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A propos Michelbenoît-mibe

Biologiste de formation, moine bénédictin pendant 20 ans, Michel Benoît a ''été quitté" par l'Église pour raisons idéologiques. Chercheur, historien, exégète, écrivain, il s'intéresse à tout ce qui touche au fait religieux en relation avec les questions de société.

ROME, LE PAPE ET LE NÉGATIONNISME

          J’avoue suivre de fort loin l’ « actualité » de l’Église romaine, dont je n’attends rien depuis longtemps : mais là, quand même…

          En 1963, le Concile Vatican II publiait la déclaration Lumen Gentium qui définissait l’Église. Alors que ce concile se voulait résolument pastoral (c’est-à-dire qu’il n’entendait définir aucun nouveau dogme), Lumen Gentium propose une définition dogmatique de l’Église, face notamment aux autres croyances. Le Concile affirmait que l’Église du Christ « subsiste » dans l’Église catholique.

          Subsiste : un peu d’éthymologie, car il s’agit bien d’une définition dogmatique et le vocabulaire est technique. En philosophie aristotélicienne, Subsistit signifie « est le fondement de », « est le substrat de », « est la réalité qui en sous-tend une autre ». Dire que Ecclesia Christi subsistit in Ecclesia Catholica signifiait que l’Église catholique repose entièrement sur un en-soi idéal, l’Église voulue par le Christ. Par cette définition, Vatican II ouvrait la porte à une reconnaissance possible d’autres Églises : en effet, elles aussi pouvaient trouver dans l’en-soi « Église du Christ » leur fondement, leur substance, leur substrat. Cette définition fondait l’oecuménisme, lui ouvrant une voie royale.

          Le pape vient de déclarer que Vatican II n’aurait pas dû dire subsistit, mais est. C’est-à-dire que son Église, celle de Rome, n’est pas fondée sur l’Église du Christ, mais qu’elle est cette Église.

          Donc : la seule Église, c’est celle de Rome. Il n’y en a pas d’autre, aucune autre Église ou communauté chrétienne ne peut se référer à l’Église (idéale) voulue par le Christ. Puisque la catholique, à elle seule, possède toutes les fondations posées par le Christ : elle les épuise toutes en elle, il n’y a aucun substrat, aucune subsistance en-dehors d’elle. Elle ne subsiste pas, elle est.

          Et en-dehors d’elle, rien n’est de ce qui est : Extra ecclesiam, nulla salus.

          Cette déclaration enterre définitivement l’oecuménisme. Toutes les autres Églises, toutes les autres religions, n’ont d’autre solution que de disparaître, en se fondant dans l’Église catholique. Qui leur tend la main, mais en agrippant la leur pour les attirer à elle.

          C’est la fin d’un siècle d’immense espoir, initié par le cardinal Newman au tournant du XX° siècle : le rapprochement de ceux qui confessent le même Dieu, le même Christ.

          C’est aussi la première fois qu’un pape nie explicitement les définitions de caractère dogmatique proclamées par un concile avant lui.   Négationisme nouveau dans l’Histoire de la chrétienté. Innovation, progrès.

          Ratzinger commence sa déclaration en affirmant que « le Concile Vatican II… n’a rien changé dans l’absolu [du dogme] ». On l’avait compris : il ne s’est rien passé entre 1962 et 1965. Circulez, il n’y a rien à voir.

          Ainsi se confirme publiquement, nettement, ce que nous savons depuis longtemps : l’Église catholique ne changera jamais. Comme une stalactite, elle est calcifiée : de temps en temps, une goutte vient juste ajouter un millimètre de calcaire supplémentaire.

          A vrai dire, la planète n’en a que faire : il y a longtemps, aussi, qu’elle cherche hors de l’Église sa respiration et sa vie. En même temps que le visage, de plus en plus lumineux, de Jésus le nazôréen.

                               M.B., juillet 2007

REDEVENIR CHRÉTIEN ? Le livre de J.C. Guillebaud

          Écrit de façon agréable, comme un témoignage personnel, le livre de J.C. Guillebaud (1) a pour ambition de montrer en quoi le christianisme, loin d’être une « chose morte », est et reste un fondamental vers lequel il nous faudrait aujourd’hui revenir.
          Il décrit trois cercles, et comment il les a franchis l’un après l’autre.

I. Le premier cercle

          « Le christianisme », disent ses détracteurs, « n’a plus rien à dire sur le monde du XXI° siècle… Historiquement estimable, il n’a plus voix au chapitre. Or, je suis convaincu du contraire » (p. 23).

         Pourquoi ?
          Parce que « au cœur même de cette modernité sécularisée, que nous croyons agnostique et même agressivement antichrétienne, la trace chrétienne » est profondément présente (p. 57). Dans un vaste panorama, Guillebaud montre comment tout ce qui a nourri l’Occident – la place de l’individu et sa valeur unique, l’aspiration égalitaire, l’espérance d’un progrès, l’émergence de la science… vient en fait du christianisme. A été profondément digéré par ceux-là même qui rejettent leur source chrétienne.
          L’Occident serait donc malade parce qu’il a perdu la trace du phénomène qui l’a fondé dans son identité : le christianisme.
          Je partage ce constat, qui est une évidence historique. Mais voudrais faire remarquer que c’est une forme particulière de christianisme qui a triomphé de toutes les autres, entre la fin du I° et – disons – la fin du IV° siècle. Et qui en a triomphé par la violence morale, intellectuelle, dogmatique, parfois physique.
          Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire.

II. Le deuxième cercle

Ce serait celui de la subversion évangélique. En quoi réside-t-elle ? Dans le fait que le sacrifice, commun à toutes les religions anciennes, n’est plus le triomphe du sacrificateur sur la victime coupable. La victime sacrifiée (Jésus) est innocente, en lui la persécution sacrificielle est abolie. « Avec le christianisme, le discours des accusateurs est subitement retourné » (p. 107).
          La subversion du christianisme, ce serait donc la résurrection du Christ qui condamne à tout jamais la folie accusatrice des hommes. On reconnaît là le message de Paul, qui bâtit tout son édifice sur la mort et la résurrection d’un homme qu’il n’a pas connu. Emporté par son propos, Guillebaud écrit que « Des témoins ont « constaté » la résurrection », alors que la résurrection, justement, n’a été vue par aucun témoin. Alors qu’elle est une construction de l’esprit, Paul s’appuyant sur l’annonce malhabile faite par Pierre (Ac 4,2) pour construire une théologie de la mort salvatrice, de l’échappée belle par la résurrection, qui est encore aujourd’hui celle des chrétiens.
         Puis, de Justin l’apologiste (II° siècle) à Nietzche, quantité de philosophes sont appelés à la barre.
          Jusqu’à ce qu’enfin l’auteur affirme l’importance du judaïsme, d’une judaïté originelle du phénomène chrétien, oubliée pendant des siècles, dont la redécouverte affleure tout au cours de ces deux premiers cercles de son cheminement.

