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JÉSUS A LA LUMIÉRE DE LA RECHERCHE CONTEMPORAINE (Jésus et le Bouddha)

Conférence donnée au Cercle Renan, St Germain-des-Près (Paris)

 I. La Quête du Jésus historique

           Pendant vingt siècles, la chrétienté n’a reconnu que « Le Christ » : la réalité historique du nazôréen s’effaçait derrière l’icône du Dieu fait homme, sur lequel s’est construite la culture occidentale. Une fois mis sur orbite divine à la fin du 1er siècle, Jésus avait perdu toute son identité et son enracinement juifs.

           C’est pourtant un Juif (Jacob Emden, † 1776) qui le premier affirma que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ». C’est un autre Juif, Moses Mendelssohn († 1786), qui affirma que Jésus n’avait jamais voulu créer une religion nouvelle. Au même moment, Hermann Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, qui reconnaissait explicitement que Jésus était juif.

           Le ‘’fondateur’’ du christianisme, un Juif ? L’idée allait cheminer, lentement.

           En 1865, David Srauss publia un ouvrage au titre programmatique, Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, tandis que Renan faisait entrer la  »Quête du Jésus historique » (cliquez) dans l’arène publique par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait mal la tradition rabbinique-talmudique mais avait tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu ».

           Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment. En 1933, Joseph Klausner écrivit en hébreu un Jésus de Nazareth qui s’efforçait de donner une image du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          À partir des années 1960-70, les choses s’emballèrent. Robert Aron intéressa le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publia Bruder Jesus (1967). Mais les réticences catholiques restaient vives : quand en 1975 j’ai proposé à Rome mon sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et la judaïté de Jésus », le Vatican a rejeté ce projet. Pourtant peu après, le catholique Laurenz Volken écrivait un Jesus der Jude (1985).

          Dans les années 1990, avant de mourir le dominicain français Marie-Émile Boismard publia quelques ouvrages savants sur les évangiles, au contenu déstabilisant pour le dogme catholique. En Allemagne, le sociologue Gerd Theissen donna un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (1988), l’une des rares œuvres de fiction qui tenait compte (avec les miennes) de la recherche historique sur Jésus. Et Eugen Drewermann publia plusieurs ouvrages marquants, dont Psychanalyse et exégèse (2000).

           Dans le domaine purement exégétique, c’est aux USA que les choses avancent depuis 1990. Malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme James Charlesworth, John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown placèrent la recherche sur les bons rails. Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique dont 4 tomes sont traduits en français (1).

          On s’aperçoit que ces exégètes savent tout ou presque du Jésus historique, mais ils ne peuvent pas tout dire, parce qu’ils font tous partie d’une Église chrétienne. N’ayant pas les mêmes contraintes, je me suis aventuré là où ils ne peuvent aller. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus : bien que ne bénéficiant pas encore des travaux de Meier, cet ouvrage reste valable pour l’essentiel. Je l’ai mis à jour par Jésus et ses héritiers et il a donné naissance à deux romans, Le secret du treizième apôtre et Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers) qui est comme une synthèse de tous ces travaux et met en lumière l’originalité de l’enseignement de Jésus. Bientôt va paraître L’évangile du treizième apôtre, aux sources de l’évangile selon s. Jean . Dans tous ces livres, je cherche à retrouver la réalité historique de l’homme Jésus.

 II. La boîte à outils : le critère politique

           Les exégètes de la Quête du Jésus historique utilisent des critères scientifiques, sorte de « boite à outils » qui a totalement renouvelé notre compréhension des évangiles et de la façon dont ils se sont formés.

          L’un de ces outils est le « critère d’attestation multiple », qui analyse les points communs et les divergences des synoptiques. Il permet de remonter très haut, jusqu’à la transmission orale qui a donné naissance à des livrets qui devaient ressembler à l’Évangile selon Thomas ou à la Source Q, récemment publiés. On peut alors tenter d’identifier l’empreinte de celui – ou de ceux – qui, à partir des traditions communes aux évangélistes, ont par la suite élaboré les textes tels qu’ils nous sont parvenus.

           Autre critère très efficace, le « critère d’embarras » : il permet d’authentifier des traditions qui auraient trop embarrassé les Églises en formation, pour qu’elles aient pu songer à les inventer. Par exemple, le baptême de Jésus par Jean-Baptiste : quand on commença à diviniser Jésus, il était incongru de faire savoir qu’il s’était soumis, comme n’importe quel Juif, au baptême administré par l’ermite du Jourdain. L’attestation de ce baptême par les trois synoptiques en fait pourtant un événement historiquement indiscutable. On ne s’étonnera pas de voir qu’il a été supprimé du IV° évangile, dit selon s. Jean, dans sa version finale qui date d’environ l’an 90 : les ‘’correcteurs’’ commençaient leur travail de relecture des faits, Jésus était déjà divinisé, il ne pouvait pas en être passé par Jean-Baptiste et son rituel typiquement juif.

           Ce critère est complété par le « critère de discontinuité », qui permet d’identifier des éléments étrangers aux milieux juifs ou grecs dans lesquels les évangiles ont pris naissance. Par exemple, l’attitude critique de Jésus concernant certaines prescriptions de la Torah, le sabbat, les serments ou le divorce.

