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LE TEMPS DES PROPHÉTES (III) : Les historiens à la recherche de Jésus.

« La lettre [de la Bible] enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire« .
          Ce dicton médiéval résume la façon dont les Églises chrétiennes ont toujours lu leurs textes sacrés : pour elles, l’objet de la foi n’est pas la réalité des faits. Croire, c’est s’évader de la vérité du réel historique, pour chercher ailleurs une autre vérité.
          Chercher ? Où ça ?
          Dans la vérité du dogme.

          Depuis ses origines, l’exégèse (la compréhension des textes anciens) a été interprétative. Comprendre la Bible, c’était l’interpréter en fonction de critères extérieurs au texte. Ainsi faisait déjà la tradition juive, ainsi font les auteurs du Nouveau Testament, ainsi ont fait les Églises chrétiennes.
          Mais au cours du XIX° siècle, l’Histoire est devenue une science. Aujourd’hui l’exégèse n’est plus interprétative, c’est une des disciplines de l’Histoire, elle prétend à l’analyse scientifique des textes.
          Cela ne s’est pas fait en un jour. Les pionniers – D.F. Strauss (1835), Ernest Renan (1863) – ne disposaient pas des textes découverts, entre 1945 et 1947, en Égypte et en Judée. Mais surtout, l’Histoire était encore une science balbutiante. Ces pionniers ont provoqué la réaction radicale de Rudolf Bultmann (cliquez).
          La recherche a franchi un tournant décisif dans les années 1960 avec Joachim Jeremias, qui s’efforçait de retrouver dans les Évangiles ce qu’avait vraiment dit Jésus, la teneur même de ses paroles (ipsissima verba). Jeremias s’est vite rendu compte que c’était chose impossible, et qu’il devrait se contenter de l’écho de sa voix (ipsissima vox).
          Tout a basculé dans les années 1970, quand on a enfin admis que Jésus était juif. Que pour le rejoindre, il fallait s’immerger dans le milieu social, politique, religieux, qui fut le sien. En le replaçant ainsi dans son contexte, on passait d’une ombre « plate » à un Jésus en trois dimensions, qui prenait tout son relief.

          Les catholiques réagirent le plus souvent par l’ignorance, parfois par une résistance très vive. Au point qu’un des meilleurs exégètes actuels, John P. Meier, a dû se défendre vigoureusement contre leurs attaques. On lui reproche de saper la théologie catholique : il répond qu’il est un chercheur « délibérément non-théologien… [Depuis la fin du XVIII° siècle], la quête du Jésus historique a été soit théologique, soit anti-théologique. [Ma position est que les conséquences théologiques de cette quête] ne pourront venir qu’en deuxième lieu, après une première étape de recherche historique autonome. Le problème, c’est qu’on [les Églises] n’accepte pas l’autonomie de cette première étape » (1).
          Pourquoi les catholiques « n’acceptent-ils pas l’autonomie » de la recherche sur Jésus ? Parce qu’ils restent prisonniers du filet tissé par Paul de Tarse, bouclé par Bultmann : le Christ de la foi.

                   Mais ces dernière années, phénomène nouveau : alors que les Églises traditionnelles perdent leur crédit, la recherche du Jésus historique rencontre l’intérêt du grand public. On ne compte plus les magazines, les émissions de télévision ou les films qui lui sont consacrés. La personne de Jésus a échappé au monopole des Églises, elle fait irruption sur la scène, des laïcs prennent le relai des exégètes d’Église. Certains sont croyants (Jacques Duquesne), mais d’autres rejettent l’Église (Jean Onimus, Jacques Ellul, Michel Benoît) ou s’affirment délibérément incroyants comme Mordillat et Prieur, écrivains et producteurs de séries télévisées sur Arte (ne manquez pas les prochaines, en décembre).
          Cette médiatisation laisse à penser que les lignes, fixées depuis des siècles, ont enfin une chance de bouger. Mais ce n’est pas sans risques : peut-on chercher à connaître quelqu’un sans l’aimer ? Les avancées de l’exégèse scientifique, discipline exigeante, peuvent-elles être médiatisées sans perdre de leur substance ?
          Et surtout : à quoi bon ? Que sert-il de savoir qui a trahi Jésus, comment Judas est mort, si Pierre était un meurtrier (cliquez), si Cana était un miracle ou une dilution du vin ?
          En quoi est-ce que cela nous aide à connaître Jésus, à vivre de son message aujourd’hui, dans le chaos actuel ?

Le contexte

Jésus n’a rien écrit, ce sont d’autres qui ont écrit ses gestes et ses paroles. Il est donc nécessaire de bien les connaître, eux : ils sont comme un miroir, dans lequel Jésus se reflète.
          Le miroir est-il déformant ? La réponse est oui.
          Comment peut-on mesurer la déformation, pour retrouver un reflet au moins honnête (on n’ose dire authentique) de l’homme Jésus ? C’est le travail des exégètes, fait de rigueur, de patience, de modestie. Tout en finesse et en nuances.
          Si les apôtres ont déformé l’original, de quelle façon ? Comment ? Avaient-ils une intention, et laquelle ? Cette intention était-elle la leur, ou bien était-ce celle d’une communauté qui s’est constituée en continuant de déformer l’image de Jésus, pour s’appeler un jour l’Église – en écrasant les « hérétiques » de tous bords ?

          Zoom arrière : si Jésus était bien juif, qu’a-t-il apporté de nouveau au judaïsme de son époque ? Est-ce à cause de cette nouveauté qu’il a été éliminé, si rapidement ?
          La réponse est oui. Et le travail des historiens, c’est de planter le décor au sein duquel Jésus a joué sa pièce, pour mieux percevoir son reflet.

L’homme et son message

Peu à peu, on découvre alors un homme. Petit provincial appartenant aux classes moyennes, élève des Pharisiens, disciple du Baptiste : dans ce contexte, on comprend mieux le scandale provoqué par ses attitudes et ses paroles. Pareil homme risquait la mort, comme Martin Luther King : par sa seule façon d’être et de parler.
          Puis on découvre une personnalité, et alors (je ne suis pas le seul), on tombe amoureux. Impossible de ne pas aimer cet homme attentif à chacun autour de lui, qui jamais ne condamne, ignore les barrières sociales, continue d’aimer ceux qui le trahissent. Dont les paroles ont un charme tel, qu’elles sont resté gravées dans notre inconscient collectif.
          On l’aime, et on le craint : parce qu’il a pour moi une ambition dont jamais je n’ai eu idée, me croyant bien incapable d’aller aussi loin. Il fait me peur, parce qu’il me voit non pas tel que je suis, mais tel que je pourrais être. Tel que je dois être.

          On découvre enfin un enseignement, à la fois totalement juif et absolument universel. On s’aperçoit que sa parole n’était pas celle de Dieu, c’était la sienne. Qu’il avait un enseignement : le sien. Une spiritualité – la sienne -, et une relation avec le Dieu de Moïse – la sienne.
          Que sa parole, son enseignement, sa spiritualité sont totalement originaux : bouleversement révolutionnaire, dont nous n’avons pas fini de tirer les conséquences, puisque nous n’avons pas commencé.

Les historiens et leurs certitudes

Les exégètes allemands du XIX° siècle ont précisé un point qui a éclairé toute la science : ils ont montré la différence entre les événements de l’histoire, et le fait historique.
          Les événements du passé (actions, gestes, paroles) appartiennent au passé : nous ne pourrons jamais les restituer dans leur matérialité factuelle.
          Nous ne connaissons que les événements tels que la science historique s’efforce de les atteindre (cliquez)
          Aucun exégète moderne ne prétend atteindre la personne de Jésus en elle-même. L’histoire (et l’exégèse) est nécessairement une suite d’hypothèses, que l’historien cherche patiemment à affiner. C’est tout.
          L’opposition entre « Jésus de l’histoire » et « Christ de la foi » est née dans l’esprit de ceux qui n’avaient pas suffisamment pris conscience de cette limite : il n’y a pas de « Jésus de l’histoire », il n’y aura jamais que le Jésus historique. Le « Christ de la foi » tente vainement de combler ce fossé – mais en même temps, il nous empêche définitivement de travailler à le combler.

          Dans son Discours aux Bernardins (cliquez) , le pape de Rome a rappelé – malgré toutes ses circonvolutions verbales – que le Jésus historique ne l’intéressait pas. Et que le travail des exégètes devait être soumis à la foi de l’Église.

          Heureusement, Jésus le vivant s’échappe de ce carcan, qui se fendille de partout.

                                          M.B., 11 novembre 2008.

A suivre sur ce blog :

« Le temps des prophètes : (IV) La résurrection à la croisée des chemins »

(1) Dans une remarquable conférence de 1993, accessible par Internet : http://theology.shu.edu/lectures/marginaljew.htm.

LE TEMPS DES PROPHÉTES (IV) : La résurrection à la croisée des chemins.

          Les articles I, II, III de cette série (Catégorie « La question Jésus ») montrent que, depuis 19 siècles, la résurrection est au cœur de la question Jésus.
          Revenons donc sur ce point crucial.

I. Réalité historique, ou acte de foi ?

          Personne n’était présent au jardin du Golgotha, dans la nuit du 8 au 9 avril 30 : il n’y a eu aucun témoin d’une (éventuelle) résurrection de Jésus. La réponse à l’irritante question du tombeau trouvé vide n’est donc pas du domaine des faits (ni traces, ni témoignages), c’est une affirmation qui se fera jour, par la suite, dans l’Église primitive.
          Cette évidence, Rudolf Bultmann  (cliquez) en a tiré une conclusion radicale: la résurrection est un acte de foi pure, et cette foi en la résurrection fonde le christianisme.

          Autrement dit : seul un acte de foi peut affirmer que Jésus est ressuscité, donc qu’il est Dieu. Et en retour, cet acte de foi en la résurrection permet seul d’affirmer que Jésus est Dieu, donc qu’il est ressuscité.
          C’est ce qu’on appelle un cercle herméneutique : un serpent qui se mord la queue.
         Pour en sortir, voyons les éléments historiques du dossier.

