L’OCCIDENT EN PÉRIL (I.) : crise économique et crise identitaire.

          Période des vœux de bonne année. Superposition d’images de foules qui ressassent, comme une incantation, leur foi dans le bonheur – et d’autres, chassées de leurs masures, massacrées, privées de tout espoir. Les unes, en Occident. Les autres, ailleurs.
       « Bonne année ! » : visibilité un an.

       Et après, quoi ? On évite d’y penser. 
       L’Histoire élargit un peu la visibilité. Au milieu du brouillard, je voudrais esquisser ici le brouillon d’une perspective. Un blog permet ces tâtonnements, que l’édition interdit.
       A aucun moment de cette esquisse je ne perdrai de vue notre situation actuelle. (1)

I.  DE L’EMPIRE ROMAIN A L’EMPIRE CHRÉTIEN


       Le long règne d’Octave-Auguste enjambe le début de notre ère chrétienne. Rome est alors solidement campée sur ses valeurs traditionnelles : travail, sérieux, austérité. Elle est au sommet de sa puissance :
       1- Puissance économique : L’Italie, la Sicile et le Maghreb sont les greniers à blé de l’Empire, qui produit lui-même les matières premières dont il a besoin. La sesterce s’impose comme monnaie internationale, l’Empire engrange les capitaux, sa puissance financière est illimitée.
       2- Force identitaire : La civilisation romaine se répand partout, cimentée par une religion héritée de la Grèce. Le citoyen romain sait qui il est, il n’a aucun doute ni sur son identité, ni sur la valeur universelle de cette identité qui s’impose aux civilisations conquises (Égypte, puis tout l’est du Bassin méditerranéen). La force de la religion romaine, c’est qu’elle est capable d’assimiler toutes les autres. Et quand elle ne les assimile pas dans sa mythologie traditionnelle, elle les tolère sans aucun mal : les religions des peuples conquis ne remettent pas en cause l’identité romaine.
       Puissance économique et identité forte autour d’une religion : ce sont là les deux piliers de la réussite de l’Empire.

       Qui va s’étendre, et entrer de plus en plus en contact avec les « barbares ».
Alors, l’économie de l’Empire se transforme : de productrice, Rome devient simple consommatrice. Ses colonies produisent pour elle, le luxe s’installe dans la capitale avec des biens venus de partout, qui ne lui ont coûté aucun effort.

       A la fin du I° siècle et sans s’en être rendue compte, Rome vit aux crochets de l’Empire : investissements et production se font ailleurs, l’Italie se paupérise mais ne s’en rend pas compte puisque ses rapines lui offrent un bien-être bon marché inégalé. A Rome même, les citoyens ne travaillent plus, ce sont des esclaves qui accomplissent toutes les tâches indispensables à une métropole.

       La diversité des peuples barbares et leur relative faiblesse ne leur permet pas d’imposer leurs propres religions, ce qui aurait remis en cause l’identité romaine. Mais la religion traditionnelle est désormais agonisante : les dieux romains ne sont plus que des références culturelles obligées, les romains se réfugient dans le culte des ancêtres, c’est-à-dire dans l’individualisme.

        Dans un sursaut, l’identité romaine va éviter sa disparition en transformant le culte rendu aux dieux par le culte de l’Empereur, c’est-à-dire du pouvoir. Autrement dit, le pouvoir de Rome se perpétue en s’adorant lui-même.
       Les peuples conquis ou barbares acceptent tous ce culte, qui ne porte pas atteinte à leurs propres religions. Tous, sauf un : le peuple juif. Vers l’an 130, nous avons des lettres de l’empereur Hadrien qui s’étonne de la résistance de cet unique et minuscule petit peuple : pourquoi refusent-ils l’assimilation, en rejetant tout autre culte que celui qu’ils réservent à leur Dieu unique ?
       Conséquence : le peuple juif est écrasé par les Légions romaines, en l’an 135 Jérusalem devient Aelia Capitolina. En éliminant la seule résistance identitaire qu’il rencontrait, L’empire a pu préserver, provisoirement, sa force identitaire.

       Mais pas pour longtemps : certains juifs sont devenus « chrétiens », et l’un d’entre eux, Paul de Tarse, a su intégrer dans le christianisme les éléments les plus forts du paganisme oriental : l’espérance d’une résurrection, incarnée dans un héros humain devenu Dieu et lui-même ressuscité.

       Au début du II° siècle, l’économie de l’Empire est sur le point de s’effondrer : créée ailleurs qu’à Rome, la richesse donne le pouvoir aux peuples conquis qui la produisent. Si la crise économique s’accompagnait d’une crise identitaire, les deux piliers de sa puissance disparaissant en même temps, c’en serait fini de l’Empire.
       Il va éviter la conjonction mortelle de ces deux crises en abandonnant définitivement son identité, traditionnelle depuis 6 siècles, pour devenir chrétien. Si le christianisme devient religion officielle de l’Empire en 381, c’est qu’au même moment l’empire a perdu toute maîtrise de sa puissance économique. Rome, qui n’est plus une place financière, devient une place religieuse, et l’unité qui se fait (difficilement) autour du christianisme permet à l’empire de surmonter, sans disparaître, la redistribution des cartes de la nouvelle économie.

       Le christianisme devient alors son seul rempart devant les barbares, dont les invasions finissent d’anéantir sa puissance économique. Le pape détient le seul pouvoir restant à l’empire, celui de l’identité : ancré autour de la papauté, l’empire va lentement s’adapter à la nouvelle économie. Définitivement appauvrie, l’Italie trouve dans une identité recomposée autour du christianisme la capacité de rester le centre du monde occidental.
       Il faudra 4 siècles à l’Occident pour retrouver une certaine puissance économique, en redevenant un espace de production agricole et minière. De nouvelles ressources sont exploitées, le commerce entre centre et ex-colonies s’équilibre. La force de l’identité chrétienne s’impose aux anciens barbares, un nouvel empire peut naître.

       A la fin du VII° siècle et autour de Charlemagne, il trouve son expression dans l’Empire Romain Germanique : les barbares (Germanique) se sont intégrés dans la nouvelle identité religieuse (Romain), comme autrefois les colonies de Rome s’intégraient dans la religion romaine traditionnelle. Une économie réelle (de production) est entre leurs mains : économie et identité sont à nouveau réconciliés, une ère de prospérité va pouvoir s’ouvrir pour l’Occident.
       Mais il va devoir faire face à une nouvelle menace identitaire, qui vient de la péninsule arabe…

                                      M.B., 2 janvier 2008

(à suivre)

(1) Par exemple, remplacez dans cet article « Rome » ou « empire » par USA…

L’OCCIDENT EN PÉRIL (II.) : L’âge d’or de l’Empire

          Le moment le plus « creux » de l’Occident si situe dans cette période où l’empire romain s’est effondré sous les coups des barbares, entre le IV° et le VII° siècle.
       L’économie impériale n’existe plus : Italie, Gaule, Europe centrale se replient sur une économie de subsistance, celle du village. Les métropoles voient leur population fondre, la famine s’installe comme une réalité quotidienne.
       L’identité chrétienne s’est constituée autour du dogme de la Trinité, défini à Chalcédoine en 451. Elle s’étend jusqu’au Portugal (mais l’Espagne reste wisigothe, c’est-à-dire arienne : négation de la nature divine du Christ). Difficilement, l’évêque de Rome réussit à faire admettre sa primauté. A Rome même et en Italie centrale, dévastées et paupérisées, le pape est l’unique autorité, à la fois chef religieux et préfet.
       C’est de la Gaule rhénane que vient le salut, avec l’accession au pouvoir de Charlemagne. Il va commencer à organiser la féodalité, et lui donne sa philosophie par un geste de portée considérable : le 25 décembre 800, il va se faire couronner à Rome par le pape Léon III.
       Notez la date : le 25 décembre, jour du sol invictus de la Rome ancienne devenu jour de la naissance du Christ. C’est la naissance du successeur des Césars à la tête d’un Occident en recomposition. Et s’il accepte l’onction papale, c’est pour marquer le retour de l’identité impériale (pouvoir civil et religion ne font qu’un) cimentée autour du christianisme.