           En appliquant ces critères, on parvient à distinguer ce que Jésus a dit de ce qu’on lui a fait dire, ce qu’il a fait de ce qu’on lui a fait faire (cliquez). Mais alors, se pose une question toute simple à laquelle les exégètes chrétiens ne peuvent pas répondre sans cesser immédiatement d’appartenir à leur Église : pourquoi les premières générations chrétiennes ont-elles ainsi modifié, altéré, corrigé les paroles, les gestes et la personne même de Jésus ?

          C’est qu’elles obéissaient à un objectif politique : créer dans l’Empire une nouvelle religion, afin de prendre le pouvoir (ce qui a parfaitement réussi). L’idée que les Douze étaient animés d’une ambition politique – prendre la première place – parcourt tous les évangiles. Si l’on intègre ce critère politique dans la lecture et la compréhension du Nouveau Testament, on n’est évidemment pas très populaire chez le

III. L’identité de Jésus

           La lecture historico-critique des textes permet d’aborder sous un jour nouveau la question qui a agité l’Occident pendant 7 siècles : qui était Jésus ?

           1) Jésus est-il le Messie ?

            Le christianisme a emprunté au judaïsme sa caractéristique principale : c’est une religion messianique. Un nouveau monde est attendu, qui remplacera celui-ci au prix d’une apocalypse, un déluge de feu et de sang. La venue du Messie précèdera ou accompagnera cette apocalypse. Il prendra la tête des Fils de Lumière pour mener une guerre d’extermination au cours de laquelle les fils des ténèbres seront tous massacrés. Vous reconnaissez dans ces termes l’idéologie essénienne, qui a joué un grand rôle dans la construction du premier christianisme (2) – bien que Jésus, lui-même, n’ait jamais été essénien.

           On sait que cette première génération chrétienne a vu en Jésus le Messie attendu. Mais lui-même, qu’en a-t-il dit ? La réponse se trouve dans un texte remanié par Matthieu et Luc, mais dont Marc donne l’énoncé original. Jésus était parfaitement au courant de l’obsession messianique juive de son entourage : « Qui dites-vous que je suis ? » demande-t-il à ses suiveurs. « Pierre lui dit : toi, tu es le Messie ! » Et il les menaça (épitimesen) afin qu’ils ne disent à personne [une chose semblable] à propos de lui » (Mc 8,30).

          Épitimesen est un verbe fort : ici, comme dans quelques autres passages non retouchés des évangiles, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour le Messie attendu par ses compatriotes.

           2) Jésus est-il de nature divine ?

            La divinisation d’un homme était inimaginable en contexte juif : c’est la 2e génération chrétienne qui a progressivement transformé le fils de Joseph en Dieu, né de Dieu. Mais la Palestine au temps de Jésus était en contact avec les religions gréco-romaines et orientales qui divinisaient toutes des héros mythiques. Une rencontre que fait Jésus n’a donc rien d’étonnant, là aussi il faut la lire chez Marc car Matthieu et Luc modifient subtilement le texte.

Quelqu’un s’agenouille devant lui et lui demande : « Maître, toi qui es Le Bon, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? »

          Sachez que c’était l’habitude, quand on rencontrait un ‘’maître’’ en Israël, de lui poser cette question – plus tard, elle sera reprise par les Pères du Désert. Mais notez la façon dont l’homme appelle Jésus : Didascale àgathé, c’est une apposition qu’il faut traduire comme je l’ai fait « toi qui es Le Bon », et non pas « bon maître ». Et j’ai mis des majuscules, car ‘’Le Bon’’ était l’une des façons dont le judaïsme nommait Celui dont le nom ne peut pas être prononcé – on disait aussi ‘’la Puissance’’, ‘’la Gloire’’, etc.

           Autrement dit, l’homme donne spontanément à Jésus un nom divin, ‘’Le Bon’’. Et lui, avant de répondre posément à sa question, réagit vivement : « Pourquoi m’appelles-tu ‘’Le Bon’’ ? Nul n’est ‘’Le Bon’’ si ce n’est l’Unique, Dieu » (Mc 10,17).

          Dans ce passage comme dans d’autres, Jésus refuse nettement, catégoriquement, d’être pris pour un Dieu.

 IV. Le Dieu de Jésus

           Si Jésus n’est qu’un homme parmi les hommes, qui donc est Dieu pour lui ?

          La réponse est nette : le Dieu du Juif Jésus est le Dieu de tous les Juifs, le Dieu de Moïse et d’Abraham.

          Les discours sur Dieu attribués à Jésus, surtout dans l’évangile dit selon s. Jean, sont en fait des catéchèses chrétiennes de la fin du I° ou du début du II° siècle. Il est frappant de remarquer que Jésus lui-même n’a jamais parlé directement de Dieu – et pourquoi l’aurait-il fait, Juif s’adressant à des Juifs croyants ? Jésus n’est pas un théologien, il n’a donné aucune définition de Dieu, il ne l’a jamais décrit dans ses attributs divins.

          Quand il en parle, c’est indirectement, dans des paraboles où il ne décrit pas Dieu, mais où il propose une nouvelle relation avec Lui.

          Son Dieu n’est pas le Dieu lointain, juge terrifiant et impitoyable de la Torah, mais un Dieu proche avec lequel il entretient la relation confiante et abandonnée d’un petit enfant envers son père ou sa mère.