II. Le judaïsme à l’époque de Jésus

          Pour Jésus comme pour son entourage, la foi en la résurrection des morts ne découlait pas d’une immortalité inscrite dans la nature humaine. C’était une re-création, par laquelle Dieu tire de la poussière ce qui, de soi, aurait dû y rester. Elle découlait de la justice divine, qui ne pourrait tolérer que ses fidèles s’effacent, éternellement, dans l’inexistence.

          L’idée d’une résurrection générale au dernier jour, seconde création semblable à la première, était répandue dans le judaïsme populaire : « Je sais, dit Marthe à Jésus, que [mon frère] ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour » (Jn 11,24).

          La littérature inter-testamentaire témoigne qu’apparaît, autour du I° siècle, une conception de la résurrection anticipée, individuelle : Le Livre des Jubilés pose la question de la survie de l’âme sans le corps, les Livres d’Hénoch, IV Esdras et Baruch reprennent plus tard la question. Mais ces textes, écrits entre le II° siècle avant et le II° siècle après J.C., traduisent la réflexion d’une élite intellectuelle marginale et cosmopolite.
          Autour de l’an 30, la croyance populaire de la majorité des juifs en Israël restait celle d’une résurrection globale de tous les morts à la fin des temps, la réponse de Marthe à Jésus en témoigne.

          Autrement dit, les apôtres et les milieux populaires auxquels ils se sont adressés sur le territoire d’Israël, pendant une longue période initiale, ne pouvaient pas concevoir une résurrection individuelle de Jésus, 36 heures après sa mort.
          Et le kérygme, présenté pourtant comme la toute première prédication apostolique de la résurrection (immédiate) de Jésus, ne pouvait pas prendre naissance à Jérusalem, autour de Pierre.

III. Paul et l’invention de la résurrection

          Dix-huit ans après la mort de Jésus, en l’an 51, Paul affirme aux Thessaloniciens :
           » Voici ce que nous vous disons, d’après une parole du Seigneur : Jésus est ressuscité !  » (1 Th 4,14-15).
          D’où vient à Paul cette « parole » d’un Seigneur, qu’il n’a pas connu ? Aurait-il été l’objet d’une révélation privée ? Ou bien est-ce une tradition venue de Jérusalem ?
          Ce qu’il disait aux Thessaloniciens bouleversait tellement les idées reçues, que cinq ans plus tard il éprouve le besoin d’indiquer les sources de cette « parole » : « Je vous ai transmis ce que j’avais moi-même reçu : Christ est ressuscité le troisième jour, il est apparu à Céphas [Pierre], puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cent frères à la fois : la plupart sont encore vivants » (1 Co 15,3-6).
          (Notez qu’en l’espace de cinq ans, Jésus est devenu « Christ » !)

          Pour faire admettre sa nouvelle doctrine, Paul juge donc nécessaire d’invoquer l’autorité des apôtres, et le témoignage de « cinq cent frères ». Eh bien, il ment : nous savons que Jésus n’est pas apparu d’abord à Pierre, mais à Marie Madeleine puis à deux disciples fuyant Jérusalem. Et qu’il n’est jamais apparu collectivement à une foule de 500 disciples, dont le témoignage aurait donné un fondement solide à la foi en sa résurrection.

          Pourquoi Paul ment-il ? Parce qu’il rencontre un gros problème : se faire accepter par l’establishment judéo-chrétien de Jérusalem. Le recours à l’autorité de Pierre, et au témoignage de 500 frères – impossibles à identifier – est une manœuvre politique, qui n’a dû tromper personne. Pierre avait quitté (été chassé de) Jérusalem en 44, mais son prestige auprès des judéo-chrétiens restait fort : Paul avait besoin de s’abriter sous ce parapluie.

          J.P. Lemonon estime que Paul, qui vivait alors à Antioche, a dû y recevoir la tradition de Jérusalem vers l’an 40. C’est vraisemblable, mais la question se pose : cette tradition, venue de l’entourage des apôtres, incluait-elle la résurrection de Jésus ?

IV. La résurrection, une tradition venue de Jérusalem ?

          Rien n’est moins sûr. Entre la mort de Jésus et la réception par Paul à Antioche, presque dix années se sont écoulées. Pendant cette période, des traditions orales venues de Judée circulent déjà (Paul ne semble guère avoir été avide de les connaître !). Ce sont elles qui vont donner naissance aux premiers « livrets » de paroles de Jésus. L’un de ces livrets – l’Évangile de Thomas – a été retrouvé à Nag Hammadi : il n’y est pas question de la résurrection de Jésus. Même chose pour la « Source Q« , collection de traditions primitives récemment reconstituée.

          Ces livrets, d’où l’idée d’une résurrection de Jésus est absente, ont servi de base à ce qu’on appelle les « proto-évangiles » (Marc et Matthieu), dont aucun exemplaire ne nous est parvenu, mais dont des passages entiers ont été incorporés dans les Évangiles tels que nous les connaissons.

          Il est donc vraisemblable que la résurrection de Jésus ne figurait pas dans la tradition primitive reçue, depuis Jérusalem, par Paul. C’est bien lui qui l’a inventée, pour répondre à des questions qui se posaient dans les milieux grecs où il évoluait. Sa première lettre de l’an 51 témoigne de l’inquiétude religieuse et philosophique concernant la mort et l’au-delà, qui taraudait les nouveaux convertis de Thessalonique.

V. Le kérygme et les faits

          Introduite par Paul, la foi en la résurrection individuelle de Jésus finit peu à peu par s’imposer partout. On corrige alors les « livrets », on les annote, on amplifie : les Évangiles tels que nous les connaissons prennent naissance. Leur sens et leur portée sont complètement transformés : ils donnent l’impression que Jésus avait prévu sa résurrection, et que cette certitude conférait, à ses propres yeux, tout son sens à l’annonce de ses souffrances. Que la disparition du cadavre, au matin du 9 avril 30, trouve dans cette résurrection la seule explication possible.

          En corrigeant les Évangiles, on met au point après-coup un kérygme, qu’on attribue à la toute première prédication des apôtres et qui devient une règle de la foi.
          Pourtant l’Évangile de Marc, dans son avant-dernière version, prenait fin au « jeune homme vêtu d’une robe blanche » annonçant aux femmes : « Jésus a été relevé [egerthe], il n’est pas ici » (16,6). Egeirein signifie « se lever », « se relever » ou « se réveiller » : quand l’idée de la résurrection s’imposera, on traduira « relevé » par « ressuscité » (TOB). La « levée du corps » de Jésus, geste ordinaire qui a précédé son transfert « ailleurs qu’ici », s’est transformée en résurrection.

          Dernière étape : les Actes des apôtres ont été écrits vers l’an 80. Soucieux de bétonner la version de Paul sur l’origine de ses sources, l’auteur attribue à Pierre la première annonce de la résurrection de Jésus, le jour de la Pentecôte (Ac 2,24).
          Mais si Pierre avait parlé ce jour-là de résurrection en public, il aurait été arrêté par les autorités juives. Peut-être l’auteur s’en est-il rendu compte, puisqu’il met dans la bouche de Pierre une deuxième annonce de la résurrection, quelques semaines plus tard. Laquelle est effectivement suivie d’une arrestation immédiate par les autorités, « furieuses de le voir… annoncer la résurrection des morts » (Ac 4,2).

          Masquée par les Évangiles, confirmée par les Actes, l’annonce par les témoins de la résurrection immédiate de Jésus (et le kérygme qui la met en forme) parviendra jusqu’à nous, comme une tradition apostolique primitive qui fonde la foi chrétienne.

           Bultmann avait raison : la résurrection de Jésus ne repose sur aucune réalité historique. Mais il est utile de savoir qu’elle ne résulte pas non plus de la foi des apôtres, témoins de la mort et des apparitions du Maître. Elle a été inventée par Paul, en milieu grec, pour répondre aux inquiétudes métaphysiques de populations imprégnées d’hellénisme et de religions orientales.

          Elle est le premier témoignage de l’introduction, dans le christianisme naissant, du paganisme contre lequel le peuple juif a lutté, pied à pied et contre tous, pendant des siècles.

          Paganisme dont le juif Jésus n’aurait jamais pu imaginer, ni encore moins accepter, qu’on l’associe à sa mémoire.

                                          M.B., 13 nov. 2008

à suivre dans ce blog : LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ÉRE POST-CHRÉTIENNE

LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ère Post-chrétienne

          Les IV premiers articles de cette série Le temps des Prophètes (I. Légaut, II. Bultmann, III. Les historiens, IV. La résurrection) menaient à cette conclusion : nous sommes désormais entrés dans l’ère post-chrétienne. En dire plus, c’est cesser d’être un historien, c’est laisser parler sa subjectivité : que le lecteur me pardonne de m’y hasarder.

1) Le temps des bilans

Pendant 15 siècles, le christianisme (malgré ses soubresauts internes) a régné sans conteste sur l’Occident. C’est à partir du XIX° siècle qu’on voit apparaître une double contestation de cette suprématie.

-a- La fin de la chrétienté

          Fin du consensus tacite entre le christianisme et les États (laïcité), diminution spectaculaire de la pratique religieuse et du clergé, effacement des Églises traditionnelles, montée en puissance des mouvements sectaires. A cela, de multiples causes, analysées par les sociologues qui en ont arrêté le bilan.
          Mais bien peu relèvent la raison profonde de ce déclin : la fin des théologiens.
          On peut dater des années 1980 (Jean-Paul II et Ratzinger) la disparition, par élimination, de tout ce qui réfléchissait ou qui cherchait dans l’Église catholique. Une société d’idéologie sans penseurs, qui vit sur son acquis séculaire et ne fait que le répéter, est condamnée à n’être plus qu’un musée du passé. Le bilan, là aussi, est sans appel : l’Église n’a plus rien à dire au monde, qui n’attend plus rien d’elle.
          Le christianisme n’est pas mort, puisqu’il y a encore des chrétiens : mais il n’est plus vivant, moteur dans nos sociétés.
          Fin de la chrétienté ? Mais au même moment, renaissance de l’exégèse.

