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Jésus d’après les recherches récentes

JÉSUS EST DE DIEU : à propos d’une expression de Marcel Légaut.

          A la fin du XX° siècle, Marcel Légaut a redécouvert Jésus au terme d’un long parcours spirituel. Il disait vouloir parler de lui « non pas en théologien…, mais en croyant »(1)
         
          Dans son Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme (2), il consacre un chapitre à la Valeur rénovée de l’affirmation : la divinité de Jésus.
          Il écrit :            
          « L’affirmation de la « divinité de Jésus », croyance des siècles passés […], part de la vénération que le chrétien lui porte maintenant. Elle veut exprimer cette vénération […] Elle n’est pas l’adhésion à une notion capable d’être définie intellectuellement de façon précise, mais une manière de se rendre compte à soi-même de sa propre disposition intime à l’égard de Jésus »
          Et il conclut que « par son humanité, Jésus est le but à atteindre qui permet aux croyants d’être de Dieu, comme lui le fut dans son humanité » (3).

          La conclusion de Légaut – Jésus est de Dieu -, est fréquemment reprise par ses disciples. Dans l’article de ce blog qui lui est consacré (cliquez), j’écrivais que cette expression « ne veut proprement rien dire ». Certains ont été blessés par ce jugement : bonne occasion de s’en expliquer, en élargissant le débat.

          La divinité de Jésus est la colonne vertébrale du christianisme, mais aussi l’épine dont il souffre. Dès le tombeau vide, l’interrogation sur l’identité de cet homme a donné lieu à des controverses violentes, dont on trouve l’expression dans le Nouveau Testament lui-même.
          Pendant les trois siècles suivants, on va assister à un extraordinaire bouillonnement d’idées : toutes les solutions ont été proposées.
          Seulement homme ? Mais alors, comment expliquer sa résurrection ? (cliquez) .
          Seulement Dieu ? Mais alors, comment expliquer qu’il a vécu, a souffert, qu’il est mort comme un homme ?
          Spéculations infinies, qui fleurissaient dans un milieu imbibé de philosophie grecque : le questionnement sur l’identité de Jésus a été posé en terme philosophiques, ou plus précisément ontologiques.
          Qu’est-ce que l’ontologie ? C’est la discipline métaphysique qui s’intéresse à l’être des choses.
          On se demandait donc : quel est l’être de Jésus ? Est-il une entité humaine, ou bien divine ? Tout l’une, ou tout l’autre ?    
          Le verbe « être » cantonnait strictement le débat dans la sphère de l’ontologie.

          Les Concile de Nicée puis de Constantinople trancheront : Jésus est à la fois homme et Dieu, son être est à la fois humain et divin. La définition est formulée en grec, dans des termes seulement compréhensibles à l’intérieur du champ sémantique de la philosophie grecque.

          Qu’est-ce qu’un champ sémantique ? C’est un ensemble de concepts, exprimés dans un vocabulaire technique qui n’a de sens qu’à l’intérieur d’un système de références culturelles. Ici, la philosophie hellénistique.

          Nicée-Constantinople formulent de la divinité de Jésus en termes d’ontologie : c’est le « Credo » de la messe. Désormais, l’identité du Christ ne pourra jamais plus être comprise qu’à l’intérieur du champ sémantique défini par cette formulation.
          Quand les catholiques récitent leur Credo, ils affirment qu’il y a en Christ une personne en deux natures, qu’il est consubstantiel au Père : ils sont dans l’incapacité de comprendre ce en quoi ils disent croire. Substance, nature, personne, appartiennent à un champ sémantique dont ils ont perdu la clef.
          Légaut était vivement conscient de cette impasse. Il écrit :
          « L’attribution à Jésus de la « divinité », qualité… objective… restait abstraite »
          Il a proposé une nouvelle formulation de l’identité de Jésus, à partir de l’expérience qu’en fait le croyant dans sa vie spirituelle. La divinité de Jésus devenait une qualité subjective (et non plus objective), fruit de « la vénération que lui porte le croyant, à partir de son cheminement intérieur ».
          Le croyant est de Dieu, « comme Jésus le fut dans son humanité ».

          Mais dire que Jésus est ceci, ou qu’il n’est pas cela, c’est rester cantonné dans le champ sémantique de l’ontologie.
          Aborder la question de l’identité de Jésus, de près ou de loin, sous l’angle ontologique, utiliser le verbe être, c’est se condamner à l’impasse. Car dans quelque direction qu’on aille, on se heurte aux barbelés qui délimitent le champ sémantique défini par les conciles grecs de Nicée-Constantinople.

          Proposer une signification subjective de la divinité de Jésus dans la terminologie objective de l’ontologie, c’est une incompatibilité de fait. Dès que l’on commence une phrase par « Jésus est », ce qui s’ensuit ne peut qu’être mesuré à l’aune des dogmes ontologiques.
          Ou se trouver sans signification.

          Qu’est-ce que Jésus ? Un être humain. 
          Mais oui, cet humain avait quelque chose d’exceptionnel : il a compris, il a vécu, et enfin il a enseigné que les humains peuvent entretenir avec Dieu une relation simple, affectueuse, confiante, comparable à celle du petit enfant avec son père ou sa mère.
          Cela, les prophètes d’Israël l’avaient tout juste entrevu. Le judaïsme officiel, rabbinique et sacerdotal, l’ignorait, ne pouvait l’imaginer. Aucun juif, jamais, n’avait osé s’adresser à Dieu en lui donnant un petit nom familier, qu’on jugeait trivial : abba, papa.

          Légaut propose une Valeur rénovée de l’affirmation : la divinité de Jésus.
          Il se sent obligé de poser la question : quel est l’être de Jésus ? A cette question ontologique il ne peut y avoir de réponse qu’ontologique : depuis Nicée, elle est circonscrite dans un champ sémantique dont il est impossible de s’extraire.
          Il ne faut pas y pénétrer. Il faut éviter de commencer la phrase par « Jésus est » : toute continuation est vouée à l’échec.
          Mais il faut se demander : « Comment Jésus a-t-il été en relation avec son Dieu ? »
          Cette question, Légaut y répond avec bonheur dans toute son œuvre écrite.

          L’identité ontologique de Jésus ? Une impasse.
          Son identité relationnelle ? Un chemin qui mène à Dieu.

          Prisonnier – malgré lui – d’une problématique ontologique dont il ne voulait pas, Légaut n’a pu complètement s’en dégager.
          C’est le sort des pionniers : ils quittent les ornières pour s’aventurer sur des chemins qu’ils ouvrent. Un peu de boue colle parfois à leurs souliers : il ne faut pas oublier que c’est grâce à eux que nous autres, aujourd’hui, nous avançons.

                                   M.B., 7 déc. 2008

(1) Entretien avec Bernard Feillet
(2) A.C.M.L., 1997.
(3) Introduction à l’intelligence du passé…, pp. 107-108.

JÉSUS SANS JÉSUS : l’émission de Mordillat et Prieur sur ARTE.

          Deux journalistes incroyants, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, ont réussi un pari impensable il y a seulement vingt ans : présenter au public, à une heure de grande écoute, plusieurs heures de téléfilms ARTE sur Jésus.
          Corpus Christi (1996), suivi de Jésus contre Jésus (1999), Jésus après Jésus (2004) et tout récemment Jésus sans Jésus.
          Chacune de ces émissions donnant ensuite naissance à un livre, publié au Seuil.
          Il faut saluer cette entreprise, audacieuse et menée avec une détermination sans faille. Elle est l’aboutissement d’un vaste mouvement, commencé au milieu des années 1970 : la redécouverte d’un « juif marginal » (J.P. Meier) sur lequel s’est fondée autrefois notre civilisation occidentale.
          Mais ces émissions témoignent aussi d’un phénomène inattendu : la personne de Jésus, aujourd’hui récupérée par les médias.

