Le dieu de Moïse au désert, le dieu de l’incertitude et de l’errance du peuple juif était un dieu caché. Il lui avait appris que par nature, il était « tendresse et pitié » et n’avait pas de nom. Aucune identité, mais une Loi en dix commandements abstraits, froids et contraignants. Alors, disaient les Juifs, c’est ça la tendresse et la pitié de ‘’Dieu’’ ? Où est-il, qui est-il ? En restant caché ‘’Dieu’’ les invitait à le chercher. Mais eux, ils voulaient l’avoir trouvé.
Et trouvé avec facilité.
Une fois installés dans le confort de la Palestine, ils oublièrent ce dieu caché, dont il n’y avait rien à attendre, et se tournèrent vers les dieux cananéens, ceux-là au moins on pouvait vénérer leurs statues d’or et d’argent. En plus, ils procuraient la réussite et encourageaient le plaisir ; « Devenu riche, dit la Bible, les femmes de Salomon détournèrent son cœur vers d’autres dieux. » Désormais les Juifs avaient tout (sécurité, aisance, jouissances) mais ils n’avaient rien. Leurs dieux de marbre étaient plus froids encore que leur Loi, et ne menaient nulle part.
Ils éprouvèrent, comme jamais, ce qu’est l’absence de ‘’Dieu’’.
Quatre siècles passèrent dans cette anesthésie collective – en surface la réussite, à l’intérieur le vide. Jusqu’à ce qu’un homme se lève, le prophète Élie. Navré par le spectacle d’un peuple installé mais dépouillé de sa substance, il proclama : « Je suis le dernier, le seul à savoir qui est ‘’Dieu’’ ! » Et qui donc est-il, dirent les Juifs ? Alors il convoqua les prêtres cananéens et leur enjoignit de faire parler leur dieu. Comme rien ne se passait, il se moqua d’eux : ‘’Criez plus fort, dit-il ! Votre dieu a des soucis ou des affaires, ou bien il est en voyage ! Peut-être il dort et se réveillera ! ‘’ » (1)
Toujours rien. Alors Élie pria son ‘’Dieu’’ à lui, qui se manifesta aux yeux de tous par un feu descendu du ciel.
Mais Élie savait que ‘’Dieu’’ n’est pas plus dans un déluge de feu que dans des statues inertes, pas plus dans la richesse que dans la jouissance. Il décida de retourner au désert, là où Moïse avait entendu ‘’Dieu’’ lui dire qu’il était « tendresse et pitié. » Il marcha quarante jours, se cacha dans un creux de rocher, et attendit.
« Et voici que ‘’Dieu’’ passa… Il y eût un ouragan, mais ‘’Dieu’’ n’était pas dans l’ouragan. Après l’ouragan, un tremblement de terre, mais ‘’Dieu’’ n’était pas dans le tremblement de terre… Après, un feu – mais ‘’Dieu’’ n’était pas dans le feu. Et après le feu, le bruit léger d’une brise… Alors Élie se voila le visage et sortit devant ‘’Dieu’’. » (2)
Cela ressemble à un conte de fées. Mais c’est ainsi, par des images et non par des raisonnements, que les Juifs tentaient de capter l’inexprimable dans des mots.
L’absence de ‘’Dieu’’ n’est pas absence d’une présence. Il est présent dans un souffle qui effleure l’âme. Il est à peine audible, il faut tendre l’oreille puis faire silence pour l’entendre. Et quand il passe nul ne peut le voir. C’est ce ‘’Dieu’’ connu comme inconnu, présent mais invisible, que les Juifs vont apprendre à prier.
Comment entrer en relation avec lui ? Les statues cananéennes, c’était simple. On leur offrait de l’encens et en retour on leur disait ce qu’on attendait d’elles, puis on retournait à ses affaires. D’échange avec elles, il n’y en avait point : rien n’est plus muet qu’une statue. Mais ֥Moïse et Élie, sans le voir, avaient parlé à »Dieu » – et il avait répondu. On pouvait donc s’entretenir avec lui, mais comment s’adresser à quelqu’un dont on ignore l’identité ?
Pendant cinq siècles, à intervalles réguliers des prophètes prirent dans le peuple juif la suite d’Élie. Allaient-ils enfin révéler quel est le nom de ‘’Dieu’’ ? Non, ils ne dirent pas qui est ‘’Dieu’’, mais comment se comporter avec lui – et ils le firent lentement, pas à pas.
D’abord ils expliquèrent que ‘’Dieu’’, comme le paterfamilias de l’antiquité, exerçait sur ses enfants une autorité absolue – et redoutable. Les Juifs apprirent à l’invoquer dans la crainte, mais un pas considérable était franchi : ils savaient désormais qu’ils étaient fils de ‘’Dieu’’. Que ‘’Dieu’’ était leur père – Ab’ en hébreu – et que tous, depuis David le roi-Messie jusqu’au plus humble des pauvres d’Israël, tous étaient ses fils. Des fils craintifs, mais des fils de ‘’Dieu’’ quand même.
Ensuite ils apprirent que ‘’Dieu’’ était envers eux un époux, fidèle et généreux, et qu’Israël était comme l’épouse de ‘’Dieu’’. C’était un mariage de raison plus que de passion, mais la relation se faisait plus personnelle.
Enfin, dans le Cantique des Cantiques, ils apprirent que ‘’Dieu’’ était un amoureux fou, bondissant la nuit au-dessus des haies pour aller rejoindre Israël, l’amante qui l’attendait après l’avoir partout cherché en vain. Les relations entre ‘’Dieu’’ et les Juifs devinrent intimes, passionnelles, presque charnelles. Mais l’amant qui les « baisait des baisers de sa bouche » (3) restait à la fois connu dans la chair et inconnu, puisqu’il n’avait toujours pas de nom.
Cette lente découverte de l’identité de ‘’Dieu’’ va trouver son achèvement avec le dernier prophète d’Israël, Jésus le Nazôréen. Riche de la tradition prophétique juive qui le précède – et à laquelle il se réfère – Jésus va faire franchir à l’humanité un pas décisif. Qui modifiera complètement sa relation avec ‘’Dieu’’.
M.B., 25 avril 2023
Ȧ suivre : Comment Jésus dévoile l’identité de ‘’Dieu’’
(1) 1R 18,27
(2) 1R 19,12
(3) Ct 1,1
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