Cet article résume quantité d’autres publiés dans ce blog, essentiellement dans les catégories « La question Jésus » et « Le christianisme en crise ».
A. Coup d’oeil dans le rétroviseur
Au XVIII° siècle, un célèbre rabbin juif (Jacob Emden, † 1776) affirmait que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ».
Au même moment, Herman Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, et reconnaissant explicitement que Jésus était juif.
L’idée était dans l’air : elle allait cheminer, lentement, obscurément.
I. Dans cette quête d’identité de Jésus, les juifs précédèrent les chrétiens : Moses Mendelssohn († 1786) lit les Évangiles, et se convainc que Jésus n’a jamais voulu créer une religion nouvelle ni abroger la Loi de Moïse.
Fascinés par la personnalité du Pharisien Hillel († en l’an 10), plusieurs écrivains juifs se mettent à comparer cette grande figure de leur passé avec Jésus.
Côté chrétien, c’est Ernest Renan qui va faire entrer la Quête du Jésus historique dans l’arène publique, par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait pourtant mal la tradition rabbinique-talmudique. Il a quand même tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu » (Les origines du christianisme, t. VII p. 634, 1882).
Comment, malgré la notoriété considérable que lui valurent ses œuvres, cette semence plantée par lui n’a-t-elle pas germé ? Puissance de l’establishment chrétien, et force des aspirations religieuses obscures. Plus d’un siècle après Renan, il semble qu’on en soit toujours au même point.
Pas tout à fait : il fallait que l’image de Jésus traverse les courants des ambitions missionnaires (apologétique), dogmatiques (Jésus programmateur), du rêve (New Age, Jésus idéaliste), des tensions politiques (Jésus terroriste) et sociales (Jésus marxiste).
La réaction apologétique était la plus forte, aussi bien du côté juif que du côté chrétien.
Si le parallèle entre Jésus et Hillel était admis par les premiers, c’était pour souligner l’antériorité du grand rabbin sur le petit prophète galiléen : le message chrétien s’enracinait donc dans le judaïsme, les chrétiens n’étaient que des juifs dévoyés.
S’ils admettaient (du bout des lèvres) la judaïté de Jésus, les seconds opposaient la fraîcheur du message évangélique au légalisme stérile juif.
On campait toujours face-à-face, avec le souvenir (et le spectacle) des pogroms pour les uns, la mémoire du « peuple déicide » pour les autres.
II. Ce sont encore les juifs qui ont ouvert une brèche dans la forteresse. Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment.
En 1933, Joseph Klausner écrit en hébreu un Jésus de Nazareth où il s’efforce de donner une notion exacte du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».
On ne peut comprendre l’évolution difficile de cette question chez les intellectuels juifs, si l’on ignore les tensions existant entre judaïsme conservateur et judaïsme libéral (qui perdurent tragiquement en Israël). Je les signale seulement en passant.
III. À partir des années 1960-70, les choses s’emballent. L’historien juif Robert Aron intéresse le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publie Bruder Jesus (Frère Jésus, 1967), le catholique Laurenz Volken écrit un Jesus der Jude (Jésus le juif, 1985). Mais quand un petit moine propose à Rome son sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et Jésus le juif » (Michel Benoît, 1975), les autorités académiques pontificales rejettent son projet.
IV. Cependant, quelques exégètes catholiques travaillaient. En France, il faut rendre hommage à Marie-Émile Boismard, dominicain, qui publia en rafale, juste avant de mourir à la fin du XX° siècle, quelques ouvrages savants au contenu déstabilisant pour son Église (si savants qu’ils passèrent heureusement inaperçus).
En Allemagne Gerd Theissen explorait le contexte sociologique de Jésus, et publiait un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (Cerf), l’une des rares œuvres de fiction sur Jésus qui tienne compte de la recherche historique.
V. C’est aux USA que les choses vont le plus loin depuis 1990. Grâce aux chercheurs américains qui réussirent à « piquer » et à exploiter très tôt des manuscrits de la mer Morte, grâce à l’équipe de James Charlesworth qui les vulgarisa, et malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown (limité par son appartenance à la Commission Biblique Pontificale) placèrent la recherche sur les bons rails.
Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, dont 4 tomes sont traduits en français (Un certain juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, voir articles de ce blog). On possède là une véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique, qui a ceci d’utile que l’auteur instaure une disputatio universitaire complète et honnête : par lui, on est mis au courant des tendances et des opinions (parfois contradictoires) qui se font jour dans la recherche.
Ce qui frappe quand on rumine le travail de Meier, c’est que l’aspect apologétique (qui empoisonna si longtemps la Quête) en est absent. Dès le début, il imagine son travail comme une confrontation irénique entre un catholique, un orthodoxe, un juif et un athée : enfin, les querelles de pouvoir étaient dépassées, les vieilles blessures oubliées !