I. Les téléfilms

          Leur forme n’a pas varié depuis le début : plan fixe sur un homme ou une femme qui parle, sur fond noir. Peu de sourires, très peu de gestes. Visages concentrés, voix monocordes. Changements de plan austères : un manuscrit ancien, feuilleté par une main invisible, avec un commentaire de transition en voix off.
          Pour chaque série, une quarantaine de chercheurs à qui, c’est évident, l’on a posé la même question (laquelle exactement ? On l’ignore). Chacun manifestement libre de sa parole.
          Catholiques, orthodoxes, protestants, juifs : il faut deviner, rien n’est dit de la chapelle à laquelle ils appartiennent. Mais très vite, on ne se pose plus la question. Car ces chercheurs ont tous une passion commune : l’homme qui vécut une brève aventure dans la Palestine de l’an 27 à 30, et qui est maintenant connu sous un pseudonyme, Le Christ.
          Les monologues se succèdent : impression de répétition ? Non, des nuances apparaissent dans les analyses. Oh ! des nuances infimes, mais la question est si grave qu’on s’attendrait à un consensus – un de ceux qu’impose habituellement la pensée politiquement correcte.
          Pas de consensus, chaque chercheur parle en son nom propre. Mais au fil des émissions, quelques résultats sédimentent comme d’eux-mêmes : oui, c’est bien dans cette direction-là que se situe la vérité de l’homme Jésus – finit par penser le téléspectateur, sans même s’en rendre compte.

          Or, c’est exactement ainsi que se déroule depuis un siècle la quête du Jésus historique. Des chercheurs isolés, peu nombreux, scientifiques de haut niveau, qui ne travaillent pas ensemble, ne se rencontrent pas autour d’une table. Mais que leur recherche conduit tous dans la même direction.
          Ni aboutissement, ni proclamation spectaculaire : des livres, qui paraissent ici et là, de lecture ardue. Des miettes, qui finissent par rendre évidentes quelques conclusions bouleversantes, splendidement ignorées par les Églises établies.
          Comme par les romanciers à succès, pour qui Jésus est devenu une source de revenus appréciables. Pour une fois, le fils de Joseph rapporte de l’argent à la maison !
          Mais les travaux de ces chercheurs voient leur public s’élargir, minorité silencieuse. ARTE leur a donné un mégaphone, merci.

          A la fin de la série, le téléspectateur ne sait plus très bien où il en est : sinon que le catéchisme de son enfance a volé en éclats. Qu’il y a du nouveau, du neuf à découvrir derrière le maquillage plaqué par des siècles de christianisme sur le visage du juif marginal, génial prédicateur itinérant qui n’a pas fini de nous ouvrir le chemin.

II. Les livres

          Ils résument assez bien le contenu de chaque téléfilm. A un détail près, qui change tout : ils sont écrits par deux hommes, Mordillat et Prieur, et ne laissent plus entendre la voix multiforme de la recherche, avec ses tâtonnements, ses certitudes qui viennent comme d’elles-mêmes, au terme de lentes et patientes interrogations.

          Le dernier de ces livres (Jésus sans Jésus, Seuil, novembre 2008) laisse apparaître l’opinion personnelle des auteurs (ce dont les chercheurs auditionnés ont presque toujours réussi à se garder). Leur indignation devant la tromperie au nom de Jésus, tromperie dont l’Église fut l’artisan et l’unique responsable.
          Cette indignation explose dans le dernier chapitre du livre : on passe du domaine de la recherche à la verve du pamphlet.
          Je ne les critique pas : leur indignation, je la partage. Là où ils parlent de tromperie, j’ai plusieurs fois écrit le mot imposture. Et j’ai été plus loin encore que les chercheurs appelés à la barre d’ARTE, en utilisant sans réserve le critère politique dans la lecture des textes sacrés : les Évangiles n’ont pas (seulement) été écrits pour témoigner de Jésus, mais (aussi) pour prendre le pouvoir.
          Ce critère politique permet de dégager Jésus de ce qu’en ont fait les Églises, collaboratrices de tous les pouvoirs en place depuis 17 siècles.

          Je perçois pourtant une différence entre l’indignation de nos deux auteurs, et la mienne : je n’ai pas eu l’impression, en les lisant, qu’ils aimaient Jésus d’amour.
          Et quand ils écrivent :
          « Tantôt avec colère, tantôt avec désespoir, les chrétiens doivent confesser leur appartenance à une religion dont l’inspirateur, sinon le fondateur, n’est pas de la même religion qu’eux » (p. 250) – je sais bien qu’ils ont raison. Mais je me demande s’ils aiment ces chrétiens, ces hommes et ces femmes si longtemps trompés par leur Églises, comme un frère aime ses frères et ses sœurs spirituels.

          Mordillat et Prieur ont sondé les origines et la destinée du christianisme en sociologues, en journalistes talentueux, en experts du « fait religieux ». On les sent blessés dans leur conscience citoyenne, par le décalage entre le Royaume annoncé par Jésus et l’Église qui est venue à sa place.
          On ne les sent pas blessés dans leur amour pour Jésus.

III. Erreur sur le Royaume

          Cela les a conduit à une erreur qu’aucun des chercheurs auditionnés n’a commise – du moins, dans ces termes.
          « Jésus – écrivent-ils – ne pensait pas que le monde continuerait au-delà de sa génération. Son horizon ne dépassait pas une vie humaine, la sienne. S’il revenait… il serait abasourdi de voir que le monde existe toujours, que la Fin des temps qu’il a annoncée sans relâche ne s’est pas produite, que le Royaume de Dieu ne s’est pas établi avec puissance » (p. 228-230).

          C’est (me semble-t-il) n’avoir pas vraiment compris le paradoxe fondateur de l’enseignement et de la vie de Jésus :
          Le Royaume est déjà là, dit-il, il est parvenu au milieu de vous.
          Le Royaume est établi avec puissance à chaque fois qu’un homme, qu’une femme, se relève alors qu’il était couché dans le désespoir de la maladie ou du mépris.
          Le Royaume est déjà là, puisque je suis là.
          « Regarde, dit-il à Jean-Baptiste : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris ! » (Mt 11,5). La femme adultère n’est pas lapidée, elle est renvoyée libre ! (Jn 8).

          Mais en même temps,dit Jésus,  le Royaume est à venir, je l’attends – (Mc 9,1).
          Parce qu’après ma mort (dit Jésus), il y aura toujours des hommes, des femmes, couchés dans la cendre de la maladie et du mépris. Cet état de souffrance ne finira qu’à la fin du monde.
          Le Royaume de Jésus est déjà là, et il est encore à venir.
          Déjà là à chaque main tendue, à chaque justice rendue, à chaque sourire offert.
          Encore à venir, car tant que le monde sera monde, il y aura de la souffrance.

          Comme tous les juifs de son temps, Jésus attendait la fin du monde « au dernier jour » (Jn 11,24). Il n’a jamais pensé, ni annoncé, que la fin des Temps se produirait au cours de sa génération. Cet espoir, oui, les tout premiers chrétiens l’ont eu un temps. Parce qu’ils n’avaient pas compris (eux non plus) ce qu’est le Royaume de Jésus.

          Mordillat et Prieur semblent avoir fait la même erreur qu’eux. Et n’avoir vu en Jésus, finalement, qu’un prophète de l’apocalypse, désespérant parce que désespéré.

          La quête du Jésus historique n’est pas seulement la recherche de vérité sur un homme, et la civilisation qui se réclame de lui. Elle peut, elle devrait mener à la rencontre personnelle avec cet homme.

          Et là, dans le silence, il parle à nos cœurs blessés d’un Royaume déjà présent, que nous attendrons aussi longtemps que ce monde durera.