       A sa mort, l’éclatement de l’empire marque le début de la féodalité. La société féodale est calquée sur la conception théocratique de l’Église catholique : de même qu’il y a un pape, puis des évêques soumis au pape et le représentant, puis des prêtres faisant circuler le sang de l’autorité apostolique jusque dans la moindre paroisse, de même il y a un empereur (ou roi) avec ses Grands Vassaux – qui lui sont soumis mais disposent de l’autorité locale, puis les petits vassaux qui relayent l’autorité impériale jusque dans le plus petit village.
       Identiques dans leur structure, ces deux sociétés (l’Église et la féodalité) cheminent côte à côte en s’affrontant sans cesse. Parfois c’est le pape qui l’emporte (Canossa), mais le plus souvent c’est l’empereur qui dicte sa loi aux papes (césaropapisme). Cette étreinte aurait pu être mortelle, mais chacun des deux pouvoirs a trop besoin de l’autre pour l’anéantir. Le résultat, c’est la « chrétienté« , un Occident unifié par un pouvoir théocratique. Alcuin, le théologien de Charlemagne, l’avait bien compris : le premier, il invente la notion de « roi de droit divin« . Le monarque, choisi par Dieu, oint par l’Église, est de nature quasi-divine. Sa personne est sacrée, et Damien, qui donna un coup de canif à l’abdomen de Louis XV, le paya par une mort abominable et très médiatisée.

       Rendue à la libre entreprise par la force d’une identité retrouvée, l’économie occidentale décolle. Entre le X° et le XIII° siècle, l’Occident produit sa propre richesse et se couvre de monuments à la fois énormes (Cluny) et raffinés.
       Cette réussite économique a été rendue possible par la préservation de l’identité, cimentée autour du christianisme. En retour, cette identité (chrétienne) s’installe, indiscutée et triomphante, pour dix siècles. Le binôme économie + identité se révèle donc bien comme la condition nécessaire et incontournable de la réussite d’une civilisation.

       Je m’interroge sur les raisons du succès foudroyant de l’islam à la fin du VII° siècle, au moment où l’Occident retrouve sa force autour d’une économie renaissante et d’une identité retrouvée. En deux générations (en 682 et 730 environ), une tribu arabe, les Qoraysh, va prendre le pouvoir dans tout le sud-est de ce qui fut le berceau de l’Occident.
       Avaient-ils le pouvoir économique ? Non, ils étaient plus que pauvres. Mais ils avaient une identité très forte, qui fait apparaître un paramètre nouveau (1) : le messianisme.

       L’auteur du Coran (appelons-le Muhammad), arabe converti au judaïsme rabbinique et fortement influencé par les nazôréens – des judéo-chrétiens exclus de l’Église dès son origine-, fait le rêve de reconquérir Jérusalem et d’y restaurer la « Maison Carrée », le sanctuaire du Temple détruit par Titus. Il tente deux raids depuis la Syrie, échoue, et va construire en plein désert, à La Mecque, une « maison carrée » qui deviendra la Ka’aba et le centre mythologique de l’islam.
       Par la force, il « convertit » la moitié sud de la chrétienté à sa religion, mélange de judaïsme messianique et de christianisme hérétique (nazôréen). Pourquoi des provinces où sont nées le christianisme et où il a élaboré son idéologie, comme l’Égypte, la Tunisie de saint Augustin, la Syrie puis bientôt l’Asie mineure de saint Paul, pourquoi ont-elles si rapidement abandonné le christianisme qu’elles avaient construit de toutes pièces ? Sans doute parce qu’elles étaient lasses des querelles d’idéologie et de pouvoir (les deux vont ensemble) qui ont déchiré l’Orient autour de l’identité de Jésus, dont on a fait si difficilement un Dieu.
       Pour ces populations agricoles, l’islam et sa simplicité rugueuse a dû sembler infiniment préférable aux querelles byzantines autour des deux natures du Christ, et aux luttes qui s’ensuivirent avec leurs exclusions, parfois sanglantes, de la communauté.

       En 732, la conquête islamique est stoppée à Poitiers : l’islam ne possédait qu’une identité forte. Il lui manquait l’autre pilier de la réussite, la puissance économique.
       Une civilisation musulmane va se développer autour de deux centres : Bagdad, à l’est, et l’Andalousie à l’ouest. Mais jamais cette civilisation, aimable et raffinée, ne donnera naissance à une véritable puissance économique : l’Occident, qui possède à cette époque à la fois identité claire et économie forte, résistera toujours à l’islam et le cantonnera dans ses déserts misérables.

       Avec cependant une alerte sérieuse, l’expansion turque. C’est que la Turquie n’est pas seulement musulmane, elle est riche ! Le 7 octobre 1571, le pape de Rome réussit à stopper l’expansion turque à la bataille de Lépante. Le dragon musulman retombe, provisoirement, dans son sommeil.

       La conjonction entre identité et richesse va permettre à l’Occident de se lancer dans l’aventure des Croisades, qui laissera dans l’inconscient collectif des musulmans une trace indélébile. Mais la puissance économique de l’Occident ne sera pas suffisante pour assurer le succès durable de cette première expansion coloniale : il devra se retirer – provisoirement.
       Il se lance alors à la conquête des Amériques, attiré par leurs matières premières, et leur imprime pour toujours son identité chrétienne.
       A la fin du XVIII° siècle, l’Occident semble triompher partout : son identité est solide comme du béton, sa puissance économique immense.


       Jamais (et encore aujourd’hui) il n’a compris le danger que représentait le messianisme musulman. Le messianisme chrétien a été centré sur la personne du Christ, incarnée dans ses dirigeants. Mais le messianisme de l’islam a repris dans son intégralité l’ancien messianisme juif : il est territorial, incarné dans un lieu, Jérusalem qui devient un mythe obsédant l’islam.

       Reconquérir Jérusalem était déjà le but de « Muhammad » : c’est toujours le but du Hamas et d’Al-Qayda.

       Dans un troisième article, nous verrons comment la perte conjointe de sa puissance économique et de son identité marque aujourd’hui, pour l’Occident, l’heure de tous les dangers.

                                                          M.B., 5 janvier 2008

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L’OCCIDENT EN PÉRIL : la fin d’une civilisation (III)

Les deux esquisses qui précèdent  rendent quasi-évidente leur conclusion.

A la fin du XVIII° siècle, la civilisation occidentale semblait inoxydable.
1- Identité

La révolte de Luther n’a pas touché aux dogmes fondateurs du christianisme : malgré les tensions qui la traversent, l’identité chrétienne n’est pas remise en cause.

Trois événements vont miner de l’intérieur cette identité : le mouvement des Lumières, l’expansion du socialisme puis du marxisme, et la vulgarisation des diverses branches de la psychologie. Révolution sociale et individuelle : les Églises traditionnelles sont incapables d’y faire face, elles s’effacent es disparaissent d’abord de la scène, puis peu à peu de l’inconscient collectif occidental.

Pour la première fois depuis ses origines, à partir de la deuxième moitié du XX° siècle l’Occident se trouve en fait privé d’identité. L’Europe reconnaît ce fait en refusant d’intégrer une référence chrétienne dans le projet de constitution de 2004.

2- Économie

La puissance économique de l’Occident a masqué un temps son vide identitaire. Cette puissance s’est constituée autour du pillage des ressources naturelles et humaines du reste de la planète. Situation semblable à celle que connaissait l’empire romain à son apogée : un centre métropolitain qui vivait dans le luxe, grâce au travail de ses esclaves (immigrés de force) à l’intérieur, de ses colonies à l’extérieur.

Mais comme ce fut autrefois le cas pour Rome, le pouvoir et en train de passer aux mains de ceux qui produisent. Ils « émergent », et la domination économique de l’Occident appartient déjà à son passé.

La conjonction de ces deux facteurs – crise identitaire et effacement économique – s’est produite simultanément, ce qui n’avait pas été le cas pour Rome : le résultat, c’est la fin de l’Occident comme civilisation.

Et l’islam ? Son identité reste très forte. Mais il a gardé de ses origines arabes une tradition de civilisation non-productive. La razzia – c’est-à-dire la rapine – était autrefois le moyen de subsistance des tribus nomades guerrières : dépouiller le voisin (sédentaire) de sa production, en le réduisant en esclavage.

L’or noir n’a pas changé cette tradition, puisqu’il est obtenu sans travail, et que son exploitation est confiée aux mains des occidentaux ou des travailleurs immigrés, traités avec le mépris qui sied aux esclaves. Un saoudien ou un koweitien ne se salit pas les mains.