De fait, les réactions n’ont pas tardé, de la part des catholiques conservateurs américains furieux qu’on leur retire l’eczéma sur lequel ils pouvaient entretenir et gratter inlassablement leurs vieux préjugés et leurs rancœurs. On trouvera dans Jésus et ses héritiers (cliquez) la référence d’une conférence lucide et courageuse qu’il fut contraint de prononcer, en 1994, pour se justifier de leurs attaques.
VI. La question qui se pose maintenant, et sur laquelle il n’y a pas d’unanimité, est de rattacher Jésus à tel ou tel courant du judaïsme de son temps. A part le courant sadducéen, auquel il est évident qu’il n’a jamais appartenu, on hésite.
Jésus était-il Essénien ? Il semble maintenant assuré que non (cliquez). Était-il Baptiste ? Oui, certainement. Était-il Pharisien ? Avec d’autres, j’en suis convaincu . L’exemple de Flavius Josèphe montre que les juifs de cette époque passaient facilement d’un courant à l’autre. Il me semble qu’en disant que Jésus a été formé par les Pharisiens de Galilée, qu’il a été perçu comme Pharisien par les foules qui l’écoutaient, mais qu’il a été profondément marqué par le Baptiste Jean dont il fut disciple, je respecte ce que les textes nous disent de lui.
En suggérant qu’il a sans doute été Nazôréen, je propose une hypothèse qui a ses raisons fortes, mais qu’il est difficile d’affiner à cause de notre ignorance du mouvement Nazôréen à l’époque de Jésus. (J’ai abandonné depuis cette hypothèse : cliquez)
Il faut avouer que la lecture des exégètes pionniers de la Quête (des milliers de pages) demande beaucoup de patience, de passion, et de café fort.
VII. Leur vulgarisation est une tâche à laquelle je me suis attaché. Critiqué, souvent méchamment, par des catholiques qui me reprochent d’être agréable à lire, et non pas indigeste comme il convient quand on se prétend scientifique. Pour eux, et pour certains éditeurs français qui refusent mes manuscrits, je ne suis « pas sérieux ».
Écho de la pédanterie si typiquement parisienne : pour être entendu, ne le soyons que de la petite élite des gens dits « sérieux ».
Dieu malgré lui (cliquez), écrit entre 1995 et 1999 alors que je ne disposais pas encore des publications récentes de Brown et Meier, m’a fermé la porte d’associations de catholiques qui se veulent progressistes, mais ne progressent que dans leur passé. Je leur souhaite tout le bien du monde, et surtout de ne pas mettre leur nez dehors : on s’enrhume si facilement, à leur âge !
Le secret du treizième apôtre (cliquez) a voulu être un de ces romans signalés plus haut, qui tiennent compte de la recherche dans l’écriture d’une fiction. Son succès montre que c’est une bonne voie. Hélas, on n’écrit pas deux fois un roman de ce genre, et je crains de ne pas être capable de lui donner un petit frère – du moins à brève échéance.
B. Perspectives ?
On les cherche à tâtons.
On n’aperçoit pour l’instant aucune route qui s’ouvre.
D’un côté le conservatisme catholique, qui durera autant que durera une Église qui ne peut survivre qu’en se repliant sur ses vieux démons. De l’autre, le besoin immémorial de religieux fantastique de la part des foules. Et enfin, un XXI° siècle totalement déboussolé, désabusé, renonçant à toute idéologie pour les avoir toutes essayées, et avoir trop épongé de sang sur leurs traces.
La plainte des prophètes d’Israël, d’Élie à Jean-Baptiste, résonne toujours : « Ne vois-tu rien venir ? »
Et (pour peu qu’elle soit historique), celle de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, nous aurais-tu abandonnés ? »
M.B., 22 août 2009
Bonjour,
je m’étonne qu’un sujet aussi passionnant n’ait pas donné lieu à une avalanche de commentaires.
Par où commencer ?
Il faut être modeste quand nous parlons de Jésus : ce qui a été dit de lui par les sources profanes anciennes tient en quelques lignes. De plus, ces témoignages rares, tardifs et douteux ont pour source ce qui se disait 3 ou 4 générations après l’époque de Jésus. Il faut prendre l’exercice avec des pincettes, j’en donne deux exemples :
1) les témoignages profanes sont muets sur le fait le plus fondamental, le plus attesté, le moins contestable de tout le dossier Jésus : il était originaire de Galilée. Or cet élément est ignoré des historiens.
