LONGUE EST LA NUIT (V) : Et le crépuscule tomba…

  Au début de la Renaissance, l’Église catholique semblait toucher au ciel. Elle était la Jérusalem d’en-haut descendue sur terre, elle le savait et le proclamait jusque dans sa liturgie : Urbs Jerusalem beata… (1) Son pouvoir politique était tel que les princes européens se tournaient vers elle pour réguler leurs querelles : en 1494 c’est au pape Alexandre VI Borgia qu’ils demandèrent de tracer la frontière entre leurs conquêtes sud-américaines. Son pouvoir culturel était intact : en 1610 Galilée fut contraint par elle de renoncer à ses découvertes. Sa puissance économique était considérable et en partie tournée vers le soulagement des plus pauvres. Grâce au célibat des prêtres son patrimoine était intact. Enfin L’art illustrait la foi chrétienne (2).

Ce fut un moment miraculeux où l’Église c’était l’Occident, et l’Occident c’était l’Église.

Pourtant, pan de mur après pan de mur, cet édifice immense, majestueux, millénaire, allait s’effondrer. L’affaiblissement de chaque bastion entraîna celui du voisin, sans qu’on sache lequel provoquait la chute de l’autre – tant l’ensemble était cohérent, d’un seul tenant.

I. Culture et politique 

D’abord, de Botticelli à Michel-Ange (et même dans leurs représentations ‘’religieuses’’) l’art  glorifia les corps pour eux-mêmes avec une sensualité affirmée. La beauté n’était plus au ciel, mais sur terre : l’être humain reprenait une première place dont le magistère l’avait dépossédé. Luther accéléra ce mouvement en décrétant que la Vérité n’était plus dans la tradition de l’Église, mais dans l’Écriture que chaque croyant devait s’approprier pour lui-même. Il portait ainsi atteinte aux dogmes qui formaient l’armature – chèrement acquise – de l’édifice catholique

Certes il ne remit pas en cause ceux de l’Incarnation et de la Trinité, mais il les vida de leur substance en affirmant que chaque croyant était maître de son destin et seul responsable de son salut. Finie la médiation obligatoire d’une Église pour qui il n’y avait pas de salut hors d’elle-même et de ses sacrements. Une partie de l’Occident coupait les amarres qui le reliaient au navire amiral.

 Les révoltes des Cathares et des Vaudois, réprimées dans le sang par les armées papales, avaient échoué. la Réforme luthérienne réussit en frappant l’Église à son talon d’Achille : son idéologie. La traduction en allemand de la Bible fut l’arme secrète de Luther : il retirait au clergé son pouvoir principal, celui d’interpréter à sa guise le texte sacré. Par cette brèche ouverte à l’intérieur d’elle-même, le pouvoir politique de l’Église vacilla.

Au XVIIIe siècle l’attaque contre son bastion idéologique vint de l’extérieur, des ‘’philosophes’’ des Lumières. À travers leurs rêves d’une société nouvelle c’est une nouvelle conception de l’Homme qu’ils proposaient. Par là et sans l’avoir cherché, ils rejoignaient et amplifiaient la révolte de Luther. Mais ils étaient déistes (3) : Dieu n’était pas encore mort, il avait seulement perdu ses auxiliaires terrestres et se trouvait étrangement seul sur la scène du monde.

II. Pas d’indulgence pour le patrimoine

La vente des indulgences avait déclenché la révolte de Luther en 1517, mais le patrimoine de l’Église restait intact. Il faudra attendre 1789 pour qu’en France un évêque, Talleyrand, propose de nationaliser les biens ecclésiastiques. Sans indulgence pour les bienfaits générés au cours des siècles grâce à ce patrimoine, les révolutionnaires le vendirent au plus offrant. Fait paradoxal, dans la foulée ils mirent fin au célibat de prêtres qui n’avaient pourtant plus rien à transmettre à  leurs éventuels enfants.