La richesse pétrolière des pays musulmans n’a pas fait disparaître leur jalousie envers un occident laborieux, à qui il faut faire rendre gorge d’une façon ou d’une autre. Le sentiment obscur d’une revanche à prendre est profondément ancré dans certaines populations musulmanes. Il remonte aux croisades, et s’alimente d’un non-dit identitaire : le musulman est un seigneur, fait pour dominer et non pour subir, parce que son identité religieuse surpasse toutes les autres.

Choc des civilisations ? Nécessairement, puisqu’une civilisation est une vision du monde qui s’impose d’elle-même à ceux qui la vivent. Quand nos politiques ou intellectuels nient qu’il y ait choc des civilisations, c’est

1-     soit qu’ils ont peur de l’admettre

2-     soit qu’ils considèrent qu’il ne peut pas y avoir choc, puisque notre civilisation est la seule bonne

3-     soit les deux à la fois.

Ce qu’il faut, c’est affiner le concept de « choc des civilisations ». En fait, ce choc se produit entre chrétienté et islam depuis le VII° siècle – avec les longues périodes de silence dues aux fluctuations de l’équilibre identité / économie décrites plus haut.

L’apparition simultanée en Occident d’une perte d’identité et d’un affaiblissement économique change la donne : ce n’est plus à proprement parler un « choc des civilisations ». Mais la disparition d’une civilisation, la nôtre, privée à la fois d’identité et de pouvoir économique. Et la survie d’une autre, l’islam, qui pénètre dans le ventre mou de l’Occident grâce à la force de sa conscience identitaire.

Quand M. Sarkosy parle de « politique de civilisation« , que met-il sous cette formule ? A-t-il fait un diagnostic en profondeur ? Quels sont les moyens concrets dont nous disposons pour restaurer notre identité perdue ?

L’avenir dira si ce n’était qu’une formule. Elle a au moins le mérite d’aller au coeur du problème.

                                    M.B., 11 janvier 2008

CRISE DE L’AUTORITÉ (Michel Maffesoli)

          Assisté hier à une conférence du Pr. Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly.

          Remarquable : il a su à la fois dégager clairement les racines d’une crise que nous vivons quotidiennement, et indiquer ce qui lui semble être sa seule issue possible : le ré-enchantement du monde (titre d’un de ses livres).

1) Le père, ou l’autorité verticale

            L’exercice le plus fréquent de l’autorité sur cette planète a été, et est toujours en bonne partie, vertical. L’autorité vient d’en-haut. C’est celle du Paterfamilias, qui détient le savoir et donc le pouvoir : « Je sais : parce que je suis plus ancien, parce que j’ai été bien formé, parce que je détiens les leviers … et, tout simplement, parce que c’est ainsi. Toi, tu ne sais pas : parce que tu es plus jeune, parce que tu as été moins bien formé que moi, parce que tu ne détiens rien… et, tout simplement, parce que c’est ainsi. Moi qui sais, je te dis à toi ce que tu dois penser, ressentir – et donc faire »

            Venant d’en-haut, le savoir source de pouvoir est reçu et diffusé dans la masse. Il la conduira nécessairement au progrès, qui est infini et source de bonheur.        

 2) Les frères, ou l’autorité horizontale

            A partir des années 1960 on voit naître et s’affirmer une autre dimension de l’autorité, horizontale. Ce n’est plus un père ou un chef qui détient les clefs du savoir/pouvoir, mais des frères qui les partagent. Ce qui n’était qu’une utopie va devenir une réalité grâce à l’explosion des nouvelles technologies de communications, Internet et ses dérivés.

            L’autorité fraternelle que l’interconnexion multiple rend possible est celle du groupe, ou plutôt d’une multitude de sous-groupes appelés « communautés ». Ce transfert d’autorité/savoir de la dimension verticale à la dimension horizontale suscite de vives inquiétudes au sein de nos sociétés : on entend ceux qui détiennent encore le pouvoir vertical parler de « communautarisme« , ce qui est une façon de stigmatiser le nouvel équilibre en train de se mettre en place, tout en exacerbant ses tensions.

              Et Jésus ?

(a) Juif, formé par les pharisiens et considéré par ses contemporains comme l’un d’entre eux, Jésus fait appel à l’autorité verticale. Dans toute une partie de son enseignement, il se réfère au Dieu de Moïse : il n’est pas venu « abolir la Loi » qui descend d’en-haut.

            Mais, à l’autorité reçue de sa tradition et de sa structure socio-politique natale, il substitue très vite sa propre autorité : « On vous a dit… eh bien, moi, je vous dis ! ». Cet « on » dont il prend la place, c’est toute la chaîne verticale de savoir/autorité qui va de l’autel du Temple aux obligations cultuelles quotidiennes imposées par les sadducéens, ou bien qui va de la Loi aux prescriptions légales minutieusement mises au point par les pharisiens.

            Cette chaîne dont les maillons viennent d’en-haut pour asservir le peuple, Jésus la brise (« On vous a dit »). Mais il semble la remplacer par une nouvelle chaîne dont il serait, lui, le premier maillon (« Et moi, je vous dis »).

            Jésus n’aurait-il fait que remplacer une autorité verticale (celle qui vient de « Dieu ») par une autre (celle qui vient de lui) ? Est-ce de sa part un coup d’État, dont il serait à la fois l’initiateur et le seul bénéficiaire ?

             (b) Non. Car en instaurant la « Loi du cœur » [1]  il fait de chacun le détenteur du savoir (celui du « cœur » pur) et du pouvoir (celui de se déterminer en fonction du coeur, quitte à enfreindre la loi verticale).

            Jésus ne se présente pas comme le premier maillon d’une nouvelle chaîne d’autorité, verticale, dont il serait le « père » fondateur. Il renvoie chacun à son « cœur ». Il me dit : « Purifie ton cœur, et tu n’auras désormais plus d’autre autorité normative que ce qui sort de ton cœur purifié ».

            Ceci, dans le judaïsme comme dans toute l’Antiquité, était une nouveauté absolue. Socrate, qui avait entrevu quelque chose de ce genre, a dû se donner la mort, rejeté par la société grecque de son temps. Et Jésus a été condamné par sa société juive pour avoir remplacé la loi paternelle, verticale, par sa « loi du cœur », totalement incomprise.

            Eût-elle d’ailleurs été comprise par ses contemporains, elle était irrecevable. Une société régie par la « loi du cœur » supposerait que tous les citoyens cherchent à purifier leur cœur, pour agir selon ce qu’un cœur pur leur dictera. Tous étant bons, le bien social serait assuré. Utopie sociale, totalement irréalisable.

            Jésus ne se situe donc pas au croisement entre l’autorité verticale et l’autorité horizontale : ce qu’il propose, c’est une troisième voie, originale, jamais enseignée avant lui. Et jamais mise en pratique par une société quelconque, qu’elle soit civile ou religieuse.

            Car son enseignement ne peut s’appliquer qu’au niveau individuel de la conscience et de l’action. Il ne substitue pas à l’autorité verticale une autorité horizontale, fraternelle : et l’Église primitive, quand elle tentera vaguement d’instaurer le « cœur purifié » comme règle normative sociale, connaîtra un échec immédiat si cuisant qu’elle deviendra, pour tous les siècles, la propagatrice d’une autorité verticale/paternelle poussée aux plus grands extrêmes.

             Jésus propose donc une voie individuelle, qui permet à chacun de s’accommoder de toute forme d’autorité. Es-tu dans un régime d’autorité verticale, paternelle, allant jusqu’à la dictature de l’esprit ou des corps ? Purifie ton cœur, et tu sauras comment naviguer dans ces eaux douloureuses.
Es-tu au contraire au sein d’un grenouillement de communautés éclatées, dans une société en pleine recomposition, qui semble ne plus avoir aucune ligne directrice, ne plus savoir où elle va parce qu’elle a oublié d’où elle vient ? Purifie ton cœur, et tu trouveras en lui un gouvernail sûr et solide pour tracer ton sillage dans ces temps incertains.

                        M.B., 3 février 2008

[1] Marc chap. 7 et parallèles

 

LE BÉBÉ ET L’EAU DU BAIN

          Il m’arrive de donner des sessions de formation où je rends compte, par une série de conférences, des résultats de la recherche sur le Jésus historique.
          Ceux qui m’en font la demande sont, par définition, désireux de progresser dans leur connaissance de l’homme Jésus tel qu’il fut, ou au moins curieux d’être informés. Ainsi j’ai donné l’an dernier en Savoie une session introduisant aux méthodes et aux outils de la recherche : Est-il possible de connaître véritablement un personnage comme Jésus ? Quels sont les critères de lecture des textes, permettant de trier les corrections successives apportées par les rédacteurs ? Comment ces textes du Nouveau Testament nous sont-ils parvenus ? Quelles furent les étapes de la transformation progressive d’un homme en Dieu ?
          Une seconde session vient de suivre : Qu’est-ce que Jésus disait de lui-même ? Qui était Dieu pour lui ? Qu’a-t-il apporté de nouveau au judaïsme ? Et enfin, que signifie le mot « résurrection » dans le Nouveau Testament ?

