LE PREMIER « PROGRAMME DE GAUCHE » : un échec retentissant

          C’est à Jérusalem, peu de temps après la mort de Jésus, qu’a été essayé en grandeur nature le premier ‘’programme de gauche’’ : l’égalité absolue entre tous.

          On ne peut pas comprendre cet épisode si on ignore l’existence en Israël à cette époque d’un puissant courant messianiste : tous les Juifs attendaient le relèvement de leur pays, grâce à la venue d’un Messie miraculeux. Chez les premiers chrétiens, cette attente avait pris une coloration particulière : Jésus allait revenir sans tarder, le ‘’Grand Soir’’ était imminent.

          C’était la lutte finale, elle avait déjà commencé.

 I. Jésus et le ‘’système’’

           Jésus lui-même a clairement et explicitement refusé le titre de ‘’Messie’’ que ses disciples voulaient lui attribuer. Il n’a jamais eu de programme social.

          Pourtant, dans la Palestine comme partout ailleurs au I° siècle, régnait un capitalisme sauvage. Or Jésus ne s’est pas attaqué à ce système, il n’a jamais dit qu’il fallait  »prendre aux riches pour donner aux pauvres », n’a jamais condamné les riches parce qu’ils étaient riches.

          Au contraire, il était entouré d’amis fortunés qui le subventionnaient généreusement. Selon Matthieu, il a fait l’éloge de serviteurs qui spéculaient pour le compte de leur maître – lequel, quand il estime que l’un d’eux a mal géré son capital, le fait jeter… en enfer (25,14-30).

          Ailleurs, il a loué un patron qui profitait du taux de chômage élevé pour embaucher des intermittents quand ça l’arrangeait, et les payait sans tenir compte des conventions collectives en usage. Ses ouvriers sous contrat venaient-ils protester ? Il leur répondait que « tel était son bon plaisir » et qu’il « disposait de ses biens comme il lui plaisait. » (20, 1-15).

           Matthieu écrivait en milieu juif, tandis que Luc vivait à Antioche. Est-ce l’influence des mœurs romaines ? Son Jésus semble trouver normal qu’un maître donne « un grand nombre de coups » à ses serviteurs désobéissants, et « seulement un petit nombre » aux fautifs par erreur (12, 47-48). Ailleurs, il raconte l’histoire d’un homme riche qui avait un intendant malhonnête. Dénoncé, que fait l’intendant ? Tant qu’il dispose du livre de comptes, il continue de tromper son maître en annulant dans la colonne de gauche les dettes de ses créanciers. Le Jésus de Luc fait l’éloge de cet intendant doublement malhonnête : « Et moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’argent trompeur. » (1)

           On ne lit dans les Évangiles aucune de ces condamnations radicales du système, qu’on attendrait aujourd’hui d’un prophète de monde meilleur, plus juste, plus égalitaire.

           Ce que Jésus a enseigné, c’est la nécessité de l’aumône.

          La richesse est fragile dit-il, « les mites font tout disparaître et les voleurs dérobent » : par l’aumône faite aux pauvres, on « s’amasse des trésors dans le ciel » (Mt 6,19-21).

          Ce capitalisme spirituel était une règle ancienne, traditionnelle, du judaïsme : en la faisant sienne Jésus n’a rien innové, sauf dans la radicalité de cette aumône. Ce que la Loi juive ne demandait nullement, il conseille de « vendre tout ce qu’on a, et de le distribuer aux pauvres » (Mt 19,16-30). Ce n’était là qu’une illustration concrète de son choix de vie particulier, inhabituel en Israël, et qu’il donnait en exemple à ceux qui voudraient l’imiter : ne pas chercher à faire advenir le Grand Soir social, ne pas dénigrer la richesse des riches, mais tout quitter pour vivre à la grâce de Dieu.

          Il n’a pas cherché à ‘’changer le système’’ : c’est lui-même qu’il a changé, en choisissant de vivre à sa marge.

          S’il a apporté un souffle d’air frais dans ce monde, c’est en lui tournant le dos.

           Un prophète prêche d’abord par son choix de vie et de valeurs. Parvenue jusqu’à nous, l’onde de choc qu’il a provoquée vient de sa désintégration sociale personnelle, voulue, assumée.

 II. L’Église primitive et le ‘’Grand Soir’’

           Quand le même Luc écrit les Actes des apôtres, il décrit une Église en formation qui est profondément traversée par une idéologie messianiste dont témoignent les textes contemporains retrouvés à Qumrân. Une utopie totalitaire, qui a eu des conséquences ravageuses (cliquez) : on allait créer un monde nouveau (cliquez) , un ‘’non-système’’ où tout serait beau, tout serait parfait.

          L’égalité de tous, dans le bonheur et la prospérité générale.

           Et les apôtres, à l’origine de ce programme gauchiste ? Ils avaient fermé boutique, quitté leur misérable petit gagne-pain pour suivre Jésus. Le Lider charismatique mort, finie pour eux l’hospitalité généreuse et quotidienne des riches admirateurs, finies les tables servies. Ils n’ont eu aucune envie de reprendre leur activité de pêcheurs gagnepetits : mais comment assurer leur subsistance et celle de leurs familles, sans retourner trimer jour et nuit sur les eaux décevantes du lac de Galilée?

           La réponse se lit dans les Actes : ils vont obtenir des croyants qu’ils mettent tout en commun (2, 44).

          S’agissait-il de ‘’prendre l’argent des riches pour le donner aux pauvres’’, premier slogan gauchiste ? Pas exactement. « Nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens… Nul parmi eux n’était [plus] indigent : ceux qui possédaient des terrains, des maisons [ou des biens] les vendaient, apportaient l’argent et le déposaient aux pieds des apôtres. Chacun en recevait une part selon ses besoins » (4, 32-34).

          Ce n’était pas ‘’à chacun selon son travail’’, mais ‘’à chacun selon ses besoins’’ – autre slogan gauchiste, d’ailleurs minoritaire.

          Bien évidemment, les besoins des apôtres passaient en premier, on les voit voyager avec leurs femmes, être partout reçus… Ce fut donc la naissance d’un clergé socialement oisif, entretenu par les dons de travailleurs ayant choisi librement d’alimenter ce système-là, dans l’espoir de sortir de l’autre.

           Du côté des riches, nivellement social vers le bas, par abandon spontané (2) de leurs avoirs. Du côté des pauvres, enrichissement inespéré, immédiat, sans travail ni effort.

          Les riches ne l’étaient plus, les indigents cessaient de l’être : pour eux, ce fut un rêve éveillé, Noël de janvier à décembre, sept jours sur sept.

           Hélas, Noël ne dura pas. L’Église de Jérusalem, initiatrice et expérimentatrice du nouveau système, sombra rapidement dans la faillite.

          D’autant plus – manque de chance – qu’au moment même où l’utopie gauchiste (distribuer) prenait le pouvoir à Jérusalem, une crise éclata (3) : la réalité économique (produire) ne suivant plus, on se mit à manquer de tout. La situation se détériora au point qu’il fallut organiser une collecte dans le reste du ‘’monde’’, pour venir en catastrophe à l’aide des gauchistes de Jérusalem.

           Il n’y avait alors ni FMI, ni BCE et le SPQR (4) avait d’autres soucis que sa lointaine province de Judée. On se tourna donc vers les toutes jeunes Églises d’Asie Mineure.

          Elles venaient d’être fondées par un certain Paul de Tarse, qui leur avait donné dès le départ une consigne formelle : travailler, pour ne pas vivre d’assistanat (1Th 2, 9). « Dans la peine et la fatigue, de nuit comme de jour, travailler pour n’être à charge de personne » (2Th 3, 8).

          Paul lui-même organisa le programme d’aide aux « saints » de Jérusalem : « Le lundi, chacun mettra de côté chez lui ce qu’il aura réussi à épargner, afin que vous n’attendiez pas mon arrivée pour rassembler les dons… Quand j’arriverai », j’irai en personne les porter là-bas (1Co 16, 2-4).

          Est-il mal intentionné de penser que Paul, alors en conflit ouvert avec les apôtres de Jérusalem, songeait également à marquer des points sur ses rivaux, en arrivant chez eux les poches pleines d’argent frais à distribuer ?

           L’Église a retenu la leçon, et écarté définitivement tout relent gauchiste de son programme. Elle a étendu à la chrétienté l’impôt versé au clergé (qui s’est longtemps appelé ‘’la dîme’’). Et quand une portion de l’Amérique Latine s’est montrée prête à basculer dans la Théologie de la Libération (directement inspirée du texte des Actes) elle l’a d’abord condamnée, puis étouffée.

           L’utopie gauchiste, elle, n’est pas morte. Elle a resurgi brièvement au XIV° siècle, chez les Dolciniens d’Italie si bien décrits par Umberto Eco dans son Nom de la Rose. A été combattue par les Jacobins français, qui inscrivirent le droit à la propriété individuelle dans la constitution de la 1° République. S’est réveillée au XIX° siècle, d’abord en France, puis en Allemagne, avant de s’épanouir en Russie, en Chine, à Cuba… avec les succès que l’on sait.

           Les peuples oublient les leçons de l’Histoire. Et l’historien, de par son métier, n’est pas porté à l’optimisme.

                                                                     M.B., 22 avril 2012

 (1) Luc 16,1-9. Parole d’évangile que reprendra à son compte F. Mitterrand, quand, en 1981, il dénoncera à la télévision le « mauvais argent. »

 (2) Je passe pudiquement sous silence l’incident d’Ananie et Saphire (Actes 4) qui montre qu’à Jérusalem la spontanéité n’était pas toujours au rendez-vous. Ceux qui souhaitent connaître les détails de cet épisode crapuleux liront avec profit Jésus et ses héritiers, mensonges et vérités .

 (3) Une succession de mauvaises récoltes dans le pourtour du Bassin méditerranéen.

 (4) Senatus Populusque Romanum : le gouvernement central de l’Empire.

CAHUSAC A CONFESSE DEVANT LA FRANCE CATHOLIQUE

          Le confessionnal avait été entièrement refait pour la circonstance. Depuis l’intérieur on ne voyait pas la nef mais un simple mur – un mur nu, tout comme allait devoir se mettre à nu le pécheur qui venait d’y pénétrer.

          Sous un éclairage vif – la Lumière de la Vérité.