                    M.B. 11 janvier 2009

LA RÉSURRECTION SENS-DESSUS DESSOUS : un article de D. Marguerat

          Je suis stupéfait ! Dans un hors-série du journal Le Point (janvier 2009), largement diffusé, Daniel Marguerat – chercheur respecté de la « quête du Jésus historique » – publie un article de 3 pages sur la résurrection de Jésus. De la part de ce fin connaisseur, on s’attendait à une mise à plat de ce dossier brûlant : il n’en est rien.
          L’article commence pourtant bien : « Les deux verbes grecs pour dire l’ « après » de la vie de Jésus signifient très exactement être relevé, être réveillé« . C’est vrai, le mot « résurrection » nous entraîne sur une fausse piste, quand il traduit le verbe egeirô du Nouveau Testament. Ce verbe ouvre vers une autre direction  : se réveiller, s’éveiller – la catégorie sémantique de l‘Éveil, expérience humaine si bien décrite par l’hindo-bouddhisme.

          Passons ensuite sur quelques inexactitudes : « Les récits évangéliques s’accordent à dire que le tombeau de Jésus a été trouvé ouvert deux jours après sa mort… Les femmes attendent trois jours pour embaumer le corps de Jésus » : non pas trois jours, non pas deux, mais 32 heures après la mise au tombeau. Soyons précis, puisque les traditions évangéliques (et c’est rare) le sont unanimement sur ce point-là.
          Concernant les apparitions de Jésus Éveillé, Marguerat poursuit que « les textes canoniques ne s’accordent ni sur les lieux, ni sur les acteurs, ni sur les paroles ou les gestes échangés ».
          Juste : mais c’est qu’il faut faire le tri dans ce que les traditions ont fait parvenir jusqu’à nous. Ce tri, quand on le fait, on constate que le Nouveau Testament témoigne de deux types différents d’apparitions :

          1- Des apparitions à quelques proches de Jésus – une femme de son entourage, les Onze apôtres, deux disciples fuyant Jérusalem, enfin quelques apôtres au bord du lac de Galilée – en présence du disciple bien-aimé dont le témoignage visuel, de première main, est ici incontournable. Selon nos critères, ces apparitions peuvent être qualifiées d’ « historiques ».

          2- D’autres apparitions, dont témoigne Paul de Tarse dans sa première lettre aux Corinthiens (15,3-7), qui dit tout autre chose que les témoignages précédents : Jésus serait apparu à Pierre le tout premier (c’est faux), puis à plus de 500 frères à la fois (c’est inventé), ensuite encore à Jacques puis à tous les apôtres…
          Cette chronologie est tout simplement le reflet des luttes pour la prise du pouvoir qui ont déchiré l’Église dès sa naissance. En l’an 56, Paul navigue encore à vue entre les prétendants, et fait hommage à Pierre (devant Jacques, son rival) pour ménager les partisans du vieux chef – afin de mieux les affaiblir ensuite.
          Ce récit d’apparitions est donc inventé pour raisons politiques (1) . Tout comme l’apparition à l’incrédule Thomas (Jn 20, 24-29) est inventée (ou entièrement réinterprétée) pour raisons théologiques.

          Marguerat mélange dans le même sac, pêle-mêle, toutes ces traditions. Le résultat ? Rien n’est plus crédible, il y a trop de contradictions : il lui faut expliquer la résurrection autrement que comme un évènement réel (« historique »), transmis jusqu’à nous par des traditions qu’il revient à l’exégète de démêler, pour trier le vraisemblable de l’invraisemblable, l’authentifiable du mensonge.

         Il continue donc :  « Les récits de la résurrection ne seraient-ils que des fictions ? Les suites d’une hallucination collective déclenchée par l’intense frustration des disciples face à la mort » de Jésus ? Notre expert est trop avisé pour avaler cette explication psychiatrique (la résurrection serait attestée par des malades).
          Il propose « une autre piste offerte par l’attention portée au langage de ces récits : les verbes voir et apparaître y sont fréquents. Ils renvoient à un phénomène d’expérience visionnaire, la vision comme phénomène mystique ».
          C’est là qu’il sort Paul de son chapeau : Paul et ses « expériences visionnaires… la diversité des récits s’explique alors fort bien… la vision s’inscrivant, en effet, dans la subjectivité de l’individu ».
          Autrement dit, pour Daniel Marguerat la résurrection n’est plus attestée par des malades, mais cette fois-ci par des mystiques visionnaires : « Le fait que cette résurrection… atteignit Jésus dans le présent ne changeait rien à l’affaire : ces visions… allaient être interprétées par ses disciples à l’aide des catégories disponibles dans leur milieu religieux. L’indicible de leur expérience mystique trouvait dans la foi… le moyen de se dire »

          Sans faire appel aux Docètes, hérétiques du II° siècle condamnés par l’Église et qui auraient pu dire la même chose, on lit ici la thèse de Rudolf Bultmann (cliquez) pour qui la résurrection ne repose sur rien d’autre que sur la foi des témoins : « Le fait que la résurrection atteignit Jésus dans le présent ne change rien à l’affaire », c’est un phénomène subjectif, le résultat de transes mystiques.
          Exit la réalité objective de la vie de Jésus « après ». 
          Exit l’espérance, pour nous qui souffrons, d’une fin de nos souffrances.

          Daniel, quel dommage ! Vous disposiez, dans Le Point, d’une tribune partout distribuée, lue par des milliers de personnes, croyants, en recherche ou incroyants. Pourquoi les enfoncez-vous dans cette impasse – vous, l’expert du Jésus historique ?     
          Pourquoi n’avoir pas saisi l’occasion pour les orienter dans la bonne direction ? 
          Pourquoi n’avoir pas fait comprendre que Jésus l’Éveillé a vécu une expérience humaine qui nous est promise (à nous tous qui ne sommes ni malades mentaux ni mystiques) et qui a été si bien décrite par l’autre moitié de l’humanité, l’Orient extrême ? 
          Ces milliards d’asiatiques n’ont-ils jamais rien su voir ? N’ont-ils jamais rien compris à rien ? Sommes-nous les seuls à tout savoir, parce que nous avons Aristote et la Bible ?

           Pour cette majorité de l’humanité, et qui pense (elle aussi), la mort n’existe pas. Rien ne disparaît, tout se transforme (cliquez).  
          Jésus a traversé la mort, et comme tous les Éveillés de la planète il a pu se rendre visible, pendant une courte période de temps, à certains de ses plus proches. Ce n’était ni une psychose collective, ni une vision mystique par laquelle les témoins se disaient eux-mêmes.
          C’était un phénomène humain ordinaire : ce qui est extra-ordinaire, c’est que les savants occidentaux que nous sommes, aveuglés par leur science, ignorants de celle des autres (Les autres ? Quels autres ?), se montrent toujours aussi incapables d’en rendre compte.

                                 M.B., 25 janvier 2009

(1) Sur la résurrection, voyez dans ce blog, le court article de la série « Le temps des prophètes » (cliquez ici). Pour en savoir plus, je renvoie à l’analyse détaillée, dans le chapitre Apparitions ?, de mon essai Dieu malgré lui, nouvelle enquête sur Jésus, (cliquez)  Robert Laffont 2001, pp. 345-353.

LE TEMPS DES PROPHÉTES (I.) : Marcel Légaut et la fin du christianisme.

          « Vingt siècles de médiocrité, de tâtonnements et d’errements, dissimulés sous un contentement général systématique, et sous une assurance qui relève plus de la suffisance que de la foi ! « 
          L’homme qui parle ainsi a été un militant de l’Église dont il dénonce, au soir de sa vie, les errements séculaires. Mais il ne se contente pas de dénoncer : il s’efforce de regarder plus loin, vers l’avenir.
          Il s’efforce de vivre.

I. Légaut et l’Église catholique

          « Mon Église, celle qui est de Rome, la ville impériale d’une grande époque désormais révolue, dont j’ai tant reçu, de qui j’ai tant appris, en est arrivée à une extrémité de médiocrité spirituelle ».
          Légaut a-t-il abandonné derrière lui l’Église de son enfance ?
          Jamais il n’avouera avoir franchi ce seuil décisif. Mais quand il dit avoir été « amené à se distancer de la « religion » de ma jeunesse », l’analyse qu’il propose est tellement acérée qu’elle ne se contente pas de nettoyer la surface : le karcher pénètre entre les joints, et désagrège les pierres de l’édifice.