          Peu à peu s’esquisse ainsi la silhouette d’un homme, très différent de ce qu’en on fait les dogmes de la chrétienté mais profondément attachant, et bouleversant au sens propre du terme.

          1) Il bouleverse d’abord par ses actes, ses gestes, sa façon de se mouvoir dans l’espace palestinien de son époque. Ses attitudes, ses réactions face à des situations quotidiennes. Ce qu’il fait – mais aussi ce qu’il ne fait pas -, bref sa praxis constitue un message aussi parlant que ses paroles.
          Et sans doute plus parlant, puisqu’il est plus facile de travestir un mot, une phrase ou un discours qu’un geste rapporté dans son contexte.
          Mais le quêteur du Jésus réel doit examiner chacun de ces gestes qui lui sont attribués : certes ils sont rares à avoir été inventés de toutes pièces, mais leur signification est souvent transformée, de façon plus ou moins subtile, par les rédacteurs des évangiles. Le chercheur tente alors d’élaborer une sorte de « phénoménologie du Jésus historique » : quel était son comportement habituel ? Tel geste, ou telle interprétation d’un geste de Jésus, sont-ils consonants avec sa façon d’être habituelle ?
          Les deux critères complémentaires de non-contradiction et de convergence sont alors mis en œuvre : Jésus ne peut pas avoir eu, à quelques mois de distance, deux attitudes opposées face à une situation analogue. Et son comportement (comme chez tout adulte non-schizophrène) obéit aux mêmes règles, parfois inconscientes, qui permettent de délimiter les pourtours d’une personnalité.

          2) Il bouleverse ensuite par ses paroles, soit dans des dialogues rapportés comme spontanés, soit dans son enseignement plus « magistral », construit.
          D’autres critères d’authenticité viennent alors compléter les deux précédents : linguistique, littéraire, culturel… Jésus s’est exprimé en araméen, et le texte qui nous est parvenu dans sa version grecque permet parfois de remonter jusqu’au jaillissement originel de sa langue maternelle. Il enseignait selon certains schémas oraux de l’époque, notamment les paraboles. Il s’exprime en juif et pour des juifs éduqués à la juive, non pas en grec et pour des philosophes frottés d’hellénisme…

          Peu à peu, par petites touches, se dégage un enseignement à la fois parlé et vécu – là aussi, les critères de cohérence et de non-contradiction permettent de resserrer le champ le plus probable de ce qu’a voulu dire, de ce qu’a voulu faire, le Galiléen.
          Engagé dans cette quête depuis 1974, je puis témoigner qu’apparaît lentement un visage original, fascinant, attirant, infiniment aimable en même temps que totalement déroutant. Je ne me sens pas encore capable de vous offrir une synthèse – quelle personne humaine peut-elle être résumée en une synthèse définitive ? Dans ce blog je livrerai, par bribes, ce que j’aperçois du visage de mon ami.

          Pourquoi déroutant ?

          Parce que Jésus apparaît comme un transgresseur.
          Nous savons maintenant que les religions monothéistes se définissent par l’opposition à la transgression, puisqu’elles secrètent toutes une loi, sacralisée par l’interdit religieux et concrétisée de façon durable par les différents pouvoirs qui en ont fait le socle de leurs interdits civils.
          Or Jésus, c’est indéniable, transgresse toutes les normes établies de son milieu natal : il condamne le clergé, refuse la pratique religieuse (les sacrifices au Temple). Et sans l’avoir délibérément recherché, il est exclu des synagogues : Jésus apparaît comme le premier à avoir affiché l’anticléricalisme dans l’Histoire. Il rejette sa famille, après l’avoir quittée. Il viole ostensiblement des lois socioreligieuses comme l’observance du Shabbat. Il refuse de se plier aux lois morales, se faisant l’ami de marginaux et d’individus rejetés par sa société, prostituées, collecteurs d’impôts, étrangers, occupant romain.

          Jésus a-t-il voulu inverser la loi admise par sa société, pour magnifier son contraire ? Si c’était le cas, selon nos critères il serait (avec Socrate) le premier pervers de notre Histoire. La perversion consiste à inverser les valeurs reçues, le bien devenant le mal et inversement. Il semble que c’est ainsi qu’il a été perçu par les autorités juives de son pays : « C’est au nom du diable que tu enseignes ! », lui lancent les théologiens de Jérusalem. L’accusation entraîne une condamnation à mort : dans toutes les sociétés, le pervers doit être éliminé puisqu’il représente le danger public au niveau le plus élevé, celui des valeurs fondatrices.
          Les autorités juive n’avaient rien compris à la nature de la transgression de Jésus – qui était bien réelle. Il tente de leur expliquer qu’il n’est pas « venu pour abolir, mais pour accomplir »
          Abolir, c’était nier l’ordre existant, en rendre possible l’inversion : c’était effectivement l’enseignement d’un pervers. Mais accomplir, c’était se situer dans la lignée prophétique des bâtisseurs d’un monde nouveau.
          Jésus s’est gardé de l’accusation de perversion : il accomplit en proposant, non pas la fin de la Loi, mais une loi nouvelle, la Loi du cœur.

          Lorsque je l’explique à mes auditeurs, texte en mains, je note chez eux des réactions de surprise, et parfois de rejet.
          La surprise est bien naturelle : tout cela est si éloigné du catéchisme de leur enfance !
          Le rejet m’a d’abord étonné, puisque mes conclusions viennent toujours au terme d’une analyse serrée des textes. Il m’apparaît finalement comme un rejet du Jésus historique, lorsque sa (re)découverte contredit la version officielle de l’Église, ce qui est le plus souvent le cas. J’ai alors le sentiment d’assister à la manifestation d’une authentique perversion, dont le christianisme institutionnel serait l’auteur et mes auditeurs les victimes inconscientes.
          La réaction de rejet est exactement celle que manifestaient déjà les foules dès que Jésus commence à enseigner : « Qu’est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau ! » (Mc 1,27) « Car il ne les enseignait pas comme leurs autorités » (Mt 7,29). La perversion accomplie sur l’auditoire vient de ce que la version officielle du Jésus des Églises l’empêche de percevoir l’image qui se dégage de ses paroles et de ses gestes.
          C’est un Jésus inversé qui s’oppose au Jésus de l’Histoire, une perversion de ce qu’il fut.

          Depuis un siècle, la redécouverte de Jésus tel qu’il fut en lui-même s’est effectuée par étapes. Elle propose une approche, chaque jour un peu plus affinée mais jamais définitive. Par nature elle s’oppose au dogme, qui ne propose pas l’approche d’une personne et de son mystère personnel, mais qui impose une vérité close sur elle-même. Un point d’arrivée, et un point final.
          C’est pourquoi les quêteurs du Jésus historique sont si discrets, si peu écoutés et si facilement rejetés. Les suivre, c’est mettre à mal un édifice dogmatique si éloigné du prophète nazôréen, qu’il apparaît comme une perversion de ce qu’il fut. C’est siphonner l’eau du bain dogmatique qui nous a si longtemps abrités dans sa tiédeur.
          Il faut pourtant continuer cette approche, délicate, lente, respectueuse de son mystère, de Jésus tel qu’il fut. What else, quelle autre solution ?

          La question qui se pose à moi devant un auditoire : comment lui faire comprendre qu’on peut rejeter l’eau du bain sans pour autant jeter le précieux bébé, cet homme exceptionnel, inclassable mais incontournable que fut le juif Jésus, fils de Joseph et de Marie ?
          Il y faudra du temps, et une patience persévérante.
          Mais n’est-il pas déjà trop tard ?

                                          M.B., 27 juin 2008

WOODSTOCK, BERNARD BESRET, ET LE CATHOLICISME

          J’ai rencontré Bernard Besret en 1967, à Rome : il était alors Prieur de l’Abbaye de Boquen, fondée par Dom Alexis Presle. Depuis, je ne l’ai jamais perdu de vue, bien que nos contacts soient fort espacés.
          Il vient de publier dans sa Newsletter (b2@bernard-besret.com) un petit in memoriam dont voici l’essentiel.
                                      M.B.