           – Entrez, mon enfant.

          Débonnaire, le ministre du culte laissa Jicé s’installer devant lui. Le moindre détail avait été mis au point avec la dir’com’, la directrice en communication de Déhèskhâ. Les arguments, les termes employés seraient les mêmes, l’an dernier ils avaient fait leur preuve dans des circonstances analogues. Mais Jicé savait qu’il était meilleur que Déhèskhâ : lui, il avait des nerfs d’acier, un regard qui ne cillait pas, une respiration parfaitement contrôlée.

          Surtout, il était mince : Jules César ne voulait autour de lui que des gros, il disait que les maigres sont dangereux parce qu’ils pensent trop (1). Ce qui avait perdu Déhèskhâ, c’est que c’était un gros.

          Jicé, lui, ne se laisserait pas faire, il était maigre et dangereux. Il avait retiré sa cravate pour exposer son absence de bajoues, la sveltesse de son torse et la minceur de son cou, ainsi préparé pour l’offrande à la guillotine du peuple. Comme à la prière il joignit ses mains sur la table, et baissa les yeux dans l’attitude de l’Agneau immolé.

           – Eh bien, mon enfant, je vous écoute…

          – Mon père, pardonnez-moi parce que j’ai péché.

           Et là, il leva les yeux, ses yeux limpides qui attestaient toujours de la pureté de ses intentions. Les yeux sont des fenêtres ouvertes sur l’âme : il planta les siens dans l’objectif de la caméra. Que chaque spectateur ait le sentiment de plonger aux tréfonds de son âme, sans un seul coin d’ombre.

          – Que demandez-vous à notre Église ?

          – Le pardon. J’ai détourné de l’argent, j’ai menti : je veux que cette double faute soit annulée, effacée par le pardon. Vous avez ce pouvoir, non ?

          Le ministre du culte sourit :

          – Mais Dieu seul, mon enfant, peut effacer la faute, avec ses conséquences – pour terribles qu’elles soient.

          – Je ne crois pas en Dieu, mon père… et ce n’est pas à lui que je me confesse.

          – Mais alors, à qui ?

          – Au public, mon père. Le public est plus puissant que Dieu, puisque Dieu juge dans le secret et ne condamne que dans l’au-delà. Tandis que le public juge… publiquement, et il est capable de foutre ma vie en l’air dès maintenant. Or, j’ai bien l’intention de continuer. Avec Dieu, on s’arrange toujours : le public, je dois le convaincre.

          – De quoi, mon fils ?

          – De mon innocence coupable. De ma coupable innocence.

          – Car vous êtes coupable ?

           Jicé durcit son regard. « Surtout, ne soyez pas larmoyant, lui avait répété la dir’com’. Pas trace de buée sur vos rétines : vous n’implorez pas le pardon, vous l’exigez, il vous est à cause même de votre confession. » Il martela les mots :

          – Oui, je suis le seul coupable, j’ai laissé parler ma part d’ombre. Et qui donc n’a pas, comme moi, sa part d’ombre ?

          C’était l’argument principal : il fallait désenclaver la notion de culpabilité, rappeler à chaque spectateur que lui aussi (hé hé !) il avait « la conscience jaune encore de sommeil dans le coin de son œil. » (2)

          Politiques ‘’tous pourris’’, certes. Mais avant tout, public tous coupables dans le secret des consciences. Un juge coupable est plus indulgent.

           Le ministre du culte saisit la balle au bond, et pencha sa tête de côté :

          – Voulez-vous dire que vous n’êtes pas le seul fautif ? Qu’il y a eu des complicités ?

          – Des complicités ? Mais lesquelles ?

          – Eh bien… par exemple, celle de Pépère ou de ses lieutenants. Savait-il ? A-t-il laissé faire… ou pire, a-t-il tenté d’étouffer l’affaire ?

           Jicé remplit d’air ses poumons. C’était le moment décisif : Pépère avait la haute main sur le Parquet, il pouvait lui faire savoir qu’il souhaitait, n’est-ce pas, que ses réquisitions tiennent compte… enfin, qu’on n’aille pas jusqu’à… Vous comprenez, n’est-ce pas ? Tout ça de bouche à oreille, bien sûr, rien d’écrit. Les paroles sont légères, elles volent.

           – Je ne sais pas ce que Pépère savait… mais ce que je veux dire, c’est que…

          La séquence avait été répétée des dizaines de fois avec la dir’com’. Il ne fallait quand même pas dédouaner ses copains d’En-Haut, ils lui avaient fait porter, et à lui seul, toute la faute. Mais pour ménager l’avenir, il ne fallait pas non plus les accuser directement. Tout était dans le ton, dans le rythme de la phrase. Dire une chose puis la masquer, en appuyant sur ce qui suivait :

          – …surtout ce que je veux dire, c’est que je suis le seul coupable.

          Le message était passé, de façon subliminale. Agiter bien haut la muleta de sa faute personnelle – la thèse de Pépère -, mais après lui avoir planté dans le dos une jolie banderille. Les journalistes feraient le reste, c’était leur boulot.

           – Je ne suis qu’un ministre du culte mon fils, je ne puis que recueillir votre confession, le public seul a le pouvoir de vous absoudre. Selon la théologie de l’Église, vous savez que quand la faute est pardonnée, ses conséquences se paient dans le purgatoire ?

          – Oui (un soupir, lui aussi très étudié). J’y suis prêt.

          – Et… vous n’avez pas peur ?

          Il était parfait, ce ministre du culte. On ne lui avait pas fourni les questions à poser, mais la dir’com’ était une excellente professionnelle, elle savait ce qui viendrait et elle avait tout prévu.

          – Oui. J’ai peur. Et qui donc, dans ma situation, n’aurait pas peur ?

          Pendant les répétitions, on lui avait appris à moduler cette phrase-là dans le registre des graves, celui de l’homme blessé. L’animal à terre, qui se couche sur le dos, flanc exposé, pour implorer la pitié.

           Le soir même, les commentaires autorisés montrèrent qu’il avait réussi sa confession. Ses anciens amis soulignèrent la blessure de l’homme, sa sincérité évidente. Ses ennemis relevèrent sa petite phrase sur ceux dont il ne savait pas s’ils savaient.

          Et le public, qui n’était plus croyant depuis belle lurette mais restait profondément imprégné de traditions et d’habitudes catholiques, le public était prêt à absoudre le pécheur repentant. Par sa confession devant lui, Jicé ne l’avait-il pas érigé au statut de divinité ? Il lui en serait reconnaissant. Jusque là, le peuple n’avait jamais été que souverain, devenir Dieu grâce à la repentance de Jicé, quand même ça valait bien une absolution.

          Laquelle, après tout, ne lui coûterait pas d’impôts supplémentaires.

           Et demain serait un autre jour.

                                 M.B., 17 avril 2013

 (1) « Let me have men about me that are fat… Cassius has a lean and hungry look, he thinks too much : such men are dangerous.” (Shakespeare, Julius Caesar, I,2)

(2) Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I,4.

BRÉTIGNY : une « attaque de la diligence » ?

          Simple citoyen, je suis donc un c… (1). Mais j’aime pas qu’on me le fasse sentir, ça m’déprime.

          Or, un train déraille à Brétigny. A la télé « On » me dit que :

           1) Les rails de la gare de Brétigny ont été vérifiés le 4 juillet. Neuf jours après, quatre gros boulons boulonnés très fort qui serraient une éclisse sautent, juste après le passage d’un autre train, qui n’a rien remarqué.

          Les quatre boulons bien longs ont gentiment tourné sur eux-mêmes, avec leurs rondelles de serrage.

          Tous seuls. Tous les quatre en même temps. En quelques minutes.

          Braves gros boulons.

           (2) L’éclisse une fois déboulonnée, elle pèse 10 kg mais ne tombe pas sur le côté, non. Avec ses petits mollets vaillants elle enjambe le rail, et va s’installer plus loin, juste au milieu de l’aiguillage, là où ça fait dérailler les trains.

          Coquine, va !

           Des boulons derviches-tourneurs, une éclisse sauteuse : c’est nouveau, ça vient d’sortir.

           3) Quand les flics arrivent, ils se trouvent « en présence d’un groupe de jeunes « qui semblent porter secours aux victimes » mais les policiers « se rendent compte que ces individus sont présents pour dépouiller les victimes et notamment les premiers cadavres » (2)».

          Juste après l’accident, des projectiles sont lancés vers un camion de pompiers qui arrive pour porter les premiers secours.

           Ben quoi ? Les ‘’jeunes’’, après avoir renversé le gros gros cageot en métal, ils étaient tranquillement en train de ramasser les fruits sur le quai de la gare : pourquoi on vient les déranger ? C’est vrai quoi, même les pompiers, y’a plus d’respect.

           Juste après, on me dit dans la télé que les gens y z’ont été formidables, qu’on est ému, très ému.

           Et moi j’me dis dans ma p’tite tête que ça s’rait p’t-être bien les ‘’jeunes’’ délogés par la police qui ont joué à l’attaque de la diligence. Comme à la télé mais en mieux, parce qu’y a que les passagers qui ont été tués, pas les indiens…

           Six morts, pour quelques portefeuilles, quelques portables ? Pas possible !

          C’est nouveau, ça vient d’sortir.

           Les c…, ça ose tout, c’est à ça qu’on les reconnaît. Boucle-là, pose pas d’questions, pense pas aux boulons et va aux Champs-Élysées, où y’a un beau défilé militaire, avec la musique.

          Circule !

                                               M.B., 14 juillet 2013

(1) Veuillez remplir la case manquante.

(2) Témoignage des flics en direct, site d’Europe 1

RACINES DE LA CRISE DE L’OCCIDENT

La crise d’identité que connaissent les chrétiens conscients (laïcs et pasteurs) est extrêmement profonde : elle accompagne la crise d’identité de nos sociétés occidentales, elle en est à la fois le symptôme et la cause conjointe. Elle ressemble un peu à la crise du III° siècle – mais c’était alors une crise de croissance, tandis que nous connaissons maintenant une crise de déclin.

Depuis plus d’un siècle, les Églises se sont repliées sur la sphère morale de l’activité humaine, et de plus en plus sur la morale familiale, dernier bastion de résistance identitaire des Eglises chrétiennes. Dans le domaine de l’orientation des sociétés, les Églises n’ont plus de message neuf et entraînant : la chrétienté s’est dépossédée elle-même de l’utopie créatrice (au bénéfice, par ex. de l’altermondialisme).