          Il remarque que Jésus n’a jamais fondé d’Église : « Dans l’esprit de Jésus, il ne s’agissait en aucune manière que ses disciples fondent une autre religion qui s’opposerait [au judaïsme]… ni non plus de fonder une secte telle qu’il en existait en ces temps-là » Il formule avec force l’erreur fondamentale de la « religion » (c’est à dire l’Église) dont il se distancie : c’est « L’affirmation de la divinité [de Jésus], conçue à partir de croyances spontanées et ataviques en Dieu »
          Partant de là, il s’exclame : « Que de fausses questions, auxquelles ont été données de fausses réponses ! Que de faux-sens et contre-sens à l’origine de grands gâchis spirituels » !
          « Jadis, on nous a enseigné par le menu un savoir qui nous avait appesantis spirituellement en nous faisant prendre pour but ce qui n’est que moyen« . La conséquence, analysée dans une page douloureuse, c’est que les Églises qui ne savent que « conserver immuables leurs structures et leurs doctrines, elles finissent par être nuisibles même au niveau humain ». « Le résultat, il faut bien l’avouer, est assez décevant quand on pense aux 20 siècles pendant lesquels nous avons été mijotés » Cette « Institution, plus politique et dévote que spirituelle », « bornée », Légaut constate son agonie, sans joie mais sans indulgence. Il a horreur de la polémique, ses termes sont mesurés, presque pudiques : le constat qu’il dresse n’en est que plus ravageur.
          La crise actuelle des Églises, pour Légaut elle remonte aux origines, elle « est plus facile à percevoir maintenant, bien qu’elle soit depuis longtemps latente. Elle est plus décisive que toutes les précédentes »
          Parce qu’elles refusent d’entreprendre « les mutations nécessaires », les Églises « s’obstinent dans une voie sans issue, comme [on le verra] bientôt en Occident, et de façon tragique ».
          Il conclut d’une phrase, tout en demandant à son interlocuteur de taire ce propos lapidaire : « On n’a plus besoin des Églises ».

          Pourquoi se cache-t-il à lui même sa conclusion : J’ai quitté mon Église, parce que je n’en ai plus besoin ? Par souci, sans doute, de ménager ses lecteurs des années 1980, encore englués dans des structures qu’ils ne pourraient quitter sans risque de dérives. Il sait qu’il s’adresse aux victimes d’un totalitarisme idéologique « qui se réduit à une redite des recommandations officielles ».
          Mais aussi parce qu’il rêve d’une communion qui prendrait la place de la collectivité, d’une « vitalité spirituelle qui se substituerait à l’uniformité de l’obéissance ».
          Cette communauté de communion, elle se situe « hors de l’espace et du temps », « au-delà du temps » : elle n’a plus rien à voir avec la réalité des faits, enracinée dans l’histoire.
          Cette réalité, c’est que l’Église est pour lui « la croix qui refuse ce qu’elle ne peut pas donner »
          Dans sa vie spirituelle comme de ses analyses, Légaut ne fait plus partie de l’Église catholique telle qu’elle est. Il sait que la communion dont il rêve ne pourra jamais se substituer à elle. Que ce rêve-là n’est pas réalisable. Et il continue à protester verbalement de sa fidélité au fardeau de la croix-Église, qu’il a pourtant fini par déposer pour pouvoir avancer et devenir soi.

II. Légaut et la transmission apostolique

          Légaut n’est pas un exégète, mais il connaît l’essentiel de la recherche exégétique de son époque : ce que nous savons de Jésus nous a été transmis, longtemps après sa mort, par ceux qui entendirent les premier apôtres et reçurent leur témoignage.
          Tout repose donc sur les textes issus de cette tradition orale. A l’époque où Légaut écrivait : « Il est impossible d’apprécier le degré d’exactitude des textes, nous sommes voués à une ignorance sans remède » sur ce qu’a vraiment été Jésus, à cette époque même une armée de spécialistes commençait à désavouer ce propos. Depuis 1980, Jésus a été en partie exhumé des sables du passé. Légaut s’était arrêté à Bultmann : son ignorance de l’énorme travail entrepris depuis, relativise son scepticisme et modifie notre appréciation de son œuvre.

          Ces apôtres, il devine qu’ils ont été « impressionnés, plus peut-être que vraiment illuminés » par ce qu’ils ont vécu aux côtés de Jésus. Qu’ils furent « à la fois sujets et agents » de leur expérience initiale. Il sait que la plus grande solitude de Jésus fut d’être « irrémédiablement loin des siens », et qu’ils étaient « si rares à l’accueillir au niveau » de ce qu’il vivait.
          Mais de cette constatation désabusée, il ne tire pas la véritable conséquence. Il continue d’afficher une confiance totale, aveugle, dans le témoignage des apôtres. Pour lui, ils sont entrés « jadis dans l’intelligence intime de Jésus ». Tout son effort consiste alors à s’identifier à « l’amour que ses premiers disciples portaient à Jésus ». Il veut « se hausser à l’intelligence de ce que Jésus a vécu, afin d’être disciple au niveau de l’essentiel, comme le furent les apôtres ». Il aspire à « devenir le disciple de Jésus comme le furent les premiers juifs qui le « reconnurent », et qui l’ont suivi jusqu’à la fin ».
          Ainsi, dans son parcours en escalier Légaut semble avoir manqué une marche. 

          D’abord, il oublie de rappeler que les apôtres n’ont pas suivi Jésus jusqu’à la fin, mais qu’ils l’ont abandonné en cours de route. Surtout, il ferme les yeux sur l’essentiel : ces hommes ne sont jamais entrés dans « l’intelligence intime de Jésus », ils n’ont compris ni la révolution profonde qu’il apportait dans le judaïsme, ni ce qu’il était en lui-même. Ils ont transmis, certes, des paroles et des gestes : mais les rédacteurs (surtout Marc) soulignent que sur le moment, ils n’ont compris ni ce qu’ils entendaient, ni ce qu’ils voyaient.
          Et quand, par la suite, une réflexion s’échafaudera sur ce donné brut, c’est pour s’égarer définitivement (et tragiquement) dans une voie qui n’était pas celle ouverte par Jésus : la création d’une religion dominante, par le truchement d’une divinisation du nazôréen.

          Sa méconnaissance du critère politique (1) n’est pas sans conséquences sur la démarche de Légaut. Elle lui permet de rêver à un moment privilégié, celui où Jésus était entouré de disciples qui l’auraient « reconnu », qui seraient entrés dans l’intelligence intime du parcours de leur maître. Il rêve à la restauration d’un moment idéal de l’histoire humaine, celui où un Éveilleur de consciences aurait été suivi par des hommes en train de s’éveiller à son contact.
          Les zones d’ombres, il les passe sous silence : la réalité est, en vérité, beaucoup plus complexe.
          Cette appréciation insuffisante de la réalité conforte Légaut dans son refus formel de rejeter l’Église qui l’a enfanté. De même qu’il ne se résout pas à s’éloigner de sa mère-Église, de même il ne peut s’éloigner des premiers compagnons de Jésus. Revenir à ce qu’ils ont vécu, c’est pour lui revenir à l’âge d’or d’une enfance à jamais perdue – idéalisée, rêvée par lui.

          Nous savons mieux maintenant comment Jésus fut perçu par ses « intimes ». Pour eux, nous n’avons aucun mépris : ils sont si semblables à nous ! Désireux d’aimer – et aimant, de fait, celui qu’ils vont trahir. Doubles, comme nous le sommes tous : à la fois séduits d’amour par Jésus, et emportés par leurs passions. La myopie de Légaut à leur égard nous avertit seulement d’avoir à lire son œuvre d’un œil critique : voilà un homme qui n’est pas allé, qui n’a pas pu aller, jusqu’au bout de ce qu’il entrevoyait.

III. Jésus revisité

          Il faut souligner maintenant ce qui constitue l’intuition dominante, fulgurante pour son époque, de Légaut : sa redécouverte de Jésus le nazôréen.