-b- La quête du Jésus historique

          Initiée en 1778 par Herman Reimarus, la redécouverte de l’homme Jésus derrière l’icône du Christ (1) est entrée dans sa troisième phase avec la redécouverte, dans les années 1970, de la judaïté de Jésus.
          Si Jésus était bien un juif, ses gestes et ses paroles ne peuvent être compris qu’à l’intérieur du judaïsme qui fut le sien, celui du 1° siècle.
          Les résultats de cette quête sont considérables, la série d’émissions sur ARTE (cliquez) les a largement vulgarisés. La recherche donne parfois l’impression qu’elle aboutit à autant de « Jésus » que d’historiens et de chercheurs : c’est inévitable, l’exégèse n’est pas une science exacte, elle avance par tâtonnements successifs. Malgré tout, des évidences se font jour, admises par tous : il ne viendrait plus à personne l’idée de parler aujourd’hui de Jésus, comme on en parlait encore il y a 50 ans.
          Bultmann, radicalisant la pensée de Strauss, avait tracé une ligne infranchissable entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi : le premier, Joachim Jeremias a montré qu’on pouvait atteindre le Galiléen à travers les textes. Depuis, tous les exégètes empruntent cette voie. L’identité de Jésus leur est désormais connue, et si aucun n’ose dénoncer la tromperie des Églises, cette évidence découle de leurs travaux.
          Elle ébranle le christianisme traditionnel, plus encore que son évolution sociale.

          L’enseignement de Jésus (ce qu’il a dit, et non ce qu’on lui a fait dire) mobilise toujours les efforts des chercheurs. C’est qu’ils se heurtent à l’épaisse muraille des dogmes qui ont fait vivre le christianisme pendant des siècles, et dont les croyants peinent à s’éloigner.
          Mais déjà, on commence à percevoir les limites de cette quête du Jésus historique.

2) La quête du Jésus historique : une impasse ?

          La quête comprend de mieux en mieux ce que Jésus a été et ce qu’il a voulu dire, en tant que juif immergé dans sa culture juive. Déjà, se vérifie la pertinence de cette parole de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ».
          Condamnée de l’intérieur par la quête du Jésus historique, comme elle l’est de l’extérieur par l’évolution culturelle et sociodémographique de l’Occident, l’ex-chrétienté moribonde continuera longtemps d’ignorer l’une et l’autre. Y faire face, accepter l’idée que le juif Jésus n’a jamais voulu fonder une quelconque organisation – que le christianisme qui se réclame de lui est un « christiano-paganisme » -, ce serait, pour les Églises, officialiser leur disparition en tant que mouvement dirigeant les masses.

          Mais la quête du Jésus historique porte en elle-même ses limites : celles du judaïsme dans lequel il est né et s’est exprimé.
          Si, pour comprendre cet homme, il faut pouvoir replacer chaque phrase des Évangiles dans leur contexte juif du 1° siècle, qui donc aura les moyens d’une telle démarche ? Seule une minorité d’intellectuels – ce qui est déjà le cas. La quête du Jésus historique ne sera jamais un mouvement de masse.

          Comprendre Jésus ne suffit pas, il faut pouvoir rentrer en contact avec lui. Le rencontrer, comme une personne vivante.

          Comme chacun de nous, l’homme Jésus n’est pas tout entier contenu dans ses paroles et ses gestes – à supposer qu’on puisse les retrouver, ou du moins s’en approcher d’assez près. Ce qu’il fut est bien plus que ce qui nous en a été transmis, ce qu’il apporte est bien plus qu’un message ou un enseignement.

          La quête du Jésus historique n’est pas, ne sera jamais, la rencontre bouleversante d’un homme, avec la richesse et la profondeur de son expérience intime, de ses non-dits, de ses non-faits.
          Le Jésus historique est passionnant : à elle seule, sa redécouverte ne peut suffire à transformer une vie – et encore moins des sociétés.

          Le judaïsme est la clé du Jésus historique : il est aussi son tombeau.

          Pour franchir l’étape suivante, dépasser la quête en cours, il faudra accepter de nous ouvrir à d’autres cultures que la judéo-chrétienne.
          C’est ce que j’ai tenté de faire dans la deuxième partie de Dieu malgré lui (cliquez). Les chercheurs occidentaux semblent pour l’instant fermés à toute ouverture vers l’expérience et la pensée de l’Orient extrême (cliquez) : il faudra bien, sauf à tourner en rond dans leur science chèrement acquise, qu’ils finissent par consentir à faire tomber cette dernière barrière.
         
          Car s’il était juif, et rien que juif, s’il a ensuite été récupéré par les chrétiens, Jésus est d’une envergure telle qu’il appartient à toutes les cultures. L’expérience accumulée par 30 siècles d’hindo-bouddhisme, en particulier, permet d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de cet homme. Elle éclaire les faits troublants dont témoignent les Évangiles, elle nous éclaire sur nous-mêmes.
          Pendant combien de temps encore nos savants vont-ils se priver (et nous priver) de cet éclairage ? Aurions-nous peur de perdre la maîtrise de l’image de Jésus, en même temps que nous perdrions notre monopole du savoir sur les choses essentielles de la vie et de la mort ?

3) Dans l’attente des prophètes

          Quelques intellectuels engagés dans la quête du Jésus historique, et des chrétiens en recherche qui se mettent à leur école, resteront toujours une petite minorité sans avenir, un corps sans tête.
          Pour que la redécouverte de Jésus devienne source de vie et d’inspiration en-dehors du petit cercle des initiés, il lui faudra des prophètes (ou prophétesses).

          Qu’est-ce qu’un prophète ?
          C’est d’abord un Voyant : il « voit » dans le passé, il dégage ses lignes maîtresses, il comprend sa signification cachée.
          Il « voit » dans le présent, il est lucide, rempli de compassion pour ses contemporains : ce qu’il voit autour de lui le bouleverse.
          Il « voit » enfin dans l’avenir, ou plutôt il l’annonce : I have a dream !
          Il dit bien haut ce que certains pressentent – sans oser le nommer.
          On le juge brutal : il n’est que clair, et on lui en veut. C’est pourquoi, toujours, le prophète souffre. Et souvent, il meurt d’avoir été prophète. 

          Prophètes ? Tous, ils l’ont été à titre posthume.

          La quête de nos chercheurs est une étape indispensable. Mais si aucun(e) prophète ne prend leur relai pour inscrire leur recherche dans la vie et la société, la personne du rabbi galiléen restera toujours cantonnée aux rayons des bibliothèques.

          En les voyant, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles : car ils étaient comme un troupeau sans berger.


                                   M.B., 2 février 2009


(1) Voyez mon essai récent Jésus et ses héritiers (cliquez) et dans ce blog l’article Les historiens à la recherche de Jésus (cliquez).

JÉSUS ET LA SEXUALITÉ : DIEU NOUS PRÉSERVATISE DU PAPE !

          Impavide et sucré, l’Homme en Blanc (Benoît XVI) scandalise à nouveau par ses déclarations sur la sexualité, et je m’étonne qu’on s’étonne. Car enfin, cela fait vingt siècles !

          L’Église et la sexualité, l’Église et notre vie la plus intime, la plus quotidienne : le divorce a eu lieu dès l’origine, puisque Paul de Tarse écrit ses lettres entre l’an 50 et l’an 57, avant même que les évangiles ne soient composés. Relations sexuelles hors mariage, adultère, homosexualité, le corps et le plaisir : nous savons ce que Paul en disait. Mais… peut-on savoir ce que Jésus en pensait, Jésus que Paul n’a jamais connu, dont il avait seulement entendu parler ?

I. Homosexualité

          Elle était pratiquée par les juifs, comme en témoignent des textes trouvés à Qumrân et datant environ du II° siècle avant J.C. (1). Si la Bible la condamne fermement, c’est parce qu’elle était liée à la prostitution sacrée des peuples entourant Israël : l’adopter, c’était une forme d’apostasie qui rendait impur.
          Quand Paul écrit (Rm 1,27) : « Les hommes ont abandonné les rapports naturels avec la femme, commettant l’infamie d’homme à homme », il s’adressait aux habitants de Rome et faisait appel à une notion philosophique grecque de nature qui était étrangère au judaïsme. Il est donc normal que Jésus, juif s’adressant à des juifs dans un milieu relativement protégé, ne parle pas de l’homosexualité : ce n’était ni son problème, ni celui de son auditoire.

II. Jésus et la sexualité

          On trouve dans le livre de la Genèse deux récits de la création.
          Le plus récent, de tradition sacerdotale, dit que Dieu donna aux hommes l’ordre d’être féconds, et de se multiplier pour remplir la terre.
          Mais le plus ancien dit que la femme est la chair de la chair de l’homme, et c’est à lui que Jésus se réfère quand il parle de la sexualité humaine. Autrement dit, entre deux traditions il a fait un choix : pour lui, l’acte sexuel c’est « que l’homme s’attache à sa femme et que les deux ne fassent plus qu’une seule chair » (Mt 19,5).

          Il est étonnant que ce solitaire, chaste par choix personnel, ait si bien compris que l’amour physique, quand il est réussi, est une véritable fusion où l’on se perd l’un dans l’autre, jusqu’à ne plus savoir qui est l’un, qui est l’autre. C’est ce que nous appelons l’orgasme, et c’est une expérience divine.
          Pour Jésus, le but de l’amour ce n’est pas d’abord de faire des enfants : c’est d’abord de fusionner l’un dans l’autre.
          C’est d’abord le plaisir.

          L’Église n’a pas suivi le choix de Jésus, elle a faite sienne la tradition sacerdotale de la Bible. Pour elle, l’amour n’est légitime que s’il est suivi de procréation. Le but de l’amour ce n’est pas le plaisir, la fusion amoureuse : c’est la grossesse. Le préservatif, qui permet le plaisir partagé tout en évitant l’enfant, c’est le mal absolu.