Alors que la crise, depuis au moins 50 ans, se joue sur un autre front : celui de « Dieu » lui-même : qu’on pense entre autres à Honest to God de J.A.T. Robinson dans les années 60 (mouvement dit de « la mort de Dieu ») et à la théologie radicale protestante actuelle (Sea of faith). C’est la notion même de « Dieu » qui est remise en cause dans l’identité occidentale.

Qui est « Dieu » ? Et si « Dieu » est « Dieu », comment expliquer et comprendre par exemple le problème insoluble de la souffrance innocente ? Quel est ce « Dieu » qui permettrait la souffrance – bien plus, qui la justifierait comme « un complément à ce qui manque à la passion du Christ » (Paul) ?

Partout, on rejette l’idée de ce « Dieu » auteur de la souffrance, sourd aux appels des humains malgré ses promesses d’écoute de leurs prières.

Cette aporie (impasse théologique) est aussi ancienne que le christianisme. Elle a suscité le mouvement gnostique des II° et III° siècle, et sa réponse : il y aurait deux « Dieux », un dieu bon et un dieu mauvais auteur du mal.

Contre quoi l’Eglise (St Irénée) a répliqué en accentuant le rôle du Christ, qui récapitule en sa personne les souffrances et les espoirs du genre humain, en les fa isa nt déboucher en « Dieu » (cf Vatican II, « Gaudium et Spes »).

Le Christ va ainsi peu à peu devenir le pôle central de la religion chrétienne, fa isa nt passer « Dieu » à l’arrière-plan de la conscience et de la pratique. Certes , « qui me voit, voit le Père » : mais c’est en la personne du Christ récapitulateur que s’équilibre la réponse des Eglises au lancinant problème du mal.

Or depuis la fin du XIX° siècle tout le poids de nos interrogations revient progressivement sur « Dieu ». « Dieu est mort » (Nietzche), et notre civil isa tion occidentale cesse rapidement d’être une civil isa tion pour n’être plus qu’un ensemble de sociétés fédérées par les valeurs marchandes et sociales.

« Dieu »  a déserté l’Occident : l’Occident se meurt.
En même temps, depuis la crise moderniste (1900), si l’on se tourne vers le Christ c’est pour découvrir son humanité. Et que cette humanité, telle qu’elle est connue dans les évangiles, ne laisse percevoir en lui aucune divinité : le Jésus des évangiles, dans leur jaillissement originel, apparaît homme, uniquement homme, splen did ement homme. Comme il fallait s’y attendre de la part d’un juif, il exclut lui-même toute participation à la nature divine. Fils de « Dieu » il l’est, très clairement, mais comme tout humain qui se regarde et se sait face au Dieu Unique, à l’Unique d’Israël.

« Dieu » mort, ou du moins très difficile à penser et à décrire face aux interrogations posées par le mal et la souffrance. Le Christ redevenu ce qu’il n’a jamais cessé d’être, un homme. Que reste-t-il alors du christianisme des Eglises ?

            Une morale.

Cantonnées dans la morale, les Églises se montrent incapables de dire une par ole sur « Dieu », qui soit recevable et cohérente face au raz-de-marée de souffrances que vit la planète.

Nous sommes donc en face de la plus grave crise que les Églises aient eu à affronter depuis les origines, avant l’âge d’or du IV° siècle.

A cette crise, le monde chrétien (catholique comme protestant) n’a su trouver qu’une seule réponse : le basculement, depuis les années 80, vers un fondamentalisme sans nuances. Le mouvement est brutal, et il est spectaculaire. Chez les catholiques, c’est l’abandon des principales ouvertures de Vatican II (œcuménisme, collégialité épiscopale, évolution du sacerdoce, laïc isa tion de l’Eglise [on assiste à une clérical isa tion des laïcs]). Chez les protestants, les USA montrent l’envahissement d’un fondamentalisme chrétien aussi dangereux que le fondamentalisme musulman, et qui lui fait face : on revient au VIII° siècle, à la bataille de Poitiers.

La réponse des Églises à la crise, c’est donc le fondamentalisme : crispation sur quelques binômes de valeurs sûres et simples, qui évacuent « Dieu » plus encore qu’avant le début de cette crise.

Quels pourraient être les grands axes d’un renouveau en profondeur, face à cette crise ?

Est-il encore possible de rêver ?

    1)     REVENIR A « DIEU »

Mais pas n’importe comment. Le mot « Dieu » et tout ce qu’il provoque dans notre imaginaire est lui-même une création des théologiens – à commencer par l’élohiste de la Bible, qui attribue des noms et des qualificatifs à Celui qui refuse de se nommer devant Moïse.
Que personne ne peut qualifier;
Revenir au chap. 3 de l’Exode, qui est l’acte fondateur du judaïsme prophétique.

Et faire passer à l’arrière-plan les chap. 19 et 20 – Moïse recevant la Loi au Sinaï – qui fondent le peuple juif comme entité politique et le judaïsme comme religion sociale.

Revenir au « Dieu » inconnaissable du buisson ardent, et suivre sans le quitter le petit ruisseau prophétique issu de ce premier Moïse, qui serpente à côté du Grand Fleuve sorti du Sinaï (la Loi), sans jamais se mélanger à lui. Ce Fleuve du judaïsme légaliste, Jésus – qui se rattache au petit ruisseau – va s’y opposer vi ole mment et jusqu’à la mort.

Oublier les constructions théologiques de Paul de Tarse (mais pas son expérience mystique), le concile de Nicée-Chalcédoine et tout ce qui s’ensuit jusqu’à nous.

Pour revenir à un « Dieu » dont on ne peut rien dire d’autre que ceci, par lequel il se définit lui-même : il est ce qu’il est (Ex 3,14).

Rien de moins : mais rien de plus.

C’est le Dieu des mystiques : « Dieu connu comme inconnu ».

 2)     ÉCOUTER L’ENSEIGNEMENT DE JÉSUS

Admettre enfin l’évidence : tout l’enseignement de Jésus est juif, c’est-à-dire déjà présent dans le judaïsme palestinien du I° siècle qui est le sien. Ieshua Ben-Joseph n’innove en rien : il fait le choix d’enseigner un judaïsme certes minoritaire dans son pays et à son époque, mais déjà existant.

Jésus n’enseigne pas le christianisme, mais un judaïsme réformé.

Il n’innove en rien, sauf sur un point, un seul, qui est son apport personnel et tient en un mot : Abba.

Un seul mot, qui change tout.

          Abba et non pas Ab’, comme les juifs avaient l’habitude de désigner « Dieu ». Jésus est le seul à appeler ainsi son Dieu : jamais les juifs n’appellent « Dieu » A bba, terme irrespectueux. Et cette innovation linguistique, il la confirme par quelques parab ole s qui révolutionnent complètement la façon dont on concevait jusqu’alors la relation à « Dieu ».

          Jésus n’enseigne rien sur « Dieu » : quand la question lui est posée, il se réfère publiquement au « Dieu » du deuxième Moïse, celui du Sinaï, celui du Fleuve légaliste. Mais par tout le reste de son enseignement, il se rattache au petit ruisseau qui a coulé sans interruption en Israël à partir du buisson ardent.

Il n’enseigne rien sur « Dieu » : mais il innove totalement dans le type de relation qu’il propose avec ce « Dieu ». Une relation de confiance absolue, émerveillée, celle d’un petit enfant dans les bras de son papa (Abba) : c’est le Psaume 130.

Pour Jésus, « Dieu » n’est plus le juge lointain et terrible du Sinaï et le la Loi : c’est le père tendre et aimant dans les bras duquel on peut s’abandonner avec confiance.

C’est en introduisa nt cette nouvelle relation à « Dieu » (avec toutes ses conséquences) que Jésus accomplit la Loi. C’est la seule véritable nouveauté qu’il apporte, tout le reste de l’évangile est déjà présent ou esquissé dans le judaïsme du I° siècle qui est le sien.

« Dieu  » resterait donc indicible, indescriptible, inconnaissable ? Oui, parce qu’il est ce qu’il est, on ne peut l’appréhender. Non, parce qu’il est A bba, daddy, papa tendrement aimant et qui peut être tendrement aimé.
Pour Jésus, la connaissance de « Dieu » n’est pas théologique, une connaissance de l’esprit pensant : elle est cordiale, une connaissance du cœur aimant. Après Jésus, c’est par le biais du cœur qu’on pourra aborder la connaissance de « Dieu » : le cœur devient le seul organe de la connaissance de « Dieu », avant la réflexion (qui ne peut que suivre).

Etre disciple de Jésus, c’est avoir avec « Dieu » cette relation-là.

Pour l’avoir oublié, les Églises (leurs théologiens et leur magistère) plongent l’Occident dans une crise d’une gravité extrême.

 3)     LES SACREMENTS, PASSAGE OBLIGÉ ?

Le christianisme a basé tout son enseignement (sa pastorale) sur les sacrements, qui sont devenus l’unique voie d’accès à « Dieu ».

On sait maintenant que Jésus n’a institué aucun sacrement. Puisque, en bon nazôréen, il refuse le culte juif du Temple, son seul mode de contact avec « Dieu » est ce que nous appelons maintenant la méditation. Dès qu’il le peut, et très souvent, il se retire pour de longs moments de silence en des lieux isolés. Et ce comportement, tout comme l’appellation « A bba« , est sans équivalent dans le judaïsme de son temps.

Dès l’origine, les Eglises ont abandonné la méditation telle que Jésus la pratiquait, pour la remplacer par des sacrements qu’il n’a ni inventés, ni pratiqués.

Et elles sont rapidement parvenues à l’extrême limite de cette pédagogie, qui réduit « Dieu » à l’état de distributeur automatique : le sacrement, enseigne l’Église, agit ex opere operato. Autrement dit, dès l’instant où le geste du sacrement est effectué selon le rite et par le clergé compétent, l’effet se produit automatiquement. Il suffit d’être baptisé pour être chrétien, d’être mariés pour être « unis », de la consécration eucharistique pour avoir la Présence, etc…

L’histoire et la pratique montrent que les sacrements sont incapables, à eux seuls, de transformer ceux qui les reçoivent. Contrairement à ce qu’enseigne l’Église, le sacrement n’agit pas automatiquement. Mise en oeuvre massivement sur de vastes populations, la pratique sacramentelle ne les a jamais fait accéder à l’expérience de « Dieu » (mais, très souvent, à une pratique magique de la religion). C’est à côté des sacrements, parfois malgré eux et non pas grâce à eux, que des chrétiens font l’expérience de Dieu.