III. Qu’est-ce donc que le troisième cercle ?

          C’est celui de l’aboutissement, de l’acte de foi comme décision volontaire, la foi affirmée au-delà des « hommeries » de l’Église. Guillebaud fait le choix de croire, de donner son assentiment au christianisme malgré la « clôture dogmatique, l’arrogance cléricale » (p. 175).
          Et sa récompense, c’est de se sentir réchauffé par la chaleur du petit cocon des autres croyants. Partager leur « sensibilité particulière », leur « part d’émotivité », cette « familiarité indéfinissable que j’éprouve à me retrouver parmi des chrétiens ou des juifs » (p. 180)

          Je respecte bien évidemment le cheminement particulier, à la fois intellectuel et émotif, de J.C. Guillebaud. Mais je ne crois pas que ce soit là le cheminement d’un âge post-chrétien – le nôtre.
          Pourquoi avoir reconnu la judaïté de Jésus, et ne pas en tirer les conséquences ? Si Jésus est juif, alors les Évangiles sont des textes juifs. Son enseignement est celui d’un juif. Pour le comprendre tel que Jésus l’a donné tout en le vivant, il faut le resituer dans le judaïsme qui fut le sien, celui du I° siècle. Au lieu de se perdre dans le désert infini des philosophes, à commencer par Paul…
          Regarder Jésus vivre, aller et venir, rencontrer des souffrants : leur fait-il des discours ? Exige-t-il d’eux la « décision volontaire de la foi » ? Non. Il leur demande s’ils ont confiance en lui. « Crois-tu que je puis faire cela (te guérir) ? » Si tu as confiance dans cette personne qui est là devant toi, ce juif itinérant au message totalement subversif pour sa société, son clergé, ses rites juifs, alors tu es guéri : viens, et suis-moi.

          La faillite du christianisme, son effondrement tragique en ½ siècle, vient de son éloignement constant de la personne de Jésus, transformé en Christ ressuscité. Devenu prétexte et alibi pour la construction d’un édifice dogmatique – qui appartient bien à l’Histoire.
          L’Église ne fera jamais machine arrière : ce serait renoncer à trop de pouvoirs, trop de conforts, trop d’illusions si longtemps enseignées comme vérités.
          La personne de Ieshua Ben-Joseph (Jésus, fils de Joseph) pourra-t-elle devenir le point de ralliement de ceux qui ont soif, et que le christianisme a déçus comme déçoit une eau trompeuse ?

                        M.B. Septembre 2007


(1) Jean-Claude GUILLEBAUD, Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel 2007.

Y A-T-IL UN PAPE EN AUSTRALIE (ou ailleurs) ?

Ouvrant (trop) ma tévé, j’ai aperçu sur tous les écrans la silhouette d’un vieillard en habit de scène rouge et blanc, indiquant à grand’peine au pilote d’un paquebot, de sa main frêle, le tracé exact du chenal de la baie de Sydney, qu’il était en train de parcourir au risque de heurter les vedettes des médias internationaux. « Qui est cette vedette du chaud-biz, qui se faufile ainsi entre les vedettes chargées de caméras », me dis-je ? 
          Ce n’était pas Mickael Jackson enfin devenu vieux : trop naturellement blanc. Ni Sean Connery : pas assez viril. Ni Nelson Mandela (l’âge correspondrait) : trop passe-partout. Ni Valéry Giscard (bien qu’il fut aussi déteint que lui).
          Non, me dit le spiqueur de la tévé, c’est le pape, vous savez, l’homme qui parle au nom de l’Occident.
          Dont il est la Conscience et l’espoir.
          J’apprends donc qu’il y a un pape encore, et ma vie s’en trouve transformée.
          La vôtre aussi, à n’en pas douter : comme il se peut que vous ne le sachiez pas, je prends la peine de lancer ce message sur les autoroutes d’Internet. Vous voilà informé, votre vie meilleure et plus légère, tout comme la mienne.
          Heureux d’être heureux.

          Cette poupée de porcelaine blanche parle : je vais enfin entendre le message de la Conscience occidentale. De quoi s’agit-il, pour que je vive enfin d’espoir renouvelé ?
           Il s’agit d’avoir honte parce que des prêtres (ce sont, je crois, des permanents de son association) ont profité de leur délégation de pouvoir pour en abuser auprès de bambins australiens, qui n’étaient même pas des aborigènes. Le pape a honte, il nous fait partager sa honte, nous invite à avoir honte avec lui.
          Et le spiqueur, très au courant semble-t-il, répète par trois fois que c’est la première fois qu’un pape a honte, et surtout qu’il le dit à la tévé.

          C’est donc avec mes oreilles devenues honteuses que je continue d’écouter la suite du discours de la Conscience occidentale : enfin, on va savoir s’il y a encore un Dieu, et surtout quels sont les chemins qui mènent à lui ! Le crooner sur son paquebot n’est-il pas un expert des chenaux compliqués et hasardeux de l’Aventure Spirituelle ?
          J’entends alors un manifeste inspiré des Verts (tendance Voynet), enrichi par Die Grünnen tendance Münich et corrigé par la toute dernière version californienne de l’écologie de demain.
          « Tiens, me dis-je, j’ai déjà entendu ça près de 1000 fois, et depuis vingt ou trente ans déjà ? La vedette, sur son paquebot, l’aurait-elle découvert hier ? » Mon bonheur est d’apprendre que l’homme en rouge et blanc est enfin au courant : la planète va mal. Il le sait, il le dit : donc, tout va mieux.
          Ensuite, il conseille aux jeunes présents (zoom de la caméra sur une jeune) d’être « les Prophètes de ce monde nouveau ». Quel monde nouveau, me dis-je, toujours naïvement désireux de partager la Conscience de l’Occident ? Celui de la honte, ou du programme écologiste ?

          La tévé étant ce qu’elle est, on passe immédiatement à la dernière étape du Tour de France. Qui suscite toujours mon intérêt passionné.
          Et dont l’intolérable suspense m’évite de réaliser que je n’ai toujours pas entendu, de la bouche de La Conscience de l’Occident, s’il y a un Dieu et comment on peut le rencontrer.
          Mais, des chemins de Dieu, qui se soucie encore en Occident ?


                           M.B., 21 juillet 2008

CHRISTIANISME : SE RELEVER DE SES CENDRES ?

          Entendu hier le sociologue Boris Cyrulnik commenter son dernier livre, sur la résilience.

          Qu’est-ce que la « résilience » ? En physique, c’est la capacité des aciers à conserver leur intégrité après avoir subi des chocs. Analogiquement, c’est la capacité, pour un individu, à se relever d’un échec grave, à repartir après avoir frôlé la mort physique ou l’anéantissement psychologique ou mental. « Résilience » a la même racine que « résistance ».
          Cyrulnik donne comme exemple les rescapés des Camps de la mort, ou les génocides récents.
          On lui pose la question : « La résilience individuelle peut-elle s’appliquer de la même façon à des groupes humains, à des communautés, voire à des nations ? »
          Oui, répond-t-il : exemple certains peuples, récemment soummis à des guerres qui avaient pour but de les exterminer, et qui s’en sont sortis mieux que d’autres, lesquels avaient pourtant connu une épreuve comparable à la leur.

          On lui pose alors la question : « Dans le cas d’une communauté humaine, quelles sont les conditions de la résilience ? Que faut-il, pour qu’un peuple se relève de ses cendres ? »

Il faut deux choses, répond Cyrul :

 1) De la solidarité entre les individus. Qu’ils se tiennent les uns les autres, qu’ils se soutiennent (moralement, idéologiquement, matériellement), qu’ils agissent en responsabilité collective.

2) Du sens. Qu’ils comprennent ce qui leur est arrivé, et pourquoi, et comment c’est arrivé.      

          Qu’ils puissent prendre du recul et se donner de la perspective. Pour qu’une communauté entre en résilience, il faut qu’elle sache d’où elle vient, comment elle en est arrivée là, pourquoi elle est menacée de disparaître. Ayant une idée claire et juste de son passé, elle peut commencer à se demander où elle va, et en prendre le chemin.
          Pour une communauté, la claire connaissance de son histoire, son analyse honnête et sans concessions, est le préalable à toute renaissance.
          Plus on y verra clair sur le passé, mieux on l’analysera, moins on se mentira sur les raisons et les causes du déclin, et mieux – et plus vite -on y verra clair pour repartir : pour avoir un avenir.
          Une analyse lucide, courageuse, sans dérobade, du passé, est la condition nécessaire de la résilience – de la survie, de la renaissance, du redémarrage.