           C’est la parabole du fils prodigue de Luc 15. Après avoir quitté la maison paternelle et avoir dépensé tout son avoir dans la débauche, le fils fait retour sur lui-même et décide de rentrer chez son père. Chemin faisant, il prépare un petit discours : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Mais traite-moi comme l’un de tes serviteurs… »

          Pendant tout ce temps, jour après jour, le père rongé d’anxiété l’a attendu devant la porte de la propriété, guettant sa silhouette. Quand il le voit au loin, il le reconnaît immédiatement, court vers lui, ferme la bouche à son petit discours de repentance, l’embrasse tendrement et ordonne qu’on prépare pour lui, sans attendre, un festin de bienvenue.

          Car le ‘’Royaume’’, le paradis selon Jésus, c’est un repas de fête où chacun se retrouve dans la convivialité auprès de l’hôte, le Père aimant (3).

          Et pour bien marquer la nouveauté de cet enseignement, quand Jésus donne à ses disciples une formule de prière, il leur dit d’appeler Dieu Abba, mot qu’il faut traduire par quelque chose comme ‘’petit papa’’, ‘’daddy’’. Nous avons ici une nouveauté absolue dans l’histoire des religions. Jusque là, le dieu rendait possible la séparation de l’univers entre sacré et profane. Je vous renvoie à l’œuvre de René Girard : le dieu appartenant à la sphère du sacré (qu’il crée, en quelque sorte), une forme de violence était rendue nécessaire pour réconcilier l’univers avec lui-même. On sacrifiait une victime au dieu, victime qui assumait la culpabilité de l’humanité mais se voyait divinisée puisque par sa mort elle rétablissait le lien entre le dieu et les hommes, entre le sacré et le profane.

          Un dieu proche, un Abba qui refuse la victimisation de son fils mais lui offre la rédemption (le retour à la maison) par sa tendresse, cela n’existait nulle part. En tout cas, pas dans le judaïsme qui ne s’adresse jamais à Dieu par ce petit nom, jugé familier et indigne du Dieu de Moïse.

          En un seul mot, Abba, Jésus résume tout son enseignement sur Dieu. Il introduit une révolution qui n’a été, hélas, ni comprise ni suivie d’effets.

 V. L’approche hindo-bouddhiste

           Pour aller plus loin, je vous propose de comparer, non pas le christianisme et le bouddhisme, confrontation de deux systèmes idéologiques qui mène à une impasse. Mais l’expérience vécue par deux hommes, Jésus à la lumière de la recherche historico-critique et le Bouddha Siddhârta tel qu’on le devine à travers les dialogues du Tipitaka, qui sont proches de l’enseignement du maître lui-même (4) . On se trouve alors en présence de deux conceptions de l’Homme et du monde, deux anthropologies fort différentes.

           1- L’anthropologie judéo-chrétienne

           Elle est linéaire. Avant la naissance, il n’y a rien, nous n’existons pas. Après la naissance, on va vers la mort qui met un terme définitif à la vie. Dans l’attente de la résurrection on végète dans le Shéol, qui n’est pas un lieu de punition mais d’attente de la fin du monde. Alors, viendra la résurrection générale : ce ne sera pas un retour à l’état qui était le nôtre avant la mort, mais une seconde création, celle d’un monde parfait, enfin délivré de la domination du Mal.

           2- L’anthropologie orientale

           Elle est cyclique : « Rien ne disparaît, tout se transforme ». Avant cette naissance-ci, nous en avons connu beaucoup d’autres. Si, au moment de la mort, nous n’avons pas apuré notre karma, nous devrons renaître dans une nouvelle vie pour accumuler des actions positives et effacer ainsi les traces des actions négatives du passé.

          Celui qui est parvenu à l’extinction des passions parvient à l’Éveil, le non-retour, le Nirvâna : « Tout est accompli ».

          Pour parvenir à l’Éveil, Siddhârta se base sur une connaissance approfondie de l’esprit humain et de son fonctionnement, notamment du rôle de la mémoire.

          La mémoire est le principal obstacle à l’unification de l’esprit. Par le rappel des émotions et des idées du passé, elle nous fournit les pensées qui nous encombrent et nous ramènent à la tyrannie des passions. Elle ne lâchera prise qu’au moment où l’Eveil est atteint.

          Lutter contre la mémoire est un objectif que la tradition chrétienne avait déjà identifié. Elle proposait deux types de méthodes :

 1- Tromper la mémoire : Répétition du kyrie eleison (Pèlerin russe), des psaumes (moines), du chapelet…

2- Reformater la mémoire : remplacer le matériau des expériences du passé

* par un matériau tiré des Évangiles (Exercices de St Ignace)

* par la visualisation : icônes de l’Orient.

           Dans chacune de ces traditions, la mémoire est détournée ou éduquée, mais elle subsiste. Notez que le bouddhisme tibétain connaît lui aussi la répétition (les mantras) et la visualisation (les thankas).

          Tandis que Siddhârta ne veut ni ‘’tromper’’ ni ‘’reformater’’ la mémoire, il veut la détruire. Cela se fait par étapes progressives :

 – observer la respiration.

– Distance prise par rapport au corps, aux sensations, à l’esprit, aux formations mentales (pensées).

– Disparition de tout lien entre le méditant et ces manifestations corporelles et mentales.

