PETITE MISE AU POINT DE M. B. : le chercheur et ses limites

 Comme il fallait s’y attendre, le dernier article de ce blog a suscité des commentaires acerbes : « De quoi s’mêle-t-il ? ». Les critiques, je les ai toujours accueillies avec gratitude – mais à deux conditions :

1- Que la critique se situe au niveau de ce qu’elle critique. Qu’elle ne dénigre pas le travail du chercheur par des arguments peut-être justes dans leur domaine, mais qui sortent du champ de sa recherche. Marcelo par exemple écrit : « Avez-vous lu La misère du monde … de Pierre Bourdieu ? Avez-vous vu le film de François Ruffin J’veux du soleil ? Avez-vous écouté les analyses de M. François Boulo (avocat) l’un des ‘’représentants’’ des Gilets Jaunes ? »

Là n’est pas la question, cher Marcelo. J’exposais les travaux de deux chercheurs du XIXe siècle qui aident à comprendre un mouvement informel actuel, le populisme. Sans mentionner les très nombreux auteurs qui, depuis Daudet et Zola en France, décrivent la « misère du monde ». Sans prendre parti pour l’un contre l’autre. Pourquoi Gustave Le Bon et Edward Bernays ? Parce qu’ils se situent au-dessus de la mêlée, et qu’ils ont contribué en leur temps à changer la face du monde. Que restera-t-il de M.M. Bourdieu, Ruffin et Boulo quand on écrira l’histoire du XXIe siècle ?

Vous dites « je suis allé prendre le pouls [des manifestants] pour essayer de comprendre … pourquoi les gens manifestent ». Moi aussi j’ai passé des heures à les écouter. Puis je me suis mis à ma table de travail. Car ce qu’on attend d’un chercheur ce ne sont pas des impressions glanées dans la rue, mais un travail de fond, fut-il encore tâtonnant. Ce qu’on attend d’un chercheur ce n’est pas qu’il répète les slogans de « ceux qu’on entend », mais qu’il écoute ce qu’on n’entend pas. Qu’il aille là où l’on ne va pas, qu’il nage à contre-courant du main stream. Au risque de déplaire.

Ainsi ai-je fait pour Jésus, le christianisme, le fait religieux et ses implications sur la civilisation occidentale. Quand j’ai commencé en 1974, nous étions peu nombreux à labourer ce champ-là.

2- Et donc, que le chercheur ne soit pas enfermé dans sa ‘’spécialité’’. Marcelo écrit : « Je trouve remarquable votre analyse du champ religieux, mais votre analyse des champs politique et économique manque de rigueur et de profondeur ». Elisabeth en rajoute : « Salut à vous monsieur Benoît dont je ne partage absolument pas les analyses politiques mais … que je remercie pour ses nombreux éclaircissements sur notre Jésus».

Qu’est-ce qu’un « champ religieux » à l’état pur ? Comment peut-on parler de ‘’religion’’ séparée de la vie, c’est-à-dire de la politique, de la morale, de la rumeur publique ? Sinon en se soumettant à ces clergés qui tentent d’isoler le « champ religieux » comme on isole une partie du corps malade par un champ opératoire, pour pouvoir le mutiler à leur guise ?

« Notre Jésus » n’était pas un propagandiste, mais un homme qui avait compris mieux que d’autres qui est Dieu. Il en a tiré les conséquences sur nos relations avec autrui, sur la morale, la vie sociale et politique (1).

Ce n’était pas un politique, ni un sociologue, ni un moraliste, il était ‘’ailleurs’’, au-dessus. Pourtant il a été tué par la société, la morale et la politique.

J’ai passé ma vie à redécouvrir sa personne, sa personnalité et son enseignement. Avec, en arrière-plan, toujours la même question : en quoi cela concerne-t-il la société dans laquelle je vis ? Voyez l’intitulé de ce blog.

J’ai connu l’époque où une communauté d’écrivains-chercheurs menait ce combat au grand jour, les Bernanos, Mauriac, de Lubac, Congar, Chenu, Kung – et plus tard des Ellul, Légaut, Gauchet, Roger Schutz, Hervé Morin… tant et tant d’autres chercheurs de vérité qui voulaient « réenchanter le monde ». Ces grandes voix se sont tues pour laisser place au populisme, à ses mensonges, à sa « pensée » de bas-étage. Aujourd’hui, un chercheur se sent bien seul.

Si « mon analyse ne tient pas la route » comme l’écrit Elisabeth, alors corrigez, rectifiez, approfondissez, affinez, mais sans changer de route. Sans céder à la pente des idées dominantes parce qu’on n’entend plus qu’elles, de leurs approximations, de la Pensée Unique qui oblige au sur-place.

