LA MÉDECINE : ART, OU SCIENCE ?

Les médecins ont toujours été ce que nous voulions qu’ils soient. Nos peurs, nos angoisses, nos psychoses, nos ambitions, les ont formés et façonnés. C’était vrai autrefois, ça l’est toujours, et la médecine d’aujourd’hui est le résultat de l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Maladie et guérison reflètent la perception de ce que nous sommes à nos propres yeux. Est-on mieux soignés quand on est plus savant ?

L’art divin de guérir

Au commencement, les dieux régnaient sur la terre. Puisque nous tenions d’eux notre existence, nous recevions aussi d’eux santé et maladies. Affligés de maux, nous nous tournions vers eux pour qu’ils les soulagent. La maladie étant la conséquence d’une désobéissance aux injonctions divines, se soigner c’était restaurer le lien rompu avec les puissances d’En-Haut.

Il nous fallait des intermédiaires entre ici-bas et tout là-haut : les guérisseurs surgirent, qui retissaient le lien entre les dieux et les hommes. Des dieux incroyablement multiples, à peine différents des hommes dont ils épousaient les passions. Ils nous ressemblaient, et pendant longtemps il y eût comme une unité connaturelle entre eux et nous. L’Homme n’était pas encore une âme incarnée dans un corps (1), il était un tout, plongé dans un univers de divinités proches, familières.

Les guérisseurs ne soignaient pas une maladie, ils rétablissaient l’accord du malade avec lui-même, avec l’univers, avec les dieux. La médecine était en même temps cure d’âme, puisqu’un organe malade n’était que le signe visible d’une souffrance du corps, à des profondeurs inatteignables aux guérisseurs. Ils n’apaisaient pas un symptôme mais soignaient l’être tout entier, dans son écrin de divinités multiples.

C’est en Israël sans doute (2) que la multiplicité des dieux s’est trouvée restreinte à un seul, ce qui changea tout. Car l’Unique du judaïsme perdit toute familiarité avec les humains, qui apprirent à le craindre : l’harmonie universelle était brisée. L’Homme douta de lui-même, il contempla puis étudia de l’extérieur les morceaux éclatés de sa belle unité primitive – perdue à tout jamais. Et c’est avec nostalgie sans doute qu’Hippocrate affirma : « La force qui est en chacun de nous est notre plus grand médecin ». En fait, l’Homme cassé chercha au-dehors de lui-même des remèdes à ses maux.

L’art de l’impuissance

Les prophètes, puis les prêtres de ce Dieu unique reprirent à leur compte le pouvoir de guérir. Comme ils se heurtaient désormais à la mosaïque éparpillée de l’unité humaine, pour tenter de soigner ils eurent recours à la magie des invocations, à des rituels accompagnés de plantes aux effets aussi obscurs que les fumées qu’elles dégageaient. Ces liturgies thérapeutiques devinrent un théâtre auquel recouraient les croyants, impressionnés par la beauté des gestes mystérieux accomplis, des paroles incompréhensibles prononcées devant eux. Au IXe siècle, ce rituel fut codifié par l’Église et prit le nom d’extrême-onction – car alors, on avait renoncé à guérir et ne cherchait plus qu’à rendre la mort plus douce.

Puisqu’elle s’entourait de secrets, de formules et de symboles ésotériques, on commença à parler de la médecine comme d’un art : une mise en scène théâtrale de pratiques et de connaissances réservées à quelques acteurs, doués du pouvoir sacerdotal ultime – pénétrer les arcanes du corps humain. Une divina comedia puisque la guérison, autrefois privilège divin, était désormais aux mains de visionnaires guidés par leurs seules intuitions ou inspirations.

À la Renaissance, des esprits libres cherchèrent à se libérer du sacerdoce médical et de ses superstitions, qu’on appela bientôt obscurantisme. La maladie cessa d’être un mystère divin et fut attribuée au dérèglement des humeurs corporelles. « J’allais nettoyer votre corps, et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs », dit le docteur Purgon du Malade Imaginaire. Mais comme personne n’avait jamais vu une ‘’humeur’’, la maladie resta un mystère, la guérison un aléa, les médecins des charlatans réduits à l’impuissance

Avec Descartes naquit une querelle entre intuitifs et raisonnables, inspirés et praticiens, entre artistes et scientifiques. Débarrassée de sa gangue religieuse, la médecine était-elle un art, ou une science ? Au XVIIIe siècle Emmanuel Kant voulut trancher le débat en affirmant : « La médecine est un art et non une science exacte et rationnelle ». Ce qui provoqua ce commentaire ironique d’un contemporain : « Oui, la médecine est un art qu’on exerce – en attendant de le découvrir ».