          J’applique cette analyse pertinente à l’Église catholique, et à la civilisation qu’elle a nourri de l’intérieur pendant 17 siècles.
          Si la communauté des catholiques (ou ce qui en reste !) demeure hypnotisée par son passé, ses références dogmatiques
          -a- Sans faire face à la réalité : l’effondrement récent qu’elle connaît
          -b- et en se contentant de répéter les slogans et les certitudes de ce passé évanoui…
Alors, il n’y aura pas pour elle de résilience : elle restera sous perfusion, alimentée par le goutte-à-goutte des certitudes figées.
          Morte, en fait, dans un monde qui vit.

          Mais si cette communauté  accepte de comprendre le sens de ce qui lui est arrivé depuis 50 ans. Remontant le temps, si elle analyse le sens des grands tournant de son histoire, c’est-à-dire la création puis la lente pétrification de ses dogmes fondateurs. Si, enfin, elle se tourne à nouveau vers Jésus pour entendre ce qu’il a dit (et non pas ce qu’elle lui a fait dire)…
          Bref, si elle cherche du sens non plus dans le retour aux certitudes qui ont prouvé leur faillite, mais dans l’analyse des événements passés, puis dans le message original du grand prophète dont elle se réclame, Jésus le nazôréen,
          Alors, elle remplit la première condition.
          Si, au lieu de condamner ou d’ignorer (ou d’étouffer) ceux qui sont à la recherche du sens, elle les écoute et répercute leurs voix, les diffusant pour qu’elles rencontrent d’autres voix, d’autres chercheurs de sens – bref, si la solidarité dans la quête de sens prend la place de l’autorité totalitaire, alors, elle remplit la deuxième condition.

          Sans recherche du sens, et sans solidarité dans son expression et sa diffusion, le catholicisme continuera d’être un mort-vivant. Et l’Occident d’être privé de référent identitaire.
          I have a dream…

                          M.B., octobre 2008

LE DISCOURS DU PAPE AUX BERNARDINS : à l’Ouest rien de nouveau.

          Dans Le Figaro du 6 septembre dernier, M. André 23 annonce le discours que le pape s’apprête à tenir aux Bernardins devant une assemblée de politiques et d’intellectuels français. Il donnera « par ce discours, l’exemple de [sa] capacité … de dialogue« . « Ce rendez-vous offre une représentation symbolique du christianisme », car « l’Église … n’est pas morte, elle vit une transition ».
          Des observateurs malveillants penseraient-ils donc que l’Église est « morte« , au point que l’archevêque de Paris croie urgent de publier qu’il n’en est rien ?
          Non, dit M. 23, l’Église  » vit une transition ». En français, revenir vers le passé se dit « rétrograder ». « Transiter », c’est toujours aller de l’avant : voyons donc, en relisant le discours du pape, vers quel avenir transite l’Église, quelle est sa « capacité de dialogue » avec le XXI° siècle, quel « christianisme elle représente symboliquement ».

          Du début à la fin, la référence qui structure le discours du pape c’est le monachisme médiéval. Tel du moins que l’a décrit le bénédictin Dom Jean Leclercq, qui fut un historien délicieusement passéiste, romantique et idéaliste.
          On peut s’étonner que le pape présente l’avenir du christianisme comme un retour à ce Moyen âge-là, et non pas – par exemple – comme un retour à Jésus. Question de présentation ? Non. Dans son discours, l’ineffable Dom Jean Leclercq est cité quatre fois, la Règle de saint Benoît quatre fois, Grégoire le Grand une fois, saint Augustin deux … Mais Jésus n’est cité qu’une seule fois : une courte parole, et pour expliquer pourquoi les moines ne dédaignèrent pas autrefois le travail manuel.
          Il fallait choisir entre un Moyen âge d’enluminures, ou bien le rabbin itinérant juif. Le choix est clair, les moyens et le terme de la « transition que vit l’Église » aussi.

Comment Dieu parle-t-il ?

          Revenu au Moyen âge, le pape pose son diagnostic : comme autrefois, l’Occident semble patauger aujourd’hui « dans un désert sans chemin, une recherche dans l’obscurité absolue » : c’est « l’effondrement de l’ordre ancien et des antiques certitudes », nous sommes « dans la confusion [d’un] temps où rien ne semble résister » : pouvons-nous vivre « les yeux tournés vers la fin du monde ou vers [notre] propre mort » ?
          Non. Comme les moines d’antan, pour survivre il nous faut, « derrière le provisoire, chercher le définitif »
          Chercher le définitif, c’est-à-dire chercher Dieu.

          Or « Dieu lui-même a placé des bornes milliaires, il a aplani la voie », et « cette voie était sa parole ». Dans le chaos que nous connaissons, un seul point d’ancrage stable : ce que pense Dieu. Et ce que Dieu pense, il l’a dit dans des paroles.
          Ces paroles, les recevons-nous directement de la bouche de Dieu ? Non, dit le pape :  » Dieu parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire« . 
          Paroles des hommes, parole divine ?
          Non : le pape distingue les paroles (humaines) et La Parole – « Parole » avec un P majuscule. Pour lui La Parole est une entité indépendante, elle existait avant que commence l’Histoire : « Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même » : et cette Parole, elle « crée l’histoire ».
          Donc les humains n’écrivent pas une Histoire, la leur : c’est La Parole qui crée l’Histoire. Autrement dit, les humains accouchent d’une Histoire dont ils n’ont pas la paternité, leurs histoires successives écrivent un texte dont ils ne sont pas les auteurs. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est chercher, dans l’illusion d’une Histoire dont ils croient être les acteurs, un sens et une direction fixés par-avance.
          L’homme n’a pas à se comprendre à travers son histoire, mais à comprendre le dessein de Dieu dans l’Histoire.

Le fondamentalisme chrétien

          « La Parole de Dieu nous parvient seulement à travers des paroles humaines : la Bible est un recueil de textes littéraires dont la rédaction s’étend sur plus d’un millénaire… des tensions visibles existent entre eux »
          Prendre ces textes à la lettre, les lire comme si c’était Dieu qui parle directement en eux, c’est « ce qu’on appelle aujourd’hui le fondamentalisme« , et cela conduit au « fanatisme fondamentaliste ».
          Allusion au fondamentalisme musulman : pour l’islam en effet, le Coran existe en lui-même, « au ciel », dans la pensée de Dieu, et n’a fait que « descendre » dans l’oreille d’un Muhammad inculte, qui l’a écrit sous la dictée d’un ange.
          Pour se démarquer de l’ennemi héréditaire (l’islam), et du redoutable concurrent d’aujourd’hui (le fondamentalisme évangélique), le raisonnement du pape est formulé dans une langue de bois qui est un chef d’œuvre de noyade des idées : une carpe n’y retrouverait pas ses alevins. Tâchons d’aller à la pêche de ce qui est dit, dans une mare de mots.

