Jésus.

          Et à sa persistance, à son cheminement au moins souterrain.

                          M.B., 18 mai 2010

(1) Adieu au catholicisme en France et en Europe ? Revue Esprit, Février 2010, pp. 78-93. Suivi d’une bibliographie sur les études sociologiques récentes concernant le catholicisme.

(2) Voir, dans le même numéro, l’article de J. Caroux & P. Rajotte sur le pèlerinage de Compostelle.

(3) Enquête IFOP-La Croix du 16 janvier 2010. « Pratique dominicale » : ceux qui vont à la messe une ou deux fois par mois.

(4) Environ 15 % des prêtres en activité en France viennent d’Afrique noire ou de Pologne.

(5) Voir, dans ce même cahier d’Esprit, l’étude détaillée de Michel Fourcade, maître de conférence en histoire contemporaine (Montpellier II) : Il n’en restera pas pierre sur pierre.

UN ARTICLE DU « PARISIEN » SUR PRISONNIER DE DIEU

Lu dans Le Parisien Dimanche du 15 Février 2009     

         L’ouvrage bouleversant d’un ancien « Prisonnier de Dieu »                                (par Marie Persidat)

                             « JE SUIS UN POST-CHRÉTIEN« 


          Michel Benoît n’a pas peur des mots. Et même à une époque où l’Église est chaque jour remise en cause, son récit n’a rien perdu de sa causticité. Sa maison d’édition, Albin Michel, vient de rééditer Prisonnier de Dieu. Un ouvrage bouleversant au cours duquel il revient sur les vingt-deux ans durant lesquels il a été « frère Irénée ».
Ce premier livre, paru en 1992, avait alors été vendu à plus de 80.000 exemplaires. Seize ans après, il sonne toujours aussi juste. « Dans les années 1990, c’était surtout un témoignage individuel, se souvient-il. Aujourd’hui, avec le recul, c’est devenu un témoignage historique » Entre-temps, la parole a commencé à se libérer. De grandes figures de la chrétienté ont ébranlé l’Église en tant qu’institution en se livrant sur le seuil de la mort, ou plus récemment en offrant au public des confidences posthumes. « Maintenant, on parle », souffle Michel Benoît.

« L’abbé Pierre ou soeur  Emmanuelle ont choqué en évoquant notamment la sexualité. Moi, je suis allé beaucoup plus loin. J’ai voulu montrer, par exemple, comment des gens qui ne travaillent pas peuvent vivre confortablement. D’où vient l’argent ? »
L’ancien moine se défend de tout propos déformé ou trop engagé. « Je ne critique rien, je décris, c’est tout, et c’est beaucoup plus ravageur. Ce n’est pas un pamphlet » En effet, celui qui n’hésite pas à parler de « démarche sectaire » de l’Église va beaucoup plus loin. C’est l’effondrement de toute une société qu’il essaie de comprendre.

Aujourd’hui âgé de 68 ans, Michel Benoît continue de garder la tête dans les livres. « Je travaille exactement comme quand j’étais à l’université !  » Après Prisonnier de Dieu il a publié deux essais, Dieu malgré lui puis Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités. Des ouvrages destinés aux « catholiques déçus, et il y en a beaucoup – mais aussi, au-delà, à tous ceux qui cherchent »
Il est surtout l’auteur d’un best-seller, son unique roman pour l’instant. Le secret du treizième apôtre s’est vendu à plus de 30.000 exemplaires et a été traduit en 19 langues. Il est sorti en poche il y a quelques mois.
Lorsque Michel Benoît n’est pas auteur, il se plonge parfois dans la méditation. Car sa dénonciation de l’Église ne l’a pas écarté de toute quête spirituelle. « Dieu n’a rien à voir avec tout ça », sourit-il en désignant le livre autobiographique dans lequel il a enfermé tous ses souvenirs.

                            8 mars 2009

Publié dans OUVRAGES DE MICHEL BENOIT