Comment la courte carrière d’un prédicateur galiléen a-t-elle donné naissance à une Église toujours au pouvoir 2000 ans après sa mort ? Et pourquoi le socialisme est-il toujours prégnant en Europe, presque deux siècles après ses initiateurs Français et Allemands ? Y a-t-il un point commun entre ces deux destinées ? (1)
Un Rabbi pas tout à fait comme les autres
À l’époque de Jésus il ne manquait pas en Israël de rabbis influents, comme Hillel ou Gamaliel. L’humanisme plein de douceur du rabbi Hillel a certainement influencé le rabbi Jésus, élève des pharisiens. Si son enseignement s’inscrit dans la prolongation du judaïsme traditionnel il l’a radicalement transformé (2), notamment par sa définition du prochain et son appel au partage des biens. Deux exigences qui ne pouvaient que lui attirer la méfiance, puis le rejet et enfin la haine des pouvoirs en place – Sadducéens, Pharisiens et collaborateurs enrichis par l’occupation romaine.
L’enseignement de Jésus leur est apparu comme utopiste, un ensemble de valeurs généreuses, irréalisables à leurs yeux et surtout populiste, destiné à séduire la multitude des pauvres privés de tout pouvoir et du premier d’entre eux, celui de sortir un jour de leur pauvreté. Mise en œuvre, cette utopie aurait mis fin à l’ordre économique et social dont ils profitaient, dans un Grand Soir d’apocalypse.
Pour parer à ce danger redoutable ils tentèrent d’étouffer l’utopie en faisant disparaître son dangereux prédicateur, cloué sur une croix de bois.
L’Église primitive : de l’utopie au pouvoir
Cette utopie, au lendemain de la crucifixion l’Église primitive de Jérusalem tenta pourtant de la mettre en pratique : « Aucun des croyants n’était plus pauvre. Ils mettaient tout en commun, nul ne se considérait comme propriétaire de ses biens, ils les vendaient et déposaient l’argent aux pieds des apôtres. Chacun en recevait une part selon ses besoins. » (3) Fin de la propriété individuelle, mise en commun des biens au profit de quelques-uns chargés de répartir la richesse : le communisme venait d’être inventé avec son corollaire obligé, la naissance d’une nomenklatura vivant des contributions d’un peuple qu’elle tenait bien en main.
Le résultat ne se fit pas attendre, ce fut la faillite rapide de l’Église de Jérusalem. Un nouveau venu, Paul de Tarse, comprit le profit qu’il pouvait tirer de cette faillite : il organisa dans tout l’Empire une collecte d’argent auprès des croyants et décida de « porter lui-même leurs dons à Jérusalem » (4). Réduits à la mendicité, redevables de leur survie à Paul, les gauchistes de Jérusalem lui abandonnèrent le pouvoir sur l’Empire en même temps qu’ils abandonnaient pour toujours l’utopie prêchée par Jésus. « Les chrétiens doivent être soumis aux autorités, leur obéir » (5) : désormais, les chrétiens s’insèreraient dans le système capitaliste et feraient allégeance aux autorités en place.
Pour la première fois le socialisme radical cédait le pas à la réalité, les valeurs généreuses à la realpolitik, la théorie à la pratique. La vie telle qu’elle devrait être, à la vie telle qu’elle est.
Le christianisme s’adapte
Les premiers Pères de l’Église en tirèrent la conclusion, ils reléguèrent l’utopie évangélique à la sphère privée. Les croyants devaient « être dans ce monde comme n’en étant pas », profiter de ses avantages tout en les méprisant, se soumettre à ses règles sans consentir intérieurement à leur légitimité. C’était le début de la schizophrénie chrétienne que les Jésuites théorisèrent plus tard en instituant la ‘’réserve mentale’’ : le chrétien peut agir en contradiction avec ses valeurs à condition que, dans l’intime de sa conscience, il réprouve les actes qu’il commet et ne s’identifie pas à eux.