          « L’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire d’une façon moderne (sic) : le caractère divin des paroles [de la Bible] n’est pas saisissable d’un point de vue purement historique »
          Autrement dit, la lecture historico-critique de la Bible, officialisée par Pie XII en 1943, à l’origine d’un immense renouveau des études, n’est pas condamnée : simplement, elle est nulle et non-avenue.
          Car pour le pape citant Augustin, « la lettre enseigne les faits ; l’allégorie, ce qu’il faut croire ». Autrement dit, les faits (la réalité) sont une chose, mais la foi en est une autre.
          Ce qu’il faut croire (car c’est une obligation) ce n’est pas la réalité des faits.
          Maintenant, suivez bien, j’extrais le poisson de la mare :

          « Nous pouvons exprimer tout cela d’une manière plus simple : l’Écriture a besoin de l’interprétation »
          Et qui donc interprète ? C’est « La communauté où s’est formée [l’Écriture] et où elle est vécue. En elle seulement… se révèle le sens » des paroles humaines consignées dans la Bible. « Il existe des dimensions du sens des paroles, qui se découvrent uniquement dans la communion vécue de cette Parole qui crée l’histoire »
          Ce que dit le pape, c’est

1- Que Dieu parle à travers les faits de l’Histoire humaine, qu’il s’exprime à travers les paroles humaines de ceux qui ont vécu cette Histoire.

2- Mais que ces faits n’ont pas de réalité signifiante.

3- Et que ces paroles humaines ne signifient pas ce qu’elles signifient.

4- La réalité des faits, et les paroles qui l’expriment, ne prennent leur sens que quand ils sont interprétés.

5- Et celle qui est seule habilitée à interpréter, c’est l’Église. Jamais le pape n’emploie ce terme : il parle de « communauté » ou de « communion ».

          La boucle est bouclée : c’est l’Église qui donne leur sens aux paroles et crée la vérité de l’Histoire.
          L’Église : c’est-à-dire son magistère, et le pape en premier lieu.

          Le « fanatisme fondamentaliste » qu’il dénonce, c’est de prendre les Écritures à la lettre. Le fondamentalisme chrétien qu’il officialise, c’est de rejeter la réalité historique des Écritures pour lui substituer l’interprétation humaine d’un magistère, qui possède seul le pouvoir d’interpréter.
          Mater et Magistra : l’Église est mère, elle enfante le sens et la vérité. Mère dominatrice (Magistra) : elle impose son sens et sa vérité.

          C’est dans une autre partie du discours qu’il faut pêcher la confirmation du magistère de l’Église sur la vérité : « La foi… relève du domaine de la vérité qui concerne, de manière égale, tous les hommes » (voir Qu’est-ce que la vérité ?).

          Saluons au passage cet art magique de la noyade du poisson : nos intellectuels, sagement assis devant le magicien dans la salle des Bernardins, n’y ont vu que du feu.

La création continue

          J’irai plus vite sur le deuxième point-clé abordé par le pape : il est en cohérence parfaite avec ce qui précède.
          « Dieu est le créateur, dit-il : il travaille, il continue d’œuvrer dans et sur l’histoire des hommes. La création n’est pas encore achevée ! »
          Cette conception de la création continue constitue le fond de commerce inaltérable des Églises : si Dieu continue d’être à l’œuvre dans chacun des événements de l’Histoire, depuis notre vie quotidienne jusqu’à l’évolution de la planète, il importe de se trouver du bon côté. De pouvoir influencer Dieu, d’avoir prise sur lui afin de l’inciter à ménager ceux qui savent le reconnaître, et qui peuvent l’invoquer. Il faut avoir le pouvoir de faire changer Dieu d’avis, ou de décisions, pour qu’il « œuvre » dans le bon sens, le nôtre.
          Et c’est l’Église qui a ce pouvoir, puisqu’elle est l’unique médiatrice entre Dieu et les hommes.

          Ainsi, non seulement l’Église recrée l’Histoire à sa guise (par son interprétation des paroles du passé), mais elle est co-créatrice de l’Histoire en train de se faire, par son pouvoir d’influencer le « travail de Dieu dans la création inachevée »

          Quand, comme Dieu lui-même, on crée l’Histoire et la Parole (le sens de l’Histoire et le sens des paroles), l’avenir vers lequel on est en transition s’annonce en effet aussi glorieux que le passé.

          Jésus, reviens, ils sont devenus fous…

                   © M.B., 28 oct. 2008

UNE ÉGLISE PEUT-ELLE SE RÉFORMER ? Robert Hue quitte le PCF

            En démissionnant avec fracas (Le Parisien, 29 nov.) du directoire du Parti communiste, Robert Hue projette sur le catholicisme une lumière inattendue.
          L’ancien dirigeant suprême du PCF confesse :  » j’ai tenté de conduire une mutation, dont j’espérais qu’elle permette à notre Parti de retrouver une réelle influence dans la vie politique française. Cette mutation a échoué… Je l’ai fait parce que j’y croyais, même si le doute m’habitait parfois… Désormais – en dépit de la richesse humaine et du dévouement des milliers de militants communistes – je ne crois pas que le Parti soit réformable« .

          Et il écrit à Marie-George Buffet : « A propos du communisme, plutôt que de s’enfermer dans le fétichisme d’un mot », il faut reconnaître « que ce mot a été malheureusement souillé, aux yeux des peuples, par les erreurs commises en son nom ».
          Son amer constat, c’est « l’impossibilité du Parti à s’auto-transformer : je serai communiste autrement ».

           Mutatis mutandis, cette analyse lucide s’applique à l’Église catholique.

          Elle aussi, c’est un grand « parti », avec des militants, des dogmes fondés sur une utopie. Après la Révolution, les lendemains qui chantent. Après la mort, le bonheur éternel : utopie vient du grec ù-topos, « nulle part », et de nù-topos, « lieu de bonheur ». La vie présente, dans le monde tel qu’il est, n’est qu’une somme de souffrances : vivons-la tant mal que bien, animés par l’espérance d’un lieu de bonheur futur – la société sans classes d’un côté, le paradis des Apocalypses de l’autre.

          Le Parti communiste était la structure, sociale et mystique, qui devait apporter ce bonheur ici et maintenant. Constatant qu’il ne menait nulle part – ù-topos – Robert Hue a « tenté de conduire une mutation » de cette structure, et « cette mutation a échoué ». Mais il va plus loin : « Je ne crois pas que le Parti soit réformable…, il est dans l’impossibilité de s’auto-transformer ».

           L’Église catholique a toujours faite sienne la fière devise de la Chartreuse : Numquam reformata, quia numquam reformanda. Elle n’a jamais été réformée, parce qu’elle affirme n’avoir jamais eu besoin de réforme.

          En 17 siècles, il y a bien eu trois tentatives de réforme : la réforme carolingienne, qui consacra l’adoption d’une théocratie durable (l’Église et l’État ne font qu’un). La contre-réforme, qui fut – comme l’indique son nom – une réaction à Luther par la réaffirmation des fondamentaux catholiques. Vatican II, enterré en quelques années par Jean-Paul II.

          L’Église ne peut être réformée en profondeur, sinon elle l’aurait fait depuis longtemps. Il faut le savoir, et ne rien espérer d’impossible : si elle n’est « nulle part », l’utopie n’est certainement pas dans une Église, ou un quelconque Parti.

           « En dépit de la richesse humaine et du dévouement des milliers de militants », se désole Robert Hue. Eux aussi ils sont là, les fidèles catholiques : généreux, idéalistes, désireux de croire. Que faire d’eux ? Ils ne sont pas aveugles, ils voient que la route est barrée, seulement ils se trompent d’obstacles.