Quand l’Eglise reconnaîtra la faillite de sa pédagogie sacramentelle massive, et rendra à la méditation sa juste place dans le christianisme. Quand elle enseignera aux plus humbles ce que Jésus pratiquait lui-même, alors les sacrements (s’il faut les conserver pour des raisons sociologiques) reprendront leur place de moyens secondaires, et leur efficacité, entièrement dépendante de l’engagement du cœur des croyants.

 4)     DIEU AGIT-T-IL ?

Sur cette question, très délicate, je ferai juste quelques suggestions.

Le judéo-christianisme (contrairement au bouddhisme) est fondé sur la notion d’un « Dieu » créateur : Bereshit bara Élohim, premiers mots de la Bible. « Dieu » crée l’univers, le fait sortir de rien (ex nihilo). Et il continue de le créer , en intervenant à chaque instant sur sa création. Tout ce qui se produit sur terre, jusqu’au moindre de nos cheveux, est sinon voulu par « Dieu », du moins permis par lui. C’est la notion de la création continue, qui sous-tend aussi bien le judaïsme que le christianisme.

« Dieu » est considéré comme responsable de tout ce qui se produit sur terre, et donc aussi du mal et de la souffrance innocente.

Pris dans ce traquenard, les chrétiens ne peuvent s’en sortir. Toute leur cosmologie et leur anthropologie dépendent de la création continue de Dieu : dans la vie concrète, cela mène à des situations intenables. Pourquoi tel enfant meurt-il de leucémie ? Il faut un responsable, et puisqu’il ne cesse de créer, « Dieu » est le responsable tout trouvé. Mais ce « Dieu » cruel, on le rejette (et à bon droit) : des foules de croyants ont perdu la foi à cause de cette impasse-là.

Pour en sortir, il faudrait abandonner l’anthropologie-cosmologie du judéo-christianisme, et concevoir le monde autrement : l’enseignement de Siddartha (le Bouddha) offre en la matière une vision infiniment plus réaliste et satisfa isa te que celle du christianisme.

Pour le Bouddha, tout acte (et par là il entend pensées, par oles, actions) est comme une graine : une fois planté par nous et en nous, il portera son fruit.

Inéluctablement.

Le karma est la résultante, à un instant donné, de la somme des actions positives et négatives posées par un humain à cet instant, non seulement au cours de sa vie présente, mais aussi au cours de ses vies passées, très nombreuses.

Le nirvâna, la délivrance finale (qui correspond si l’on veut à l’entrée au « ciel » des judéo-chrétiens, c’est-à-dire à la fin du cycle des renaissances) est réalisé lorsque toutes les actions négatives des vies passées et de la vie présente sont « neutralisés » par la somme des actions positives.[1]

Le bouddhisme ignore la notion de « péché« , qui suppose un « Dieu » juge de nos actions. Il n’y a aucun juge de nos actions : chacune porte son fruit, nous récoltons ce que nous avons semé – fût-ce dans une vie passée.

Un bébé vient à naître avec une malformation, ou dans un milieu défavorisé qui ne lui laisse que peu de chances de progresser. « Dieu » est-il responsable ? Non, mais le nouveau-né seul, qui porte les fruits karmiques de ses vies précédentes. Le parcours qu’il entame dans sa nouvelle vie lui est offert comme une nouvelle chance d’apurer son capital négatif par une somme suff isa nte d’actions positives.

Dans cette optique, chaque nouvelle naissance est conçue comme une chance inouïe, unique, de rompre le cercle douloureux des renaissances successives pour parvenir, enfin et dès maintenant, à l’Éveil libérateur.

Un autocar se renverse, tuant trente enfants qui partaient en vacances. « Dieu » est-il responsable ? Certainement pas. La responsabilité, s’il faut en chercher une, est à répartir entre le conducteur, le constructeur du car, l’Etat qui fait les routes, peut-être le patron qui a engagé le conducteur. Mais pour les parents, cette course trop tôt interrompue n’a qu’un seul sens possible : la mort douloureuse et injuste de leur enfant s’explique par son passé karmique, dont ils ignorent tout. Il est reparti pour un cycle de renaissance, nouvelle chance où tout va se jouer à nouveau pour lui.

« Dieu », en tout cas, ne peut jamais être tenu pour responsable.

Sauf en judéo-christianisme, tel qu’il est véhiculé dans les mentalités.

Si l’on admet cette anthropologie, la prière d’intercession a-t-elle encore un sens ?

Non : « Avant qu’une par ole ne vienne sur mes lèvres, voici, tu la sais toute entière » (Ps 138). Nous n’allons certainement pas apprendre à « Dieu » ce dont nous avons besoin, il le sait mieux que nous. Ni lui demander de modifier un karma qui ne dépend que de la façon dont nous avons su saisir nos chances au cours de vies successives.

« Dieu » ne continue pas de créer le monde, en agissant autoritairement (et arbitrairement) sur lui. Une fois lancé dans l’existence, l’univers obéit aux lois qu’il a reçu de « Dieu » au moment de la création. Inondations , guerres, etc… suivent leurs cours en dépendance à la fois des lois de la nature et de l’action des humains.

Au coup par coup, « Dieu » n’y est pour rien. Quand une pomme se détache du pommier parce qu’elle est mûre, elle continuera de tom ber , que « Dieu » le veuille ou non.

Il y a cependant un domaine, un seul où la création se continue bien à chaque instant, c’est ce que la Bible appelle le cœur de l’homme. L’enseignement sur le cœur est propre à la Bible, il parcourt tout le « petit ruisseau » prophétique, et Jésus le reprend avec force quand il enseigne que ce qui rend l’homme pur ou impur, c’est ce qui sort de son cœur.

Or, le cœur humain est le seul espace dans la création qui puisse changer, revenir en arrière, adopter un cours imprévu et imprévisible.

C’est-à-dire, éventuellement, se renouveler (la création ne se renouvelle pas : elle évolue, elle continue sur sa lancée).

Pour la Bible, « Dieu » peut agir sur le cœur de l’homme, et son action peut ressembler à une « nouvelle création » : là, oui, la création peut être continue – si l’homme y consent.

La seule prière d’intercession qui ait un sens quelconque est celle qui s’adresse à « Dieu » pour qu’il tente une action re-créatrice sur le cœur de l’homme. Sur le cœur de celui qui prie, en tout premier lieu. Mais aussi sur le cœur d’autres que lui, même éloignés, même inconnus (même incroyants). Il y a là un espace de li ber té créatrice, que la prière peut toucher.

Prier pour que cesse une inondation, c’est un acte magique qui fait de « Dieu » une machine à sous : l’inondation est due à des causes naturelles et humaines contre lesquelles « Dieu » ne peut rien.

Mais prier pour que change le cœur des décideurs, de qui dépend la construction d’une nouvelle digue pour éviter la prochaine inondation, cela, oui, a du sens. Bien que le résultat ne soit pas acquis, car le cœur humain est encombré de mille pulsions contraires !

Si L’Eglise remplaçait son enseignement d’un « Dieu Tout-puissant » qui peut tout et fait (ou ne fait pas) tout selon son humeur, par un enseignement biblique sur le cœur de l’homme, et par l’enseignement de Siddartha sur la responsabilité individuelle, peut-être pourrait-on sortir de l’impasse…

 5) THÉOLOGIE ET EXPÉRIENCE

Quelques réflexions après la lecture du dossier « Sea of faith » (théologie radicale anglo-saxonne).

Comme l’indique son nom, la théo-logie est un « discours sur Dieu », une explication de ce qu’est « Dieu » au moyen du langage humain.

Pour qu’une théologie soit acceptable, il est essentiel que l’ordre des mots soit scrupuleusement respecté.

(a) Théo-logie : L’expérience de « Dieu » doit être première (théo-), son expression (-logie) ne peut que venir qu’après cette expérience.

On objectera : mais que vaut une expérience sans compréhension qui l’accompagne en temps réel ? Y a-t-il expérience s’il n’y a pas, en même temps, compréhension de cette expérience, et donc expression ?
Que vaut une « théophanie » sans « logophanie » ?

C’est juste : le récit d’Exode 3 montre bien que Moïse, quand il aperçoit le buisson ardent, s’en approche dans une attitude de curiosité réflexive. Qui précède donc l’expérience qu’il va faire, et sans laquelle il ne l’aurait pas faite. Il n’y a pas d’expérience « brute » du surnaturel (sauf peut-être à travers la drogue ?). Mais des exemples comme Jeanne d’Arc, Bernadette Sou birous, montrent que le bagage linguistique et intellectuel nécessaire à l’expérience consciente de « Dieu » n’a pas besoin d’être très lourd : des petites gens, des « simples » (Jeanne d’Arc ne sait pas lire, Bernadette parle à peine français) peuvent parvenir à une expérience de « Dieu » très élevée. Et ces « simples » sont parfois capables d’exprimer leur expérience de façon théologiquement remarquable.

La théo-logie suppose donc une expérience vive et personnelle du « Dieu » qui est l’objet de sa réflexion. C’est ce qu’exprimait Évagre :  « si tu pries, tu es théologien ».

b) Logo-logie : Beaucoup de théologiens, hélas, semblent avoir inversé l’ordre des mots : ils ne font plus de la théo-logie, réflexion sur une expérience de « Dieu ». Mais une espèce de philosophie religieuse qui brasse les mots, court sans cesse après les évolutions sociales, scientifiques ou techniques (sans jamais les rattraper), assemble côte à côte les apories ou les impasses les plus graves et s’en sort par des pirouettes verbales.

Non plus une théologie, discours sur « Dieu » : mais une logologie, discours sur le discours.

Il est vrai que le proverbe « si tu pries, tu es théologien » pouvait donner l’impression qu’il suffit de prier pour avoir une compréhension juste de tous les problèmes que suscite le mot « Dieu » dans nos sociétés. Position naïve, chère aux fondamentalistes, qui mène droit dans le mur.