Mais rapidement le christianisme prit le pouvoir (481), le Prince chrétien devint l’élu et le représentant de Dieu, la chrétienté surmonta ainsi son divorce initial entre valeurs et pouvoir. Liés l’un à l’autre, le Prince soumis à l’Église comme l’Église soumise au Prince oublièrent les valeurs et mirent en application des pratiques qui leur tournaient le dos. Et quand les Princes perdirent leur pouvoir à partir de 1789, l’Église trouva auprès de la bourgeoisie un relais qui reprit à son compte la schizophrénie chrétienne : d’un côté elle invoquait des valeurs humanistes, de l’autre elle ne s’attachait qu’à une recherche du profit qui bafouait ces valeurs.
L’impasse du socialisme
C’est dans cette bourgeoisie profondément marquée par le judéo-christianisme et les Lumières qu’est née au 19e siècle l’idéologie socialiste qui a repris à son compte les valeurs de l’utopie évangélique : partage des richesses, fin de la propriété privée, fin des privilèges. Jésus disait que l’argent est mauvais, qu’il fallait s’en servir pour soulager les souffrances du prochain : les socialistes diront que la finance est leur ennemi, qu’elle doit être contrôlée par l’État et mise à son service pour qu’il puisse répartir la richesse. La solidarité est la version socialiste de la compassion évangélique.
Mais l’Histoire est impitoyable, elle se répète. Partout où le socialisme a été appliqué à la lettre, il a conduit à la faillite. Partout, les socialistes ont dû s’adapter à la réalité. Tony Blair devant l’Assemblée Nationale française : « Il n’y a pas une économie de gauche ou une économie de droite, il y a l’économie qui marche et celle qui ne marche pas. » Douloureux constat : l’économie socialiste ne marche pas.
Partout, les socialistes se sont adaptés en abandonnant les références à leurs valeurs fondatrices. Partout, sauf en France où le combat continue entre utopie et réalité. Entre un monde autre que le nôtre à faire advenir, un Homme Nouveau à créer – et le monde tel qu’il est, les humains tels qu’ils sont. Le boulet des valeurs cloue la France au sol.
Utopie et valeurs trahies, mauvaise conscience et anathèmes, péchés et contrition, rêve de Grand Soir et matins qui déchantent : la religion socialiste, comme la religion chrétienne, connaît les affres de la schizophrénie. Et instaure dans la société française un psychodrame permanent.
« Allô docteur, c’est grave ? »
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Bonjour,
Concernant votre dernier paragraphe sur le socialisme,je me permet une remarque:pensez vous sérieusement que le gouvernement actuel est encore une once de socialisme?
Il ne faut pas confondre socialisme et gauchisme,socialisme et postmodernisme.
Le gouvernement actuel est un avatar regrettable de l’économisme,il est libérale et libertaire,il détricote les valeurs traditionnelles afin d’instaurer la marchandisation de l’être humain,le tout à coup de paravent humaniste(ex du mariage homo).
Il utilise des idiots utiles pour faire passer des lois inacceptables(ex du projet de loi travail ),récupère les conséquences du terrorisme pour développer le sécuritarisme, la censure…
La ou vous avez raison c’est que tout idéalisme se confronte nécessairement à la réalité,et que faute de résultat ce dernier sombre dans la subjectivation,c’est exactement ce qui se produit actuellement.
Cordialement.
Il me semble que tout irait mieux si nos gouvernants cessaient de se réclamer d’une idéologie – une étiquette. Qu’ils ne soient plus « socialistes », « gauchistes » ou « libéraux » etc., mais GOUVERNANTS.
Merci, M.B.
Bonjour,
Le problème, ce sont les partis, qui doivent bien proposer quelque chose a priori. Simone Weil préconisait leur interdiction totale, plus de parti du tout. Mais enfin, un parti politique, c’est quoi ? A la base, en amont de tout jugement, c’est une association de gens qui s’intéressent à la politique sur la base d’un certain nombre d’idées communes. Peut-on concevoir que des gens s’intéressent à quelque chose d’intérêt collectif sans s’associer ? Et un parti sans aucune étiquette, ce serait quoi ?
Oui, des gens s’associent autour d’une idée, d’une aspiration, d’une urgence. Le problème, c’est la manipulation de cette générosité associative par l’appétit de pouvoir. En refusant de s’associer aux Zélotes, de partager l’exclusivisme des religieux juifs de son époque, Jésus s’est inscrit dans les « sans-partis ». Ce sont les « partis » qui l’ont éliminé. Faisant de lui, jusqu’à aujourd’hui, une figure de la liberté de penser et d’être.