Être insoumis, être non-conformiste, ce n’est pas en soi un programme. On n’avance pas en se contentant de tourner le dos. Insoumis, non-conformiste, c’est pourtant ce que fut « notre Jésus », et tant d’autres qui comme lui ont propulsé l’humanité en avant. Pourquoi lui ? Quelle a été sa recette ?

Tant que j’en aurai la force, je me poserai la question. Continuerai à avoir un œil fixé sur lui, et l’autre sur le monde tel qu’il va. En tâtonnant, avec maladresse ? Bon, il n’y a pas de recherche sans critique. Merci des vôtres.

                                                              M.B., 27 septembre 2019
(à suivre : Populistes et populophages  (II)  : le peuple existe-t-il ? )
 (1) Sur ce sujet, (re)lisez Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers), Albin Michel, Livre de Poche.

 

4 réflexions au sujet de « PETITE MISE AU POINT DE M. B. : le chercheur et ses limites »

  1. Marcelo

    Bonjour M. Benoit,

    Je ne pensais pas que mon modeste commentaire allait provoquer ces réactions. En fait, je trouve cela très intéressant. L’espace social est, il me semble, de plus en plus aseptisé. Personnellement, je trouve la controverse importante notamment par rapport à la Pensée Unique dont vous parlez – soit dit en passant je préfère parler de pensée « dominante » car il existe, fort heureusement, des pensées hétérodoxes, hérétiques ou dissidentes mais qui sont dominées dans le champ général des points de vue. D’ailleurs au Moyen-Âge on parlait de « disputation », la plus célèbre étant la disputation de Valladolid qui a attribué une âme aux Indiens. Dès lors, la controverse me semble importante car elle a permis un tournent dans la pensée humaine ou, du moins, dans certaines.

    Dire que Pierre Bourdieu n’a pas marqué l’histoire du XXIe siècle est « très » réducteur quand on connait la véracité et la pertinence de ses travaux qui sont encore plus vrais aujourd’hui qu’hier mais cela peut être, quelque part, plus ou moins recevable. Car son travail a marqué l’histoire du XXe siècle dans sa discipline ! Je cite, parmi d’autres, un chercheur contemporain du nom de Frédéric Lordon reconnu dans le champ scientifique pour la qualité de son travail en sciences humaines et qui dit : « On voit sur Internet des montages mettant en vis-à-vis des portraits de Bourdieu et de Gérald Bronner, énorme blague suggérant qu’il pourrait y avoir le moindre plain-pied, même polémique, entre celui qui fut peut-être le plus grand sociologue du XXe siècle et l’ambianceur sociologique du macronisme et de la presse de droite. » (1). Pour le reste, bien heureux celui qui est capable de dire quel nom restera à la postérité au XXIe siècle. Pour ma part, je laisse à d’autres et de côté ces spéculations ou autres vues de l’esprit.

    Par ailleurs, je ne connais pas votre méthodologie de recherche et ne me permettrais pas de me prononcer en quoi que ce soit en la matière. Simplement lorsque je vais à la rencontre de personnes dans le monde social, j’ai, évidemment, à l’esprit la subjectivité des discours – qui fait partie de la vérité – et que celle-ci est à mettre en relation avec des faits objectifs et donc notamment des conditions concrètes d’existence. Il faut alors, entre autres, se déplacer dans les lieux de vie, comme un anthropologue, pour se rendre compte des réalités objectives de la subjectivité. Mon métier m’a donné la chance à de multiples reprises de me rendre au plus près de réalités socio-psychiques dont on a peine à imaginer l’existence lorsque l’on se contente des informations véhiculées par les médias dominants qui n’ont, entre parenthèses, aucun intérêt à montrer ces diverses formes de réalité. Aujourd’hui, selon l’Insee, il y a 9 millions de pauvres en France, c’est-à-dire 9 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté. Ces personnes sont invisibilisées et inexistantes dans l’espace médiatique main stream pourtant elles existent. Comme le dit si bien Serge Halimi : « C’est de la responsabilité de l’intellectuel pour parler comme Said – mais je pense que Chomsky aurait eu la même démarche – que de faire connaître un certain nombre d’idées qui peuvent transformer la perception du monde de ceux qui, le cas échéant, souffrent le plus. Et de leur montrer que ce qu’ils subissent n’est pas le produit d’une fatalité ou d’une loi naturelle mais d’une construction sociale susceptible, comme toute construction sociale, d’être démantelée et transformée, c’est-à-dire remplacée par autre chose. » (2). Ne me considérant pas comme un intellectuel, j’essaie, à mon humble niveau, de tendre vers la devise spinozite qui stipule : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester mais comprendre. ».