2) l’éléments sans doute le mieux attestés de la vie de Jésus, que ce soit par les évangiles, les Actes, les lettres de Paul et Flavius Josèphe est le fait qu’il avait des frères et sœurs, notamment Jacques. Or ce témoignage est refusé par l’église qui préfère d’autres explications.
Donc sur le plan de la méthode, comment s’y prendre si même l’église refuse certains des rares témoignages historiques concernant Jésus, et préfère nous livrer des fictions telle que l’existence historique d’un humain qui n’aurait pas eu de grands-parents paternels, et dont les aventures nous sont contées dans des récits débordants de miracles ?
S’il est difficile de beaucoup avancer sur le Jésus historique, on ne peut nier que mêmes certains récits douteux comportent une part d’historicité. Par exemple l’épisode du baptême de Jésus est racontée de manière telle qu’elle trahit un fait historique : la concurrence entre une secte baptiste et la secte chrétienne naissante. Autre exemple : la nécessité qui s’est fait sentir à un moment donné de faire naître Jésus dans la ville de David, alors que tout le monde le savait originaire de Galilée. On peut trouver de nombreux verset à l’appui de ces difficultés.
Boismard : j’ai dans ma bibliothèque tous les ouvrages de Boismard sur lesquels j’ai pu mettre la main. Ce que nous apprend l’école biblique de Jérusalem, c’est que le scénario de la rédaction des évangiles tel que l’église nous la donne ne tient pas la route. Un proto-Marc aurait été écrit à partir de sources plus anciennes, et il s’arrêtait au repas pascal. Il a été complété une première fois par un récit matthéen qui décrit l’arrestation, la condamnation et la crucifixion, pour s’arrêter avec les femmes apeurées devant la découverte du tombeau vide. Une finale est ajoutée après la fin du IVe siècle, puisque le codex Vaticanus et autres codices anciens ne connaissent pas cette finale. Il en est de même des autres évangiles. On trouve dans Matthieu des expressions qui ne seront adoptée que trois siècles plus tard.
Autrement dit, il faut se montrer très réservé vis-à-vis des données les plus fondamentales que nous croyons connaître, notamment la CHRONOLOGIE. En étudiant depuis des années les évangiles et leur formation, je suis surpris de l’impression d’anachronisme que donne la lecture des épîtres de Paul. Paul ne sait rien de Jésus. Sa théologie n’a rien à voir avec le discours, encore tout récent de Jésus. Les mots Christ et Jésus-Christ sont omniprésents dans ses épîtres alors qu’ils sont rares voire inexistants dans les évangiles. Comment expliquer que les évangélistes n’aient pas utilisé « entre 65 et 95″ les expressions d’un des fondateurs de l’église qui a écrit « entre 48 et 62″. C’est parfaitement anormal.
Il faut ajouter que l’histoire, de même qu’elle ignore largement Jésus, ne connaît ni Joseph, ni Marie, ni Pierre ou les autres apôtres. Elle ne connaît ni Marc, ni Luc, ni Paul. Elle ne connaît Clément de Rome, de Polycarpe, d’Ignace, de Papias, ou de Justin que ce que des personnages tels qu’Eusèbe de Césarée ont bien pu raconter, en relayant des témoignages d’Irénée. On sait qu’Eusèbe n’est pas fiable et que les textes que nous avons de lui ne sont peut-être pas tous authentiques. Etc. C’est le brouillard total.
Meier : il faut du courage à ce jésuite pour écrire (avec force précautions de langage) que sans doute, Jésus n’est pas né à Bethléem, mais plutôt à Nazareth. Sauf que c’est s’appuyer sur Mt 2,23… alors que nazôréen ne désigne pas une ville. On pense plutôt pour Capharnaüm. Meier valide aussi le Testimonium Flavianum. Voir dans ces quelques mots très contestables la preuve définitive de l’existence de Jésus, c’est quand même bien affirmatif dans le cadre de la recherche du Jésus historique.
Enfin, est-ce bien légitime de distinguer un Jésus de l’histoire d’un Christ de la foi ? Les traditionnalistes le contestent. Et c’est contraire à l’évangile de Jean 1,14 : le Verbe s’est fait chair et il a vécu parmi nous.
Malgré cela, oui, chercher la réalité historique dans tout ce magma qui mélange l’historicité de Jésus, l’histoire du primo-christianisme et l’histoire des textes (car à mon avis tout est lié) est sûrement l’enquête policière la plus passionnante qui soit.
En effet. Cette enquête a commencé au XIX° siècle, elle a beaucoup progressé ces 50 dernières années. Dans mes ouvrages, je m’efforce de « vulgariser » cet immense travail. Rien n’est moins vulgaire que la « vulgarisation ». Mais on en sait infiniment plus aujourd’hui sur le Jésus historique su’il y a un siècle !
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