Dans le face-à-face dramatique entre Pilate et Jésus, le gouverneur romain pose au petit rabbi juif une question qui hante depuis toujours la conscience humaine : « Qu’est-ce que la vérité ? »
Pilate n’est pas un philosophe, ce n’est pas un théoricien, c’est un dirigeant politique. Il a des responsabilités et sait que s’il n’y a plus de vérité reconnue et partagée par tous, il n’y a plus de société, plus d’État, plus rien qui tienne. C’est l’universel chaos.
On a identifié quelques-unes des causes qui mettent la vérité en péril. Par exemple, quand – guidés par nos émotions, notre feeling –, nous croyons plus volontiers aux ‘’vérités’’ qui nous plaisent qu’à celles qui nous déplaisent. Ainsi en 1938, croire qu’Hitler voulait vraiment la paix était plus confortable que le contraire. Les accords de Munich furent signés, tout le monde était content. Cette paix fut la vérité d’un an.
Ou encore : si quelqu’un est revêtu d’une autorité (légitime ou usurpée) on croit ce qu’il dit. Peu importe qu’il soit sincère ou compétent, son autorité nous dispense d’exercer notre esprit critique. C’est l’effet gourou : « Cela est vrai parce que je l’ai lu ou entendu ».
Certes chacun peut avoir un avis, mais cela ne veut pas dire qu’on connaît la justesse ou la fausseté d’une vérité. Il y a ainsi des gens qui ‘’savent tout’’ parce qu’ils ne savent rien, mais sont convaincus de savoir. L’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance.
George Orwell a montré que si les hommes politiques ne sont pas les seuls à mentir, chez certains d’entre eux c’est la distinction même entre vérité et mensonge, entre vérité et fiction, qui devient superflue. Dès lors qu’il ne soutient pas leurs intérêts, le réel est sommé de se taire. Car il importe de maintenir à tout prix la croyance des foules dans la fable officielle, sur laquelle est bâtie leur pouvoir.
Talleyrand : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée ». Depuis Staline, cette maxime d’un diplomate amoureux de l’ordre international est devenue le mode de gouvernement de plusieurs dirigeants ivres de leur pouvoir, et prêts à détruire cet ordre. Ce fut Donald Trump avec sa post-vérité ou « vérité alternative » : ce qui est vrai aujourd’hui peut ne plus l’être demain, et le redevenir si j’en ai besoin. C’est ainsi qu’il a nié le réchauffement climatique ou lancé ses troupes à l’assaut du Capitole.
Ailleurs ce fut Vladimir Poutine avec la ‘’dénazification’’ de l’Ukraine confiée au fondateur de Wagner, Dmitri Outkine, un ancien officier du GRU ouvertement nazi. Meurtres, viols, tortures, déportations, destructions, ont été présentés comme la « libération d’un peuple-frère » devenu nazi – en lui appliquant les mêmes méthodes que celle des nazis qu’on dénonçait.
Alors la post-vérité devient une contre-vérité : prenez les déclarations de ces dirigeants et inversez-les mot pour mot. La vérité, c’est l’exact contraire de ce qu’ils affirment.
Pilate l’avait pressenti : quand l’idée même de vérité est abrogée, c’est la notion de monde commun qui est anéantie. Ȧ tous les niveaux le vocabulaire est réduit au minimum. Faute de pouvoir s’exprimer, l’échange entre individus devient impossible – et d’ailleurs, il n’y a plus d’individus. La liberté de penser par soi-même a disparu. Tout argument contraire aux intérêts du pouvoir n’est pas seulement interdit, il devient impensable. Cette perversion des esprits, subtile et pernicieuse, s’est étendue récemment à d’autres grands pays réputés démocratiques : Angleterre (Johnson), Brésil (Bolsonaro), Israël (Netanyahou), Inde (Modi). Elle fait tache d’huile en Europe.
La vérité existe-t-elle par elle-même, indépendamment de ceux qui ont le pouvoir de l’imposer ou qui »savent » ? N’est-elle que le fruit de quelques cerveaux (les gourous), ou d’un concours de circonstances ?