III. Relations hors mariage

          Elles étaient condamnées par le judaïsme, mais depuis l’exemple donné par Abraham lui-même on était indulgent envers l’homme qui se payait une prostituée.      
          Indulgence envers l’homme, oui – mais pas envers la femme, malheureuse qui devait ajouter à son métier dégradant une réprobation sociale unanime.
          Or Jésus (Lc 7,36), invité chez un notable, se laisse approcher par une de ces femmes perdues. Elle lui offre les outils de son travail quotidien : des baisers, son parfum, la caresse de ses cheveux. Non seulement il ne la repousse pas, mais il prend sa défense devant tous, au seul motif qu’elle a montré beaucoup d’amour.

          Cette fois-ci, il ne choisit pas entre deux traditions : il prend à contre-pied le judaïsme, et le notable ne s’y trompe pas, qui le lui reproche : « si cet homme était un prophète… » Mais Jésus est un vrai prophète. Oui, cette femme fait l’amour bien qu’elle ne soit pas mariée. Oui, elle est complice de tous les hommes mariés, ses clients. Jésus ne justifie pas son métier, il justifie la personne : « Parce qu’elle a aimé… »
          Pour Jésus, l’amour ne légitime pas le péché. Mais le « péché d’amour » ne permet pas de condamner celui, ou celle, qui aime.

IV. Adultère

          Violemment proscrit par le judaïsme, il entraînait la mort par lapidation solennelle et publique : les accusateurs, puis la foule, tuaient la femme à coup de pierres. Quant à l’homme, il n’était condamné que par sa conscience.
          Le chapitre 8 du quatrième évangile décrit une femme, prise en flagrant délit d’adultère, amenée sur l’esplanade du temple pour être lapidée comme il se doit. Beaucoup d’exégètes considèrent que cet épisode n’appartient pas à la « tradition johannique » : je ne suis pas de leur avis (2), il porte toutes les marques d’une tradition ancienne et provient d’un témoin oculaire, le disciple que Jésus aimait.
          Ce témoin raconte que Jésus se trouvait là, par hasard semble-t-il, au moment où des hommes de loi pharisiens s’apprêtaient à exécuter la femme. Ils lui demandent ce qu’il en pense, et on connaît sa réponse : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre ». Alors, tous s’en vont, et Jésus dit à la femme : « Moi non plus, je ne te condamne pas, va ».
          Cette fois-ci, il s’oppose carrément à son judaïsme natal, et la foule ne s’y trompe pas puisqu’elle cherche à le lapider : ne vient-il pas de se rendre complice d’une adultère ?  
          Sous leur menace, il est obligé de s’enfuir.

          Jésus ne pouvait prévoir ni le préservatif, ni le Sida. Il ne pouvait imaginer l’océan de nos problèmes actuels, mais il nous a laissé un gouvernail : son attitude face aux hommes, aux femmes, ses jugements sur leur sexualité.
          
          Hélas, ce n’est pas lui qui est au gouvernail.

                                   M.B., 22 mars 2009

(1) Rouleau du Temple, 58,17 et surtout Règlement de la Guerre 6,3 : « Avant de partir au combat, aucun jeune garçon et aucune femme n’entrera dans le camp »
(2) Voir L’évangile du treizième apôtre, Aux sources de l’évangile selon saint Jean, Harmattan, 2013 (cliquez)

JÉSUS ET LA SEXUALITÉ (J.P. Meier 0)

          La parution française du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier est un événement : 740 pages, dont presque la moitié de notes techniques.
          Comme dans les tomes précédents, Meier fait le point sur les avancées de la « quête du Jésus historique », avec une ampleur de vue, une érudition, une précision et une honnêteté remarquables. L’étude de ce tome IV sera mon travail de l’été.

          Avant de définir la Loi juive (la Torah) et l’enseignement de Jésus sur le divorce, il rappelle l’obstacle principal de cette quête : quels enseignements pouvons-nous (gens du XXI° siècle) tirer d’un homme du passé, comme Jésus ? Est-il légitime (est-il possible) de poser nos questions, dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui, à un juif galiléen du 1° siècle ?
          Peut-on « tirer du passé des enseignements, des idéaux, des valeurs et des normes pour nous aider à mettre de l’ordre dans notre présent, ou à planifier notre avenir ? » Est-ce que « nous tirons des leçons d’un passé qui a vraiment existé, ou bien d’un passé que nous avons choisi d’imaginer ? » (p. 58).

          Autrement dit : peut-on poser à ce juif du 1° siècle les questions que nous nous posons, aujourd’hui, sur notre sexualité ?

          Il est clair que Jésus ne s’est jamais interrogé sur la nature et la satisfaction du désir sexuel, sur la recherche du plaisir, sur leur valeur morale. « Il n’y a aucune garantie que la quête du Jésus historique… aura quelque chose à dire » en réponse aux questions que nous nous posons, dans les termes et avec la problématique qui sont les nôtres.
          Pourtant ces questions, il faut les poser au Jésus historique : parce qu’il n’est pas pour nous seulement un pédagogue du passé, parmi tant d’autres et comme tant d’autres. Mais un maître de vie, pour le XXI° siècle.
          Il faut donc s’appuyer sur la science exégétique, pour en prolonger les acquis (toujours en mouvement). Les deux pieds solidement ancrés sur ce socle, lever le regard. Ne pas décoller du socle, mais scruter ce que Jésus n’imaginait pas, car ce n’était ni sa culture, ni son environnement, ni sa problématique à lui.
          A cette condition, ce qu’il disait du divorce signifie quelque chose pour notre sexualité d’aujourd’hui.

 I. JÉSUS A-T-IL INTERDIT LE DIVORCE ?

          L’analyse de Meier sur ce point (chap. XXII) est ciselée comme un petit bijou d’exégèse. J’en résume les conclusions :
 
     1- Dans le judaïsme biblique (comme dans toutes les sociétés antiques), le divorce était considéré comme une chose normale, « une solution naturelle et nécessaire » aux problèmes des couples.
     2- L’homme juif pouvait répudier sa femme sous n’importe quel prétexte, pour en épouser une autre.
     3- En revanche, la femme juive ne pouvait pas répudier son mari. Une fois répudiée, elle devait se remarier avec un autre (besoin de protection).
     4- Quand une femme répudiée avait épousé son second mari, elle devenait impure pour le premier mari (et lui seul). Il lui était interdit de se remarier à nouveau avec lui, par exemple si son second mari mourait ou la répudiait à son tour. L’interdiction de remariage avec le premier mari n’obéissait pas à des considérations morales, mais à un critère de pureté rituelle.

          Ensuite, Meier analyse les enseignements de Jésus sur le divorce chez Paul (1° aux Corinthiens, qui cite une parole de Jésus), puis dans la tradition Q (Matthieu et Luc) et enfin chez Marc.

          Il écarte ce qui peut provenir de l’Église primitive ou de contaminations diverses, pour parvenir à la formulation la plus proche possible de ce que Jésus a enseigné :

           Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre
           commet un adultère.

          Autrement dit, aucun doute n’est possible : Jésus aurait condamné le divorce.
         
          Quand on sait que la Loi de Moïse acceptait le divorce, cette interdiction totale est troublante. « Jésus a l’audace d’enseigner que ce qu’autorise et organise la Loi est, en fait, le péché d’adultère » – péché puni de mort. Selon lui, « En suivant consciencieusement les règles de la Torah sur le divorce et le remariage, un homme juif commettait un péché grave contre l’un des commandements du Décalogue ».
          Quand il interdit le divorce, « Le juif Jésus est en conflit avec la Loi juive telle qu’on la comprenait et la pratiquait dans le judaïsme majoritaire, avant, pendant et après son temps » (p. 95).
          Jamais l’Église primitive n’aurait créé elle-même une règle, dont tous les témoignages (à commencer par Paul) montrent que ses membres ont eu tant de mal à la suivre, à l’enseigner ou à la faire respecter.
          Elle provient donc bien de Jésus lui-même.

II. POURQUOI ?

Comment expliquer cette prise de position stupéfiante, l’une des deux seules fois (1) où Jésus s’oppose frontalement à un commandement « de Dieu », au risque de passer pour un blasphémateur ?
          Après avoir souligné la proximité de Jésus, sur ce point, avec une partie des Esséniens – et avoir reconnu que ceci ne suffit pas à expliquer cela -, après avoir remarqué que cette interdiction s’accorde avec le choix du célibat fait par Jésus, Meier suggère que l’explication vient peut-être de la croyance en la fin imminente des temps : « inutile de se divorcer ou de se remarier, il n’y en a plus pour longtemps… » Cet argument est formulé explicitement par Paul, mais rien n’indique qu’il ait été la cause de l’interdiction du divorce par Jésus lui-même.

          C’est ici qu’il faut prolonger l’exégèse, sans la trahir ni l’oublier. En ne se demandant pas seulement pourquoi cette condamnation, contraire au judaïsme de Jésus, mais en relisant la justification qu’il en donne lui-même.

          Les Pharisiens lui posent la question du divorce dans le cadre de la halaka, c’est-à-dire de l’interprétation juridique de la Loi : ils invoquent le code légal du Deutéronome (Mc 10,2 et parallèles).
          Or Jésus leur répond dans le cadre de la haggada, c’est-à-dire de l’interprétation spirituelle (ou pourrait dire dévotionnelle) de cette même Loi (2) : il cite la Genèse : « Au commencement Dieu les fit mâle et femelle… et les deux ne feront plus qu’une seule chair ».
          Ce qui justifie pour lui l’indissolubilité du mariage de n’est pas un précepte juridique, mais le fait que l’homme et la femme, quand ils s’unissent, ne font plus qu’une même chair. L’un fusionne avec l’autre, l’autre avec l’un, on ne sait plus qui est qui : c’est une description, sans le mot, du plaisir partagé, c’est-à-dire de l’orgasme.