Médecins, ou ingénieurs ?

À peine né, cet art entama au XIXe siècle son long déclin sous l’impulsion du positivisme d’Auguste Comte. En pleine révolution industrielle, le corps humain devint un ensemble de petites machines indépendantes les unes des autres, fonctionnant comme les rouages du monstre mécanique des Temps Modernes. Jusqu’où la perte de l’unité primitive allait-elle conduire l’être humain disloqué ?

Entre les mains des spécialistes, qui examinaient sous toutes ses coutures tel ou tel organe qu’ils avaient passé leur vie à étudier. Chacun d’entre eux était une lumière dans son domaine, mais cette lumière plongea dans l’ombre le reste de la personne du malade, son individualité, sa particularité et son histoire. Car une fois le diagnostic établi depuis les hauteurs où évoluait le spécialiste, son malade était renvoyé à un médecin moins prestigieux, moins savant, discrètement méprisé par les Mandarins : le généraliste, qui pouvait seul accompagner une vie et suivre une évolution au long cours.

Au même moment l’ingénierie informatique connaissait un développement foudroyant. Imagerie médicale, exploration biologique, radiothérapie, puis analyse informatique des données… Des machines sophistiquées et coûteuses prirent de plus en plus la place de l’examen direct du patient. Le diagnostic, le traitement et sa posologie furent établis par l’ordinateur. Devenu ingénieur d’une médecine digitale, le spécialiste n’avait plus qu’à appuyer sur une touche pour tendre au patient l’ordonnance où ne figurait pas son écriture.

À la recherche de l’unité perdue

Deux médecines donc, qui s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre : celle qui découpe, sépare et analyse chacune des fonctions ou des organes du corps humain pour les mettre en chiffres, en courbes, en ratios, en contrastes. L’autre, qui observe le patient comme une entité cohérente, indivisible, qu’on ne peut réduire à l’ensemble de ses parties : un tout organique, inséré dans un milieu familial, communautaire et social.

Cette médecine, dont on ressent d’autant plus le besoin qu’on est écrasé par la technicité et l’informatique, on l’appelle holistique, d’un mot grec (ὅλος) qui signifie « entier ». Elle redécouvre ce que savaient nos ancêtres : que ce qui constitue le vivant, c’est le lien. Tout est lié en nous, tout est inséparable et tout est partagé entre nos organes. Chacun joue son rôle et n’existe que par l’autre, dans un équilibre qui peut être rompu à tout instant – et alors c’est la maladie.

Rétablir cet équilibre, c’est aujourd’hui la délicate mission du médecin généraliste. Contrairement au spécialiste, il exerce son art dans la complexité et donc dans l’incertitude. Son diagnostic se mesure à la « théorie du chaos », à l’imprécision du vivant dont la médecine technologique tente de repousser les limites.

« Ce ne sont pas les médecins qui nous manquent, disait Montesquieu, c’est la médecine ». Mais elle n’est que ce que nous l’avons faite. Ayant perdu de vue la profondeur de l’humain et son besoin de transcendance, nous sommes les premiers responsables de ce que sont devenus notre santé, l’art de la soigner et nos soigneurs. Si nous continuons sur cette pente effrénée et aveugle, un jour viendra où le principal avantage d’apprendre la médecine sera de se protéger contre les médecins.

                                               M.B., 3 février 2021
J’ai délibérément laissé de côté l’Orient (Chine, Tibet, Inde) qui n’a jamais cessé de pratiquer une médecine holistique.
(1) Pour le Bouddha, l’âme incarnée dans le corps n’existe pas, l’humain est une unité.
(2) On sait qu’Akhenaton, au 13e siècle avant J.C., avait fait une éphémère réforme monothéiste en Égypte. La question de son influence sur le monothéisme juif reste discutée.
(3) La théorie des humeurs repose sur quatre éléments, l’air, le feu, l’eau la terre, et quatre qualités, chaud, froid, sec et humide, qui devaient coexister en parfait équilibre.