    En ce qui concerne votre deuxième condition, je crains d’être en désaccord avec vous. Je me méfie, comme de la peste, de l’intellectuel « total » ou « universaliste » incarné par un J-P Sartre. Je préfère de loin la sagesse d’un Foucault et, encore une fois, d’un Bourdieu qui prônaient en leur temps respectivement pour un intellectuel « spécifique » et un intellectuel « collectif ». En effet, ces deux penseurs reconnaissaient la difficulté d’acquérir tous les acquis de la tradition de leurs disciplines pour s’aventurer vers des champs académiques qu’ils n’avaient pas correctement étudiés et donc maîtrisés. Si, malgré tout, ils s’aventuraient à le faire c’était avec beaucoup de précaution et ce en s’associant avec d’autres chercheurs qui avaient un regard critique et une connaissance qu’ils ne possédaient pas, du moins suffisamment, sur l’objet d’analyse choisi. Chacun alors analysait l’objet d’étude avec ses lunettes disciplinaires ou sous-disciplinaires. C’est ce que disait Max Pagès : « Séparer en reliant et relier en séparant dans un même mouvement dialectique. » (3). Ces penseurs n’allaient donc pas vers des objets d’étude avec un référentiel analytique qui n’était pas le leur. En ce sens, le travail de V. de Gaulejac, M. Pagès, M. Bonneti et D. Descendre avec leur ouvrage, « L’emprise des organisations », est inspirant. C’est, d’ailleurs, ce que le premier auteur cité appelle fort justement la « problématisation multiple ».

    Pour conclure je tiens à remercier, sincèrement, toutes les personnes qui ont participé à la discussion. J’ai lu chaque commentaire avec attention et cela m’a beaucoup plu et intéressé.

    Bien à vous toutes et tous,

    Marcelo.

    (1) Frédéric Lordon (2017, octobre). « Le Nobel l’économie et les Neurosciences », Les blogs du « Diplo ».

    (2) Intervention radiophonique de Serge Halimi lors de l’émission Là-bas si j’y suis le 23 janvier 2012.

    (3) Pagès, M. (2006). L’implication dans les sciences humaines. Une clinique de la complexité. Paris : L’Harmattan.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Cher Marcelo,
      MERCI ! Il va falloir vous répondre en qques lignes, dans une petite fenêtre d’écran !
      1) Sur ma « méthodologie » : Toute ma vie j’ai été un chercheur, d’abord en biochimie puis en « fait religieux » du point de vue de l’exégète. Me soumettant à l’énorme machinerie intellectuelle de la recherche, brassant des tonnes de références, d’auteurs, de concepts + ou – clairs pour moi et disants pour les autres.
      Parvenu en fin de parcours je m’éloigne de + en + de cette « boutique ». Quand on cherche, c’est pour trouver : ce que je crois avoir trouvé est si simple que les mots ne peuvent que le trahir. Cette perception au-delà des mots ne trouve son expression que dans le silence. D’où mon envie récurrente de tout arrêter, de ne plus écrire, clore ce blog et écouter ce que dit le silence.
      2) Mais je reste un citoyen au milieu des autres citoyens, et qui les aime. Donc il faut résister à la tentation du « voyage de Venise ».
      3) Si je fus spécialiste (?), il n’y a pas + de séparation en moi qu’en vous entre le chercheur qui essaye de penser, le type qui aime les choses, les gens, et s’intéresse à tous et à toutes. C’est le concept d’ « Honnête Homme » du XVIIIe siècle (difficile aujourd’hui car on ne peut + tout savoir). Je continuerai donc à dire des choses du point de vue de celui qui s’en éloigne de + en + : il a une vue + globale peut-être, moins technique et précise évidemment.
      4) « Seuil de pauvreté » ne veut rien dire (comme PIB). On se sent pauvre quand on désire ce qu’on n’a pas. Et riche quand on se contente de ce qu’on a. Je préférerais le « Seuil de dignité humaine ». Vaste sujet.
      5) Pardonnez donc les mots que je continuerai à jeter dans la cacophonie mondiale. Et prenez-les avec la distance qui convient aux messages d’un cosmonaute qui s’éloigne de + en +, comme le héros de « 2001 odyssée de l’espace » (rappelez-vous le dernier plan).
      Amicalement, M.B.
      P.S. Le Bon et son disciple Bernays ont fait entrer en guerre, manger du bacon et fumer des millions de gens. Quelles ACTIONS, quels basculements Bourdieu et alii ont-ils suscités, aussi déterminants, aussi efficaces ?

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