          « Une question capitale surgit, à peine entrevue jusqu’à maintenant et toujours repoussée par les croyants comme une tentation contre leur foi. Est-ce que ensemble, en Église, nous ne nous serions pas trompés dès le commencement ? On a expliqué Jésus, sa vie et sa mort, à partir d’un « plan divin » enraciné dans le judaïsme ancien. Et sur cette base, on a construit une christologie. Alors qu’il fallait comprendre l’itinéraire spirituel de cet homme de l’intérieur, s’attacher à lui directement, d’être à être. Percevoir intimement le mouvement qui l’anime, l’amenant non pas à quitter, mais à dépasser son judaïsme natal. Et s’approcher du mystère de Dieu à partir de cette compréhension intime de Jésus »

          En huit lignes, après avoir constaté la fin du christianisme, il vient de tracer le programme d’un possible renouveau.
          Les ambiguïtés de Légaut se font ici jour. Il veut « rejoindre la personne de Jésus comme le firent les premiers disciples », mais en même temps il demande de « dégager l’esprit de Jésus de ce que, dès le début, les disciples lui ont indûment adjoint ». Il souligne pourtant l’urgence que « l’esprit de Jésus soit dégagé de ce que les Églises y ont ajouté, comme autant d’obstacles : nous en avons aujourd’hui les moyens, plus que par le passé, grâce aux connaissances acquises depuis quelques décennies »
          Ce terrain, Légaut veut le labourer avec une charrue à deux socles, indissociables : « Ce qu’on sait de Jésus » par l’approche scientifique des textes, mais en même temps et du même pas, ce que l’expérience spirituelle découvre de lui.
          Connaître et reconnaître Jésus non seulement par une lecture éclairée des évangiles, mais en même temps par un contact personnel avec cet homme, dans l’intimité de la prière et de l’expérience spirituelle. « Tenir réellement compte de l’avancée des connaissances, et en même temps découvrir par soi-même, spirituellement, ce que Jésus a vécu – pour se le rendre présent et réel ».

          On trouve ici le meilleur de Légaut : plus que les paroles de Jésus (ou attribuées à Jésus), plus que les gestes rapportés par ses témoins, il faut saisir le mouvement qui anime cet homme. Qui l’amène à quitter sa famille, puis le judaïsme de son enfance, pour aller…
          Pour aller où ?
          Avant d’apercevoir une autre des limites de Légaut, soulignons cette fulgurance, et ses conséquences. Jésus, ce n’est pas seulement un enseignement – d’autres, et Socrate le premier, ont enseigné mieux que lui. Ce n’est pas une doctrine, puisqu’il semble désosser le judaïsme, plus que proposer un corps doctrinal. Ce n’est pas l’opposition courageuse à un ordre établi : il refuse tout engagement politique, et fait silence sur les tares les plus criantes de la société de son temps. Ce n’est même pas le charme d’un entraîneur d’hommes, son échec en montre les limites.
          Jésus, c’est un mouvement par lequel il se sépare de ce que sa naissance l’avait fait, pour aller vers une liberté totale où il devient lui-même.
          Lui-même, mais non pas un soi fier de soi. Devenir lui-même, pour Jésus, c’est accepter une dépendance envers un Autre. Qu’il ne refuse pas de nommer « Dieu » puisque c’est la tradition dont il est issu, mais avec lequel il introduit une relation totalement neuve, originale, révolutionnaire : abba.
          Une relation d’enfantement.
          Légaut comprend que parce qu’il a su devenir soi par l’acceptation d’une dépendance qui n’est pas une aliénation – et c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité – Jésus m’apprendra à devenir moi-même si je m’identifie à son mouvement intime, si je le fais mien.
          Par là, il ouvre la voie à une anthropologie nouvelle, et à une théologie nouvelle.

          Anthropologie : non, l’homme n’est pas splendidement érigé sur sa liberté, magnifique solitaire dans son humanité épanouie. Il ne devient lui-même qu’en acceptant une dépendance, mais à condition de bien la comprendre – de la comprendre et de la vivre comme Jésus lui-même l’a vécue.
          Théologie : non, l’homme ne sait rien de « Dieu », rien de plus que Moïse au buisson ardent : Dieu est ce qu’il est. Mais oui, l’homme peut atteindre « Dieu » et le rejoindre au festin du Royaume, comme Jésus l’a fait. En épousant son mouvement intérieur.
          « Connaître Jésus c’est le chercher, plus que le définir à partir d’une théologie. C’est pénétrer son esprit, plus que se conformer et obéir à la lettre de ce qu’il a dit ». Légaut va plus loin ici que l’opposition paulinienne entre la lettre et l’esprit : il cherche le sens du mouvement de sa propre vie, dans le mouvement qui fut celui de la vie de Jésus. « L’homme est plus dans le mouvement même par lequel il se développe, que dans l’état où il se trouve ».
          « Plus que tout, le message de Jésus, c’est ce qu’il a été : des comportements, une manière d’être ». Le champ ouvert par les travaux des exégètes permet maintenant de mieux connaître et apprécier ce mouvement. La rencontre spirituelle de Jésus permet de se l’approprier.

IV. Jésus, Fils de Dieu ?

          Ayant compris qu’être chrétien, c’est s’identifier au mouvement profond qui fit de Jésus ce qu’il fut, Légaut se montre pourtant incapable de quitter franchement les rives du dogme – principal obstacle à cette identification.
          On sent ici le poids d’une tradition autant intellectuelle que spirituelle : à chaque instant, vient sous sa plume l’expression de « l’humanité de Jésus » – qui n’a de sens, en catholicisme, que quand elle est opposée à sa divinité. Dans des formules obscures à force de contournements, il finit par avouer que pour lui, Jésus est « de Dieu, comme son incarnation« 
          Et pourtant, il clame que le christianisme, « en divinisant Jésus, le déshumanisait et cédait à la tentation du paganisme » Mais rien n’y fait : écrasé par le poids du dogme de sa jeunesse, Légaut ne peut résister. Il donne à Jésus un statut particulier dans l’humanité, vague à souhait : il serait de Dieu.
          Partant de là, Légaut s’enlise dans la contradiction. « En Jésus, on entrevoit une communion avec Dieu, plus qu’humaine », qui ne peut provenir « que d’une proximité de Dieu sans comparaison avec les activités communes ». Cette réalité atteinte en Jésus, « elle est autre, par une plénitude inaccessible qui montre combien elle n’est pas du même ordre ». Légaut voit en Jésus, « sans faire de lui un Dieu », un être « tellement de Dieu qu’il en est comme l’image humaine historique ».
          Mais les conciles du IV°-V° siècle ont défini Jésus d’une façon si précise, qu’on ne peut plus désormais échapper à une alternative claire : ou bien Jésus n’est qu’un homme, ou bien c’est un Dieu-fait-homme.
          C’est l’un, ou l’autre.
          Échapper à cette alternative par une approche « spirituelle », comme le fait Légaut, c’est esquiver la question.
          L’expression « Jésus est de Dieu » ne veut proprement rien dire. Sinon que Légaut, hypnotisé par le dogme, ne se résout pas plus à le quitter ouvertement et franchement qu’il ne s’est résolu à quitter l’Église.

V. Après Légaut

          Comme chacun de nous, Marcel Légaut appartient à son temps, il reste marqué par son époque et ses racines. A nous, il appartient de saisir le meilleur de son œuvre. Sans nous attarder aux inévitables scories de son cheminement.
          Un autre monde est né depuis les années 1960-80. Alors, dans une chrétienté agonisante mais toujours campée sur son socle dogmatique, le souci de Légaut était de dépasser un héritage qui était encore commun. Ce temps-là est aujourd’hui révolu : il n’y a plus d’héritage commun, vivifiant, du christianisme. Il n’y a plus qu’un ensemble de croyances aveugles, de pratiques irraisonnées, dans un affaiblissement (ou plutôt une disparition) dramatique de toute réflexion fondamentale.
          Cela, Légaut l’a analysé à temps, et son diagnostic reste pertinent. Mais notre problème n’est plus de dépasser l’héritage dogmatique : il est aujourd’hui de savoir si « Dieu » et l’univers ont encore un sens, et lequel. Si le mal peut être compris pour être supporté, et comment. Si Jésus a quelque chose à dire aux habitants de cette planète, et quoi. S’il est toujours un chemin vers l’accomplissement de soi, ou même vers « Dieu », et comment.