                     Quarante ans déjà…


          Il y a quarante ans, le 20 août 1969, pour la fête de Saint Bernard, je prononçais à Boquen un discours qui devait marquer un tournant dans ma vie et dans celle de Boquen.

          C’était quelques jours après le grand rassemblement de Woodstock. Certes l’auditoire qui remplissait l’abbatiale, sagement assis sur les bancs de l’église, ne rappelait nullement le gigantesque désordre du concert américain. Et pourtant le discours prononcé n’était pas sans participer à ce « changement d’air du temps » que Michel Maffesoli se plaît à reconnaître dans cet événement, marquant pour l’évolution des mentalités dans la deuxième moitié du XXe siècle.

          Je m’étais retiré quelques jours chez des amis avec mes compagnons, Dominique Toquet et François Chagneau , pour préparer soigneusement le texte de mon discours. Mais ce n’est qu’en le prononçant, dans un silence à couper au couteau, que je pris conscience du caractère provocateur de mes propos qui disaient tout haut le fond de notre pensée, dans un décalage considérable avec le discours convenu de l’Église catholique romaine.

          Évoquant le célibat des prêtres, des religieux et des religieuses, je proposais l’instauration d’une année sabbatique au cours de laquelle chacun d’entre eux, compte tenu du changement de monde que nous vivions, pourrait remettre ou non en question son engagement par un choix délibéré et mieux éclairé. Pour l’anecdote, cette prise de position m’a valu d’apparaître comme réponse dans le jeu Trivial Pursuit à la question : « qui a remis l’année sabbatique à l’ordre du jour en France? »

          Puis, analysant le célibat comme « mariage avec Dieu », je constatais que, concrètement, sur le plan existentiel, « être marié avec Dieu c’est n’être marié avec personne ». A la sortie, un ami me prit à part et me dit : « C’est une catastrophe, en une phrase tu as fait plus de dix mille veuves ! »

          La réaction de Rome ne tarda pas à arriver. Dès le 10 Octobre, j’étais démis de toutes mes fonctions. Et cela devait entraîner Boquen dans une aventure dont la portée symbolique dépassait de loin les quelques personnes qui y vivaient de façon stable.

          En arrière fond de ce conflit, se décelait (comme l’avait bien remarqué le Cardinal Gouyon, Archevêque de Rennes), une distance prise avec l’ensemble des dogmes professés par le christianisme en général et par le catholicisme romain en particulier. Sur ce point aussi, je pense avoir anticipé sur la distance prise par tant de chrétiens dans les années suivantes, comme les statistiques récentes tendent à le montrer.

          Malheureusement, pour beaucoup de ces chrétiens en déshérence, aucune réflexion de fond n’est venue se substituer aux croyances abandonnées et ils sont restés sans repères dans un monde qui n’en propose pas beaucoup.
          Par bonheur, ce ne fut pas mon cas.

          Au cours de mes lectures et de mes études de philosophie et de théologie, je m’étais constitué une base solide de ce que je pourrais appeler une métaphysique spirituelle. J’avais puisé chez Aristote, Albert Le Grand ou Thomas d’Aquin (dans la partie métaphysique de leur œuvre), puis plus tard chez Maître Eckhart, des éléments qui venaient conforter mes convictions d’adolescent.
          Dans le même mouvement je me retournais vers les philosophies orientales qui avaient fortement contribué à m’éveiller au cours de mes années de lycée et je poursuivais ma quête d’un noyau commun, au delà des différences de modes de pensée, entre l’Orient et l’Occident, ma quête de ce que Aldous Huxley, reprenant une expression de Leibniz, appelait philosophia perennis et que l’on a traduit un peu maladroitement par « Philosophie éternelle ».

                       Bernard Besret (extraits)

RELIGIONS ET POLITIQUE : une conférence de Philippe Cappelle

          Doyen honoraire de la faculté de philosophie de l’Institut Catholique de Paris, écrivain fécond, Philippe Cappelle est l’un des rares philosophes français qui fasse encore entendre une voix signifiante dans notre société qui fut catholique, et a connu – autrefois – un dialogue / affrontement fructueux entre la réflexion issue de la foi, et une pensée qui se voulait farouchement autonome.

          Ce qui suit n’est ni un résumé, ni même un compte-rendu de sa conférence, brillante et accessible, donnée hier à l’Université Pour Tous de Chantilly. Mais un écho très personnel, et peut-être l’amorce d’un dialogue entre le prêtre catholique et le laïc sans port d’attache, navigant aux risques des eaux libres.

           Avec prudence, Ph. C. a choisi d’aborder son sujet (brûlant) sous forme de parcours historique. Notant dès l’abord que l’on parle toujours de « la religion » (opposée à la raison), alors qu’il n’existe en fait que des religions, aussi diverses que les cultures, et diversifiées parfois même à l’intérieur d’une culture réputée homogène.


          Le pouvoir et le sacré, poursuit-il, sont opératoires aussi bien en religion qu’en politique :

          -a- Aujourd’hui comme hier, le politique se révèle imprégné, pétri de sacralité. Quelle est donc l’autonomie de la décision politique ? Comment le politique peut-il s’affranchir de ses racines mythiques ?

          -b- Religion vient du latin relegere, « rendre aux dieux un culte scrupuleux ». Ce n’est qu’au IV° siècle qu’on l’a fait dériver de religare, relier l’humain au divin, être en conversation communautaire avec le divin.
          Comprise dès lors comme un lien inter-humain, la religion devenait un partenaire incontournable de la politique : elle se donnait vocation à l’espace publique, diffusait des règles sociales contraignantes.

           Reste donc la question douloureuse du partage de l’autorité : politique, ou religieuse ?

          Jamais tranchée, cette question n’a cessé de s’inviter au débat public, ouvrant les vannes d’une fontaine de sang qui coule encore aujourd’hui.

          Ph. C. rappelle le rôle décisif joué par La Cité de Dieu d’Augustin, il convoque à la barre Joachim de Flore, Thomas d’Aquin, Averroès, Hobbes… Mais c’est finalement un pape du V° siècle, Gélase, qui a le plus marqué le débat en distinguant la potestas de l’auctoritas :
                    aux souverains le pouvoir, à l’Église l’autorité.

          On sait que jamais l’Occident n’a su trouver un équilibre entre ces deux termes, balançant entre la théocratie (l’Église possède l’autorité et exerce aussi le pouvoir), le césaro-papisme (le prince possède le pouvoir, mais aussi l’autorité) pour s’installer dans une hypocrisie mutuellement consentie, parce que commode : l’Église a l’autorité, mais délègue le pouvoir au bras séculier. C’est le pape qui condamne, mais c’est le Prince qui craque l’allumette et met feu au bûcher (ou fait croisade militaire).
          Répartition des tâches qui fonctionna longtemps à la satisfaction générale, et dont il reste des traces non négligeables dans nos sociétés occidentales, officiellement (et pieusement) laïques – mais toujours aussi hypocrites.

          Après ces jalons, Ph. C. pose trois questions :

1) Comment comprendre notre présent occidental ?

          -a- Tous les concepts philosophiques modernes sont des traductions de concepts théologiques. Par exemple, l’eschatologie chrétienne (l’attente d’un monde meilleur dans l’au-delà) s’est traduite en course au progrès divinisé.
          Et l’on oublie que les Philosophes des Lumières étaient tous pour le moins déistes, sinon très-chrétiens.

          -b- Mais l’Histoire ne fait pas que se répéter : elle connaît des jaillissements nouveaux. Comment les comprendre ?


2) Comment faire apparaître les différenciations des religions, dans un espace public qui ne veut connaître que LA religion ?

         Corollaire : Quelle permanence dans l’identité changeante des religions, qui évoluent dans le temps autour d’un pivot stable ?


3) Finalement, comment faire cohabiter deux autorités irréductibles, politique et religieuse ?    
          Le grec ex-ousia dit bien que l’autorité fait exister ce qu’elle ne sort pourtant que d’elle-même. Peut-il y avoir une auctoritas, sans potestas ? Théocratie, ou oppression des religions par l’État ? Absorption du politique par le religieux, ou dissolution du religieux dans le politique ?

          Ph. C. a dessiné le champ de bataille et posé les questions avec une rigueur d’érudition, une justesse et une honnêteté de modestie qui firent hier mon bonheur.