          L’obstacle ce n’est pas le célibat des prêtres, mais l’existence d’un sacerdoce hiérarchique. Ce n’est pas le manque d’engagement aux côtés des exclus, mais la lourdeur d’une institution fondée (dès son origine) sur l’exclusion. Ce n’est pas l’ordination de femmes-prêtres, mais le mépris des femmes (dès l’origine). Ce n’est pas la foi mise en danger, mais l’accent mis (dès l’origine) sur la pratique des sacrements, au détriment d’une spiritualité qu’on ignore ou qu’on réserve à quelques mystiques – regardés de travers. Ce n’est pas telle ou telle politique, mais (dès l’origine) la fascination pour « César », quelle que soit la couleur de sa toge.

           Déçu, désabusé, Robert Hue refuse de « s’enfermer dans le fétichisme du mot communisme… souillé par les erreurs commises en son nom »
          Il y a un fétichisme des mots « christianisme », « chrétien », au nom desquels bien des erreurs ont été commises. Hélas – déjà Épiphane de Salamine le regrettait au IV° siècle – il n’existe pas de mot « Jésuisme«  pour qualifier ceux qui ne sont plus juifs, et ne veulent pas être chrétiens. Qui ne veulent que suivre Jésus.
         Les ruines du christianisme annoncent-elles la naissance du « Jésuisme » ? D’une religion conforme à ce que Jésus le nazôréen a été, a fait, a voulu faire ? Une chose me semble sûre en tout cas : ce que Jésus prêchait n’avait rien d’une utopie.

          Les humains étant ce qu’ils sont, peuvent-ils se passer de fétiches et d’utopie ? Suffit-il de dire qu’on sera « chrétien autrement » – ou « communiste autrement » ?

          Certes, quelques-uns ont toujours su rencontrer Jésus tel qu’il fut. Mais « le peuple » ? Il n’a ni le temps, ni les moyens, ni la force de se lancer dans une aventure solitaire.

          Je ne doute pas que Robert Hue saura être « communiste autrement », après avoir quitté le système qu’il a dirigé pendant dix ans. Mais les petites gens, les humbles, qui n’ont ni sa culture, ni son expérience, ni ses cicatrices ?

          « Voyant qu’ils étaient comme un troupeau sans berger, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles »

                                          M.B., 30 nov. 2008

POST-CHRÉTIENTÉ : UN ESPOIR ? (M. Maffesoli)

          Les conférences du professeur Michel Maffesoli à l’Université Pour Tous de Chantilly ouvrent de larges portes. Après La crise de l’autorité en février 2008 (cliquez) ,nous l’avons entendu hier sur Post-modernité : le retour des idoles.
          Il commençait ainsi : « La vraie pensée est une pensée questionnante« .
          Mon propos n’est pas de résumer sa conférence, mais ce que j’en ai retenu au regard de ma problématique, la Post-chrétienté. « On n’a jamais qu’une idée, autour de laquelle on tourne », disait hier M.M. Après l’effondrement constaté du christianisme, quelles perspectives, quel avenir ?

I. LA POST-MODERNITÉ

          Maffesoli souligne d’abord que la crise actuelle de l’Occident n’est pas seulement économico-sociale (crise de ce qui est institué), c’est une lame de fond sociétale (crise de ce qui est instituant). Depuis 3000 ans, on a vu se produire périodiquement des moments de saturation sociétale. Les valeurs, les critères, les certitudes d’une société pourtant établie dans la longue durée se mettent brusquement à saturer : l’ordre en vigueur ne disparaît pas d’un coup, il se montre tout simplement incapable de répondre aux aspirations juvéniles.
          « Tout fout le camp », disent les vieux, « les jeunes n’ont plus de valeurs » : c’est faux. Ils ont leurs valeurs, et elles sont fortes – mais elles sont autres.
          Les corps institués se cramponnent alors à celles qui furent leurs valeurs pendant si longtemps. Ils parlent d’abandon, de décadence : ces mots sont justes (il y a bien dé-cadence), mais ils servent à masquer l’urgence d’une transformation structurelle.
          Qu’est-ce qui caractérisait la « modernité », née au début du XIX° siècle ?

          1- La rationalisation généralisée de l’existence, incarnée dans le contrat social qui définissait un être-ensemble rationnel. La « valeur travail » (Karl Marx) donnait son sens à la société, elle faisait de nous des producteurs, et des reproducteurs. Surtout en France, on se méfiait de l’imaginaire.

          2- La notion de temps finalisé : nous allions quelque part, et nous savions où nous allions. C’était le « progrès », linéaire et qui menait au bonheur.

          3- L’action iconoclaste : Nous avons cassé l’ancienne image d’un monde qui était magique, qui faisait peur par son mystère mais qu’on respectait. Le monde ne fait plus peur : on ne le respecte plus, on l’épuise. Devenu objet banal, il est une ressource à exploiter.

          Maffesoli voit dans la crise, d’abord, une faillite du temps finalisé : à l’horizon de nos efforts, il n’y a plus désormais de projet mobilisateur : on ne se pro-jette plus dans l’avenir, on ne sait plus où on va, mais on y va.

          En même temps, c’est la fin de la « valeur travail » : on ne veut plus travailler pour vivre, mais vivre en travaillant. Ce n’est pas l’abandon du travail, mais la découverte de ses limites : accomplir des tâches ne suffit plus, il faut le recul nécessaire pour inventer un projet nouveau, qui corresponde à un monde épuisable, et épuisé.
          La valeur créativité remplace la valeur travail.

          On passe enfin d’un monde structuré par le rationnel, à un univers où le sensuel a repris toute sa place : le corps n’est plus seulement producteur / reproducteur, il est voulu pour lui-même, il devient LE projet à accomplir.
          Retour du sensuel, du tactile, mais aussi du spirituel. La mystique du travail a bien failli nous anéantir, nous avions opposé matérialistes et mystiques : les mystiques reviennent en force – avec l’appétit du divin, la curiosité pour l’au-delà des apparences. Ce qu’il fallait voir pour pouvoir le faire, s’efface devant ce qu’on doit ressentir, pour pouvoir l’accomplir et s’accomplir.
         
          Cela s’accompagne du retour à la petite communauté, à la chaleur du cocon, aux amitiés partagées, aux sensations ressenties ensemble. Finie la dictature – sociale, politique, ecclésiastique – des masses : bienvenue à la cellule limitée, informelle, au groupe charismatique, au comité de quartier, à la vie associative. On y rentre, et on en sort, d’autant plus librement qu’il n’y a aucun rite d’admission, aucun projet d’adhésion à très long terme.

          Groupements informels, mais qui ne peuvent exister qu’autour d’un totem, une personnalité forte qui incarne l’intuition du groupe, son projet. Pape, Dalaï-Lama, Président : on a besoin d’une locomotive, à condition cependant qu’elle soit proche des wagons, ou plutôt comme eux. Sur les trônes, nous n’acceptons plus de couronner que des people. On ne leur offre un culte que si l’on peut aussi adorer leur humanité, qui doit être semblable à la nôtre. La base ne supporte plus le sommet que si elle peut s’identifier à lui.

          Retour du rêve, de l’imaginaire, du ludique. L’Homo sapiens est mort, vive l’Homo ludens. Le plaisir est premier. L’avenir n’existe plus, vive le présent. Nous vivions dans nos têtes, existons dans nos corps. Nous étions citoyens du monde, soyons voisins de nos voisins. Vous pensiez ? Eh bien, ressentez maintenant !

II. LA POST-CHRÉTIENTÉ

          Que Michel Maffesoli me pardonne si je le pille, pour revenir à l’objet de mes travaux : sur les ruines de la chrétienté, il faudra bien un jour reconstruire.