– Détaché du désir sensuel et des objets mentaux, le méditant continue à penser : dans l’étape finale, l’esprit s’unifie, il n’y a plus en lui ni pensée ni mémoire, le plaisir comme la souffrance disparaissent : c’est l’Éveil ou Nirvâna.

 VI. Siddhârta et Jésus : brève évaluation

           Ầ l’usage, cette méthode de contrôle mental s’avère très efficace. Peut-on la confronter à l’enseignement de Jésus ? (5)

          Je vois trois limites à l’enseignement de Siddhârta :

 1- Selon lui, l’extinction procurerait automatiquement la fin de la souffrance, et l’accès au Nirvâna. Or dans le domaine de l’esprit, il n’y a pas d’automatismes : nous sommes sur le terrain de la liberté la plus absolue.

          De son côté Jésus introduit, non pas la notion de ‘’grâce divine’’ telle que le catholicisme l’a élaborée, mais la nécessité d’une rencontre interpersonnelle avec lui, rencontre qui déclenche la démarche de retour vers le ‘’Père’’. En fait, une double démarche – rencontrer Jésus, puis se mettre en route – qui préserve totalement la liberté humaine de choix et de décision.

 2- Une fois franchie l’étape du Nirvâna, le ciel de Siddhârta est vide.

          Son bonheur total et absolu est une réalité négative : c’est l’absence de souffrance. Mais le vrai bonheur ne connaît ni accomplissement final, ni limite (ce qui serait une nouvelle souffrance). Il manque au ciel du Bouddha une Présence, qui entraînerait celui qui a cessé de souffrir vers des « commencements sans fin », un accomplissement sans limites.

          Cette Présence, avec qui (et de qui) être heureux, les mystiques l’ont appelée Dieu. Je comprends que Siddhârta récuse ce nom, et je comprends pourquoi. Mais il n’en reste pas moins que son bel édifice est un palais vide de présence.

          Tandis que pour Jésus, le ‘’ciel’’ est une convivialité heureuse des invités au repas, entre eux comme avec le maître de maison (Abba).

 3- La méthode de Siddhârta est extrêmement laborieuse, elle suppose une longue succession de renaissances (et de souffrances). C’est un escalier, à gravir péniblement, laborieusement, marche après marche.

          Sans faire l’économie de la purification morale ni de l’effort méditatif, Jésus remplace l’escalier par un raccourci qui tient en un seul mot : Abba.

          Dès l’instant où il a fait retour sur lui-même et décide de revenir chez son Abba, le fils prodigue constate qu’il est attendu. De son côté, dès qu’il l’aperçoit et voit qu’il a entrepris cette démarche, le père l’accueille sans plus attendre : la tendresse de Dieu réalise immédiatement la réintégration de l’égaré dans la chaleur du domicile familial. Elle lui permet de franchir en très peu de temps toutes les étapes de l’Éveil, dès l’instant où il a pris la décision de revenir vers son père aimant.

          Même enseignement dans l’anecdote du ‘’bon larron’’ : elle n’est peut-être pas historique, mais sè non è vero, è ben trovato . Cloué sur sa croix, quelques minutes avant de mourir un brigand accomplit d’un seul coup tout le chemin vers l’Éveil : « Ce soir, tu seras avec moi », lui dit Jésus.

           On trouve dans le Tipitaka une anecdote similaire. Un village était terrorisé par un bandit, Angulimalla, qui avait commis plusieurs meurtres. Un jour, Siddhârta vient à traverser le village et s’étonne de le trouver portes closes, volets tirés. Ses disciples l’informent : « C’est à cause d’Angulimalla, tous les habitants se terrent chez eux ! » Ầ cet instant, Angulimalla lui-même déboule devant le Bouddha : « Maître, lui dit-il, j’ai entendu ton enseignement sur l’Éveil : je veux abandonner ma vie de banditisme et te suivre ».

          « Mais Maître, s’inquiètent les disciples, il ne peut pas devenir l’un des nôtres ! C’est un meurtrier ! » – « Laissez-le », dit le Bouddha – et il accueille avec bonté Angulimalla dans sa communauté, la Sangha.

          Six mois plus tard, Angulimalla mourut de maladie. « En vérité, dit le Bouddha à la Sangha, je sais qu’Angulimalla ne renaîtra pas : en peu de temps, il a franchi toutes les étapes de l’Éveil ».

           La sagesse consisterait sans doute à prendre le meilleur de l’enseignement de ces deux immenses maîtres. Mais j’avoue qu’étant d’un naturel paresseux, et traînant derrière moi quelques casseroles de mon passé karmique, je suis infiniment séduit par l’enseignement de Jésus.

                                   M.B. (17 janvier 2013)

(1) Un certain Juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, 2004-2009.

(2) Comme dans le Coran : voir mon essai Naissance du Coran, aux origines de la violence, à paraître.

(3) Tout cela est développé dans Jésus, mémoires d’un Juif ordinaire (Dans le silence des oliviers)

(4) Je me base surtout sur le Dîgha Nikâya, grâce à l’excellente traduction de Maurice Walshe, Thus I have heard, Wisdom Publications, London 1987. Voir aussi Môhan Wijayaratna, plusieurs publications au Cerf & chez LIS, et Walpola Rahula, L’enseignement du Bouddha, Seuil-Sagesses, Sa 13.