          Mais les réponses ?

          Et plus précisément la réponse catholique ? Pendant des siècles, la chrétienté a fourni une réponse – ou plutôt, comme on l’a vu, des réponses fluctuantes – au problème des relations entre politique et religion. Aujourd’hui, qu’a-t-elle appris de son passé ? Quelle réponse donne-t-elle en 2009 ?

          En répondant que catholique signifie universel, que l’Église s’adapte à l’Afrique, aux continents américains, à l’Asie, Ph. C. a donné, sous forme d’esquive, la réplique politiquement correcte – et on ne peut lui en vouloir.
          Honnête homme, il a reconnu dans la foulée la réalité d’un double drame :

          1) D’abord, qu’il n’y a pas – il n’y a plus – dans la chrétienté de réflexion qui s’efforce de prendre, ou de reprendre à bras le corps ce douloureux problème.
          La faute peut-être aux médias, qui pipolisent tous les débats, les ramènent au détail croustillant, étouffent la réflexion de fond (quand il y en a) sous les paillettes de l’accessoire.    
          Confondent l’École et la rue des écoles.

          Je me permets d’ajouter : la faute aussi à un pape adoré des médias et les adorant, qui pendant 25 ans d’un long pontificat a condamné tout ce qui bougeait dans la pensée catholique (cliquez) . Servi par un lieutenant qui a pris sa place (l’actuel pape), il a stérilisé durablement la réflexion dans une Église où il n’y a plus de théologiens dignes de ce nom, mais des répétiteurs zélés.

          2) Ensuite un islam qui n’a pas encore accompli sa révolution herméneutique, comme l’ont fait les chrétiens depuis plus d’un siècle.
          En clair, cela veut dire que tant que le Coran restera considéré comme la parole matérielle de Dieu, dictée à un sténographe (Muhammad) qui n’a fait que la transcrire, son interprétation sera interdite sous peine de mort (sur ce sujet, plusieurs articles dans ce blog).

          D’un côté un Occident historiquement chrétien, devenu incapable de penser, ou de repenser la relation politique / religions. Incapable de proposer une reconfiguration symbolique de son monde.
          De l’autre un islam tétanisé par le dogme du Coran révélé.

          Nous ne sommes pas sortis de l’auberge.

          Cherchant une issue, j’ose glisser une suggestion : pourquoi – oui, pourquoi – ne pas se préoccuper de ce qu’enseignait, vers l’an 27-30 de notre ère, le plus grand des prophètes juifs ?
          Non pas le Christ de la foi, à qui des autorités (pendant 20 siècles) ont fait dire ce qui convenait le mieux à la conquête et à la conservation de leurs pouvoirs successifs.
          Mais le Jésus de l’Histoire, cet homme qui paya de sa vie la proposition d’une utopie, peut-être irréalisable politiquement, mais qui a enchanté et enchante encore tous ceux qui savent l’entendre ?

                                         Discipulus magistro, M.B. 18 oct. 2009

AUX RACINES DU POUVOIR. Conférence aux Francs-Maçons

Notes succinctes d’une conférence donnée à des loges maçonniques, pour fournir un cadre à leur travaux.

 I. Les deux sortes de pouvoir

           Le pouvoir, c’est la capacité d’obtenir des individus qu’ils se comportent comme on le souhaite : il s’exerce donc toujours par la contrainte.

 1- Deux formes de pouvoir

           -a- Le pouvoir « corporel » ou extérieur à l’Homme : politique, policier, militaire, financier, social, scolaire, judiciaire, etc.

          Chacune de ces formes de contrainte contrôle l’Homme ou la société par l’extérieur d’eux-mêmes.

           -b- Le pouvoir « incorporel » ou spirituel / idéologique.

                Il contrôle l’Homme ou les sociétés par l’intérieur d’eux-mêmes : ce sont des idées, des idéologies, ou un ensemble de valeurs morales, esthétiques, religieuses.

 2- Nature de ces deux pouvoirs

           -a- Les contraintes « corporelles » ne contrôlent que quelques-unes des dimensions de l’existence humaine, à l’intérieur de portions de territoire limitées. Elles n’entraînent qu’une soumission extérieure : on peut se conformer à des lois ou à des coutumes sans pour autant être pleinement d’accord avec elles. On se soumet – parce qu’on ne peut pas faire autrement.

          Mais on n’en pense pas moins : on garde sa liberté intérieure.

          S’ils veulent s’installer et durer, ces pouvoirs extérieurs à l’homme doivent mettre en place et maintenir des moyens coûteux : forces armées, police, écoles, tribunaux, etc., dont la visibilité renforce le pouvoir.

          Malgré leurs apparences, ces structures sont fragiles puisqu’elles ne remplissent leur fonction que dans la mesure où elles demeurent fidèles aux autorités qui les ont instituées. Elles sont puissamment organisées.

           -b- Le pouvoir « incorporel » en revanche contrôle les individus dans leur globalité : il met la main sur leurs esprits, leur faculté de jugement, leur imagination et parfois leurs cœurs.

          On perd sa liberté intérieure.

          Son principal moteur est la crainte : crainte de se tromper en ne prenant pas la bonne voie ; crainte de se singulariser en ne faisant pas comme tout le monde ; crainte de n’être pas fidèle à une tradition familiale, ou sociale, ou à des engagements de jeunesse ; pour les religions, crainte de l’enfer, etc.

 II. Prendre le pouvoir « incorporel »

           Plus les idées sont sommaires, plus elles sont efficaces : à condition de s’adresser

          – aux archétypes mentaux (peur de la mort, œdipe, universaux, etc.)

          – et aux pulsions

                                     qui sommeillent en chacun de nous.

           Contrairement aux moyens mis en œuvre pour prendre le pouvoir « corporel », les idées ne sont ni coûteuses ni visibles, et on ne peut pas s’opposer physiquement à elles : il suffit d’avoir deux bras pour caillasser des CRS, en revanche pour s’opposer à une idéologie il faut des qualités intellectuelles et une capacité d’expression qui ne sont pas donnés à tout le monde.

          La seule résistance possible est d’ordre mental : elle demande analyse, réflexion, et une grande force morale (jusqu’à envisager froidement de mourir pour ses idées.)

                Deux conditions doivent être réunies pour prendre ce pouvoir :

           -a- Une situation de faiblesse

           – Faiblesse d’une société qui doute d’elle-même parce qu’elle a perdu ses valeurs, ou que celles-ci ne correspondent plus à l’évolution des esprits (Empire romain au IV° siècle). Ou encore dont les dirigeants ont perdu contact avec la réalité (Ancien Régime au XVIII° siècle).

          Il faut une « société en crise ».

          – Faiblesse d’individus qui ont perdu leurs repères, qui sont en perte de vitesse psychologique, affective, sexuelle ou sociale : il ne savent plus où ils en sont. Ils s’éloignent des idées ou des comportements « politiquement correct » (ou du « moralement », « socialement », « artistiquement », « religieusement correct »).

          C’est dans ce vivier d’individus en crise que les pouvoirs incorporels ont toujours recruté leurs premiers membres : par exemple l’Église chrétienne du I° siècle (des esclaves), les croisades (des chevaliers oisifs et en difficulté financière), les troupes de choc nazies (les SAS recrutés dans les bas-fonds de Berlin).

           -b- En face d’eux, ils doivent trouver une force idéologique ou spirituelle : doctrine religieuse, politique, morale ou sociale.

          A l’origine, on trouve toujours un génie charismatique qui invente un système idéologique nouveau. Il est suivi par des disciples, qui appliquent ses idées en les adaptant hors de leur lieu d’émergence, et en les durcissant. Par exemple :

          – Entre l’an 50 et 60 Paul de Tarse invente le christianisme en Syrie, mais il ne parvient à maturité qu’au IV° s. et en Asie Mineure.

          – Karl Marx réinvente à Londres le communisme qui s’adapte aux Antilles (Castro), en Asie, en Afrique, etc.

          – Lénine et Hitler inventent le totalitarisme moderne qui trouve des imitateurs sur toute la planète.

           Quatre constantes

           -a- La prise de pouvoir idéologique s’accompagne toujours d’une réécriture de l’Histoire : « Celui qui contrôle le passé, contrôle le présent » (G. Orwell).

          Pour les dictatures idéologiques, l’Histoire devient un enjeu politique majeur (cliquez).