          Meier remarque ce décalage, Jésus refusant de se laisser enfermer dans un cadre juridique quand il s’agit de relations humaines. « La dualité [homme-femme] se fond [par l’union du mariage] dans l’unité… une seule réalité, un seul être » (p. 104).
          Il ne convient pas à un prêtre catholique d’y voir une allusion claire à cette fusion de deux en un, que produit l’orgasme (dont il n’est pas censé avoir fait l’expérience). Mais pour nous qui vivons en ce monde, il semble clair que Jésus fait du plaisir partagé, du plaisir qui unit deux « chairs » en une seule pendant l’instant divin de l’orgasme, la raison d’être et la loi fondamentale du mariage.
          Ceux qui ont été unis par le partage total et unifiant du plaisir, plus rien ne peut les séparer. On ne peut pas revivre cette expérience, si forte, si marquante, avec un(e) autre, parce qu’on ne peut jamais l’oublier, ni oublier avec qui on l’a une première fois vécue.

          Dans un article précédent (cliquez) , j’avais déjà proposé cette lecture de l’enseignement de Jésus sur la sexualité.
          Encore une fois, il ne faut pas attendre de Jésus une réponse à nos questions, posées dans nos termes du XXI° siècle. L’exégèse scientifique nous fournit seulement une direction, qui permet d’obtenir de lui les réponses dont nous avons besoin pour (bien) vivre.

                                                                 M.B., 13 juillet 2009

JÉSUS ET LES ESSÉNIENS (J.P. Meier III)

          Les travaux de l’exégète américain permettent d’y voir clair sur une question longtemps disputée : Les relations entre Jésus et les esséniens.

I. JÉSUS A-T-IL ÉTÉ ESSÉNIEN ?

          Après la découverte des manuscrits de la mer Morte, certains ont pu le penser. La réponse est maintenant indiscutable : c’est non.
          L’un des arguments des « pour » était la proximité entre Jésus et Jean-Baptiste. Il est possible (bien que non assuré) que le Baptiste ait fait un séjour de formation à Qumrân avant de prendre son autonomie : rien ne permet de dire que Jésus en aurait fait autant. 

          J’ai émis l’hypothèse (cliquez) que, lorsque le quatrième évangile témoigne que Jésus se retire à deux reprises « au désert », c’était pour bénéficier – à deux moments-clé de sa vie – de l’hospitalité bienveillante des « hommes en blanc » qui y vivaient en communautés.
          Ce qui rend cette hypothèse possible, c’est que les esséniens sont le seul groupe de pression juif auquel Jésus semble dans les évangiles ne s’être jamais affronté frontalement – à la différence des Pharisiens de Jérusalem, des Sadducéens (gestionnaires du Temple), des Zélotes (fondamentalistes terroristes) ou des Hérodiens (collaborateurs).

          Dans ses tomes III et IV, Meier étudie en détail les points de contact entre Jésus et les esséniens. Des similitudes apparaissent, comme l’attente d’une fin du monde imminente, le rejet du Temple et de son culte, le célibat (cliquez) , le choix d’une vie pauvre et la critique de la richesse…
          Mais, même dans ces domaines-clé de la pensée et de la vie quotidienne, Jésus n’apparaît pas comme un disciple-perroquet des esséniens : les nuances qu’il apporte à leur enseignement montrent que son horizon était manifestement autre et plus vaste que celui des sectaires de Qumrân.

          Les différences sont nombreuses. La principale porte sur les relations avec le « prochain » : les esséniens prescrivaient l’amour des « frères », c’est-à-dire des membres de leur secte, et la haine de tous les autres, qu’ils considéraient comme des ennemis. Lorsque Jésus enseigne « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis… » (Mt 5,43 et //) il cite clairement les esséniens et s’oppose frontalement à eux.
          D’autres différences étaient mieux perçues par ses auditeurs que par nous, comme par exemple l’usage de l’argent (à ne pas confondre avec la richesse individuelle) : Jésus semble s’être fort bien accommodé du système « capitaliste » en vigueur à son époque. Il a été soutenu financièrement par de riches compatriotes, et n’hésitait pas à partager la table de certains d’entre eux, considérés comme impurs même par les juifs ordinaires, etc.

          Au total les différences – et parfois les oppositions tranchées – entre Jésus et les esséniens sont plus importantes, et plus significatives, que les ressemblances.
          Cette constatation permet d’aller plus loin, et de proposer une hypothèse que Meier n’envisage pas – ou du moins, pas directement.

II. CERTAINS DISCIPLES DE JÉSUS ESSÉNIENS ?

          Il est frappant de noter que la seule organisation créée autour de lui par Jésus semble avoir été calquée sur celle de la communauté de Qumrân : un groupe de douze hommes, dont trois (Pierre, André et Jean) émergent. Certes, les « trois » étaient à Qumrân des prêtres : il n’empêche, ces trois-là semblent avoir été distingués des autres par Jésus lui-même.
          Quand Jésus envoie ses disciples en mission, les consignes qu’il leur donne sont celles qui régissaient les esséniens en voyage – sauf le refus de toute hospitalité autre que celle des membres de la secte.
          Enfin, lors de son dernier repas, la « Cène », il n’a pas suivi le rituel de la pâque juive (là-dessus, tout le monde s’accorde), mais celui du repas solennel des esséniens : Jeremias laissait ouverte cette possibilité, que Meier rejette. Elle me paraît maintenant évidente.

          Pourquoi Jésus, qui critiquait nombre de positions esséniennes, aurait-il adopté quelques-unes de leurs pratiques (organisation communautaire, voyages, repas) ?
          Mon hypothèse est que, si lui avait pris toutes ses distances avec une secte à laquelle il n’a jamais appartenu, ses disciples en revanche (certains d’entre eux) avaient été assez proches de la secte pour qu’il adopte, à leur intention, quelques coutumes esséniennes.
          Cela expliquerait que ces disciples, pris au dépourvu par la tournure désastreuse des événements qui conduisirent rapidement leur maître à la crucifixion, aient fait appel aux esséniens pour résoudre le douloureux problème de l’ensevelissement du cadavre de Jésus. Les « hommes en blanc » dont tous les évangiles signalent la présence dans et autour du tombeau le matin du 9 avril 30 ne sont pas des « anges », mais des esséniens qui avaient revêtu, pour le transfert du cadavre, leur tunique blanche rituelle (attestée par plusieurs témoins indépendants comme Flavius Josèphe).
          Cela donne au tombeau trouvé vide une toute autre signification : Jésus n’est pas « ressuscité », son cadavre a été ré-inhumé par les esséniens, selon leur coutume, dans une de leurs nécropoles (où il se trouve toujours).

          La proximité essénienne des disciples de Jésus se voit confirmée par l’organisation de la toute première communauté de Jérusalem, telle qu’en témoignent les Actes. Mise en commun totale des biens, repas rituel (qui ne deviendra l’eucharistie que dans les années 40), autorité hiérarchique des Douze-plus-trois (attestée par Paul dans les années 50), difficulté à maintenir la prééminence d’un célibat considéré comme idéal mais non-applicable, repli sur soi d’une communauté qui considère les « autres » avec suspicion…

III. Conclusion

Si Jésus n’a jamais été essénien, s’il a pris de larges distances par rapport à la secte, à sa doctrine et à ses pratiques, ce n’était pas le cas de ses disciples – du moins aux tout débuts, et sur certains points d’ordre pratique.

          Alors se pose la question : si le Jésus des quatre évangiles ne mentionne jamais les esséniens, s’il semble ne s’être jamais heurté ouvertement à eux comme aux autres, n’y a-t-il pas là un des indices de la relecture des événements, faite par les évangélistes ?
          En rédigeant les textes qui nous sont parvenus, n’ont-ils pas masqué une ou plusieurs déclarations de Jésus contre les esséniens, se contentant de rapporter des allusions voilées à sa critique de leurs pratiques ?

          La question ne concerne pas seulement quelques exégètes ou intellectuels. Pour qu’ils l’abordent en ces termes, il faudrait qu’ils aient la liberté intérieure de franchir certaines frontières, établies par la tradition et le dogme chrétiens.

                                         M.B., 22 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier I.)

          La lecture du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier conforte l’admiration pour son travail (cliquez) . Il utilise les outils de l’exégèse critique avec une impitoyable rigueur. Le résultat, c’est qu’il semble ne pas rester grand-chose dont on puisse être assuré que cela vienne bien du Jésus historique.

I. JÉSUS INTROUVABLE ?

          Cela fait immanquablement penser aux conclusions auxquelles parvint, au milieu du XX° siècle, Rudolf Bultmann (cliquez) : les évangiles ne relèvent pas de l’Histoire, mais du mythe. Leurs auteurs ont échafaudé le mythe chrétien, lequel n’a rien à voir avec l’homme Jésus de l’Histoire.
          De ce dernier, on ne peut rien savoir.
          Mais le climat dans lequel Bultmann travaillait, les outils qu’il utilisait, dépendaient étroitement de sa formation philosophique, l’idéalisme allemand. Autre est la démarche de Meier : il rejette toute influence philosophique, et même tous les présupposés théologiques dans lesquels il a été formé, et qui sont le fondement de l’Église catholique dont il fait toujours partie. Obstinément, il replace chaque phrase, chaque mot de l’évangile dans le contexte juif du I° siècle et pose la question : le juif Jésus a-t-il pu dire cela, dans ces termes-là ?

          Le résultat, c’est que la « provenance Jésus » de beaucoup de ses enseignements se dissout comme un comprimé dans l’eau : les premiers judéo-chrétiens, l’Église primitive, le (ou les) rédacteur final du texte qui nous est parvenu sont les auteurs des paroles qui lui sont attribuées – et donc du message des évangiles.
          Déjà, en réaction à Bultmann, l’allemand Joachim Jeremias (cliquez) avait cru pouvoir retrouver les paroles même (les ipsissima verba) de Jésus, par une méthode historico-critique prenant en compte sa judaïté. A côté du bulldozer de Meier, il ne disposait que d’une pelle mécanique – déjà fort impressionnante dans les années 1950. Mais il dut vite faire machine arrière : la parole même de Jésus, telle qu’il l’a prononcée, nous échappera à tout jamais : en revanche, l’écho authentique de cette parole peut être retrouvé.