(5) Voir la deuxième partie de Dieu malgré lui, intitulée  »Un Bouddha juif »

MONDIALISATION : FIN DU CATHOLICISME ?

       Dans Le Monde du 20.01.07, Jean-Marie Donegani analyse avec pertinence l’évolution du catholicisme en France, et son état actuel au vu d’un sondage récent.

     Le peuple, montre-t-il,  se détache de la religion institutionnelle et raisonne maintenant en termes d’adhésion à des valeurs, d’identification à un foyer de sens. C’est désormais à l’individu d’apprécier la valeur relative d’une religion : le vrai n’est plus ce que l’Église définit comme « vrai » pour tous, mais ce que je perçois comme vrai pour moi.

     Ce relativisme, le pape actuel en a fait l’ennemi absolu du catholicisme, et l’objet de son combat principal. A juste titre : une Église se définit par l’adhésion du peuple à un ensemble de dogmes fixés par la hiérarchie. Si la vérité, si l’adhésion au mystère de l’au-delà des apparences devient affaire d’appréciation personnelle, l’Église (toute Église) n’a plus qu’à plier bagages. La lutte contre le relativisme est, pour une Église, question de survie.

     J’aimerais rappeler à ce sujet l’enseignement du Bouddha Siddharta. L’une de ses dernières paroles (attestée par plusieurs sources, notamment le beau Parinibbanasutta) a été adressée à son disciple et secrétaire Ananda : « Ananda, dit le Bouddha avant de mourir, souviens-toi : il n’y a ni maîtres spirituels, ni rites, ni textes sacrés. Il n’y a que ce dont tu fais l’expérience par toi-même ». Et ailleurs, il donne une parabole : « Quand on t’offre une pièce d’or, la première chose que tu fais c’est de la mordre, pour t’assurer de la qualité du métal précieux. Ainsi en va-t-il de mon enseignement : soumets-le à l’épreuve de ton expérience. Ce qui se révèle confirmé par ton expérience, garde-le. Le reste, jette-le »

     En d’autres termes (et dans une culture différente), on trouve exactement la même attitude chez Jésus le nazôréen. Un jeune homme riche lui demande ce qu’il doit faire pour « être sauvé » (Siddartha aurait dit : pour « entrer dans l’Éveil »). Jésus lui répond : « Tu es juif ? Observe la Loi juive ». L’homme lui dit qu’il s’y conforme déjà – c’est-à-dire qu’il obéit déjà aux dogmes et aux comportements fixés par l’Église juive. Jésus le regarde avec affection, et lui dit doucement : « Alors, une seule chose te manque : laisse tout [cela], et suis-moi »

     C’est moi qui ajoute le mot [cela] : Jésus n’a pas dit à cet homme qu’il lui fallait abandonner le judaïsme pour aller plus loin, pas en ces termes brutaux. Mais sa réponse est claire : tout ce qu’il a vécu jusqu’à présent (y compris le dogme juif) doit être laissé derrière lui, pour vivre une expérience personnelle à sa suite. D’un côté les dogmes et les obligations fixées par une Église, de l’autre un homme à suivre. Un homme inclassable, imprévisible, comme l’est toute personne humaine.

     Avec ses mots à lui, dans sa situation locale et historique à lui, Jésus fait du « relativisme » le coeur même de son enseignement.

     Le pape martèle le contraire : ce n’est pas la première fois, et ce n’est hélas pas la dernière, qu’un pape prendra le contrepied du Jésus des évangiles. La nouveauté, les études sociologiques le montrent, c’est que « le peuple » ne suit plus. L’espoir, c’est que « le peuple » exerce pleinement aujourd’hui ce que les théologiens appelaient autrefois le sensus fidei : la perception juste des vérités invisibles.

     Pour la première fois, un match oppose ouvertement « le pape versus le peuple » : la limitation autoritaire d’une seule vérité, celle du dogme, contre la perception intuitive et juste des vérités invisibles. Les buts à venir seront marqués par « le peuple », dont il se trouve que je suis un supporter enthousiaste.

                                         M.B., 24 janvier 2007

LE DOGMATISME, MALADIE CHRÉTIENNE ?

          Un dogme est une vérité intemporelle (valable pour tous les temps) et irrationnelle (elle ne se démontre pas). Pour pouvoir naître, un dogme a besoin de deux éléments de base :

1- La référence à une Écriture, considérée comme sacrée (ou à une tradition orale suffisamment fixée pour être reçue à l’égal d’une Écriture).

2- La référence à une autorité centrale, qui fixe ou authentifie le dogme.

         Paradoxalement le dogme, absolu par nature, est donc une vérité en référence – c’est-à-dire contingente.

 I. JÉSUS ET LE DOGME

          A l’époque de Jésus, le judaïsme faisait référence à l’Écriture (la Loi), mais il n’y avait pas en Israël de consensus : les pharisiens disaient que la Loi, pour rester vivante, doit sans cesse être interprétée. Ils avaient l’écoute du peuple, dans lequel ils étaient fortement implantés par leur réseau de synagogues. Les sadducéens (prêtres du Temple), au contraire, considéraient que la Loi est intemporelle, donc intangible, et s’opposaient vivement aux pharisiens sur ce point.

       Cette opposition, qui déchirait le judaïsme, lui a toujours épargné la maladie du dogmatisme.