12 réflexions au sujet de « LA MÉDECINE : ART, OU SCIENCE ? »

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  2. olivier lecoq

    Bonjour

    On peut dire aujourd’hui que les Gathas* (écrits originels Zoroastre (Zarathoustra) datent de 1700 avant J.-C.
    C’est un instituteur des Mantras qui a montré le chemin vers la lumière qui est en chacun de nous .
    Il a donné naissance au monothéisme .Ahura Mazda.(Dieu de la vie et de la pensée juste ).

    bien à vous

    olivier
    Les Gathas : Le livre sublime de Zarathoustra par Khosro Khazai Pardis

    Répondre
    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Hélas, comme presque tous les occidentaux (même spécialistes) je connais à peine le zoroastrisme.
      merci de l’information
      M.B.

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  3. Jean Devos

    Intéressante réflexion sur les  » Deux médecines »
    Votre conclusion utilise des mots et des expressions très négatives sur la « médecine technique »( pente actuelle etc) . Je suppose et espère que votre appel consiste à ne pas trop négliger la médecine holistique .
    Rien de plus . Je ne pense pas que la seule médecine holistique pouvait nous sortir de cette pandémie !
    C’est pour cette seule raison que les Chinois vaccinent !
    Jean Devos

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Votre commentaire montre à quel point nos esprits sont envahis par la pandémie : on ne pense plus qu’à « ça », on ne parle plus que de « ça ». En écrivant cet article je ne pensais pas du tout au coronavirus, mais à ce que j’ai pu constater dans ma vie professionnelle et mes expériences récentes du « parcours de santé ».
      Et vous savez que dans ce blog, je m’efforce toujours d’apporter des questions à nos réponses.
      M.B.
      P.S. : le principe de vaccination est « holistique » puisqu’il vise à faire réagir l’organisme tout entier à l’introduction d’un antigène.

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      oui et non. La pharmacologie s’est tellement complexifiée que les médecins ne sont plus capables de suivre (sauf dans leur spécialité restreinte)
      M.B.

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      1. Jean Roche

        On signale quand même, s’agissant du covid, des dizaines de praticiens et même de sommités comme Didier Raoult (faut-il voir son CV…), en France, aux USA, au Brésil, ailleurs encore, qui ont affirmé l’efficacité, en début de maladie (mais pas quand on en arrive aux urgences) d’un traitement à base d’hydroxychloroquine (mais pas que).
        Pour le coup, on peut se rappeler que certains traitements du cancer ne sortant pas des grands labos monopolistiques (Beljanski) ont été rejetés pour des raisons peu claires.
        Dans le domaine de la psychopathologie, on sait que le DSM (nomenclature des pathologies mentales, nécessaire pour fixer le sens des termes dans un domaine où il dérive très vite) est de plus en plus élaboré en fonction des traitements chimiques.

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        1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

          lisez les « papiers » publiés par le service hospitalier de Raoult : ils précisent que la chloroquine seule est inefficace contre un virus.
          et dans la fenêtre « recherche » colonne de droite de ce blog, tapez « mandarins » : vous trouverez plusieurs articles qui vous présenteront ces gens-là, qui font tant de tort à la médecine et à nous.
          M.B.

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  4. Justine

    Bonjour M. Benoit,

    Je m’interrogeais récemment sur un sujet et me demande si vous avez une hypothèse : comme vous le rappelez, l’Orient n’a jamais cessé de pratiquer une médecine holistique. Jusqu’à aujourd’hui ? Ce qui m’étonne c’est, compte tenu de leur tradition holistique, pourquoi ont-ils grosso modo la même réaction que l’Occident vis-à-vis de ce virus corona ?

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    1. Michelbenoît-mibe Auteur de l’article

      Sans doute parce qu’ils ont rejoint l’Occident dans sa course à l’instantané, à la rentabilité immédiate, à l’absence de méditation, et dans sa phobie de la mort.
      M.B.

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