          Ce fut la mort de l’ipsissimum verbum et la naissance de l’ipsissima vox.

II. L’ÉVANGILE DÉNUDÉ

          Meier a repris l’ambition de Jeremias, et il parvient à un résultat analogue : il en convient d’ailleurs, mais dans un chuchotement bien discret, et qu’il convient d’amplifier pour les lecteurs de ce blog.
          Prenons l’exemple de son chap. XXXV, Jésus et les lois de pureté.
         
          Le juif Jésus a-t-il annulé tout l’édifice des lois de pureté juives, qui structuraient en profondeur la façon de vivre (et de comprendre le monde) des juifs de son temps, puis des premiers convertis au christianisme ?
          Tout tourne autour d’un long passage de Marc, une controverse avec les Pharisiens à propos des traditions juives sur la pureté rituelle et morale (Mc 7,1-23 et son // chez Mt).
          A première lecture, Jésus semble condamner ces traditions, pour les remplacer par ce que j’appelle la « Loi du cœur ». Cet enseignement est essentiel, puisqu’il semble indiquer une fois pour toutes quelle fut l’originalité propre de Jésus, ce qu’il voulait apporter au judaïsme de ses Pères, la façon concrète dont il l’accomplissait en le dépassant.
          La question est donc cruciale : lit-on aujourd’hui chez Marc, avec certitude, la pensée et l’enseignement du juif Jésus ? Peut-on s’appuyer sur le récit de cette controverse pour remplacer un christianisme agonisant par la parole de Jésus lui-même ?

          Avec un brio et une rigueur indiscutables, Meier désosse ces 23 versets en les replaçant dans le contexte juif de l’époque.
          Juste un exemple : en réponse à la question des Pharisiens (« Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens ? »), Jésus cite d’abord le prophète Isaïe, « Ce peuple m’honore des lèvres »… etc.
          Meier fait remarquer que le texte d’Isaïe que Marc met dans la bouche de Jésus est celui de la version grecque dite de la Septante, et non pas de la version hébraïque dite massorétique. Il compare les quatre manuscrits grecs les plus anciens de la Septante à la version massorétique, puis aux Targums (version araméenne, la langue de Jésus) qui nous sont parvenus, enfin à la citation du même texte d’Isaïe dans l’épître aux Colossiens.
          Travail impeccable, à noter 10/10 : rien à dire.

          Résultat : si Jésus a bien invoqué Isaïe face aux Pharisiens, il n’a pas pu le citer dans le texte grec qui nous est parvenu à travers l’évangile de Marc.

          Conclusion 1 : cette citation ne vient pas du juif Jésus, mais de l’évangéliste, ou de l’Église primitive à travers lui.
          Conclusion 2 : ce début de la controverse, sur lequel Jésus appuie toute l’argumentation qui suit, ne vient pas de lui, mais de…
          Conclusion 3 : le reste de la controverse (et Meier examine chaque mot), ne peut pas être attribué au juif Jésus, mais à…

          Sauf (quand même !) les versets 10 à 13, la condamnation du vœu de Qorban.
          Ce long passage de Marc, central dans son évangile, et dans lequel on a toujours vu la clé du trésor (l’originalité absolue du juif Jésus), est dénudé par Meier comme un câble électrique : il ne reste plus qu’un mince fil solide…
          Retour donc aux années 1950 : le vieux Bultmann n’avait pas tort…

III. LES SILENCES DE L’ÉVANGILE

          En fait, la prétention de Meier est de reprendre le défi lancé par Jeremias, et de s’approcher au plus près possible des paroles authentiquement prononcées par Jésus (les ipsissima verba) en les dégageant de toute gangue ecclésiale ou évangélique.
          Et il y parvient !

          Est-ce au prix de la constatation d’un échec, celle de la « Quête du Jésus historique » ?

          Non. Car, après avoir désossé le texte, Meier conclut que « la tradition authentique de Jésus est totalement silencieuse sur le thème de la pureté rituelle… Étant donné l’intérêt porté à ces lois, et les débats sur la question dans le judaïsme comme dans le christianisme du 1° siècle, le silence de Jésus prend du sens« .

          Noyées dans sa démonstration, ces quelques lignes sont pour moi l’essentiel : le silence des textes a du sens.
 
         Si Jésus n’a pas pris explicitement position (du moins, on ne peut plus le savoir) sur les questions cruciales (pour un juif, puis pour les néo-chrétiens) de la pureté rituelle – notamment alimentaire -, c’est qu’il les avait déjà dépassées et laissées derrière lui sur le chemin, comme de « vieux vêtements » ou « de vieilles outres ».
          Cet homme n’était pas un professeur exposant son programme, mais un prophète itinérant charismatique lançant des éclairs (Meier parle de « patchwork » d’enseignements). Il n’était déjà plus là où son entourage l’attendait (les querelles de sa religion à son époque), il était ailleurs, plus loin – beaucoup plus loin. Meier en convient en 15 courtes lignes de sa page 275.

          C’est donc le retour en grâce du vieux Jeremias : les paroles authentiques de Jésus sont rares dans les évangiles. Mais les paroles que lui prêtent les évangélistes peuvent refléter ce qu’ils ont perçu de ses silences.
          Jésus n’a pas toujours dit cela, en ces termes-là : mais ce qu’on lui a fait dire reflète – parfois, pas toujours – ce qu’il a laissé entendre à ses auditeurs, parce qu’il était celui qu’il était.
          Bienvenue au retour de l’ipsissima vox !

 IV. ENTENDRE LES SILENCES DE JÉSUS

          Pour nous, qui n’avons en mains que les évangiles tels qu’ils nous sont parvenus, la tâche est périlleuse : il nous faut naviguer entre deux précipices :

   1- Le scepticisme d’un Bultmann : on ne peut rien savoir de ce qu’a été, et de ce qu’a véritablement dit, le juif Jésus.
   2- L’épais brouillard de la théologie et du dogme chrétiens : les paroles de Jésus-Christ dans les évangiles sont les paroles même de Dieu.
          Toutes, indistinctement.

          Il faudra s’appuyer sur ses rares paroles authentiques pour écouter les silences de Jésus.
          Chacun écoute le silence à sa façon.
          Depuis des années, j’hésite à entreprendre une suite à Dieu malgré lui, laquelle aurait pu s’appeler Jésus démaquillé : ce qu’il a vraiment dit, ce qu’il a vraiment fait.
          Je sais maintenant pourquoi cette longue hésitation : il fallait d’abord digérer les fruits de la « quête du Jésus historique » – et grâces soient rendues à John P. Meier, qui nous en offre une encyclopédie aussi complète que possible.
          Puis il fallait – il faut – faire silence, pour écouter d’abord, entendre ensuite, les silences de Jésus dans les évangiles.

                                           M.B., 16 juillet 2009

PEUT-ON SAVOIR CE QUE JÉSUS A DIT ? (J.P. Meier II.)

          Travaillant sur l’ouvrage de J.P. Meier (cliquez), j’aborde la question principale : comment distinguer ce que Jésus a dit, de ce qu’on lui a fait dire ?

          Meier tente de dégager ce que Jeremias appelait les ipsissima verba : les paroles mêmes prononcées par Jésus, en allant au plus près possible de leur formulation originale.       
          Tentative dont on a longtemps professé qu’elle était illusoire, que seul un écho plus ou moins éloigné de l’enseignement du Galiléen avait pu nous parvenir (l’ipsissima vox).


I. A la recherche de la parole elle-même

          Ce qui différencie peut-être Meier de ses confrères, c’est son emploi rigoureux, presque obsessionnel, des critères exégétiques admis par tous : code de la route qu’il respecte, sans jamais griller un feu rouge.

          On connaît les principaux de ces critères :

1- Le critère d’embarras met en évidence des matériaux évangéliques, qui n’auraient jamais pu être inventés par l’Église primitive, parce qu’ils contredisent la théologie de cette Église.

2- Le critère de discontinuité repère des paroles de Jésus, qui ne pouvaient en aucun cas provenir des judaïsmes de son temps, ni de l’Église primitive. Il est complété par

3- Le critère de cohérence : Jésus ne peut pas avoir enseigné une chose, et son contraire.

4- Le critère d’attestation multiple met en évidence les traditions (orales ou écrites) les plus anciennes, et la façon dont les rédacteurs les ont modifiées pour composer leurs Évangiles.

          Meier se montre impitoyable dans l’application croisée de ces critères. Le résultat, c’est un sérieux dégraissage des Évangiles, dont j’ai donné un exemple à propos du divorce (cliquez) : de toute l’argumentation attribuée à Jésus par les Évangiles sur cette question délicate, après dégraissage il ne reste plus qu’une seule phrase, dont on puisse conclure que Jésus l’a sans doute prononcée telle quelle.

          Ou bien encore, la fameuse déclaration : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5,17). La grande majorité des exégètes voit dans cette phrase une clé, qui permet de comprendre la position d’ensemble de Jésus sur la Loi juive et son dépassement : « Le mantra magique, qui résout l’énigme de « Jésus et la Loi » : ce n’est pas le cas » (1) .
          En effet, une application stricte des critères, conjuguée à l’analyse linguistique, permet à Meier de conclure que « Hélas ! Cette déclaration de principe [de Jésus], apparemment claire, est probablement, au moins sous sa forme actuelle, une création de Matthieu ou de son Église » (2).

          Ainsi se dissout, comme sucre dans le thé, l’un des points habituellement considéré comme le plus assuré de l’enseignement de Jésus.

II. La parole, et son écho

          On est infiniment redevable à Meier de la rigueur de son travail. Mais pour l’écrivain, qui s’est fixé la tâche d’exposer (pour le public) l’enseignement de Jésus, à la lumière de la recherche la plus exigeante, la façon dont Meier tond à ras le lainage des Évangiles le prive singulièrement de munitions.

          Il doit donc écarter de sa gorge le couperet des critères, sans jamais les oublier.