          Tout le monde sait maintenant que le christianisme a été inventé, une génération après la mort de Jésus, par ceux qui l’ont coulé dans une rationalité qui préfigurait celle dont nos sociétés sont en train de sortir.
          Qu’est-ce que la théologie, sinon une mise en forme rationnelle de la religiosité ? Les Père fondateurs du christianisme disposaient d’un outil remarquable, la pensée grecque : de Paul de Tarse (ce rabbin grec) à Thomas d’Aquin, ils ont construit une cathédrale de la pensée dont nul par la suite, pas même les idéologues des Lumières, n’a pu éviter d’être paroissien assidu. Ce fut la chrétienté, symbiose parfaite entre une théologie rationnelle et des sociétés de raison.
          L’une est morte, les autres vacillent. Sœur Anne, vois-tu venir quelque chose ?

          Oui, la « quête du Jésus historique«  (cliquez  I,  II, III,) . Elle renouvelle entièrement, à la fois notre appréciation du christianisme, et la question posée ici.
         
          Jésus fut un charismatique itinérant, un Wanderer. Il vivait dans une société fortement rationnalisée : à la rationalité juive, rabbinique, s’ajoutait une rationalité gréco-romaine qui imprégnait déjà la société juive de son temps. Les comportements, les discours, étaient convenus, fixés, déterminés. Il y avait un langage, des attitudes, des formes de vie sociale politiquement corrects. S’en distinguer, s’en extraire, c’était se mettre au ban d’un monde dans lequel le marginal n’avait aucune place. Dire autre chose que ce qui était dit, faire autre chose que ce qu’on faisait – parler autrement, être autrement – c’était se condamner à mort.

          Or c’est exactement ce qu’a fait Jésus. Il quitte sa famille – qui le juge « fou » -, son milieu, son travail. Il devient sans domicile fixe, non-productif, et se donne en exemple. Il méprise l’argent, et réduit sa consommation à très peu – ce qui ne l’empêche pas, quand il est invité, d’être un bon convive qui apprécie le boire, le manger, et même les parfums de luxe. 
         
          Dans une société où la pratique religieuse est affaire d’identité nationale, où le clergé tient le pouvoir, il est non-pratiquant, et même ouvertement anti clérical. Il critique la Loi – qui est à la fois religieuse et sociale : il ne dit pas qu’il veut l’abolir, mais l’accomplir – c’est-à-dire lui donner une dimension autre. Il imagine un autre monde, fondé sur d’autres valeurs.
          Lesquelles ? Il propose une « loi du cœur« , qui fait de chacun – du moment qu’il a purifié son cœur – le juge de la loi. « Transforme-toi intérieurement, et alors tu seras juge des Juges. Tu seras au-dessus des lois (mais non contre elles). César ? Le pouvoir établi, l’ordre ancien ? Laisse-les là où ils sont, ce sont des morts qui enterrent les morts. Ta vie est ailleurs. Ton projet aussi »

          Car Jésus a une finalité, qui fait paraître dépassés tous les projets sociopolitiques : il sait où il va, et il y va. Il appelle cela le « Royaume ». Il n’en donne aucune définition rationnelle, mais une image : celle d’un groupe restreint (mais ouvert à tous) réuni pour faire la fête, un repas convivial, un plaisir sensuel partagé.

          A chaque instant de sa courte vie, il a donné priorité à la rencontre personnelle, immédiate (sans médiation), tactile.
          Priorité au corps, sur les idées. Il laisse venir à lui tous ceux qui n’ont nulle part où aller, parce que la société pensante les rejette : les malades purulents, les femmes (mêmes adultères), les collabos, les étrangers (comme la syro-phénicienne), les occupants de son pays – même les enfants, qui n’existaient alors qu’à condition de devenir adultes.
          Tous ceux-là viennent à lui. Ils le touchent, et il les touche. Il réhabilite leur corps.

          Il n’est pas différent d’eux, il leur ressemble. Quand il fait soif, il bavarde familièrement avec une étrangère et lui demande à boire (à une femme !). Partout, à chaque instant, il se laisse inviter, questionner, aborder dans la rue. Il refuse d’être traité autrement que chacun, et chacun peut s’identifier à lui.

          Au sens où l’entend Maffesoli, Jésus était un sensuel, non pas un rationnel. Un imaginaire, non pas un penseur. La valeur travail ? Il ne travaille plus, mais il travaille sans cesse – autrement. L’amitié ? Il n’a cessé de la proposer à ses disciples, et ce n’est guère sa faute s’ils n’ont pas su la lui rendre.

          Dans le monde rigidifié socialement, politiquement, religieusement de son temps, Jésus a fait passer la créativité avant la raison.
          C’était un rebelle de l’imaginaire, et un juvénile : il a fait peur aux vieux.

          « La chrétienté fout le camp » ? Oui, c’est fait. Cette période-là est arrivée à saturation, comme tant d’autres avant elle.
          C’est la fin d’un monde, mais ce n’est pas la fin du monde.
          Pour être créatifs dans ce monde qui vient, saurons-nous redécouvrir la jeunesse d’un Jésus ? Aurons-nous envie de le prendre pour totem ? En aurons-nous les moyens, et surtout, l’audace, le courage, l’imagination ?

          Ceci est une autre question. Au moins, posons-la.


                             M.B., 15 février 2009.

INUTILE RÉSURRECTION

          Il y a 50 ans, le pape Jean XXIII décrétait l’ouverture d’un concile œcuménique. La nouvelle parût sensationnelle, et elle l’était : on sentait bien que l’Église catholique, encore triomphante, était déconnectée de la marche du monde.
          A l’ouverture de la 2° session, le tout nouveau pape Paul VI décréta que ce Concile serait exclusivement pastoral. C’est-à-dire qu’il laisserait de côté les questions dogmatiques fondamentales : la résurrection, l’incarnation.
          Depuis, il n’est plus question que de l’accessoire : mariage des prêtres, ordination des femmes, contraception, messe en latin, intégristes ou non, préservatif ou non… 
         
          Il faut aller au fond du malaise : la question de la résurrection. Lire la suite

LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          L’étude des révolutions scientifiques permet de mieux poser une question brûlante : les religions peuvent-elles évoluer ?

          Je m’appuie sur l’historien des sciences Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983). Il analyse la façon dont un système de pensée, devenu principe général d’explication du monde, évolue dans le temps.

I. LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES


          1- Au cours des siècles, certains systèmes de pensée ont recueilli le consensus des sociétés, de leurs autorités et de leurs communautés intellectuelles (savants). Devenu indiscutable, ce système était à la base de la conception du monde, il fondait les lois, la morale et la religion de la société.
          Exemple : la cosmologie de Ptolémée. Elle n’a jamais été remise en cause jusqu’à Copernic et Galilée, devenue d’autant plus intouchable qu’elle fournissait sa grille de lecture à la Bible. Le soleil et les planètes tournant autour de la terre, l’homme était considéré comme le centre de l’univers : au point qu’il fallait que Dieu devienne homme, pour pouvoir sauver sa création. A partir de là, tous les dogmes chrétiens s’enchaînaient les uns aux autres.

          2- Il arrive que quelques chercheurs s’aperçoivent que des phénomènes nouveaux apparaissent, ou plutôt qu’on ne les avait jamais détectés ni pris en compte, et qu’ils semblent ne pas s’accorder avec le système de pensée devenu officiel. Ils « prennent conscience d’une anomalie, c’est-à-dire que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit » le système de pensée (Kuhn p. 83).