Non, il ne suffit pas de prier pour être théologien. Mais un théologien qui quitte du regard, ne serait-ce qu’un instant, l’expérience de ce dont il parle, peut aboutir à des affirmations comme celle-ci, empruntée à la théologie radicale : « Le Dieu créateur est notre création, le Dieu Père est notre projection »[2], ou bien cette autre : « Dans un monde où le surnaturel est naturel et le divin humain, le sacré et le profane ne font qu’un »[3]

On comprend bien ce que veulent dire ces affirmations : elles réagissent contre une certaine présentation traditionnelle (et fausse) de « Dieu » et de l’anthropologie-cosmologie du judéo-christianisme. Mais la formulation s’est laissée entraîner par la réaction, la logique a oublié l’expérience, la passion l’emporte sur la raison.

Une théologie qui n’est plus en contact avec l’expérience vécue au buisson ardent, une théologie qui se contente d’appeler « Dieu » celui qui est au-delà de tout nom, puis qui raisonne à l’infini sur ce concept de « Dieu » – cette théologie se discrédite, tourne en rond et nous conduit à la fosse.

Tout autant que les théologiens radicaux, les théologiens d’Églises semblent avoir oublié l’ordre des mots – théo-logie : ne sachant plus parler de l’Ineffable, ils nous enfoncent dans la crise.

 6)     LE NŒUD DE LA CRISE : RÉSURRECTION

En guise de conclusion à ces réflexions : tout ce qui précède trouve son nœud dans un tombeau, découvert vide le 9 avril 30 au matin. Si ce tombeau est vide, ont rapidement affirmé les disciples, c’est que son occupant, Jésus, est ressuscité.

Depuis que l’Eglise a imposé cette solution à l’irritant problème du tombeau vide, le monde dans lequel nous vivons n’est plus pour elle qu’une ombre imparfaite et incomplète du monde parfait et accompli dans lequel Jésus  a pénétré par sa résurrection. Par le biais de la résurrection, un platonisme dévoyé a fait son entrée dans le christianisme, et les conséquences en sont immenses sur notre civil isa tion. Religiosité, morale, pensée, politique occidentale se sont installés définitivement dans une schizophrénie de fait, mortifère.

Ainsi le corps humain et tout ce qui s’y rattache (sexualité, socialité) est déprécié, craint, méprisé, couvert de tabous : seul le corps ressuscité de Jésus est accompli et parfait. Nos corps à nous ne pourront atteindre cette perfection qu’après une résurrection, dont nous n’expérimentons jamais que le premier temps, la mort.

Depuis lors, « Dieu » ne peut être atteint qu’à travers des sacrements : le corps est trop infirme, et l’esprit trop distinct, trop séparé de ce corps, pour que corps-et-esprit puissent rencontrer directement « Dieu ».

Depuis lors, « Dieu » est impossible à atteindre autrement que par la médiation du Christ.
Ieshua Ben-Joseph n’avait jamais prétendu être autre chose qu’un poteau indicateur, pointant vers « Dieu » : « Qui me voit, voit le Père » est insidieusement devenu « Qui me voit, voit le Christ ».
Le poteau indicateur est devenu destination finale.

L’enquête montre pourtant que Ieshua n’est pas ressuscité à l’aube du 9 avril 30 ( cliquez). Que la transformation du tombeau vide en résurrection miraculeuse obéit à des objectifs de type politique[4].

Les prolongements de cette enquête montrent surtout que Jésus n’avait pas besoin d’être ressuscité pour être ce qu’il est. La « résurrection » fausse définitivement la personnalité de Jésus en l’enfermant dans la sphère divine : et par la même occasion, elle défigure à jamais la notion de « Dieu », en ramenant ce dernier à nos archétypes mentaux.
« Dieu » humanisé, les théo-logies deviennent toutes plus ou moins des anthropo-logies.

             Le jour où les Eglises mettront en question le dogme de la résurrection de Jésus (devenu, absurdement, « résurrection de la chair »).
Le jour où elles admettront l’expérience de l’hindo-bouddhisme, sa conception d’un cycle de renaissances qui aboutit à un Nirvâna dont on ne peut rien dire, de même qu’on ne peut rien dire de « Dieu ».

Le jour où les Eglises, sortant de leur splen dide is olement, accepteront enfin de considérer une expérience différente de la leur. Cesseront de prétendre à posséder seules l’unique vérité. Accepteront de confronter leur vérité aux faits, et que cette vérité se montre incapable de les expliquer. Accepteront enfin que ces mêmes faits puissent avoir été abordés autrement, sur les bords du Gange, que sur les rives du Jourdain. Et que l’expérience ainsi vécue mène à des solutions que nous ne possédons pas.

Le jour donc où une anthropologie-cosmologie de l’Éveil viendra expliquer harmonieusement l’expérience vécue par Ieshua Ben-Joseph, l’Eveillé juif.

Bref, le jour où les eaux du Gange et du Jourdain pourront enfin se rejoindre. Où les Eglises occidentales accepteront enfin de mêler ces eaux, filtrées par le jugement d’une expérience spirituelle vécue, sans rien perdre du meilleur des deux traditions…

Ce jour-là, pour l’instant, ne peut advenir que de façon individuelle, marginale, pour une petite minorité.

Ceux qui le peuvent doivent s’y employer : nous en avons maintenant les moyens.

Quant aux Églises, l’expérience semble prouver qu’elles sont incapables de changer :

                   M. B., Mont Sainte-Odile, juin 2003

DIEU EXISTE ? NON, DIEU N’EXISTE PAS (Comte-Sponville et Schmitt)

          Lu, dans la presse féminine, un dialogue entre le philosophe André Comte-Sponville et l’écrivain E.E. Schmitt.

     « Est-ce que Dieu existe ? Je ne sais pas, mais… je crois », dit Schmitt. A quoi Comte-Sponville répond : « Je ne sais pas si Dieu existe, mais je crois qu’il n’existe pas »

     Deux esprits aussi brillants ne peuvent accoucher que de brillantes formules. Ils ne sont pas les premiers : au cours des siècles, l’éventail des possibilités a été exploré jusque dans les moindres recoins. Depuis le « Je crois en Dieu, parce que c’est absurde » (la foi du charbonnier) jusqu’au « Je crois en Dieu, parce que la raison me le démontre » (certains théistes des Lumières). Entre-deux, on trouve la formule de St Anselme « Je crois en Dieu, afin de comprendre Dieu » – laquelle n’est pas éloignée de la position des musulmans,

     On n’en sort pas, les opinions s’opposent sans jamais se rencontrer. Pourquoi ? Peut-être parce que la question est mal posée.

    En effet, tout ce brillant monde parle de « Dieu ». Le mot est indistinctement employé, aussi bien par ceux qui pensent croire en lui, que par ceux qui refusent la foi, ou qui sont entre les deux. Et l’on philosophe, on philosophe…

     Or, c’est le mot Dieu lui-même qui est piégé, et rend toute réponse impossible à la question de la foi.

       Car « Dieu » est déjà, en lui-même, une invention des théologiens ou des penseurs. Quand un Occidental ou un Moyen-oriental dit « Dieu », automatiquement, sans qu’il puisse y échapper, il introduit dans son esprit – avec le mot – un vaste champ sémantique. Très différent, certes, selon les civilisations et les époques, mais très prégnant. Le mot « Dieu » véhicule ainsi avec lui, au choix : l’image du Tout-Puissant qui régit tout, celle de l’auteur ou du complice du Mal, du Père inhibiteur ou source de dépendance, de l’Amant absolu, du père fouettard, que sais-je… Jusqu’au vieillard à barbe blanche assis sur son nuage, tout là-haut, au ciel de nos enfances.

         Les théologiens sont responsables de cette enflure sémantique, sur laquelle débouche automatiquement le mot « Dieu ». Et ceci a commencé très tôt, dès la deuxième étape de l’écriture de la Bible (habituellement appelée élohiste). A partir de là, à cause du texte lui-même qui se met à nommer « Dieu », puis à le décrire de plus en plus précisément, le judaïsme, suivi du christianisme et de l’islam, vont parler, et parlent encore, de « Dieu ».

     Il n’en allait pas ainsi pour la première mise par écrit de la Bible (le yahviste), ou pour l’hindouisme. Là, on sait encore qu’on ne peut pas nommer « Dieu » : la toute première Bible le désigne par quatre consonnes qui ne signifient rien, et que les juifs pieux remplacent (aujourd’hui encore) par une seule, le yod ou . Quant aux hindous, ils remplacent la désignation de « Dieu » par une simple vibration, « Ohhhmmm…. »

    Quand un occidental se demande s’il croit en Dieu, il se demande en fait s’il adhère à telle ou telle représentation de « Dieu » – qu’il ira puiser, selon sa formation ou sa tradition, dans telle ou telle partie du champ sémantique générée par le mot « Dieu ».

     Vous me demandez si je crois en « Dieu » ? La réponse est claire, sans appel : c’est non. Non, je ne puis adhérer à aucune des représentations ouverte par le champ sémantique « Dieu ». Il me faudrait alors choisir entre les opinions des uns ou celles des autres, alignées dans les rayons de nos bibliothèques depuis plus de 25 siècles.

      Alors, en quoi croyez-vous ?

     Je ne crois pas : je constate (et il m’a fallu pour cela toute une vie de recherches tâtonnantes, d’expériences douloureuses) que derrière ce monde des apparences, il y a une réalité que la plupart appellent « Dieu », mais que je me refuse à nommer parce qu’elle est au-delà de tout mot.

     Une personne ? Mais non ! Si je dis « une personne », je rentre déjà dans la querelle des mots, dans une cage assemblée depuis les premiers conciles jusqu’à E. Mounier. Un existant ? Pas plus, vous me traînez chez Heidegger ou Sartre.

     Alors, quoi ?

    Une expérience, faite à la fois dans la vie et par l’esprit. La vie devançant presque toujours l’esprit, le travail de l’esprit éclairant lentement la vie. Une expérience, qui ne peut donc se réduire à aucun mot, même quand c’est une expérience que l’esprit prétend analyser.

     Une expérience ne se met pas en formules, ni en mots. Elle ne se décrit pas, elle est au-delà des mots. Elle se constate, quand toutefois la conscience finit, enfin, par acquiescer – toutes murailles intérieures renversées – à la force de l’évidence.