1) Toute parole prononcée devant un auditoire résonne en lui. Si elle est mise par écrit, bien plus tard, par quelqu’un qui a par ailleurs des visées ou des intentions politiques, morales, théologiques, cela veut-il dire que ce qu’il en a transmis n’a rien à voir avec la parole jaillie des lèvres de son auteur, le jour J à l’heure H ?
          Si l’analyse montre que Jésus n’a pas pu dire, dans ces termes exacts, « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi, mais l’accomplir », cela signifie-t-il qu’on ne saura jamais quelle était sa position de principe concernant la Loi juive ? Et donc, qu’on ne peut savoir en quoi consistait, à ses propres yeux, l’originalité de son apport de juif au judaïsme de ses pères ?

          2) Le critère de cohérence vient alors à l’aide de ce malheureux écrivain, à la recherche de ce que Jésus pensait. D’autres paroles, prononcées dans un contexte différent, viennent-elles confirmer celle-là ? Ou au moins, vont-elles dans le même sens ?

          3) Dans le cas  précis de cette parole-là, le critère de scandale (que Meier place en 5° position) fournit un appui précieux.
          Si Jésus a été arrêté, puis condamné, c’est parce qu’il provoquait des scandales à répétition. Pourquoi ? À cause, précisément, de son enseignement sur la Loi. Cette fois, ce ne sont plus d’autres paroles qui authentifient cette parole, mais des actes, attestés par l’Histoire (Jésus a bien été crucifié).

          Autrement je dois avoir les deux yeux fixés sur les 4000 pages de Meier, mais l’oreille attentive à l’écho des paroles, que son prodigieux travail retire pourtant de la bouche même de Jésus.

          Ce sera forcément une cote mal taillée. On me reprochera de faire jouer ma subjectivité, comme si un biologiste faisait un peu confiance à son intuition, au détriment de son microscope.       
          Car finalement, il n’y a qu’un seul jugement qui m’importe : celui de Jésus, dont je ne voudrais pas qu’il me dise (à ma mort) : « Tu m’as fait dire ce que je n’ai jamais dit ».


          Ce scrupule, depuis 20 siècles il semble n’avoir guère tourmenté les gens d’Église. S’il devait m’empêcher de dormir, bienvenues seraient ces insomnies-là.

                                                M.B., 10 août 2009

(1) Meier IV, p. 50.

(2) -id-, p. 49.

LA QUETE DU JÉSUS HISTORIQUE : aperçus et perspectives.

          Cet article résume quantité d’autres publiés dans ce blog, essentiellement dans les catégories « La question Jésus » et « Le christianisme en crise ».


         A. Coup d’oeil dans le rétroviseur

          Au XVIII° siècle, un célèbre rabbin juif (Jacob Emden, † 1776) affirmait que « le nazôréen a apporté un double bienfait au monde : d’une part, il a renforcé majestueusement la Torah de Moïse… d’autre part, il a fait du bien aux païens en les éloignant de l’idolâtrie ».
          Au même moment, Herman Reimarus publiait le premier ouvrage écrit par un chrétien, et reconnaissant explicitement que Jésus était juif.

          L’idée était dans l’air : elle allait cheminer, lentement, obscurément.

          I. Dans cette quête d’identité de Jésus, les juifs précédèrent les chrétiens : Moses Mendelssohn († 1786) lit les Évangiles, et se convainc que Jésus n’a jamais voulu créer une religion nouvelle ni abroger la Loi de Moïse.
          Fascinés par la personnalité du Pharisien Hillel († en l’an 10), plusieurs écrivains juifs se mettent à comparer cette grande figure de leur passé avec Jésus.

          Côté chrétien, c’est Ernest Renan qui va faire entrer la Quête du Jésus historique dans l’arène publique, par sa Vie de Jésus (1863). Excellent hébraïste, il connaissait pourtant mal la tradition rabbinique-talmudique. Il a quand même tout compris : « Ses disciples, écrit-il, ont fait de Jésus ce qu’il y a de plus anti-juif : un homme-Dieu » (Les origines du christianisme, t. VII p. 634, 1882).

          Comment, malgré la notoriété considérable que lui valurent ses œuvres, cette semence plantée par lui n’a-t-elle pas germé ? Puissance de l’establishment chrétien, et force des aspirations religieuses obscures. Plus d’un siècle après Renan, il semble qu’on en soit toujours au même point.

          Pas tout à fait : il fallait que l’image de Jésus traverse les courants des ambitions missionnaires (apologétique), dogmatiques (Jésus programmateur), du rêve (New Age, Jésus idéaliste), des tensions politiques (Jésus terroriste) et sociales (Jésus marxiste).

                   La réaction apologétique était la plus forte, aussi bien du côté juif que du côté chrétien.         
          Si le parallèle entre Jésus et Hillel était admis par les premiers, c’était pour souligner l’antériorité du grand rabbin sur le petit prophète galiléen : le message chrétien s’enracinait donc dans le judaïsme, les chrétiens n’étaient que des juifs dévoyés.

          S’ils admettaient (du bout des lèvres) la judaïté de Jésus, les seconds opposaient la fraîcheur du message évangélique au légalisme stérile juif.

          On campait toujours face-à-face, avec le souvenir (et le spectacle) des pogroms pour les uns, la mémoire du « peuple déicide » pour les autres.

          II. Ce sont encore les juifs qui ont ouvert une brèche dans la forteresse. Au début du XX° siècle se développa une « Jewish reclamation of Jesus », une volonté juive de se réapproprier la personne de Jésus sans haine ni ressentiment.
          En 1933, Joseph Klausner écrit en hébreu un Jésus de Nazareth où il s’efforce de donner une notion exacte du Jésus historique qui ne soit « ni celle de la théologie juive, ni celle de la théologie chrétienne ».

          On ne peut comprendre l’évolution difficile de cette question chez les intellectuels juifs, si l’on ignore les tensions existant entre judaïsme conservateur et judaïsme libéral (qui perdurent tragiquement en Israël). Je les signale seulement en passant.

          III. À partir des années 1960-70, les choses s’emballent. L’historien juif Robert Aron intéresse le grand public français par ses Années obscures de Jésus (1960) et Ainsi priait Jésus (1968), l’israélien Schalom Ben Chorin publie Bruder Jesus (Frère Jésus, 1967), le catholique Laurenz Volken écrit un Jesus der Jude (Jésus le juif, 1985). Mais quand un petit moine propose à Rome son sujet de thèse en doctorat, « La liturgie juive et Jésus le juif » (Michel Benoît, 1975), les autorités académiques pontificales rejettent son projet.


          IV. Cependant, quelques exégètes catholiques travaillaient. En France, il faut rendre hommage à Marie-Émile Boismard, dominicain, qui publia en rafale, juste avant de mourir à la fin du XX° siècle, quelques ouvrages savants au contenu déstabilisant pour son Église (si savants qu’ils passèrent heureusement inaperçus).
          En Allemagne Gerd Theissen explorait le contexte sociologique de Jésus, et publiait un délicieux roman, L’ombre du Galiléen (Cerf), l’une des rares œuvres de fiction sur Jésus qui tienne compte de la recherche historique.

          V. C’est aux USA que les choses vont le plus loin depuis 1990. Grâce aux chercheurs américains qui réussirent à « piquer » et à exploiter très tôt des manuscrits de la mer Morte, grâce à l’équipe de James Charlesworth qui les vulgarisa, et malgré le Jesus Seminar qui fourvoyait son monde sur une fausse piste, des exégètes de haut niveau comme John-Dominic Crossan ou Raymond E. Brown (limité par son appartenance à la Commission Biblique Pontificale) placèrent la recherche sur les bons rails.
          Ils permirent à John P. Meier d’entreprendre son monumental A marginal Jew, Jesus, dont 4 tomes sont traduits en français (Un certain juif, Jésus – Les données de l’Histoire, Cerf, voir articles de ce blog). On possède là une véritable encyclopédie de la Quête du Jésus historique, qui a ceci d’utile que l’auteur instaure une disputatio universitaire complète et honnête : par lui, on est mis au courant des tendances et des opinions (parfois contradictoires) qui se font jour dans la recherche.

          Ce qui frappe quand on rumine le travail de Meier, c’est que l’aspect apologétique (qui empoisonna si longtemps la Quête) en est absent. Dès le début, il imagine son travail comme une confrontation irénique entre un catholique, un orthodoxe, un juif et un athée : enfin, les querelles de pouvoir étaient dépassées, les vieilles blessures oubliées !
          De fait, les réactions n’ont pas tardé, de la part des catholiques conservateurs américains furieux qu’on leur retire l’eczéma sur lequel ils pouvaient entretenir et gratter inlassablement leurs vieux préjugés et leurs rancœurs. On trouvera dans Jésus et ses héritiers (cliquez) la référence d’une conférence lucide et courageuse qu’il fut contraint de prononcer, en 1994, pour se justifier de leurs attaques.

          VI. La question qui se pose maintenant, et sur laquelle il n’y a pas d’unanimité, est de rattacher Jésus à tel ou tel courant du judaïsme de son temps. A part le courant sadducéen, auquel il est évident qu’il n’a jamais appartenu, on hésite.
          Jésus était-il Essénien ? Il semble maintenant assuré que non (cliquez). Était-il Baptiste ? Oui, certainement. Était-il Pharisien ? Avec d’autres, j’en suis convaincu . L’exemple de Flavius Josèphe montre que les juifs de cette époque passaient facilement d’un courant à l’autre. Il me semble qu’en disant que Jésus a été formé par les Pharisiens de Galilée, qu’il a été perçu comme Pharisien par les foules qui l’écoutaient, mais qu’il a été profondément marqué par le Baptiste Jean dont il fut disciple, je respecte ce que les textes nous disent de lui.
          En suggérant qu’il a sans doute été Nazôréen, je propose une hypothèse qui a ses raisons fortes, mais qu’il est difficile d’affiner à cause de notre ignorance du mouvement Nazôréen à l’époque de Jésus. (J’ai abandonné depuis cette hypothèse : cliquez)

          Il faut avouer que la lecture des exégètes pionniers de la Quête (des milliers de pages) demande beaucoup de patience, de passion, et de café fort.