La potion administrée par les révolutionnaires fut amère mais éveilla les consciences : dans Les Misérables (1862) Victor Hugo décrit en Mgr Myriel l’évêque de ses rêves, pauvre et  prêt à partager avec plus démuni que lui – bref, évangélique.

III. La réaction de l’Église

La réaction de l’Église du XIXe siècle fut de revenir au passé, ou du moins de retrouver son influence d’antan. Avec le Syllabus de Pie IX (1864) elle affirma ce qu’elle n’était pas, ce qu’elle ne voulait pas être : ‘’moderne’’, ouverte à la science et aux progrès sociaux. Mais elle ne dit rien de ce qu’elle aurait dû être pour accompagner l’Occident dans sa marche. Elle se crispa sur son pouvoir idéologique et le renforça même en proclamant deux nouveaux dogmes, qui n’avaient rien à voir avec l’évangile : l’Immaculée Conception (1854) et l’infaillibilité pontificale (1870).

C’est de ce moment (semble-t-il) que date la tendance réactionnaire qui ne cessera de se manifester dans l’Église catholique, jusqu’à aujourd’hui : le refus d’admettre la mutation d’un monde qui  se détournait d’elle, puisqu’elle s’était détournée de lui. Et en même temps l’incapacité de se retremper à sa source, l’évangile pur et simple.

Pour la première fois, l’Occident apprit donc à se passer de l’Église. L’art se tourna vers la vie quotidienne avant de s’en abstraire, la culture ignora les aventures de la foi, l’économie oublia les pauvres, la politique ne fut plus régulée que par les passions nationalistes.

C’est alors, comme dit Nietzche, que Dieu mourut. Pour combler ce vide abyssal, terrifiant – l’Occident face au néant -, deux ‘’religions’’ laïques et totalitaires, le communisme et le fascisme, prirent la place de l’Église qui faisait profil bas. Il lui restait un dernier bastion, sa morale sexuelle.

IV. Le coup de grâce

Refusant de tenir compte de la révolution sexuelle des années 1970 et des avancées de la biologie, comme au bon vieux temps du Syllabus l’Église proclama ce dont elle ne voulait pas, ce qu’elle condamnait : le plaisir, épanouissement de l’être humain. Ses positions réactionnaires lui aliénèrent le monde des femmes, traditionnellement plus croyantes et pratiquantes que les hommes.  La pratique religieuse s’effondra mais l’Église gardait son prestige moral auprès des croyants comme du monde.

 Jusqu’à ce qu’éclatent les scandales de pédophilie (4) : cette fois-ci, les croyants eurent honte de leur clergé et le reste du monde, effaré, le couvrit de son mépris. Comme si ce n’était pas assez, une enquête approfondie menée au sein du Vatican révéla l’existence de ‘’Sodoma’’ (5) : on découvrit qu’un nombre considérable de prélats (la majorité sans doute) forment au cœur de l’Église un puissant lobby homosexuel. Certains étant homophiles, couvrant de leur autorité l’homosexualité des autres, ceux qui se livrent ouvertement aux délices de la pédérastie. Des prélats d’autant plus virulents contre l’homosexualité dans leurs déclarations publiques qu’ils sont eux-mêmes ‘’pratiquants’’ en privé. Leur influence gangrénant l’entourage des papes, qui se montrent étonnamment  indulgents à leur égard.

Pour l’Église, c’était le coup de grâce. Son dernier bastion – « Soyez chastes, à l’exemple de vos représentants de Dieu » -, cet ultime refuge de son autorité s’effondrait. L’Église n’était plus exemplaire. Elle ne pouvait plus prétendre, comme par le passé, à être la référence de l’Occident.

À qui se fier désormais ? Qui croire ? On mesure la distance qui s’est creusée au fil des siècles entre la révolution-Jésus des origines et ce que sont devenus en même temps et l’Église catholique et l’Occident qui tirait d’elle son identité. Un champ de ruines crépusculaire dans tous les domaines qui firent autrefois leur puissance et leur gloire.