          3- Quand cela se produit, rien ne se passe. La nouvelle prise de conscience ne remet pas tout de suite en cause le système de pensée : on essaye seulement de l’adapter, afin d’intégrer la nouveauté. On améliore des détails pour le préserver, pour ne pas qu’il disparaisse, et souvent on y réussit – pendant un certain temps.
          Autrement dit, la communauté des intellectuels – dépendante du pouvoir politique et de la pression sociale – se mobilise pour maintenir ce qui a si bien marché jusqu’alors. Les officiels (y compris les intellectuels) ont horreur des ruptures brutales, leur pente naturelle est le conservatisme : l’ intelligentsia préserve sa position honorifique et le pouvoir qui l’accompagne. Quant aux gens du peuple, ils n’ont d’autre choix que de les suivre, ce qu’ils font d’autant plus volontiers qu’eux-mêmes craignent aussi l’aventure : une rupture de l’ordre du monde conventionnel, dont ils ne peuvent comprendre ni les tenants ni les aboutissants, leur paraît toujours aventureuse.

          4- Après beaucoup de temps, et de nombreux replâtrages plus ou moins réussis, les incohérences s’accumulent au point qu’on en vient à douter du système de pensée traditionnel. La communauté intellectuelle « entre en crise«  : les défenseurs acharnés de l’ordre établi s’opposent à ceux qui le mettent en doute.
          « Les crises sont une condition préalable et nécessaire de l’apparition d’un nouveau » système de pensée (id., p. 114).

          5- Aucune sortie de crise n’est possible tant qu’on n’a pas sous la main un nouveau système de pensée, capable de remplacer le précédent.
          Il faut noter que ce nouveau système de pensée peut être fort ancien : ainsi, Aristarque de Samos, au III° siècle avant J.C., soutenait déjà que la terre tournait autour du soleil en même temps que sur elle-même. Cette idée fut qualifiée d’ « incroyablement ridicule » par Ptolémée lui-même. Elle n’a pas été adopté à l’époque, d’abord parce qu’elle n’était pas conforme à ce qu’observaient les gens ordinaires (le soleil se lève à droite, se couche à gauche : la terre ne bouge pas). Ensuite, parce qu’elle s’accordait mal avec la mythologie gréco-latine. Et encore plus tard, parce qu’elle n’allait pas dans le sens d’une certaine lecture de la Bible.
          Kuhn remarque qu’un nouveau système de pensée chemine toujours lentement, à partir de « quelques premiers adhérents » : on n’assiste jamais à une « conversion du groupe en bloc » (id., p. 217).

          6- Pendant longtemps, ces « premiers adhérents » cherchent en vain à convaincre leurs collègues, ils sont en butte aux persécutions des autorités (Galilée).
          Un jour, le nouveau système de pensée finit quand même par s’imposer : on oublie alors totalement le précédent, et on réécrit l’histoire en présentant le nouveau modèle comme s’il s’inscrivait tout naturellement dans une suite logique de développement. « Une fois réécrits, les manuels déguisent inévitablement non seulement le rôle, mais l’existence même des révolutions qui sont à leur origine » (id., p. 191).

          L’Histoire est toujours réécrite pour masquer la mémoire des crises. Les sociétés ayant peur des révolutions, on cache d’abord le caractère révolutionnaire du nouveau système de pensée, puis on oublie de quelle crise il est né.


II. L’ÉCRITURE DE LA BIBLE

          La Bible est née de ces crises successives.
          Ainsi, la réforme de Josias une fois accomplie, on va réécrire l’Histoire pour laisser à entendre que les juifs ont été monothéistes depuis leurs origines : il faut une étude attentive des textes pour s’apercevoir que l’idée d’un Dieu unique a cheminé lentement en Israël, et ne s’est imposée que vers le IV° siècle avant J.C. Les auteurs de livres bibliques font tout leur possible pour nous faire croire qu’elle a été révélée dix siècles plus tôt, à Abraham.
          Ainsi de la séparation d’avec le judaïsme d’où est né le christianisme : nous devons à la hargne de Paul contre ses « collègues » apôtres le témoignage directe de l’épître aux Galates, sans lequel le compte-rendu des Actes donnerait l’impression que la transition du judaïsme au christianisme s’est faite tout naturellement, après une discussion courtoise entre frères.
          Ainsi de la transformation de Jésus, fils de Joseph, en Messie ressuscité d’abord, puis en Dieu : à lire les évangiles, on a l’impression que Jean-Baptiste, puis Jésus lui-même, ont proclamé son statut extra-humain dès les origines, comme une révélation immédiate. Alors que cette transformation a été lente, progressive, et s’est heurtée à des résistances farouches qui ont failli mener l’Empire romain à la guerre civile (Arius).

III. LE CHRISTIANISME PEUT-IL ÉVOLUER ?

          Relevons les points communs avec l’évolution des systèmes de pensée scientifiques.
          Comme on l’a vu, le judaïsme et le christianisme sont nés à la suite de révolutions : l’ancien système de pensée a été remis en cause, une nouvelle doctrine est apparue. Des théologiens ont introduit dans les textes une réécriture du passé, ils ont transformé la révolution en Révélation. Le nouveau système de pensée (monothéisme, divinité du Christ) s’est imposé comme une vérité qui remontait aux origines : il était révélé par Dieu, donc intouchable – c’était un dogme.

          Pourtant, l’Incarnation a été très tôt contestée par une élite (Arius, Eutychès, etc.) qui a tenté de convaincre ses « collègues ». En vain : ce dogme était fondateur d’un ordre du monde défendu par les autorités, religieuses autant que laïques – unies dans le combat pour la préservation de ce qui est.
          Née au XX° siècle, la recherche sur le Jésus historique met pourtant en lumière des « anomalies » flagrantes : il apparaît que Jésus n’a jamais prétendu être un Dieu, que sa divinité a été inventée à la fin du I° siècle, selon un processus et pour des raisons que les chercheurs mettent en évidence.

          Pour qu’un système de pensée change, il faut premièrement qu’il y ait crise, et deuxièmement qu’un nouveau système de pensée soit disponible.

          Aujourd’hui, il y a bien crise du christianisme. Le Concile Vatican II a tenté de remédier à cette crise par des replâtrages d’ordre liturgique et disciplinaire, sans s’attaquer au cœur du problème : un édifice dogmatique qui ne correspond plus ni à notre connaissance du monde, ni à notre connaissance des évangiles.
          La crise demeure et s’amplifie donc, et quand on voit que même les replâtrages de Vatican II sont remis en cause, on comprend qu’un nouveau système de pensée religieux ne pourra jamais s’imposer pour remplacer l’ancien, le christianisme en crise.

          Pourquoi ? Parce que, à la différence des sciences, la religion est basée sur l’irrationnel. La compréhension des textes sacrés est maintenue telle quelle (malgré les évidences contraires), parce qu’elle satisfait cet irrationnel en le justifiant.

          Si le christianisme était purement rationnel, il pourrait évoluer comme les sciences, par crises donnant naissance à un nouveau système religieux. Mais il touche à ce qu’il y a de plus profond dans l’Homme, sa peur de la mort, son besoin d’échapper à la dure condition humaine en rêvant à sa propre divinisation.

          Je ne crois pas que la redécouverte de la personne de Jésus pourra bientôt transformer le christianisme. C’est pourtant la seule issue possible à la crise actuelle, beaucoup plus profonde qu’on ne croit, tellement profonde que les Églises chrétiennes refusent de la prendre en compte – aujourd’hui comme hier.
          Peut-être n’a-t-on pas encore touché le fond, peut-être, alors, un renouveau sera-t-il envisageable ?