          Rebâtir.
          Seuls, puisque l’Église n’est pas prête à reconnaître enfin l’identité et la nature vraie de Jésus, ce qui signifierait sa disparition. Seuls, puisque les chrétiens ne sont pas prêts à abandonner les repères sécurisants d’une « religion » – celle de leurs enfances.
          Comment leur faire comprendre que revisiter Jésus, ce n’est rien abandonner, au contraire ? Que le nazôréen reste aujourd’hui, comme en l’an 30, un guide sûr, fiable, et qui mène loin – très loin – si l’on veut bien le suivre, lui ?

                              © Michel Benoît – novembre 2008

 (1) Voir Dieu malgré lui, p. 99. J’appelle ainsi le fait que les évangiles ne sont pas seulement le témoignage de ceux qui ont vu, entendu, et aimé Jésus. Mais aussi le fruit de leurs ambitions, et de leur trahison. Ce que Légaut, peut-être, laisse entendre quand il dit qu’ils furent « à la fois sujets et agents » de leur témoignage.


          Cet article est extrait d’une étude (12 pages) de textes de Légaut. Pour des raisons techniques, je n’indique pas ici les références des textes cités entre  » « . Ceux qui désirent recevoir l’étude complète, avec ses références, peuvent m’en faire demande par e-mail. Écrire « Légaut » dans la case « objet ».

A suivre sur ce blog :
« Le temps des prophètes : (II) Bultmann, le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi

LE TEMPS DES PROPHÉTES (II.) : Bultmann, L’Histoire et la foi..

          « Nous ne pouvons pratiquement rien savoir de la vie et de la personnalité de Jésus, parce que les sources chrétiennes en notre possession, très fragmentaires et envahies par la légende, ne font manifestement preuve d’aucun intérêt sur ce point, et parce qu’il n’existe aucune autre source sur Jésus« 
          Ainsi écrivait Rudolf Bultmann en 1965 (1). A tel point qu’on a pu dire que Jésus n’était plus pour lui qu’un « nom de code », enfoui à tout jamais sous le kérygme, la prédication des apôtres.
          Peu importe alors pour Bultmann que la résurrection soit un événement physique : ce n’est pas un fait de l’Histoire, mais un acte de foi. C’est la foi des croyants qui confère leur réalité signifiante aux événements marquants de la vie de Jésus.
          Le kérygme des apôtres joue donc le rôle d’un rideau : il nous est impossible de le franchir pour atteindre, en amont de leur prédication, l’homme Jésus dans sa réalité historique.

          Ce présupposé, qui retire aux Évangiles toute pertinence historique, repose sur l’évidence qu’ils ont été écrits après la résurrection de Jésus, et à sa lumière. La résurrection est en même temps un produit de la foi, et un événement fondateur de cette foi. Le Christ ne peut être « confessé » (c’est-à-dire à la fois reconnu et atteint) que par ceux qui possèdent l’indispensable clé d’interprétation de sa résurrection. Le Jésus d’avant la résurrection, le Jésus pré-pascal, est désormais hors de notre portée : les évangélistes n’ont témoigné que du Christ ressuscité.
          Bultmann prolonge la position de Paul, qui rejetait fortement tout lien avec le Jésus historique : « Le Christ est ressuscité pour [nous] : aussi, si nous avons connu le Christ selon la chair, désormais nous ne le connaissons plus ainsi » (2 Co 5,16).
          Autrement dit, si « nous » (la communauté de Jérusalem) avons connu le Jésus historique, « nous autres » (les Églises fondées par Paul) nous ne connaissons plus que le Christ de la foi. Remarquez qu’ici, Paul ne se « divise » pas de ceux qui ont connu Jésus selon la chair : il les anéantit, en les absorbant. La division, l’haïresis, ne deviendra la norme de l’Église triomphante qu’une génération plus tard.

          Pour Bultmann les récits évangéliques ne sont, à quelques exceptions près (le baptême par Jean, la mort sur la croix), que des mythes. Et tout ce que nous pouvons faire c’est de les démythifier, d’où le titre de son ouvrage-clé : Jésus, Mythologie et démythologisation.
          Après les protestants, cette position radicale s’est largement répandue dans les milieux catholiques. Marcel Légaut, entre autres, en a été imprégné au point de s’engager dans une impasse, dont il n’est jamais vraiment sorti. (Cliquez sur Légaut)

          Bultmann formulait en termes modernes une tension qui s’est exprimée dès les premiers temps du christianisme : l’opposition entre « christologie d’en bas » et « christologie d’en-haut ».
          Christologie d’en bas : Jésus est un prophète (les Ébionites niaient sa conception virginale, sa divinité et sa préexistence). Ou bien il a été adopté par Dieu (pour Arius il était une créature de Dieu, devenue Dieu par adoption). Ou encore il n’est pas Verbe fait chair (Nestorius voyait en lui une distance irrémédiable entre Dieu et l’humain).
          Christologie d’en-haut : Jésus est un être céleste « tombé » dans la chair (les Gnostiques). Ou bien il n’y a pas en lui d’âme humaine, mais seulement divine (Apollinaire). Ou encore il n’y a en lui qu’une seule nature, divine (Eutychès). Et donc il sait tout, il a la science infuse (le Moyen âge). Chacune de ces théories était l’expression de l’une ou l’autre des philosophies ambiantes de l’époque.
          Le contexte philosophique de Bultmann, c’était Heidegger et l’existentialisme allemand : pour lui, il revient au croyant de décider, par un acte personnel (« existentiel »), de la vérité du message évangélique.

          Depuis sa mort (1976), on assiste à une immense recherche autour de Jésus. Les exégètes parviennent non seulement à remonter en amont du témoignage apostolique (à franchir le rideau des apôtres), mais à discerner quelques grands traits de la personnalité de Jésus, et à distinguer son enseignement (ce qu’il a dit) de celui des apôtres (ce qu’on lui a fait dire). Ce travail de démaquillage de l’homme Jésus est aussi délicat qu’une fouille archéologique, ou que la restauration d’un retable d’autel recouvert par la fumée des cierges. Pour m’y être attelé, je sais combien le scalpel, ou le pinceau, doivent être maniés avec délicatesse. Mais on avance.


          Nous savons maintenant que le kérygme n’est pas un bloc monolithique, homogène, comme s’il était brusquement né, tout constitué, dans l’Église primitive. Le rideau derrière lequel se cacherait un Jésus inaccessible est un leurre, il se fendille de partout.
          Contrairement à ce que pensait Bultmann il y a donc bien, dans les Évangiles, des éléments pré-pascals : en amont du Christ de la foi, il est possible d’accéder au Jésus de l’Histoire.
          Les théologiens reconnaissent cette tension entre le Christ de la foi et le Jésus de l’Histoire : mais, obnubilés par le dogme, ils refusent d’y voir une alternative contraignante, et qu’il faille choisir entre l’un ou l’autre.
          Après Bultmann, le choix est inévitable : une ligne de démarcation est tracée. D’un côté ceux qui défendent une idéologie (le Christ ressuscité), parce qu’elle est le roc sur lequel s’élève le dogme des Églises. De l’autre, ceux qui cherchent à renouveler complètement l’antique foi chrétienne, en revenant à la réalité du juif Jésus.

          Par la radicalité de sa position, Bultmann nous a rendu l’immense service de poser la question de façon claire, en sorte que nul ne peut plus y échapper : qu’est-ce que croire ?
          Quelle réalité la foi atteint-elle ? La réalité de la foi des apôtres – c’est-à-dire ce que, eux, ils ont cru, avec leurs limites et leurs éventuelles intentions cachées ? Ou bien la réalité du rabbi itinérant juif, ce qu’il a voulu transmettre par sa vie et son enseignement ?