           -b- La démarche idéologique est toujours la même : « Il n’y a qu’une seule Vérité, et c’est nous qui la possédons. Ou bien tu l’ignores, et on va te l’apprendre – pour ton bien. Ou bien tu la rejettes, et on va t’écraser – pour ton bien ».

          Le pouvoir idéologique prétend toujours faire le bien de ceux qu’il contraint.

           -c- Le pouvoir incorporel se conquiert par la force de l’entraînement. Plus les adeptes d’une idéologie sont nombreux, plus ils recrutent par l’effet de contagion des convictions (Cf. Rhinocéros de Ionesco).

           -d- Depuis 60 ans, le pouvoir médiatique est devenu la courroie de transmission de la prise de pouvoir idéologique. Il atteint les gens en masse, chez eux, dans leur intimité, et sait agir par le biais des images subliminales (images captées par l’inconscient, à l’insu du sujet) Il est donc d’une efficacité terrifiante,

          Dans Prisonnier de Dieu (cliquez), j’ai analysé la façon dont j’ai moi-même été capté par une secte, et contrôlé par elle pendant des années. Si j’en suis sorti indemne, c’est qu’ils ne sont jamais parvenu à abolir totalement ma liberté de jugement.

 III. Garder le pouvoir

           – Les idées ont un inconvénient : quand on ne les adapte pas régulièrement, elles rouillent. Car les individus et les sociétés évoluent au fil du temps. Si l’idée fondatrice reste figée, arrive un moment où elle n’obtient plus l’adhésion des masses : le système idéologique s’effondre.

          – En l’adaptant, on s’éloigne du charisme du fondateur : c’est le problème des « héritiers« , qui rapidement ne pensent plus qu’à conserver un pouvoir devenu personnel, et non plus idéologique (cliquez).

          – Quand l’idée a perdu de sa force entraînante, le pouvoir incorporel tente de garder ses adhérents par des moyens coercitifs : rappel des engagements initiaux, chantages affectifs, pressions, menaces, parfois violences physiques.

          – Plus les idées induisent un comportement totalitaire de masse, plus le lavage de cerveau doit être élaboré, collectif et répétitif (nazis, kamikazes).

 IV. Le désir de pouvoir

            Faute d’une étude psy- du désir de pouvoir idéologique, je crois pouvoir identifier au moins deux éléments qui sont toujours présents : je les soumets à votre réflexion.

 1) La pulsion sexuelle

          Les totalitarismes se méfient de la sexualité, ils la dissimulent ou l’interdisent : elle est un espace de liberté qu’ils tolèrent mal.

           En revanche, les libertaires sont volontiers libertins.

 2) Le cynisme

          « La fin justifie les moyens ». On veut faire le bonheur des gens malgré eux : « aujourd’hui vous souffrez, mais plus tard vous serez heureux ».

          Les totalitarismes sont tous messianiques (cliquez).

           En fait, seuls les dirigeants ont des datchas, et personne ne connaît l’adresse du Paradis promis aux croyants.

                                                                      M.B., 2 avril 2010

LE PREMIER MINISTRE AUX AUSTRALIENS IMMIGRANTS : adaptez-vous, ou partez !

          Le Premier ministre australien, John Howard, a rendu publique la déclaration suivante. J’imagine que vous ne lisez pas la presse australienne, la voici (pour information : en aucun cas, je ne prends parti pour ou contre).

                                                               M.B.

             » LES IMMIGRANTS, NON AUSTRALIENS, DOIVENT S’ADAPTER : À  PRENDRE OU  A LAISSER !

           « Je suis fatigué de voir que cette nation s’inquiète de savoir si nous offensons certains individus ou leur culture.

          « Notre culture s’est développée au prix de luttes, d’habileté et de victoires menées par des millions d’hommes et de femmes qui ont recherché la liberté.

           « Notre langue officielle est l’ANGLAIS. Pas l’Espagnol, le Libanais, l’Arabe, le Chinois, le Japonais, ou n’importe quelle autre langue.

          « Par conséquent, si vous désirez faire partie de notre société, apprenez-en la langue!

           « La plupart des Australiens croient en Dieu.

          « Il ne s’agit pas d’obligation chrétienne, d’influence de la droite ou de pression politique, mais c’est un fait, parce que des hommes et des femmes ont fondé cette nation sur des principes chrétiens, et cela est officiellement enseigné.

          « Il est parfaitement approprié de les afficher sur les murs de nos écoles. Si Dieu vous offense, je vous suggère alors d’envisager une autre partie du monde comme pays d’accueil, car Dieu fait partie de notre culture.

           « Nous accepterons vos croyances sans poser de questions. Tout ce que nous vous demandons, c’est d’accepter les nôtres, et de vivre pacifiquement en harmonie avec nous.

           « Ici, c’est NOTRE PAYS, NOTRE TERRE, et NOTRE STYLE DE VIE.

          « Et nous vous offrons l’opportunité de profiter de tout cela. Mais si vous en avez assez de vous plaindre, de vous en prendre à notre drapeau, notre engagement, nos croyances chrétiennes, ou à notre style de vie, je vous encourage fortement à profiter d’une autre grande liberté Australienne :

                      LE DROIT DE PARTIR

           « Si vous n’êtes pas heureux ici, alors PARTEZ !

           « Nous ne vous avons pas forcés à venir ici.

          « Vous avez demandé à venir. Alors, acceptez le pays que VOUS avez adopté.

                           John Howard, Prime Minister of Australia

LA MONDIALISATION, JÉSUS, LE CHRISTIANISME… et nous.

          Si Jésus vivait aujourd’hui, que dirait-il de la mondialisation que nous connaissons ? Il y a des réponses à cette question, mais elles ne peuvent être qu’obliques.

 I. Mondialisation

           Transformation de la planète en un vaste village transnational, où les biens et les personnes s’échangent à peu près librement en fonction d’une seule loi : celle du profit.

 -a- Elle s’accompagne de ce qu’Élie Cohen appelle une tribalisation : les états, identifiés jusque là par des réglementations issues de leur culture propre, sont remplacés par des tribus, associations d’individus motivées par le même appétit pour l’argent et le pouvoir qui l’accompagne. Les mafias sont l’une des formes prises par ces tribus.

           Historiquement, la mafia est née en Italie. Les anciens Romains avaient mis en place le système de la clientèle, personnes de rang inférieur qui dépendaient économiquement et socialement d’un patron. Chacun avait ses clients, à qui il rendait des services de tous ordres en échange de leur soutien et de leur allégeance.

          Lorsque (bien plus tard) les Bourbons occupèrent le sud de la péninsule, ils ignoraient tout des mentalités locales et se contentaient de prélever l’impôt. Un gouvernement parallèle, souterrain, s’est mis en place pour pallier aux carences de celui de l’occupant : la mafia était née. Elle organisait les échanges, instaura la première sécurité sociale et un système de retraites par solidarité entre le parrain et ses lieutenants, dont les familles n’étaient jamais laissées à l’abandon en cas d’accident de la vie. Elle fut donc bien acceptée par la population.

           Les tribus engendrées par la mondialisation ont reproduit ce système, mais à grande échelle : un réseau d’échanges parallèles, une forme de redistribution des richesses où le patron / parrain décide de tout, dirige tout, assure la sécurité de sa clientèle et se réserve la meilleure part des profits.

 -b- L’actuelle mondialisation s’accompagne d’une captation des gains de l’économie réelle au profit du système financier. Aux USA, 40 % du produit de l’activité économique sont captés par la finance, activité virtuelle où l’argent est devenu une matière première déconnectée de la production réelle. La crise de 2008 a mis en lumière la faillite et les dangers de cette financiarisation à outrance.

 II. Jésus et la mondialisation

           Ầ son époque, il existait déjà une forme de mondialisation : c’était l’Empire romain, qui monopolisait à son profit la production des pays conquis, les échanges de biens et de personnes. L’administration impériale recouvrait le monde connu d’alors, de l’Atlantique aux rives de l’Indus, de l’Écosse à la Somalie.

          Et l’on a dans l’évangile de Jean un exemple de clientèle avec Lazare, riche proprétaire qui reçoit ses clients à table ouverte (Jn 11 et 12).