Après tant d’autres, cette nuit-là verra-t-elle poindre son aube ?

               (à suivre : « Et Notre-Dame brûla »)

                                                           M.B., 22 avril 2019
 (1)  Hymne de la dédicace d’une église.
 (2) Voyez l’article précédent : LONGUE EST LA NUIT : la puissance et la gloire.
 (3) Les déistes croient en l’existence d’un Dieu sans se référer à un texte sacré ou à une religion institutionnelle.
(4) Voir les articles sur ce thème en cliquant le mot « pédophilie » dans la case « rechercher » à droite de l’écran d’accueuil.
(5) Frédéric Martel, Sodoma, enquête au cœur du Vatican. Robert Laffont, février 2019, 630 pages. Je rendrai compte de cet ouvrage dans un prochain article.

4 réflexions au sujet de « LONGUE EST LA NUIT (V) : Et le crépuscule tomba… »

  1. Debanne

    Bonjour Michel Benoit,

    Je me permets cette réflexion périphérique à la suite de votre article très intéressant.
    Vous évoquez à juste titre l’invention de « l’Immaculée Conception » en 1854…
    Mais alors ? Que penser des « apparitions » de Fatima où celle qui s’est présentée aux enfants, s’est nommée ainsi : « Je suis l’Immaculée Conception » ?
    D’avance merci pour votre éclairage ô combien nécessaire dans cet embrouillamini pas très catholique !
    Bien amicalement,
    H de D

    Répondre
    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Vous confondez : c’est en 1958, quatre ans après la proclamation du dogme, que l’apparition s’est présentée à Bernadette de Lourdes en dialecte local : « Qué soy era immaculada councepciou ».
      Jusque là, quand on la questionnait, Bernadette disait seulement avoir vu « Aquero » – « celle-là ». Comment faire comprendre aux Béarnais que « Aquero » est Marie ? L’apparition donne le nom dont ils ont ont beaucoup entendu parler depuis la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception. En quelque sorte elle s’adapte à leur niveau de connaissance & de compréhension du moment.
      Même chose pour Marguerite-Marie Alacoque (« Sacré-coeur ») et d’autres mystiques : ils expriment leur perception de la transcendance dans le vocabulaire et l’imagerie de leur temps. Nous aussi, sans doute ?
      M.B.

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  2. Lilé

    Même s’il n’a pas eu l’impact du film, « Grâce à Dieu », illustrant la pédophilie, et du livre « Sodoma », vous auriez peut-être juste pu citer le film d’Arte :  » Religieuses abusées, l’autre scandale de l’église », documentaire qui fut en fait le deuxième brûlot (médiatiquement parlant), avant « Sodoma ».
    D’aucuns pensent que la symbolique du « feu » de Notre Dame crie à l’église de changer pour un « retournement » à l’église des apôtres , « embrasés » par la Parole (et mariés). Cinq années, vu l’urgence, suffiront-elles pour cette véritable conversion ? Peut-être l’objet de votre prochain article…
    Histoire connue : deux prêtres échangent : « Tu crois que sous le pontificat du pape François, de notre vivant, on verra des prêtres mariés? ». L’autre « De notre vivant, certainement pas, mais nos enfants auront peut-être la chance de voir ça! ».

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  3. Jean Roche

    Bonjour,
    Pour la précision, la condamnation de Galilée, c’est 1633, pas 1610 (assassinat d’Henri IV, qu’on suppose inspiré par les jésuites). « Moi, Galileo, fils de feu Vincenzo Galilei de Florence, âgé de soixante-dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église catholique et apostolique affirme, (…). Cependant, alors que j’avais été condamné par injonction du Saint-office d’abandonner complètement la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se déplace, et de ne pas défendre ni enseigner cette doctrine erronée de quelque manière que ce soit, par oral ou par écrit ; et après avoir été averti que cette doctrine n’est pas conforme à ce que disent les Saintes Écritures, j’ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière ; ce pour quoi j’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la Terre n’est pas le centre, et se meut. J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs« .

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