          Est-ce que croire, c’est donner aveuglément son assentiment aux convictions d’autrui, fussent-ils apôtres ? Est-ce adopter en bloc leurs idées et celles de leur époque, leurs formulations, leurs constructions mentales et théologiques ?
          Ou bien est-ce se mettre à l’écoute d’un homme, dont la vie et la mort fut une parole, et la parole (lentement redécouverte derrière le rideau apostolique) un tremplin vers « Dieu » ?

                      M.B., 7 nov. 2008

(1) Rudolf Bultmann, Jésus, Mythologie et démythologisation, Paris, Le Seuil, 1968, p. 35.

A suivre dans ce blog :
« Le temps des prophètes : (III) Les historiens à la recherche de Jésus »

LE TEMPS DES PROPHÉTES (III) : Les historiens à la recherche de Jésus.

« La lettre [de la Bible] enseigne les faits, l’allégorie ce qu’il faut croire« .
          Ce dicton médiéval résume la façon dont les Églises chrétiennes ont toujours lu leurs textes sacrés : pour elles, l’objet de la foi n’est pas la réalité des faits. Croire, c’est s’évader de la vérité du réel historique, pour chercher ailleurs une autre vérité.
          Chercher ? Où ça ?
          Dans la vérité du dogme.

          Depuis ses origines, l’exégèse (la compréhension des textes anciens) a été interprétative. Comprendre la Bible, c’était l’interpréter en fonction de critères extérieurs au texte. Ainsi faisait déjà la tradition juive, ainsi font les auteurs du Nouveau Testament, ainsi ont fait les Églises chrétiennes.
          Mais au cours du XIX° siècle, l’Histoire est devenue une science. Aujourd’hui l’exégèse n’est plus interprétative, c’est une des disciplines de l’Histoire, elle prétend à l’analyse scientifique des textes.
          Cela ne s’est pas fait en un jour. Les pionniers – D.F. Strauss (1835), Ernest Renan (1863) – ne disposaient pas des textes découverts, entre 1945 et 1947, en Égypte et en Judée. Mais surtout, l’Histoire était encore une science balbutiante. Ces pionniers ont provoqué la réaction radicale de Rudolf Bultmann (cliquez).
          La recherche a franchi un tournant décisif dans les années 1960 avec Joachim Jeremias, qui s’efforçait de retrouver dans les Évangiles ce qu’avait vraiment dit Jésus, la teneur même de ses paroles (ipsissima verba). Jeremias s’est vite rendu compte que c’était chose impossible, et qu’il devrait se contenter de l’écho de sa voix (ipsissima vox).
          Tout a basculé dans les années 1970, quand on a enfin admis que Jésus était juif. Que pour le rejoindre, il fallait s’immerger dans le milieu social, politique, religieux, qui fut le sien. En le replaçant ainsi dans son contexte, on passait d’une ombre « plate » à un Jésus en trois dimensions, qui prenait tout son relief.

          Les catholiques réagirent le plus souvent par l’ignorance, parfois par une résistance très vive. Au point qu’un des meilleurs exégètes actuels, John P. Meier, a dû se défendre vigoureusement contre leurs attaques. On lui reproche de saper la théologie catholique : il répond qu’il est un chercheur « délibérément non-théologien… [Depuis la fin du XVIII° siècle], la quête du Jésus historique a été soit théologique, soit anti-théologique. [Ma position est que les conséquences théologiques de cette quête] ne pourront venir qu’en deuxième lieu, après une première étape de recherche historique autonome. Le problème, c’est qu’on [les Églises] n’accepte pas l’autonomie de cette première étape » (1).
          Pourquoi les catholiques « n’acceptent-ils pas l’autonomie » de la recherche sur Jésus ? Parce qu’ils restent prisonniers du filet tissé par Paul de Tarse, bouclé par Bultmann : le Christ de la foi.

                   Mais ces dernière années, phénomène nouveau : alors que les Églises traditionnelles perdent leur crédit, la recherche du Jésus historique rencontre l’intérêt du grand public. On ne compte plus les magazines, les émissions de télévision ou les films qui lui sont consacrés. La personne de Jésus a échappé au monopole des Églises, elle fait irruption sur la scène, des laïcs prennent le relai des exégètes d’Église. Certains sont croyants (Jacques Duquesne), mais d’autres rejettent l’Église (Jean Onimus, Jacques Ellul, Michel Benoît) ou s’affirment délibérément incroyants comme Mordillat et Prieur, écrivains et producteurs de séries télévisées sur Arte (ne manquez pas les prochaines, en décembre).
          Cette médiatisation laisse à penser que les lignes, fixées depuis des siècles, ont enfin une chance de bouger. Mais ce n’est pas sans risques : peut-on chercher à connaître quelqu’un sans l’aimer ? Les avancées de l’exégèse scientifique, discipline exigeante, peuvent-elles être médiatisées sans perdre de leur substance ?
          Et surtout : à quoi bon ? Que sert-il de savoir qui a trahi Jésus, comment Judas est mort, si Pierre était un meurtrier (cliquez), si Cana était un miracle ou une dilution du vin ?
          En quoi est-ce que cela nous aide à connaître Jésus, à vivre de son message aujourd’hui, dans le chaos actuel ?

Le contexte

Jésus n’a rien écrit, ce sont d’autres qui ont écrit ses gestes et ses paroles. Il est donc nécessaire de bien les connaître, eux : ils sont comme un miroir, dans lequel Jésus se reflète.
          Le miroir est-il déformant ? La réponse est oui.
          Comment peut-on mesurer la déformation, pour retrouver un reflet au moins honnête (on n’ose dire authentique) de l’homme Jésus ? C’est le travail des exégètes, fait de rigueur, de patience, de modestie. Tout en finesse et en nuances.
          Si les apôtres ont déformé l’original, de quelle façon ? Comment ? Avaient-ils une intention, et laquelle ? Cette intention était-elle la leur, ou bien était-ce celle d’une communauté qui s’est constituée en continuant de déformer l’image de Jésus, pour s’appeler un jour l’Église – en écrasant les « hérétiques » de tous bords ?

          Zoom arrière : si Jésus était bien juif, qu’a-t-il apporté de nouveau au judaïsme de son époque ? Est-ce à cause de cette nouveauté qu’il a été éliminé, si rapidement ?
          La réponse est oui. Et le travail des historiens, c’est de planter le décor au sein duquel Jésus a joué sa pièce, pour mieux percevoir son reflet.

L’homme et son message

Peu à peu, on découvre alors un homme. Petit provincial appartenant aux classes moyennes, élève des Pharisiens, disciple du Baptiste : dans ce contexte, on comprend mieux le scandale provoqué par ses attitudes et ses paroles. Pareil homme risquait la mort, comme Martin Luther King : par sa seule façon d’être et de parler.
          Puis on découvre une personnalité, et alors (je ne suis pas le seul), on tombe amoureux. Impossible de ne pas aimer cet homme attentif à chacun autour de lui, qui jamais ne condamne, ignore les barrières sociales, continue d’aimer ceux qui le trahissent. Dont les paroles ont un charme tel, qu’elles sont resté gravées dans notre inconscient collectif.
          On l’aime, et on le craint : parce qu’il a pour moi une ambition dont jamais je n’ai eu idée, me croyant bien incapable d’aller aussi loin. Il fait me peur, parce qu’il me voit non pas tel que je suis, mais tel que je pourrais être. Tel que je dois être.

          On découvre enfin un enseignement, à la fois totalement juif et absolument universel. On s’aperçoit que sa parole n’était pas celle de Dieu, c’était la sienne. Qu’il avait un enseignement : le sien. Une spiritualité – la sienne -, et une relation avec le Dieu de Moïse – la sienne.
          Que sa parole, son enseignement, sa spiritualité sont totalement originaux : bouleversement révolutionnaire, dont nous n’avons pas fini de tirer les conséquences, puisque nous n’avons pas commencé.