                                     M.B., 11 janvier 2007

SPLENDIDE SOLITUDE

I. Aux origines : une tribu

Lorsque la tribu issue d’Abraham s’établit en Égypte, elle forme un groupe extrêmement soudé autour de sa descendance, les douze frères. Le sentiment de persécution, le travail forcé imposé par les Égyptiens, renforce encore ce sentiment d’appartenance des individus à un groupe. Il faut faire front pour survivre : la cohésion est surtout d’ordre politique et social, secondairement d’ordre idéologique et religieux.
          Après leur fuite d’Égypte, errant dans le désert, les juifs n’ont plus d’oppresseurs contre qui se liguer : ce qui les fédère alors, c’est l’angoisse du lendemain. Dévorés d’angoisse, ils s’opposent à Moïse et le forcent à une solitude exemplaire : il doit planter sa tente en-dehors du campement communautaire, puisque ses « frères » refusent la confiance qu’il accorde, et lui seul, à Yahwé.
          Pour la première fois dans la Bible, un homme connaît la solitude comme conséquence de sa vision intérieure, celle d’un monde auquel lui a accès, mais pas ceux qui ont formé jusque là sa communauté, ses réseaux de relations et de solidarités.
          Angoisse et rejet de la nouveauté : les deux ingrédients permanents de l’exclusion, par un groupe, de l’un des siens.
          Sources de toutes les solitudes imposées.

II. Solitude de Jésus

Rarement soulignée par les commentateurs, la solitude de Jésus est un élément fondateur de son expérience spirituelle.
           Il semble en être le seul artisan : c’est lui qui s’éloigne de sa famille, puis qui la rejette (Mc 3,33). C’est lui qui ne sacrifie jamais au Temple, et condamne les sacrifices – culte fédérateur de la communauté juive. C’est lui qui insulte les autorités religieuses de son pays. Lui qui proclame que la Loi ancienne – celle qui avait fait de la tribu informe un Peuple structuré – n’est plus valable, puisqu’elle doit être « accomplie » : c’est-à-dire dépassée, et par lui. C’est lui enfin qui choisit de n’avoir pas une pierre où reposer sa tête, devenant vagabond et mendiant, marginal.
          Ayant perdu famille, enracinement religieux et social, méprisé puis pourchassé, Jésus est un homme seul. Très seul dans un monde juif où nul ne peut être une île.
          Il a souffert de cette solitude, qu’il a pourtant choisie. Il tente alors de s’entourer de douze disciples, chiffre hautement symbolique auquel il attache une grande importance. Mais ces Douze, communauté de substitution, ne comprennent rien à la nouveauté qu’il apporte et ne pensent qu’à leur propre avenir politique, la première place qu’ils convoitent ouvertement. Jésus le comprend vite : dès lors, il marche « devant eux », seul.
          Tragiquement seul.
          Reste son Dieu. Tant qu’un juif n’a pas perdu Dieu, il n’a pas tout perdu. Son cri sur la croix, « Éloï, pourquoi m’as-tu abandonné ? », est une citation du Ps 21. Comme tous les juifs, Jésus exprimait le fond de son âme par une citation de l’Écriture. Cette parole est l’une des « sept paroles en croix » qui résiste le mieux à l’analyse : elle a toutes chances d’être authentique.
          Abandonné du Dieu de son éducation juive, de l’Éloï qui fédère sa communauté dans la foi et le culte, Jésus est devenu une île. Il est totalement, absolument seul.

III. Abandon de Dieu et solitude

Un autre homme, dans la Bible, a connu une expérience semblable : c’est Job.
          Il perd simultanément tous ses biens, et tous ses enfants. Sa femme le méprise, le raille et le rejette. Son corps le trahit. Malade, il s’établit sur un tas de fumier, et attend.
          Viennent le visiter trois amis. Des amis, enfin ! Un lien quelconque avec la communauté des hommes ! Que non. Ses amis lui démontrent, avec l’implacable suavité des ecclésiastiques de tous les temps, qu’il est seul responsable de sa solitude. Elle est voulue par Dieu. Job doit se soumettre à la volonté de ce Dieu qui l’a séparé de tout, et de tous.
          Job ne se révolte pas – pas très longtemps, en tout cas – contre ce Dieu qui lui voudrait du mal. Dans la nuit obscure de son âme, il consent. Il n’accuse pas Dieu. Il n’accuse personne, il ploie sous le consentement.
          Ce consentement, Nietzche le refuse : il tue Dieu, et le remplace par danse du Gai Savoir, celui des Hommes enfin libérés de toute tutelle, enfin grands par eux-mêmes. Les super-hommes d’un monde sans Dieu.
          Donatien, marquis de Sade, est le seul à avoir été plus loin que Job, plus loin que Nietzche : il ne tue pas Dieu, il l’écrase de son mépris, le poursuit de ses hurlements, l’évacue comme un animal malfaisant. Mais dans les décombres de Dieu, il écrase aussi l’homme, l’enfant et la femme qui ne sont plus qu’objets de jouissance. Triste Savoir : il n’y a que jouissance, recherche de la jouissance au prix du foutre épandu, du sang versé.
           L’Homme n’existe plus, pas plus que Dieu : personne n’est allé aussi loin que Sade dans la solitude qui fut la sienne, enfermé dans un appétit de jouissance que Dieu ne peut combler, et que les êtres humains ne comblent qu’au prix de leur destruction, lentement accomplie sous les yeux et par les mains du jouisseur.

IV. Solitude du disciple de Jésus

De son vivant, tentant d’échapper à la solitude qui le cernait, Jésus n’a donc pas réussi à former une communauté, un nid de chaleur et de partage humains.
          Ceux qui viennent à lui, il ne leur dit pas : « Rejoins-nous« . Il leur dit : « Suis-moi« .
          Cette solitude qui est la mienne, assume-la, fais-la tienne. Désormais tu seras séparé de tous, comme je l’ai été. Et je serai ta seule porte d’entrée dans le Royaume.
          C’est peut-être cela que signifiait dans sa bouche l’image de la « porte étroite » : étroite, parce qu’elle est limitée à lui seul. Quitter la communauté, pour ne passer que par lui.
          Porte étroite ? Peut-être. Mais une porte n’est jamais qu’un lieu de passage, fait pour être franchi. Ouvrant sur quelque chose.
          Et ce sur quoi Jésus ouvre, c’est sa « Loi du cœur », qui mène à la découverte de la tendresse de Dieu. Non pas l’Éloï qui abandonne Jésus sur la croix, mais Abba, océan de tendresse, infini d’un amour nouveau : avait-on jamais décrit « Dieu » comme le père inquiet, qui attend chaque jour devant la route poudreuse l’enfant perdu ? Comme la femme, prête à tout bouleverser dans sa maison (l’Église ?) pour retrouver une seule pièce perdue ? Comme le berger, abandonnant la communauté pour aller, dans la solitude rocailleuse, chercher une seule brebis qui vagabonde dans la solitude ?

          Pendant les siècles de sa splendeur, l’Église catholique a offert à ses fidèles la solidité de ses dogmes, un rempart contre l’étrange et sa nouveauté, la chaleur du regroupement.
          C’est pourquoi sans doute ceux qui mesurent l’inanité des dogmes, ceux que la nouveauté n’effraient pas plus que la vie, ceux qui expérimentent la froideur d’une communauté devenue factice, ceux-là qui cherchent ont pourtant du mal à franchir le pas : tout quitter – et d’abord les racines de leur enfance- pour suivre le solitaire de Galilée.
          Quitter la sécurité communautaire, laisser tomber le manteau protecteur des dogmes, peut apparaître comme une entrée en solitude – qui fait peur, à laquelle on ne se résout pas. On reste « un pied dedans, un pied dehors ».
          Franchir la porte, faire confiance à l’homme Jésus. Sa « Loi du cœur » est une révolution, exigeante ? Sans doute. Elle mène à l’Abba qu’il n’a cessé de prier, et dont il a si peu parlé dans son enseignement. Mais dont la proximité, seule, explique que la solitude de Jésus, si elle fut réelle, fut aussi un chemin d’initiation.
          « Je suis la porte » : aller vers elle, la franchir, c’est réduire la solitude à néant.

                    M.B., 9 juillet 2008

DIEU A-T-IL DE L’HUMOUR ?

          L’humour, c’est comme l’amour, c’est bon quand on le fait : mais dès lors qu’on se met à en parler, il cesse d’exister.
          Vouloir le définir, c’est déjà montrer un cruel défaut de pratique.
          Il a ceci de commun avec Dieu, qu’aucun mot ne peut le dire. Et comme Dieu, c’est lorsqu’il vient à manquer qu’on s’aperçoit de son existence.

I. Les français, ou l’impossible humour

         Les anglais ont-ils inventé l’humour ? Voltaire (lettre de 1762) : « Les anglais on un terme, humour qu’ils prononcent youmor. Ils croient qu’ils ont seuls cette humeur, et que les autres nations n’ont point de terme pour exprimer ce caractère d’esprit »
          Je ne sais si « les autres nations » manquent de « ce caractère d’esprit », mais les français en sont fort dépourvus. Oh ! En cherchant bien, on trouvera quelques phrases de Montaigne, de Flaubert et même de Stendhal. Mais notre « caractère d’esprit » national a été façonné par deux monstres sacrés.

Rabelais, ou la gauloiserie

          Premier grand roman en langue françoise, le cycle de Gargantua implante chez nous le comique gaulois : « Plus c’est énorme, et plus c’est drôle » ! Hénaurme, le récit de la naissance de Gargantua, hénaurme la meilleure façon de se torcher le cul, celle « qui cause au fondement une volupté bien grande ».
          La postérité de Rabelais se retrouve, vivante, chez Coluche, De Funès, Fernandel – les comiques préférés des français. En passant par Molière, Mirabeau, Beaumarchais puis le vaudeville, Feydeau, Labiche… Toujours, on se moque des autres, jamais de soi : le pauvre se moque du riche, le manant du nanti, le sot du savant (surtout si c’est une femme savante), le sujet se moque du pouvoir… Le comique gaulois est une satire de la société, il deviendra le premier moteur de la Révolution de 1789.