          VII. Leur vulgarisation est une tâche à laquelle je me suis attaché. Critiqué, souvent méchamment, par des catholiques qui me reprochent d’être agréable à lire, et non pas indigeste comme il convient quand on se prétend scientifique. Pour eux, et pour certains éditeurs français qui refusent mes manuscrits, je ne suis « pas sérieux ».

          Écho de la pédanterie si typiquement parisienne : pour être entendu, ne le soyons que de la petite élite des gens dits « sérieux ».

          Dieu malgré lui (cliquez), écrit entre 1995 et 1999 alors que je ne disposais pas encore des publications récentes de Brown et Meier, m’a fermé la porte d’associations de catholiques qui se veulent progressistes, mais ne progressent que dans leur passé. Je leur souhaite tout le bien du monde, et  surtout de ne pas mettre leur nez dehors : on s’enrhume si facilement, à leur âge !

          Le secret du treizième apôtre (cliquez) a voulu être un de ces romans signalés plus haut, qui tiennent compte de la recherche dans l’écriture d’une fiction. Son succès montre que c’est une bonne voie. Hélas, on n’écrit pas deux fois un roman de ce genre, et je crains de ne pas être capable de lui donner un petit frère – du moins à brève échéance.


          B. Perspectives ?

          On les cherche à tâtons.

          On n’aperçoit pour l’instant aucune route qui s’ouvre.


          D’un côté le conservatisme catholique, qui durera autant que durera une Église qui ne peut survivre qu’en se repliant sur ses vieux démons. De l’autre, le besoin immémorial de religieux fantastique de la part des foules. Et enfin, un XXI° siècle totalement déboussolé, désabusé, renonçant à toute idéologie pour les avoir toutes essayées, et avoir trop épongé de sang sur leurs traces.
         
          La plainte des prophètes d’Israël, d’Élie à Jean-Baptiste, résonne toujours : « Ne vois-tu rien venir ? »

          Et (pour peu qu’elle soit historique), celle de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, nous aurais-tu abandonnés ? »


                           M.B., 22 août 2009

FRÉDÉRIC LENOIR ET LA DIVINITÉ DU CHRIST

          Voilà qu’une controverse pointe dans le Landernau à propos du dernier livre de Frédéric Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu (Fayard).

         Pourquoi ? Parce que, selon La Croix du 28-10-10, ce livre « connaît un succès… qui a de quoi inquiéter. » Au point qu’un des derniers théologiens français encore en activité, le jésuite Bernard Sesboüé, éprouve le besoin de publier une Réponse à Frédéric Lenoir (1) .

          La chose est rare : depuis l’Affaire Renan, l’Église catholique sait qu’elle ne gagne rien à créer ou entretenir une polémique sur les questions dogmatiques. Son attitude habituelle est le silence : étouffer la voix des dissidents.

          Mais F. Lenoir est-il un dissident ?

           En 1865, David Srauss publiait Le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire, établissant une distinction devenue classique : la personne historique de Jésus est autre que le Christ de la foi des chrétiens. Son étude faisait suite à la Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863), qui venait de connaître un énorme succès de librairie.

          Dès lors, tout le monde savait (ou pouvait savoir) que Jésus n’est pas né Dieu, qu’il l’est devenu par une suite ininterrompue de transformations dont l’historique est parfaitement connu.

                  Après bien d’autres, en 1988 Gérald Messadié vulgarisa ces évidences dans un roman fantaisiste qui eût un succès considérable, L’homme qui devint Dieu. En 2001, j’ai publié Dieu malgré lui (cliquez) , dont le titre parle de lui-même.

          D’une façon ou d’une autre tout a donc été dit, et depuis longtemps. Pourquoi F. Lenoir revient-il encore sur ce sujet ?

 I. Enfoncer des portes ouvertes

           On ne m’enlèvera pas de l’esprit que le directeur du Monde des Religions, personnage médiatique, utilise là un fonds de commerce qui reste fructueux.

          La preuve : on en parle. Qui s’en plaindrait ? De l’avis même du P. Sesboüé, l’ouvrage est « intelligent, bien informé et bienveillant, pour tout dire sérieux ». Alors, pourquoi inquiète-t-il, au point de réveiller les derniers gardiens du dogme ?

           Pour deux raisons : le sérieux de l’auteur, et sa bienveillance à l’égard des croyants, qu’il se garde autant que possible de heurter de front. Attirer l’intérêt, sans pour autant refroidir une clientèle extraordinairement frileuse.

          Sérieux : l’auteur montre comment Jésus est devenu Dieu à la suite d’une série de conciles, eux-mêmes fruits des travaux de quelques Pères de l’Église qui l’emportèrent sur leurs adversaires entre la fin du II° et le V° siècle. Comment la politique impériale influa largement sur ce processus de déification d’un homme.

          Ce faisant, il enfonce une porte largement ouverte depuis un siècle et demie : rien de nouveau donc, pas de quoi s’inquiéter. Les croyants, au cas où ils l’apprendraient (ils le savent !), refuseront toujours d’en tirer les conséquences sur leur foi.

           Mais si F. Lenoir met sa notoriété au service d’un procès tant de fois jugé, sans rien apporter de nouveau, il hasarde deux conclusions qui débordent la dissertation du spécialiste en histoire des religions :

          1) Jésus, dit-il, est un homme qui entretient un rapport particulier avec Dieu, et joue un rôle salvifique comme médiateur entre Dieu et les hommes, sans être lui-même Dieu.

          2) Il est mort et ressuscité, et continue à être présent aux hommes de manière invisible.

           Là, il se situe sur le terrain du théologien Sesboüé, qui réagit vivement : « la thèse de Frédéric Lenoir détruit le christianisme. Elle ne résiste pas à un examen sérieux : dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée… La nouveauté [apportée par les conciles] n’est pas dans la foi, mais dans le langage. C’est un problème d’inculturation dans le milieu grec. »

         Tout ça pour ça… !

 II Le tabou des origines

           Car, comme la plupart de ses prédécesseurs, F. Lenoir se garde bien de franchir le tabou suprême : celui des origines. En vérité, cette question ne ressort pas de sa discipline, il n’est pas exégète mais historien. Il fait partir son enquête du moment où le Nouveau Testament est déjà constitué, et met en lumière les manipulations auxquelles il a été soumis par l’industrie des fabricants de mythes successifs.

           Or, c’est en amont du Nouveau Testament – tel qu’il nous est parvenu – que tout se joue. Dans ces années qui suivent immédiatement la mort de Jésus, au cours desquelles son souvenir va être utilisé par les auteurs de textes devenus sacrés pour le présenter, timidement d’abord, puis de façon affirmée à partir des années 80 à 100, comme un Dieu incarné dans la chair humaine.

          Le P. Sesboüé est dans son rôle quand il affirme que « dès le Nouveau Testament, la foi en la divinité de Jésus est fermement attestée » : mais les exégètes savent que c’est faux. Que les évangiles contiennent à la fois les premières traditions, selon lesquelles Jésus est un prophète juif exceptionnel, et les dernières, selon lesquelles le Verbe s’est fait chair (cliquez) .

          Que Paul dans ses lettres authentiques ne divinise pas Jésus. Mais que les lettres qui lui sont attribuées – et proviennent en fait des Églises fondées par lui – franchissent après lui ce pas décisif.

           Quelques écrivains en ont eu l’intuition, plus ou moins fulgurante : Marcel Légaut (cliquez) , Jean Onimus, Géza Vermes… Mais ce n’étaient pas des exégètes. Ces derniers, qui travaillent depuis un demi siècle avec acharnement (cliquez) , nous permettent de distinguer dans les évangiles ce que Jésus a dit et fait, de ce qu’on lui a fait dire et fait faire.

           Le résultat, c’est une « destruction du christianisme » bien plus radicale que celle qu’opérerait F. Lenoir.

           Mais c’est aussi une lueur d’espoir considérable : redécouvrir Jésus tel qu’en lui-même (et non tel qu’on l’a maquillé en Dieu), c’est s’approcher d’un homme qui aurait pu transformer notre monde assoiffé de mythes et de croyances, s’il n’avait pas été trahi par ceux qui avaient pour mission de transmettre son souvenir.

          Sans le dénaturer.

           A ce travail, je me suis attelé bravement. Car le temps de la dénonciation des impostures de l’Église, le temps du Comment Jésus est devenu Dieu, ce temps est passé.

          On a assez dénoncé, et F. Lenoir n’apporte rien dans un domaine si souvent et si minutieusement exploré.

          On a assez dénoncé le passé, il faut songer au présent et à l’avenir.

         Assez de Comment on a maquillé Jésus en Dieu. Mais : qui était-il en vérité, qu’a-t-il enseigné par ses paroles et par sa façon de vivre et d’agir ?

           Puisque nous avons en mains toutes les crèmes pour démaquiller le Christ, faisons-le.

          Et découvrons le visage neuf, rafraîchissant, chaleureux, émouvant, étonnamment actuel, du plus grand des prophètes juifs. Qui voulut dépasser à la fois le paganisme, et le judaïsme de son enfance.

           En mars 2011 je publierai quelque chose dans ce sens (2) . Un roman, condition nécessaire pour toucher le public des non-spécialistes. Mais un roman totalement, entièrement imprégné des résultats de la recherche exégétique la plus récente.

           Avec l’espoir que d’autres, plus qualifiés, plus généreux, plus talentueux que moi, enfonceront cette porte-là.

          Au seuil de laquelle s’arrêtent nos divas médiatiques.

                                                        M.B., 6 nov. 2010

(1) Christ, Seigneur et fils de Dieu. Libre réponse à Frédéric Lenoir, Lethielleux/DDB.

(2) Texte paru depuis cet article : Dans le silence des oliviers, Albin Michel, 2011 (cliquez) . A paraître dans le Livre de Poche en mai 2013.