          Pendant longtemps encore, il y aura donc des pionniers, maintenus dans l’ombre, traités par le mépris, l’indifférence ou le dénigrement.

          « Et pourtant, elle tourne ! »


                            M.B., 4 juillet 2009

L’ÉGLISE ET LES ENFANTS DU PÉCHÉ

          Le Monde du 11 août 2009 publie, en page 8, un article signé S.A. où l’on apprend que l’Église catholique songerait sérieusement à reconnaître les enfants engendrés par ses prêtres et ses prélats.

          Car un peu partout, depuis toujours, ces notables consacrés (qui ont fait promesse publique de célibat) se montrent abominablement semblables à nous, c’est-à-dire désireux de fonder une famille, et capables de faire des enfants. Lesquels ne peuvent exister, ni en droit ni même en fait, puisque le clergé est réputé chaste, comme l’était Jésus. Ce n’est pas un dogme, mais c’est la loi.

          Jusqu’à aujourd’hui, le Vatican a toujours fermé les yeux sur la vie sexuelle de son clergé. Mais les temps ont changé :
          « Il s’agit tout bonnement, poursuit Le Monde, d’une défense préventive de la part du Saint Siège, une multitude d’actions en justice pour reconnaissance de paternité venues d’Amérique Latine ou de pays européens comme l’Autriche, terres de prêtres concubins notoires, pourraient lui tomber dessus ».

                   Pourquoi parle-t-on maintenant de donner une existence légale à ces enfants, qui ont le tort d’exister tout court ?

          C’est, pensez-vous, parce que l’Église se souviendrait enfin de l’un des dix commandements de Dieu, Tes pères et mère honoreras – tes enfants reconnaîtras.

          Parce qu’elle se souviendrait, enfin, des paroles de Jésus, le Royaume de Dieu appartient à ces enfants : et à ce titre, l’enfant est sacré. D’ailleurs, Jésus les laissait venir à lui, les reconnaissait, les embrassait, les protégeait de ses Apôtres (futurs Princes de l’Église) quand ils voulaient les cacher à sa vue, les éloigner de sa présence.

          Ou parce qu’elle prendrait enfin au sérieux les « Droits de l’Homme et de l’enfant« , adaptation laïque de la loi divine et évangélique.

          Donc, si l’Église songe à donner aux enfants de prêtres une existence légale, ce serait pour des motifs éthiques, moraux (la morale divine), spirituels (une spiritualité prêchée et appliquée par Jésus).


          Détrompez-vous : quand l’Église se préoccupe du statut légal des enfants de ses péchés, elle ne songe ni à eux, ni à leurs honteux parents. Elle veut prévenir un danger, continue Le Monde : « D’où l’échappatoire de la reconnaissance des faits. Sauf que, pour l’héritage, les biens personnels des prêtres seraient clairement distingués de ceux liés à leur fonction qui, eux, resteraient, quoiqu’il arrive, propriété de l’Église »

          L’objectif est sans ambiguïté : il s’agit avant tout de préserver le patrimoine de l’Église.

          En France, l’Église catholique est le deuxième propriétaire foncier après les collectivités locales. Dans les pays de vieille tradition catholique (mais aussi d’autres, Afrique de l’Ouest ou Corée du sud), son patrimoine représente une fortune tellement immense, qu’il est difficile de l’estimer avec précision.

          Beaucoup d’argent, donc beaucoup de pouvoir.

          Or, certains de ces pays, après avoir connu une indéfectible (et juteuse) alliance de l’Église et de l’État, ont adopté des lois de propriété et de succession qui veulent ignorer la personnalité juridique du clergé : c’est le cas, notamment, de la France.
          D’autres considèrent l’Église comme une fille cadette, longtemps à peine tolérée (USA, parfois Mexique). D’autres enfin ont une longue tradition d’hostilité de l’État envers le catholicisme (Russie, Asie).

          Imaginez que dans l’un ou l’autre de ces pays, certains enfants d’évêques ou de curés, à la mort de leur père, revendiquent leur part d’héritage dans le diocèse ou la paroisse ?
          Si ce père, accablé par sa mauvaise conscience, a eu le bon goût de gérer le patrimoine de l’Église sans songer à assurer l’avenir de son enfant, et s’il a eu la décence de cacher sa misérable paternité, qui donc peut assurer que l’enfant en fera autant ? Qui pourra l’empêcher de produire un test ADN, et de faire appel aux lois civiles de ce pays, soupçonné de guetter la moindre occasion pour faire un croche-pied à Rome ?

          Et si ce pays se mettait soudain à considérer que le papa-évêque (ou curé) gère le patrimoine foncier et les actifs mobiliers du diocèse (ou paroisse) sans qu’on puisse faire de différence, dans la pratique, avec la gestion d’un quelconque propriétaire ? Un État peu bienveillant pourrait ne pas faire non plus de différence entre un patron d’usine et un patron de diocèse ou de paroisse. Entre un héritier de fortune industrielle et un héritier de grand propriétaire foncier : il pourrait invoquer la loi pour donner à l’enfant le droit d’hériter de son père, comme tout citoyen.

          Le Vatican a vu là une faille, qu’il s’empresse de colmater de façon préventive : reconnaissons les enfants engendrés par notre clergé, mais à condition que « les biens liés à la fonction des prêtres restent, quoi qu’il arrive, propriété de l’Église ».

          Reconnaître ces enfants, ce serait éviter une cascade de procès infamants, au cours desquels l’Église devrait batailler pour faire admettre, au cas par cas et dans un climat supposé hostile, la distinction entre biens personnels du prêtre et patrimoine de saint Pierre. Ce serait être obligé de valoriser ce patrimoine, et d’en publier le montant. Réveillant une opinion publique à qui ces chiffres ont toujours été cachés, et qui deviendrait soudain consciente d’une hypocrisie ancienne et massive, la double vie menée par une partie du clergé catholique.

          Reconnaissons donc les enfants du péché : cela nous coûtera moins cher qu’un discrédit public. C’est ce que l’Église américaine a voulu faire pour ses prêtres pédophiles, en accompagnant cette reconnaissance par les trémolos de la repentance papale.

          Diplomatie.

           Ce qui aura donc fait bouger l’Église, c’est l’argent.
          Ce n’est pas (on dira, bien sûr, le contraire) le souci de ses enfants, qui n’ont pas demandé à naître dans une sacristie. Ce n’est ni leur présent ni leur avenir, totalement bouchés puisque – du moins dans des pays très catholiques – ils n’existent pas, tout en ayant le tort d’exister. Ce n’est pas le droit pour eux d’avoir des parents comme tout le monde, et de leur présenter un jour leur fiancé(e) afin qu’ils le ou la conduisent à l’autel.
          Ce n’est pas l’aveu que certains au moins de ces enfants sont le fruit de l’amour, et non de la lubricité (ciel, que dis-je !) d’un clergé incapable de se contrôler.


          Au passage, est mise en lumière la véritable raison pour laquelle l’Église refusera toujours d’autoriser les prêtres mariés. Le discours officiel est connu : « Leur chasteté les rend totalement disponibles au service du Peuple de Dieu ».

          Un motif pastoral et mystique ?

          Non : la sauvegarde préventive du patrimoine.

          Patrimoine dont il est inutile de rappeler qu’il est en général le fruit de la générosité des croyants. Et que ces croyants, bien souvent, ne sont pas offusqués de voir leurs prêtres leur ressembler, aimer comme eux et comme eux fonder une famille.

          Quand on est un peu historien, on ne s’étonne pas. On sait que, depuis près de vingt siècles, il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

          De Rome.


                              M.B., 11 août 2009