 Voltaire, ou l’ironie

          Jeu de l’esprit, l’ironie devient au XVIII° siècle une arme meurtrière. On tue d’un bon mot, d’une pointe assassine. Elle est brillante, scintillante, elle lance des éclairs – comme la lame d’une épée.
          C’est une arme d’attaque, plus que de défense. Sa postérité se retrouve chez Sacha Guitry, Thierry Le Luron, Guy Bedos… Elle sera le second moteur de la Révolution de 1789.

          Comique gaulois, ou ironie : attaque, ou défense. Notre « caractère d’esprit » est tourné vers les autres – ou contre les autres. Les français ne se moquent pas facilement d’eux-mêmes (Devos fait exception, mais il est belge). Et comment se moquer de soi, quand on se croit fils naturel d’Henry IV, enfant de droit de Louis XIV, petit-fils de Grognard napoléonien, et qu’on est pour toujours nostalgique de la Grandeur de la France ?
          L’humour consiste d’abord à ne pas se prendre au sérieux – et encore moins, au tragique. Or, nous nous prenons terriblement au sérieux, et quand « ça ne va pas » comme il faudrait, l’Acte III du drame et ses larmes sont tout proches.

          Prenons la même situation, vécue de chaque côté de la Manche.
          Madame du Barry, ancienne maîtresse de Louis XV, monte à l’échafaud. Que dit-elle ? « Oh ! Monsieur le bourreau, s’il vous plaît, encore un instant ! ». Ému par un destin si tragique, je pleure.
          Thomas More monte à l’échafaud. Que dit-il ? « Monsieur le bourreau, veuillez m’aider à monter je vous prie, car pour descendre je me débrouillerai bien tout seul ». J’admire, en souriant.
          Pierre Desproges apprend qu’il est condamné : « Plus cancer que moi, dit-il, tu meurs »
          Ruiné, misérable, Oscar Wilde agonise. Profitant de ses derniers instants de lucidité, le médecin lui présente sa note d’honoraires : « Décidément, dit Wilde, je meurs encore au-dessus de mes moyens ».
          Le « caractère d’esprit » d’une nation se définit par des mots devenus célèbres :
          François I°, battu par les Italiens : « Madame, tout est perdu, fors l’honneur ! » Défait, le coq gaulois fait le bravache, surtout devant une femme.
          Un lendemain de tempête, gros titre du Times : « Storm on the Channel : the Continent isolated ». Alors au faîte de sa puissance, l’Angleterre se moque d’elle-même : c’est le Continent qui aura bien du mal à vivre sans elle.

          Allez, admettons-le : l’humour n’est pas notre tasse de thé. Nous ne le pratiquons guère, et en reprochons l’usage à ceux qui ne peuvent pas vivre sans lui.
          Dont je suis.

II. Dieu a-t-il de l’humour ?

          Il n’y aura jamais de réponse à cette question. Car nous ne savons de Dieu que ce qu’en ont écrit les auteurs des Livres sacrés. Tous, ils étaient ou se prétendaient théologiens.
          Dieu rit-il de lui-même ? La question aurait mené son auteur sur un bûcher. On ne plaisante pas avec Dieu, et encore moins avec la religion.

 III. Jésus avait-il de l’humour ?

          Là, nous pouvons avoir une réponse, puisque Jésus (à la différence de Dieu) est un personnage historique. Certes, ceux qui ont raconté ses faits et gestes étaient eux aussi des apprentis théologiens, guidés pas une ambition féroce, créer une nouvelle religion en utilisant l’homme de Galilée comme porte-drapeau et alibi.
          Mais la personnalité de Jésus suinte à travers les Évangiles.
          Son mode d’enseignement, d’abord : les paraboles sont ce qui s’approche le plus du Jésus historique. Petits drames admirablement ciselés, mais aussi parfois comédies dont Molière n’aurait pas eu à rougir. Le regard que Jésus porte sur la société qui l’entoure est plus celui de l’humoriste que du dramaturge. L’absurdité des situations (les paraboles « financières »), le triomphe du petit (la brebis contre le troupeau), la déconfiture des possédants (le propriétaire qui découvre de l’ivraie dans son champ), sont des ressorts de l’humour. De même la façon dont Jésus renvoie dans leurs buts les théologiens (la femme et ses sept maris), dont il guérit un jour de Sabbat, dont il pardonne la femme adultère…
          Son attitude, aussi, face à ses disciples, qui ne comprennent rien à rien et ne pensent qu’aux honneurs à venir. Ses paroles enfin à Gethsémani (« Laissez ceux-là partir ») et face au soldat qui le gifle…
          Jésus avait de l’humour.
          Et sans cela, comment aurait-il pu se dresser contre Le Mal, comme il l’a fait ?
          Qu’il me pardonne si, disciple transi, je n’ai pas encore compris…

                                              M.B., 16 août 2008.

LA MORT EN FACE

          – Ah non ! Me parlez pas d’ la mort ! C’est morbide !

          – Et si je vous dis que le soleil va se coucher ce soir, est-ce morbide ?

          – J’veux pas le savoir. Me parlez plus de mort !

          Les réactions face à la mort sont souvent violentes, incontrôlées. Nos sociétés postmodernes ont tout fait pour la transformer en processus aseptisé, en sorte que rien (ni avant, ni surtout après) ne vienne questionner brutalement la façon dont nous vivons.

           Mon vieil ami Peter est mort hier. Plusieurs fois, j’ai eu déjà l’occasion d’accompagner des mourants jusqu’à ce seuil, qu’ils franchissent seuls. Jamais je n’ai vécu une mort aussi extraordinaire.

          Au début de l’été, Peter – rencontré au marché – m’annonça que la médecine ne pouvait plus rien pour lui, et lui donnait quelques mois : puis il continua de faire ses emplettes, le plus tranquillement du monde, son panier au coude.

          Deux mois plus tard il était alité, sous assistance respiratoire, et s’affaiblissait à vue d’œil. J’ai eu le privilège de pouvoir l’accompagner de près, jusqu’au bout. A sa famille qui me remerciait, j’ai répondu : « Vous voulez rire ! C’est nous qui devons remercier Peter pour le chemin qu’il nous a fait faire, à vous et à moi ! « 


          L’approche de la mort révèle ce que nous sommes en vérité. Plus de masques, plus de théories, de faux-semblants, de conventions, de leçons apprises. Tout s’efface devant la réalité qui est là, dans sa nudité mais aussi dans son épaisseur et sa densité. On ne triche plus : on est, enfin, ce que l’on est – rien de plus, mais aussi rien de moins.

          C’est vrai pour l’entourage du mourant, ces plus proches qui l’ont connu depuis leur naissance. Ils découvrent soudain un autre, comme si le jet d’un karcher dégageait d’un coup ce qui n’apparaissait pas jusque là, qui était recouvert par les apparences trompeuses. Que parfois ils refusaient (inconsciemment) de voir : la trajectoire profonde d’une vie, demeurée en quelque sorte souterraine et qui, soudain, crève l’écran des conformismes immanquablement liés au quotidien.

          C’est vrai aussi pour le mourant, mais alors les réactions sont inégales :

          Crises d’angoisse devant l’inconnu du saut qui s’annonce : j’ai entendu autrefois un moine-prêtre confirmé (60 ans de vie monastique !) me dire d’une voix tremblante, les yeux terrorisés : 
          – L’éternité… ! Ah, l’éternité… ! Qu’est-ce que c’est ?
          Et l’on se souvient de l’agonie de la Mère Prieure du Dialogue des Carmélites : avec la force qui est la sienne, Bernanos décrit, dans une scène saisissante, le gouffre d’angoisse dans lequel chute, à l’instant décisif, cette religieuse jusque là exemplaire, maîtresse d’elle-même, menant sa vie et celle de ses « filles » d’une poigne de fer.

          Parfois (mais plutôt chez l’entourage), crises de révolte contre un « Dieu » dont on ne sait rien – ou plutôt, dont on sait hélas trop de choses, véhiculées par l’imagerie et entretenues par des religions qui prospèrent sur ce fond d’angoisse.

          Souvent, abandon : le mourant lâche prise, se laisse aller à la dérive, renonçant à vivre sa mort comme il a vécu sa vie.
          Défaite consentie, capitulation.

          Peter a été vivant jusqu’au dernier instant. L’esprit totalement lucide, sans même perdre cette touche d’humour distancié que j’appréciais tant chez lui. Il a regardé sa mort en face, dans les yeux : sans angoisse, sans révolte, sans défaitisme.

                   En quelles profondeurs de lui-même a-t-il puisé cette attitude, si rare ?

          Il était croyant catholique, et même pratiquant régulier. Il avait lu tous mes livres, l’un après l’autre. Sans s’étonner, et avec une lueur d’amusement dans le regard : mes analyses, mes dénonciations parfois, ne le troublaient nullement. Comme s’il parvenait à s’accommoder de ma conviction que Dieu est une chose, et que l’Église en est une autre.
          Sa pratique religieuse, enracinée dans son enfance, lui convenait : nous n’en parlions pas, mais il s’est mis à lire les ouvrages indigestes des exégètes auxquels je me réfère. Sans une seule vague à l’âme. Bref, il avait réussi ce en quoi j’ai échoué : ne pas rompre avec son passé, intégrer le fait que « Dieu » est une construction humaine mais que Celui qui se cache derrière ce mot reste le moteur et le but de nos vies.

          Pour cette harmonie préservée dans la trajectoire de sa vie je l’admirais, et secrètement je l’enviais.

          Il m’a offert la joie de le veiller l’une de ses dernières nuits. J’avais apporté mon psautier, il le savait. Vers deux heures du matin, il ne dormait toujours pas. Sa respiration était difficile. Il m’a fait signe, et dans un murmure : « Etes-vous sûr que vous avez envie de me lire un psaume ? » J’ai compris, et dans le silence de la nuit nous avons laissé couler entre nous l’eau pure et brûlante des psaumes. Il a murmuré : « Comme c’est beau ! Maintenant, laissez-moi, je veux méditer ».
          Dix minutes plus tard, il dormait enfin, d’un sommeil apaisé.

          La veille de sa mort, penché sur lui, je guettais chaque respiration – qui pouvait être la dernière. Il a réussi à me dire, avec difficulté, reprenant souffle après chaque mot : « Dieu vibre… dans cette maison… le matin… et le jour… et la nuit ».