          Formé par eux, Jésus était lui-même pharisien. S’il est entré en conflit avec ses confrères, ce n’est pas parce qu’il discutait la Loi – exercice habituel et même encouragé – mais à cause de la façon dont il la discutait. En effet, les règles étaient fermement codifiées : on devait d’abord rappeler les opinions des anciens. Puis s’appuyer sur elles pour faire progresser la discussion : « Rabbi x a dit ceci…. or, rabbi y a dit cela… donc, on peut dire ceci de nouveau, sachant que rabbi z a aussi dit ceci, et rabbi w cela… »  Le Talmud rassemble une collection impressionnante de ces discussions sans fin.

        Mais Jésus commence son enseignement en affirmant : « On vous a dit ceci…, eh bien, moi, je vous dis cela… » Cet enseignement choque les auditeurs, et les évangélistes témoignent de cet étonnement, « car il enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,29)

          La nécessité de faire référence à l’enseignement des anciens n’était-elle pas l’équivalent d’un dogme ? Non, parce qu’il n’y avait pas de vérité intangible et intemporelle (au contaire, la discussion faisait évoluer la vérité en l’adaptant aux besoins du moment). Oui, parce que celui qui discute la Loi était obligé de se conformer à un cadre mental rigide, celui de la tradition orale. Aucun dogme n’était défini, mais la démarche était bien celle d’un dogmatisme subtil, parce que difficile à cerner.

          En refusant de se plier aux règles de la discussion pharisienne, Jésus brise donc l’équivalent du seul « dogme » juif de son époque, celui de la cohérence absolue avec une tradition antécédente. Sans langue de bois, et même avec une franchise brutale (« moi, je vous dis que…« ) il déstabilise l’Église juive de son temps, jusqu’à l’anéantir : et la hiérarchie ne s’y est pas trompée. Sans qu’on puisse établir une chronologie certaine, il semble que ce refus affiché dès le début de son enseignement ait provoqué l’ouverture du « dossier » contre Jésus, dossier qui le conduira à sa perte.

         Mais il va beaucoup plus loin en s’attaquant à la nature même de la Loi, fondement de l’identité juive. A l’occasion d’une discussion pharisienne sur le sabbat, il rejette non seulement le dogme oral, celui de la méthode de discussion. Mais aussi le dogme écrit, celui des 613 préceptes, codifiés à la suite de la Loi. De tout cela il fait table rase, en affirmant qu’il n’y a qu’une seule Loi, c’est celle qui est inscrite dans le coeur de l’homme.

         En fait, Jésus ne supprime pas la Loi, comme l’ont peut-être perçu les ecclésiastiques de son temps. A l’ensemble des dogmes (oraux et écrits) il substitue la loi du coeur. C’est le coeur qu’il faut purifier : un coeur pur n’a pas besoin de dogmes, puisqu’il est en cohérence et en harmonie intime avec le monde de l’invisible que tente de codifier le dogme.

         Pas de référence à une Écriture sacralisant le comportement humain, ou à une tradition orale équivalente. Mais aussi, pas de référence à une autorité humaine, garante d’un dogme : « Ne vous faites pas appeler « maître », ni « père », ni « docteur » par les gens… » (Mt 23,8). Ni Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ni Curie, ni autorité humaine de référence.

          Enfin, aucun rite : si Jésus fréquente le Temple, jamais on ne le voit participer à la liturgie des sacrifices, qu’il condamne explicitement. Et s’il a d’abord enseigné dans les synagogues, il en sera vite chassé : dès lors, pour lui pas d’autre lieu de la rencontre avec Dieu que la solitude d’un endroit désert, ou l’intimité d’une chambre ordinaire.

         Résolument anti-dogmatique, Jésus peut aussi être qualifié de résolument anti-clérical. 

         Curieusement, il faut noter que c’était le testament du Bouddha Siddartha : « Ananda, dit-il à son disciple préféré avant de mourir, souviens-toi : il n’y a ni livre sacré, ni maître spirituel, ni rites »

 II. NAISSANCE DU DOGME, NAISSANCE DU CHRISTIANISME

        La naissance du christianisme comme système idéologique peut être datée par deux événements bien attestés :

1- Au « concile de Jérusalem », 18 ans après la mort de Jésus, l’établissement d’une autorité humaine de référence au nom de Dieu : « L’Esprit Saint et nous-mêmes [les apôtres] avons décidé de vous imposer… » (Ac 15,28). Et la codification du premier « dogme« , qui définit le comportement des chrétiens par rapport au paganisme.

2- A peu près au même moment, la transformation à Antioche du repas fraternel entre chrétiens en eucharistie, rite fondateur de l’Église.

    
         C’est en prenant le contre-pied de l’enseignement et de la pratique de Jésus que l’Église chrétienne s’est fondée sur le dogme, l’autorité normative et le rite.

    Remarquons que les réformateurs successifs du christianisme, dans leur désir affiché de revenir à une « Église des origines », ne suppriment dans les faits ni l’autorité normative, ni le dogme, ni les rites. Jusqu’à aujourd’hui les « mouvances » chrétiennes, même lorsqu’elles se disent contestataires, restent contaminées par la maladie dogmatique héritée des Églises dont elles sont issues. Elles supportent mal l’approche objective des textes que propose l’exégèse moderne.