La question que Pilate posait à Jésus est aujourd’hui plus urgente qu’elle n’a jamais été : « Qu’est-ce que la vérité ? »
Ainsi posée, cette question est sans réponse. Et Pilate, en bon stoïcien, le savait. C’est pourquoi le rabbi juif, comme à son habitude, se situe sur un autre terrain. Sa réponse fuse : « Je suis la vérité ». C’est dans l’humain qu’il faut chercher ce qui est vrai. Surtout quand cet humain, comme Jésus, a accompli un parcours intérieur fulgurant. Qui lui permet de dire, en toute modestie mais en toute vérité : « Le Père et moi, nous sommes un ». Non pas qu’il s’identifie à ce ‘’Dieu’’ auquel il a totalement soumis sa vie et sa mort. Mais parce qu’il est tellement uni à lui qu’ils ne font plus qu’un, dans le respect des différences de nature.
Avec son langage de femme, Thérèse d’Avila appelait cela un « mariage spirituel ». C’est la dernière des sept étapes de son Livre des Demeures où elle passe du lent cheminement vers ‘’Dieu’’ à la vie de ‘’Dieu’’ en elle – à l’union totale. Comme le disait déjà saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (1)
Cet accès à la vérité peut nous sembler étrange et lointain. Il a pourtant été vécu et décrit par quantité de mystiques chrétiens et musulmans, qui l’ont ainsi mis à notre portée. Peut-être est-ce ce que disait Kafka : « Il est difficile de dire la vérité car il n’y en a qu’une mais elle est vivante. Et par conséquent elle a un visage changeant ».
Vivante ? Changeante mais toujours vraie ? Jésus nous fait découvrir ce que c’est que la vérité : c’est l’humain, quand il est parvenu au terme de son cheminement vers ‘’Dieu’’.
Tout ce qui est humain – véritablement humain, ouvert à la transcendance – est vérité. Tout ce qui amoindrit l’humain, tout ce qui le rabaisse, qui le martyrise, qui méprise sa nature d’être spirituel, tout ce qui bloque son cheminement, tout cela est mensonge. Ou pire encore : post-vérité, contre-vérité imposée aux petits et aux faibles de ce monde. Qui ne savent plus que penser, parce qu’ils ne peuvent plus penser.
La vérité menacée de disparaître, l’avenir paraît sombre ? Oui. Mais tant qu’il y aura des hommes et des femmes passionnés par elle et sachant où la chercher, rien ne sera perdu.
M.B., 13 juillet 2023
(1) Ga, 2,20.
Bonjour Monsieur BENOIT,
Merci pour cette piste de réflexion sur le difficile sujet de « la Vérité ». Abordé de votre façon, l’actualité et les hommes politiques, n’est-ce pas jouer avec le vocabulaire car parle-t-on de « vérité » ou de faits ? Selon nos perceptions, nos sources d’informations et notre compréhension des événements, et bien entendu de nos affinités, tel ou tel personne apparaitra dans le camps du bien ou dans le camp du mal mais je ne suis pas certain qu’un homme politique fasse tout bien ou ne représente que l’incarnation du mal. Par exemple, pendant « la crise covid » je n’ai pas trouvé qu’il y avait en France de possibilité de discuter ni même d’émettre des doutes sur les procédures imposées ; si elles étaient bonnes ( la vérité ? ), pourquoi n’était-il pas admis de pouvoir en discuter ? Sur un autre plan, j’ai vécu des répressions violentes lors de manifestations pacifiques et solidaires sur un sujet pourtant aussi légitime que les retraites. Ma vérité se heurte-t-elle à celle de nos dirigeants, dans ce cas ?
Je vous rejoins peut-être, si j’ai bien compris votre texte, sur le fait que chacun est en face de sa propre vérité, sa montagne à franchir, c’est à dire notre capacité personnelle à grandir, évoluer sur notre quête spirituelle personnelle. Mais à ce moment là, le recul sur les événements ( et la perception que nous en avons) me parait alors aussi indispensable que le silence à la prière.
Merci de votre réponse. Souvenez-vous de la parabole de « l’ivraie et du bon grain » : rien n’est tout à fait blanc ou tout à fait noir. Contrairement à ce que prétendent les Églises, qui disent posséder LA vérité.
M.B.
Sauf votre respect Mr Benoit. Vous feriez mieux de demander à Jésus » Ou sont les mensonges ? » . Peut être identifierez vous une autre vérité dont celle à laquelle vous vous abreuvez chez LCI depuis des lustres … Brassens avait raison ; « Le temps ne fait rien à l’affaire… » quand l’idée reste fixe rajouterais je…
je ne regarde JAMAIS LCI, dont le parti-pris populiste me dégoûte.
D’ailleurs, depuis 1 ou 2 ans, je regarde de – en – les informations TV.
Cela fait 60 ans que j’entends & vois la même chose. Quand changera-t-on de disque ?
cher Brassens, il serait malheureux aujourd’hui.
M.B.