M.B.
Que Jésus ait refusé de s’associer aux zélotes, je demande à voir les preuves. Pour moi, si son histoire a une consistance historique, s’insère dans une histoire connue par ailleurs, il était plutôt le chef du mouvement zélote, messianiste, en son temps. Il a plutôt joué un jeu tordu qui s’est retourné contre lui (il semble que Pilate comme le Baptiste l’aient rejeté après avoir un peu compté sur lui). Après son échec, il y a eu conjonction de plusieurs facteurs pour lancer ce qui allait être le Christianisme. Sans certitude, je vois :
– des gens n’ont pas pu faire leur travail de deuil (mécanisme très classique)…
– il a peut-être réellement survécu quelques jours à la crucifixion (je ne vois rien qui s’y oppose totalement)…
– Paul a récupéré et plus ou moins détourné le mouvement…
Mal informé. Voyez par exemple « Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire ». Et cette réplique de Jésus à ceux qui viennent l’arrêter : « Suis-je un zélote (lestai en grec) ? » Sans compter son rejet de la violence armée, etc.
M.B.
« Lestai » signifie à la base « brigand », il me semble. Pour Flavius Josèphe qui les haïssait, c’est synonyme de « zélote », mais pour les zélotes eux-mêmes ? Pour moi, cette scène de l’arrestation, surtout dans Marc (le plus réaliste, le plus sobre, donc a priori le plus proche de l’événement) indique que Jésus espérait retourner en sa faveur les gens qui venaient l’arrêter. Ce qu’il leur dit (dans Marc encore une fois) va dans ce sens. Ca aurait peut-être marché si les disciples, ne comprenant plus rien, ne s’étaient pas enfuis. On ne saura jamais quel passage des Ecritures il voulait invoquer.
Bonjour Michel Benoît. 20 ans de votre vie est imprégnée d’une expérience monastique. Pensez vous que nous puissions dire que le modèle monastique est un modèle communiste ? La propriété individuelle n’existe plus au profit de la communauté…. qui n’en jouit que sous l’autorité d’une hiérarchie. Si tel est le cas, la pensée individuelle non plus ne peut y être toléree, ou sous de faux semblant. Quoi de plus facile ensuite de manipuler un groupe destitué de sa liberté, et de lui donner des miettes pour le soulager. J’ai fait également partie d’une communauté. Et lorsque j’ai commencé à parler de ma liberté intérieure, la réponse de la hiérarchie a été : » que sais tu de la liberté ? » … Ca n’a fait qu’un tour : J’ai fait jouer ma liberté et je suis parti….. Je suis resté le même et pourtant, la porte franchie, je suis devenu comme un etranger pour tout le monde. Vraiment non, il y a des lieux où Jésus n’est pas.
Oui, le monachisme est une tentative de communisme intégral inspiré des Actes des apôtres. Quant à la liberté… c’est celle que tout organisme de toute Église accorde à ses membres : « je ne veux voir qu’une tête ». Et quand on quitte, on n’existe plus pour eux, cf mon livre « Prisonnier de Dieu ».
Amicalement, M.B.
Bonjour,
En lisant vos articles et livres, je suis impressionné par votre érudition. J’aimerais cependant savoir quel est votre projet pour l’humanité, comment vous vous situer. Merci.
Mon « projet pour l’humanité » ? J’en aurais un si j’étais dévoré d’ambition, ce qui n’est pas le cas. Je me situe parmi les fourmis humaines qui tentent de « s’en sortir » en partageant leurs connaissances / expérience avec qui veut.
M.B.
Le socialisme serait le christianisme prêché par Jésus sans Dieu. Ce ne peut être une solution viable dans la société humaine et nous devons suivre Paul de Tarse. Difficile.
Hervé
Bonjour Michel,
Nous nous tromperions donc en choisissant l’utopie d’un autre monde au lieu du nôtre qui existe bel et bien tel qu’il est ? Mais pourtant cette utopie n’est-elle pas dans ce monde-ci – le seul dont nous soyons à peu près sûr de son existence – depuis au moins deux millénaires ?