          J’ai compris qu’il était déjà face-à-face avec la Réalité. Sa lumière éclairait son visage émacié.

 
          Peu après, je devais partir pour Paris. Je lui ai dit que je reviendrais le voir dès mon retour, et lui ai demandé : « Etes-vous inquiet ? » De la tête, il a fait « Non, non ! ». Puis, en tâtonnant il a saisi ma main, m’a offert son regard profond, limpide, et a réussi à articuler : « Michel… merci ! ».

          C’était son adieu. Il savait que nous ne nous reverrions plus.

          Cadeau inestimable, fabuleux. Et maintenant, il va falloir continuer à vivre à la hauteur à laquelle Peter nous a portés. La mort en face, comme un moment de la vie. D’une vie qui change de forme mais ne cesse pas, jamais.

                                M.B., 1° octobre 2009

« DES HOMMES ET DES DIEUX » : le film.

          Fallait-il, après une dure journée de travail, aller voir ce film ?

          La réponse est : oui, absolument.

           Un grand moment de cinéma. Tout y est parfait, il n’achoppe sur aucun des écueils auxquels on pouvait s’attendre : sentimentalisme, grandiloquence, prêchi-précha… Habités par leur rôle, les acteurs finissent par faire oublier qu’ils jouent. Une caméra habile, sobre, retenue. Un scénario impeccable, des dialogues qui parviennent à faire advenir l’indicible, l’inexprimable : la peur devant une issue fatalement mortelle. Et l’affrontement facial de cette trouille viscérale, qui permit à ces hommes de la surmonter.

           Pendant mes 20 années de vie monastique, j’ai vécu à plusieurs reprises avec des trappistes. Tout ce qui, du quotidien des moines, est capté par l’image, m’est apparu ici absolument, rigoureusement authentique. Dans le film le moindre petit geste de la vie quotidienne des moines est vrai : c’est bien ainsi qu’on bouge dans l’espace, qu’on s’incline, qu’on mange, qu’on se parle, qu’on travaille dans un monastère cistercien. Hollywood n’est pas passé par là.

           Pourtant ce film n’est pas un documentaire, il va bien au-delà. Ne prétend délivrer aucun message qui ne vienne de ces hommes et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ni endoctrinement, ni complaisance, aucun des lieux communs habituels sur la vie monastique. « Ce n’est pas pour décider tout seul qu’on t’a élu », dit un frère à son prieur. Ces hommes ne sont pas des surhommes. Et pourtant, en deux heures de temps, ils nous mènent au-dessus, au-delà de cette sous-humanité ordinaire dans laquelle nous baignons – sans plus nous en apercevoir.

           Il y a longtemps, comme eux j’ai tout quitté pour aller jusqu’au bout d’une expérience de l’extrême. Ầ l’un des frères sur le point de craquer sous la pression de la peur (« Je ne suis pas devenu moine pour me faire voler ma vie, bêtement, ici »), le prieur répond : « Mais en rentrant au monastère, tu as déjà donné ta vie ! Ils ne peuvent plus rien te prendre. »

           On sait que la vie monastique est née au IV° siècle, à la fin des persécutions romaines. Jusque là, le martyre avait été l’idéal – et souvent l’aboutissement inéluctable– de leur choix. Le christianisme devenu religion d’état, la vie était confortable pour les chrétiens.

          On vit alors fleurir un peu partout des ermitages, puis des communautés monastiques. Éteinte la perspective du martyre sanglant, les moines déclarèrent explicitement qu’ils voulaient vivre un martyre sec, ou spirituel.

          Dans le prologue de Prisonnier de Dieu , j’écris qu’en entrant au monastère « j’ai choisi la mort ». Alors, et sans le savoir encore, j’étais dans la droite ligne de la vocation monastique à ses origines.

          Et puis, c’est autre chose que j’ai rencontré. Le drame qui parcourt Prisonnier de Dieu, c’est cette prise de conscience progressive que je ne vivais pas ce pourquoi j’étais rentré. Je me heurtais à la recherche du pouvoir, et de sa forme la plus totalitaire : le pouvoir sur les esprits et les cœurs.

          Cet échec, c’est à moi seul sans doute qu’il faut l’imputer.

           Placés dans une situation extra-ordinaire, les moines cisterciens de l’Atlas sont en quelque sorte contraints, sous nos yeux, de dépasser tout cela. De devenir en toute vérité ce pourquoi ils étaient entrés au noviciat.

          Le message est alors universel. La question n’est plus : moine, ou pas moine ? Chrétien, ou pas chrétien ? Mais : homme devant sa vérité, ou continuant de se mentir à lui-même ? Fétu incarné devant Dieu, ou balloté au vent ? Réalité, ou faux-semblants ?

           Saute alors aux yeux du spectateur une évidence, qui fut celle des premiers moines : le christianisme ne peut pas s’installer dans le confort ordinaire. Cette religion ne peut consentir à la médiocrité, sauf à tomber dans la caricature. C’est une religion de l’extrême, parce qu’elle garde les yeux fixés sur un homme qui (bien que trahi par les siens), a vécu jusqu’à l’extrême des choses toutes simples, sans fin rabâchées, mais que l’excès de vérité rend enfin perceptibles et réelles : amour, pauvreté, humilité, don de soi, ouverture à l’universel…

           Le christianisme ne peut être vraiment vécu que dans l’exceptionnel. Mais ces sommets sont-ils à la portée des masses ? Non. Le christianisme est une religion d’élite, Jésus n’a été suivi par aucun des Douze disciples. Seul, peut-être, le Treizième apôtre  (cliquez) , de son vivant, l’a compris …

           Je suis fier que Des hommes et des dieux soit un film français, et heureux qu’il ait été officiellement primé, puis visionné par plus d’un million de spectateurs. C’est l’un des plus beaux chefs d’œuvre de notre cinéma depuis longtemps. Ne le manquez à aucun prix.

                                                     M.B., 1° octobre 2010

NOEL ? Apprendre à Dieu qui il est.

Entendu ce matin une émission radio sur la signification de Noël.

          Ce qu’on entend partout : Noël, c’est l’humilité de Dieu qui s’est fait homme dans un petit enfant.

           Depuis 3000 ans qu’il y a des théologiens, c’est fou ce que Dieu a pu apprendre sur lui-même. Heureusement qu’ils sont là, ces hommes (aucune femme) qui savent tout de Lui : sans eux, il végèterait dans une déplorable ignorance de lui-même.

           Les premiers, les théologiens juifs qui rédigeaient la deuxième mouture de la Bible (après l’Exil à Babylone, vers l’an – 500) lui ont prêté des sentiments humains : il s’émeut des malheurs du Peuple Élu, souffre de ses infidélités, le châtie avec Justice, conduit ses guerres et l’aide à répandre le sang (des Palestiniens, déjà !).

          Dans les moutures suivantes, du III° au II° siècle avant J.C., ils l’ont revêtu du manteau chatoyant de la philosophie et des mythes orientaux.

          Grâce à eux, Dieu venait d’apprendre pas mal de choses sur lui-même.

           Mais les premiers chrétiens ont a été beaucoup plus loin. Reprenant des mythes très populaires au I° siècle, vers l’an 80 les derniers rédacteurs des Évangiles de Matthieu et Luc inventent une naissance miraculeuse à l’enfant-Dieu, une comète, un recensement à Bethléem, des Rois d’Orient voyageurs, un génocide de nouveaux nés… Tous événements dont les chroniques de l’époque, pourtant nombreuses, ne gardent aucune trace.

           Un peu plus tard, des Évangiles apocryphes ont popularisé une légende dorée sur l’enfance du petit Dieu, sa crèche, l’âne et le boeuf, ses dons étonnants d’enfant prodige, sa vie quotidienne protégée par des parents muets de stupeur devant sa précoce divinité…

          Ce folklore est parvenu jusqu’à nous. Il alimente année après année un commerce très rentable, s’étale dans toutes les vitrines de nos magasins, et se montre capable de faire dépenser leurs sous à des européens pourtant durement touchés par la crise.

           Noël, preuve de l’humilité de Dieu ? Si Dieu est humble, c’est donc qu’il serait tout autant capable d’être orgueilleux. S’il est doux comme un nouveau-né, c’est qu’il pourrait se montrer cruel et égoïste une fois adulte. Et cetera.

           Car un Dieu façonné par nous à notre image a toutes chances de nous ressembler.

          Individualisme, cupidité, mépris d’autrui, méchanceté, affrontements, guerres… Merci, nous n’avons pas besoin d’un Dieu humain. Nous avons tout ce qu’il faut sous la main.

           Mais un Dieu dont on ne peut rien dire, parce qu’il dépasse justement les limites de notre imagination.

          Un Dieu autre que nous, qui pourrait nous hausser au-dessus des bourbiers dans lesquels nous pataugeons.

          Un Dieu qui appelle au silence, parce que c’est dans l’absence de pensées qu’on peut penser quelque chose qui lui ressemble…

           Le seul dans notre culture qui ait su dire quelque chose de Dieu sans rien lui apprendre, c’est le juif Jésus.

          Il est remarquable que les Évangiles ne nous aient transmis aucune parole de lui concernant l’identité de Dieu : Jésus n’était pas théologien.

           Mais des images, des gestes.

          Trois paraboles, pour décrire la relation entre un fils dévoyé et son père aimant, la tendresse d’un berger pour une brebis de son troupeau, l’affolement d’une femme qui a perdu ce à quoi elle tenait.

          Un geste, pour placer les enfants au centre du Royaume dont il rêvait.

          Et un mot, un seul, pour parler de Dieu, et parler à Dieu : Abba, quelque chose comme « papa ».

          Vocable familier, totalement absent du judaïsme de son époque pour désigner Dieu.

           Jésus n’a rien dit de l’identité de Dieu. Comme tous les prophètes ses devanciers, il a fait silence devant l’indicible.

          Mais il a partagé avec nous la façon d’être qui était la sienne devant, et avec Lui. Nous indiquant quel genre de relation il entretenait avec Celui dont on ne peut rien dire :  celle d’un enfant, en présence de son père-mère.

          Finis la crainte, le respect distant, l’éloignement : confiance et proximité, abandon de l’amour.

           L’ennui, c’est que cette marchandise-là ne fait pas rêver.

          Et surtout, elle se commercialise mal.

                                                               M.B., Noël 2010