          Certes, les États-vassaux conservaient une illusion d’autonomie : il y avait des rois, comme Hérode Antipas en Galilée, nommé et soutenu par Rome de qui il tenait son pouvoir. Des gouvernements fictifs, comme celui du grand prêtre de Jérusalem et de son Sanhédrin, dont les membres étaient cooptés parmi les grandes familles du pays. Mais de fait, la seule autonomie concédée à ces États était de nature religieuse (1). Avec beaucoup d’intelligence, Rome a compris qu’il fallait laisser aux peuples conquis leurs croyances – à une condition pourtant, accomplir publiquement, au moins une fois par an, les gestes rituels du culte rendu à l’empereur, c’est-à-dire au pouvoir romain.

          Tous les peuples conquis se pliaient volontiers à cette exigence minimale, se contentant d’ajouter l’empereur à leurs dieux locaux – sauf le peuple juif, ce qui irritait vivement Rome.

 -a- Jésus invente la laïcité (Mt 22,21) : rendre à César ce qui revient à César (l’impôt, l’économie et l’administration), à Dieu ce qui revient à Dieu. Cette deuxième injonction étant vague à souhait, et laissant ouverte la question du refus du culte dû à l’Empereur.

 -b- Il accepte et semble même encourager le capitalisme en vigueur dans tout l’Empire. Sa parabole des talents (qui est bien de lui) ne laisse aucun doute : il faut faire fructifier son avoir, et le faire en utilisant le système financier en place. « Pourquoi n’as-tu pas mis mon argent à la banque, demande le patron à son intendant ? Je l’aurais retrouvé avec un intérêt ! » (Lc 19,23). Laisser dormir son capital est quasiment un péché, en tout cas une attitude qu’il réprouve – alors qu’il loue les capitalistes qui doublent leur mise.

 -c- Mais il blâme le banquier qui refuse un délai de paiement : de même qu’un créancier lui a accordé, à lui, une facilité de crédit sur une grosse somme, de même il doit s’interdire « de prendre à la gorge et d’étrangler » ceux qui lui doivent une petite somme (Mt 18,28). Jésus introduit donc un critère de valeur humaine dans un capitalisme par ailleurs sauvage. Il s’agit d’abord de compassion, mais plus encore de justice transcendante : « De même que Dieu t’a donné la vie et pardonne tes erreurs, de même tu dois t’interdire de tuer économiquement tes débiteurs, et leur laisser une chance de s’amender ».

 -d- Il n’a pas un mot pour condamner le chômage, conséquence directe de la mondialisation dont il constate les ravages. Ainsi, il décrit sans commentaires un patron recrutant des ouvriers qui « se tiennent sur la place tout le jour, sans travail » (Mt 20,6). Puis qui accorde en fin de journée le même salaire à celui qui n’a travaillé qu’une seule heure, au lieu de douze – au mépris des lois, comme le lui reprochent à juste titre les autres ouvriers.

          C’est que l’ouvrier de la onzième heure, lui aussi, a une famille à nourrir. Jésus loue le patron qui distribue les salaires non pas en fonction de la productivité des travailleurs, mais en fonction des personnes et de leurs besoins. Et qui corrige, par son humanité, ce que le système social de l’époque pouvait avoir d’insupportable.

          Attitude paternaliste ? Certes, mais la « pointe » de la parabole veut mettre en évidence la liberté de Dieu, père des humains. Comme dans la parabole précédente, la justice de Jésus prend sa source dans la création divine.

           Jésus s’est donc délibérément situé dans une tribu, celle des refusniks de la mondialisation dans ce qu’elle a d’inhumain. Sa jurisprudence est en cohérence avec certains courants pharisiens de son époque, comme avec certaines tendances zélotes et même esséniennes. Mais il rejette vigoureusement l’appel à la révolution des zélotes, et le communisme intégral pratiqué par les sectaires de Qumrân. Son échelle de valeur est mesurée par la compassion individuelle, en même temps que par la conviction que les relations sociales doivent se calquer sur la justice divine.

          Démarche qui n’est ni politique, ni même communautaire, mais individuelle, voire individualiste. Car c’est aux individus, pris un à un, qu’il appartient de corriger, à leur niveau, les excès de la mondialisation. Jésus ne s’attaque pas à l’institution, mais à l’usage qu’en font les riches. Il ne condamne pas le système bancaire, mais exige son utilisation humanitaire. L’humain passe avant l’argent, mais jamais il ne proposera une révolte contre le système, comme en rêvait toute une frange de sa société. Sa révolution se situe au plan des individus, elle est presque intimiste : à chacun de se déterminer à l’intérieur d’un système injuste, de faire des choix, de refuser les conséquences inhumaines de la mondialisation là où il se trouve, à son niveau.

 -d- Mais en même temps, il a fait éclater le tribalisme juif. Ầ son époque le judaïsme était en principe mondialisé : l’enseignement des prophètes s’adressait à toute l’humanité. Mais dans la pratique, le frère d’un juif était un autre juif, à l’exclusion des païens (les non-juifs). En faisant de tout homme, de toute femme rencontrés en chemin, le prochain qu’il convient de traiter comme soi-même, Jésus a fait exploser le judaïsme.

          La véritable mondialisation pour lui, c’est celle du cœur, ouvert par la compassion à tout être humain, quelle que soit son origine ou sa position sociale.

 III. Le christianisme

           Dans un premier temps, l’Église naissante de Jérusalem a tourné le dos à Jésus en instaurant un communisme intégral, copié sur celui des esséniens. Ce fut une catastrophe économique et humaine – au point que Paul fut obligé d’organiser une quête dans tout l’Empire, pour venir en aide à la communauté de Jérusalem dont le communisme avait fait faillite.

          Et cette communauté était repliée sur elle-même, refusant d’admettre les non-juifs.

          Paul a immédiatement pris conscience de l’impasse : jamais l’Église dont il rêvait ne se développerait si les convertis devaient d’abord en passer par la circoncision, opération chirurgicale humiliante. Au terme de querelles d’une violence inouïe, il a imposé à l’Église de Jérusalem sa conception de la mondialisation : abandonner le judaïsme, et le remplacer par le pagano-christianisme.

          Lequel connaîtra le succès fulgurant que l’on sait. Mais en même temps Paul a tourné le dos au mondialisme du cœur prêché par Jésus, et à son attitude d’opposition prophétique.

          Le pouvoir en place ? Il faut le respecter, il vient de Dieu. Le patron ? Ses esclaves doivent se soumettre à lui. La décision de justice n’est plus individuelle, elle découle d’un ordre social dont les injustices sont sanctifiées. Car si ces injustices sont pour les individus causes de souffrance, c’est un bien pour eux : puisque par nos souffrances, nous ajoutons aux souffrances du Christ en croix.

          Et l’Église devient une tribu mondialisée : en dehors d’elle, point de salut.

 IV. Hier, et aujourd’hui

           Nous assistons, depuis environ 50 ans, à l’échec de cette mondialisation religieuse. L’Église n’est plus la Mater et Magistra, l’inspiratrice et la maîtresse du monde. En son sein, on assiste au retour des tribalismes, essentiellement fondamentalistes : repli sur soi de petits groupes frileux, enfermement dans un ghetto de certitudes indiscutables dont personne (ou presque) ne songe plus à faire le gouvernail des individus comme des sociétés.

           Deux mondialisations en parallèle, et deux échecs.

          La mondialisation économique et financière ? Nul ne sait où elle va, mais on peut craindre des conflits aux conséquences incalculables.

          La mondialisation religieuse ? On ne voit pas comment le christianisme serait en mesure de reprendre en Occident le rôle de leader qui fut le sien pendant 17 siècles.

          L’une (la mondialisation religieuse du christianisme) a longtemps accompagné l’autre, la mondialisation capitaliste. Elles ont été tellement liées, qu’il n’est pas étonnant que l’écroulement de l’une accompagne celui de l’autre.

           Dans ce contexte, la voix du prophète Jésus, tellement originale, ne semble guère pouvoir se faire entendre. Ce qui manque à ses amis et disciples, c’est l’espoir d’une révolution du coeur.

           Encore une fois : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ».

                            M.B., 2 juillet 2010

 (1) Au passage : l’occupant romain laissait aux administrations locales le pouvoir de sanctionner les fautes commises contre la religion du pays. Ainsi, le Sanhédrin pouvait condamner à mort pour adultère (Jn 8) ou blasphème. L’exécution de la peine était la lapidation immédiate. Mais en cas de crime de nature politique, Rome se réservait le jugement et l’exécution de la peine capitale, qui était la crucifixion. Caïphe n’ayant pas réussi à établir pour Jésus le crime de blasphème (il a refusé de se dire d’origine divine), il l’envoie à Pilate.