Je fais donc un autre constat que vous, bien qu’il soit encore plus douloureux : dans ce monde-ci de l’espace-temps que nous sommes en train de découvrir, « douloureux constat : l’économie socialiste ne marche pas encore » .
Merci pour vos billets.
Jean.
« L’espoir est une ruse de Dieu pour laisser l’humanité souffrir encore plus » (M.B., à paraître).
Michel,
Comme il est bien difficile de ne pas se laisser aller à l’anthropomorphisme, pourquoi ne dirions-nous pas plutôt : « l’espoir est une ruse de Dieu pour permettre à l’humanité de supporter les souffrances qu’elle s’inflige à elle- même ».
Les hommes ne sont-ils pas, à ma connaissance, les seuls mammifères, qui ont inventés à la fois leurs dieux et leurs monnaies. On discute des premiers depuis plusieurs siècles, mais on ignore encore très généralement les secondes aujourd’hui plus envahissantes et qui mobilisent les mêmes mécanismes mentaux : espoir de gain individuel, crédulité, conquête du pouvoir et captation de ses avantages ….
Il y a un demi millénaire, vous auriez été brulé vif, Michel – et moi aussi d’ailleurs. Vous voyez bien que les choses s’améliorent ! Je pense que non seulement elles n’ont pas fini de s ‘améliorer mais qu’ oeuvrer pour cela peut aider à vivre. C’est probablement votre projet sans que vous l’ayez explicité.
Cordialement.
Jean.
En effet, dans un court article de blog on ne peut pas tout dire !Historiquement, Le Mal et le Bien progressent sur un même front. Il y a des progrès dans chaque camp. La différence avec le passé, c’est qu’on est aujourd’hui beaucoup + informé, en temps réel, des progrès du Mal que de ceux du Bien.
M.B.
Et je répète que les diatribes évangéliques contre les pharisiens sont certainement :
1) injustes d’après tout ce qu’on sait par ailleurs des pharisiens…
2) pas d’origine.
http://bouquinsblog.blog4ever.com/paul-et-l-invention-du-christianisme-hyam-maccobi
Bonjour,
Ce qui est décrit en Luc 19 et plus encore en Actes 4:32-5:5, c’est clairement l’irruption d’un système ou au moins d’un projet socialiste dans un climat d’exaltation révolutionnaire. Comme par hasard, le premier passage montre l’injonction de Luc 19:27, qui même si elle fait partie d’une parabole (le texte ne l’impose pas) ne pouvait pas ne pas être perçue comme une menace à l’adresse d’opposants éventuels. Le deuxième raconte la mort, disons, bizarre, d’Ananias et Saphira. Parce qu’enfin, si dans une secte mal famée on trouve la relation de la mort de deux adeptes qui ont cru pouvoir dissimuler une partie de leur richesse, et si le gourou a attribué cette mort à la divinité outragée, qui le croira ?
Lc 19, 11 sv //Mt 25, 14 sv est au contraire la reconnaissance par Jésus de la gestion capitaliste de l’argent, dans le contexte de l’époque. Quant à la mort d’Ananie & Saphire, voyez « Jésus et ses héritiers » : ils ont été assassinés par Pierre.
M.B.
« C’était le début de la schizophrénie chrétienne que les Jésuites théorisèrent plus tard en instituant la ‘’réserve mentale’’ : le chrétien peut agir en contradiction avec ses valeurs à condition que, dans l’intime de sa conscience, il réprouve les actes qu’il commet et ne s’identifie pas à eux »
Vous pourriez-nous en dire plus sur ce sujet, SVP ?
Pensez-vous que François pratiquerait s cette « réserve mentale » quand, par exemple, il met une reproduction du Petit Jésus dans la crèche de la Basilique de Saint-Pierre de Rome ?
Il doit tout de même savoir qu’il est né « comme tout le monde » ,et à Nazareth »
Schizophrénie = savoir/dire quelque chose, et en penser/vivre une autre. François est le pape, il ne peut pas exclure des traditions religieuses dont vivent des millions de croyants. Et qui, même si elles n’ont rien d’historique, sont charmantes & pleines de sens
M.B.