          Car l’exégése, science historique, sait qu’elle n’obtient jamais qu’une vérité parcellaire. Cette parcelle de vérité, elle la confronte avec d’autres parcelles : de confrontation en confrontation, des acquis sédimentent peu à peu. Mais même ce qui est acquis en exégése peut prendre une coloration différente, vu sous un autre angle.

           Face à une vérité sans cesse en mouvement, les Églises (ou les groupes contestataires qui en sont issus) font preuve de psycho-rigidité : la confrontation exégétique les met mal à l’aise, et si les contestataires rejettent un dogme, c’est le plus souvent pour adopter un contre-dogme aussi rigide que celui qu’ils dénonçaient. On s’agite donc beaucoup, sans jamais avancer. Ces groupes ont toujours, quelque part, un dogme qui traîne à défendre.

          A leur psycho-rigidité s’ajoute la jalousie de ceux qui n’ont pas fourni la somme de travail requise, pour admettre un point de vue nouveau – qui leur paraît faux et inacceptable, parce qu’ils n’ont pas pris les moyens de le comprendre.

    Psycho-rigides, jaloux par incompréhension, ils sont vite envahis par la peur de ne plus maîtriser leur univers familier.

               Psycho-rigidité + jalousie + peur : ce sont les symptômes de la maladie dogmatique.

              Cette maladie se traduit toujours par la haine de celui (ou de ceux) qui déstabilisent les certitudes, acquises ou « révolutionnaires ».

          Et la haine s’exprime par la violence.

     C’est pourquoi Jésus, parce qu’il instaurait (avec le rejet du dogmatisme) le principe d’insécurité à la base même de son enseignement comme de ses actes, c’est pourquoi il a été crucifié. Et c’est pourquoi, au long des siècles, des bûchers ont été allumés par la chrétienté, pour éliminer ceux qui voulaient la guérir de sa maladie dogmatique.

                                          M.B., 15 février 2007

Vous trouverez bientôt, dans la catégorie « chroniques intempestives » de ce blog, la suite de cette réflexion : « Le dogmatisme, une maladie française ? « 

LA FIN DU MONACHISME CATHOLIQUE

          Je viens de rencontrer un moine bénédictin français, qui fut mon confrère, et qui reste (le seul) ami très cher que j’aie dans ce milieu où j’ai vécu plus de vingt ans – au siècle dernier.

          Il m’a informé de l’état de délabrement dans lequel se trouvent les monastères de France – et c’est sans doute la même chose ailleurs. Plus aucune vocation, une moyenne d’âge qui dépasse les 75 ans et qui laisse prévoir la fermeture, à moyen-terme, de ces maisons qui furent le fer de lance de l’Église catholique comme de la culture occidentale.

          Il me posait la question angoissée : « Quel avenir ? »

          Historien, je ne sais pas prédire l’avenir, mais je l’ai invité à relire le passé.

I. UNE RÉGLE MARQUÉE AU FER ROUGE

          Les moines d’Occident suivent tous, à la lettre, la Règle de Saint Benoit. Ce texte, que j’ai étudié lorsque je m’efforçais d’en vivre, a été écrit en Italie au début du VI° siècle. L’Empire romain s’était effondré, mais sa culture restait vivante dans certains cercles protégés, comme les monastères.

          La culture, c’est un peu « ce qui reste quand on a tout oublié » : ce qui surnageait à la débâcle de l’Empire, c’était la seule philosophie qui fut proprement romaine (avec, peut-être, l’épicurisme) : le stoïcisme.

          Profondément matérialiste, le stoïcisme a fait la grandeur de Rome par sa conception austère de la vie humaine. Au VI° siècle, il avait sans doute été contaminé par le gnosticisme, mouvement multiforme qui rejetait la matière  comme intrinsèquement impure : et avec la matière, le corps ainsi que tous ses plaisirs. Il est possible que le stoïcisme, au moins dans son expression populaire, ait vu sa raideur potentialisée par la contagion gnostique.

          La Règle de saint Benoît est un texte profondément stoïcien. La contamination stoïque apparaît dans son mépris du corps, qui se traduit par l’organisation de la vie quotidienne des moines et repose sur l’adage mis en exergue par saint Benoît : « Là où commence le plaisir, là commence la mort« .

          Cette conception stoïque de l’existence humaine a rencontré, tout au long des siècle, le malaise de vivre de nombreux postulants à la vie monastique bénédictine. Non seulement elle ne parle plus aux humains du XXI° siècle, mais surtout elle est totalement étrangère à l’enseignement de Jésus dans les évangiles. Extrêmement exigeant sur le plan personnel et social, cet enseignement va beaucoup plus loin que celui des stoïques, sans jamais mépriser le corps.

          Il y a plus, hélas, pour expliquer le déclin actuel des monastères. Reproduisant une conception de la vie spirituelle héritée de certains textes des « Pères du Désert » qui lui étaient parvenus, l’auteur de la Règle enseigne qu’un moine sera « un bon moine » quand il aura récité, chaque jour, une certaine quantité de psaumes.

          La notion de quantité lui paraît essentielle : prise à la lettre, cette injonction a transformé les moines occidentaux en rabâcheurs de psaumes, enfilés à vive allure tout au long de la journée.

          Quand cette psalmodie avait lieu en latin, et s’inscrivait dans une vie simple, celle des paysans du moyen âge, la récitation de l’Office Divin permettait peut-être l’épanouissement d’une vie spirituelle méditative.

          Aujourd’hui, les psaumes sont récités en français, et l’exigence de quantité n’a pas disparue des monastères. Les moines modernes passent donc 4 à 5 heures par jour à mouliner indéfiniment ces psaumes, expressions d’un judaïsme qui n’est pas le leur.

          Alors qu’on voit des foules entières chercher – et trouver – dans la méditation silencieuse une discipline qui structure de l’intérieur leur spiritualité. Méditation pratiquée par Jésus, qui avait « l’habitude » (disent les évangiles) de se retirer dans un lieu désert pour s’y livrer.

          Ceux qui cherchent les voies de l’Invisible se tournent désormais vers le bouddhisme, ou les sectes. Dans le bouddhisme ils trouvent un enseignement et une pratique très solide de la méditation. Dans les sectes, ils trouvent de tout, et souvent des ersatz de méditation – parfois fort dangereux.

          Ce sont presque tous des déçus du catholicisme.

          Les monastères auraient pu, et ils auraient dû, offrir au peuple des chercheurs de Dieu l’enseignement, l’exemple et la pratique de la méditation. En l’ignorant pour rester fidèle à une Règle qui fait d’eux des ruminants de mots, ils signent eux-mêmes leur déclin.

                                                    M.B. 9 avril 2007.

INUTILE RÉSURRECTION

          Il y a 50 ans, le pape Jean XXIII décrétait l’ouverture d’un concile œcuménique. La nouvelle parût sensationnelle, et elle l’était : on sentait bien que l’Église catholique, encore triomphante, était déconnectée de la marche du monde.
          A l’ouverture de la 2° session, le tout nouveau pape Paul VI décréta que ce Concile serait exclusivement pastoral. C’est-à-dire qu’il laisserait de côté les questions dogmatiques fondamentales : la résurrection, l’incarnation.
          Depuis, il n’est plus question que de l’accessoire : mariage des prêtres, ordination des femmes, contraception, messe en latin, intégristes ou non, préservatif ou non… 
         
          Il faut aller au fond du malaise : la question de la résurrection. Lire la suite

L’URGENCE

          Le monde est en feu, ô moines !, s’exclamait un jour le Bouddha Siddhartha. Cinq siècles après lui, et dans un tout autre contexte, le Bouddha Jésus soupire : Je suis venu allumer un feu sur la terre, et comme je suis impatient de le voir prendre !
L’impatience dont font preuve les Éveillés est une constante : ils ont vu, ou ils voient. Ils souffrent des pesanteurs de ceux qui ne « voient » pas, qui ne veulent pas « voir ». Parfois, ils se taisent : le plus souvent, ils meurent d’impatience.

          Notre situation est particulière.
Nous avons créé un tintamarre médiatique qui accentue notre surdité. Depuis les faux-plafonds dorés, sur les tapis rouges, des paillettes tombent en pluie sur les pipol et ensevelissent les prophètes. Comme un taureau dans l’arène, nous sommes étourdis par les muletas des faiseurs de spectacle. Et nous ne savons plus où donner de la tête.

          Quelques uns prennent la peine de s’asseoir. Nul ne sait si ce sont des Éveillés, mais ils vivent à contre-courant. Au milieu d’informations qui n’ont jamais aussi été aussi abondantes, d’idéologies aussi réaffirmées, ils tentent de faire le tri. D’apercevoir quelques grands axes directeurs. Ils creusent, patiemment, l’une ou l’autre question centrale. Ce sont des économistes, des défenseurs de l’environnement, des chercheurs en sociologie, en politique, en biologie, en physique, en histoire, en exégèse.
Le plus souvent et sans le savoir, ils se rejoignent dans le souci de la beauté et de la dignité de l’humain.
Lorsqu’ils font entendre leur voix, c’est au milieu de l’immense vacarme des nouvelles vraies ou fausses, des dogmes anciens ou nouveaux, et des crispations qu’ils suscitent.

Car tout va très vite, de plus en plus vite. Un monde a disparu sous nos yeux. Nous n’avons plus le temps des nuances, de la réflexion apaisée : il faut crier pour se faire entendre. Nous sommes soumis à des chocs permanents : pour être écouté, il faut choquer.
Nous vivons dans l’urgence des temps en train de s’accomplir.

Quelques grands Éveillés du passé ont vécu en des périodes semblables aux nôtres : un monde était en train de mourir sous leurs yeux. Siddhartha, Jésus, Gandhi ou Martin Luther King, ils ont choqué : devant l’urgence qu’ils percevaient, le temps des précautions verbales leur a semblé révolu.
Le monde est en feu ! Malheur à vous, pharisiens ! Quit India now ! I have a dream ! : ils n’ont pas pris de gants.

Qu’ils soient grands ou petits, on reproche aux bousculeurs de l’ordre établi leur véhémence, ce côté un peu abrupt, leur manque de « rondeur », leurs impatiences.

J’envie Socrate, dont la légende dit qu’il a longtemps partagé sa méditation tranquille à l’ombre d’un pin parasol, entouré de quelques auditeurs avertis dont les questions mesurées l’aidaient à formuler sa pensée, tout en l’enrichissant au rythme paisible des jours.
Par la profondeur irénique de sa recherche, il voulait échapper à l’urgence : il a quand même dû se suicider.

                                      M.B., 16 mars 2008