Les historiens et leurs certitudes

Les exégètes allemands du XIX° siècle ont précisé un point qui a éclairé toute la science : ils ont montré la différence entre les événements de l’histoire, et le fait historique.
          Les événements du passé (actions, gestes, paroles) appartiennent au passé : nous ne pourrons jamais les restituer dans leur matérialité factuelle.
          Nous ne connaissons que les événements tels que la science historique s’efforce de les atteindre (cliquez)
          Aucun exégète moderne ne prétend atteindre la personne de Jésus en elle-même. L’histoire (et l’exégèse) est nécessairement une suite d’hypothèses, que l’historien cherche patiemment à affiner. C’est tout.
          L’opposition entre « Jésus de l’histoire » et « Christ de la foi » est née dans l’esprit de ceux qui n’avaient pas suffisamment pris conscience de cette limite : il n’y a pas de « Jésus de l’histoire », il n’y aura jamais que le Jésus historique. Le « Christ de la foi » tente vainement de combler ce fossé – mais en même temps, il nous empêche définitivement de travailler à le combler.

          Dans son Discours aux Bernardins (cliquez) , le pape de Rome a rappelé – malgré toutes ses circonvolutions verbales – que le Jésus historique ne l’intéressait pas. Et que le travail des exégètes devait être soumis à la foi de l’Église.

          Heureusement, Jésus le vivant s’échappe de ce carcan, qui se fendille de partout.

                                          M.B., 11 novembre 2008.

A suivre sur ce blog :

« Le temps des prophètes : (IV) La résurrection à la croisée des chemins »

(1) Dans une remarquable conférence de 1993, accessible par Internet : http://theology.shu.edu/lectures/marginaljew.htm.

LE TEMPS DES PROPHÉTES (IV) : La résurrection à la croisée des chemins.

          Les articles I, II, III de cette série (Catégorie « La question Jésus ») montrent que, depuis 19 siècles, la résurrection est au cœur de la question Jésus.
          Revenons donc sur ce point crucial.

I. Réalité historique, ou acte de foi ?

          Personne n’était présent au jardin du Golgotha, dans la nuit du 8 au 9 avril 30 : il n’y a eu aucun témoin d’une (éventuelle) résurrection de Jésus. La réponse à l’irritante question du tombeau trouvé vide n’est donc pas du domaine des faits (ni traces, ni témoignages), c’est une affirmation qui se fera jour, par la suite, dans l’Église primitive.
          Cette évidence, Rudolf Bultmann  (cliquez) en a tiré une conclusion radicale: la résurrection est un acte de foi pure, et cette foi en la résurrection fonde le christianisme.

          Autrement dit : seul un acte de foi peut affirmer que Jésus est ressuscité, donc qu’il est Dieu. Et en retour, cet acte de foi en la résurrection permet seul d’affirmer que Jésus est Dieu, donc qu’il est ressuscité.
          C’est ce qu’on appelle un cercle herméneutique : un serpent qui se mord la queue.
         Pour en sortir, voyons les éléments historiques du dossier.

II. Le judaïsme à l’époque de Jésus

          Pour Jésus comme pour son entourage, la foi en la résurrection des morts ne découlait pas d’une immortalité inscrite dans la nature humaine. C’était une re-création, par laquelle Dieu tire de la poussière ce qui, de soi, aurait dû y rester. Elle découlait de la justice divine, qui ne pourrait tolérer que ses fidèles s’effacent, éternellement, dans l’inexistence.

          L’idée d’une résurrection générale au dernier jour, seconde création semblable à la première, était répandue dans le judaïsme populaire : « Je sais, dit Marthe à Jésus, que [mon frère] ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour » (Jn 11,24).

          La littérature inter-testamentaire témoigne qu’apparaît, autour du I° siècle, une conception de la résurrection anticipée, individuelle : Le Livre des Jubilés pose la question de la survie de l’âme sans le corps, les Livres d’Hénoch, IV Esdras et Baruch reprennent plus tard la question. Mais ces textes, écrits entre le II° siècle avant et le II° siècle après J.C., traduisent la réflexion d’une élite intellectuelle marginale et cosmopolite.
          Autour de l’an 30, la croyance populaire de la majorité des juifs en Israël restait celle d’une résurrection globale de tous les morts à la fin des temps, la réponse de Marthe à Jésus en témoigne.

          Autrement dit, les apôtres et les milieux populaires auxquels ils se sont adressés sur le territoire d’Israël, pendant une longue période initiale, ne pouvaient pas concevoir une résurrection individuelle de Jésus, 36 heures après sa mort.
          Et le kérygme, présenté pourtant comme la toute première prédication apostolique de la résurrection (immédiate) de Jésus, ne pouvait pas prendre naissance à Jérusalem, autour de Pierre.

III. Paul et l’invention de la résurrection

          Dix-huit ans après la mort de Jésus, en l’an 51, Paul affirme aux Thessaloniciens :
           » Voici ce que nous vous disons, d’après une parole du Seigneur : Jésus est ressuscité !  » (1 Th 4,14-15).
          D’où vient à Paul cette « parole » d’un Seigneur, qu’il n’a pas connu ? Aurait-il été l’objet d’une révélation privée ? Ou bien est-ce une tradition venue de Jérusalem ?
          Ce qu’il disait aux Thessaloniciens bouleversait tellement les idées reçues, que cinq ans plus tard il éprouve le besoin d’indiquer les sources de cette « parole » : « Je vous ai transmis ce que j’avais moi-même reçu : Christ est ressuscité le troisième jour, il est apparu à Céphas [Pierre], puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cent frères à la fois : la plupart sont encore vivants » (1 Co 15,3-6).
          (Notez qu’en l’espace de cinq ans, Jésus est devenu « Christ » !)

          Pour faire admettre sa nouvelle doctrine, Paul juge donc nécessaire d’invoquer l’autorité des apôtres, et le témoignage de « cinq cent frères ». Eh bien, il ment : nous savons que Jésus n’est pas apparu d’abord à Pierre, mais à Marie Madeleine puis à deux disciples fuyant Jérusalem. Et qu’il n’est jamais apparu collectivement à une foule de 500 disciples, dont le témoignage aurait donné un fondement solide à la foi en sa résurrection.

          Pourquoi Paul ment-il ? Parce qu’il rencontre un gros problème : se faire accepter par l’establishment judéo-chrétien de Jérusalem. Le recours à l’autorité de Pierre, et au témoignage de 500 frères – impossibles à identifier – est une manœuvre politique, qui n’a dû tromper personne. Pierre avait quitté (été chassé de) Jérusalem en 44, mais son prestige auprès des judéo-chrétiens restait fort : Paul avait besoin de s’abriter sous ce parapluie.

          J.P. Lemonon estime que Paul, qui vivait alors à Antioche, a dû y recevoir la tradition de Jérusalem vers l’an 40. C’est vraisemblable, mais la question se pose : cette tradition, venue de l’entourage des apôtres, incluait-elle la résurrection de Jésus ?

IV. La résurrection, une tradition venue de Jérusalem ?

          Rien n’est moins sûr. Entre la mort de Jésus et la réception par Paul à Antioche, presque dix années se sont écoulées. Pendant cette période, des traditions orales venues de Judée circulent déjà (Paul ne semble guère avoir été avide de les connaître !). Ce sont elles qui vont donner naissance aux premiers « livrets » de paroles de Jésus. L’un de ces livrets – l’Évangile de Thomas – a été retrouvé à Nag Hammadi : il n’y est pas question de la résurrection de Jésus. Même chose pour la « Source Q« , collection de traditions primitives récemment reconstituée.

          Ces livrets, d’où l’idée d’une résurrection de Jésus est absente, ont servi de base à ce qu’on appelle les « proto-évangiles » (Marc et Matthieu), dont aucun exemplaire ne nous est parvenu, mais dont des passages entiers ont été incorporés dans les Évangiles tels que nous les connaissons.

          Il est donc vraisemblable que la résurrection de Jésus ne figurait pas dans la tradition primitive reçue, depuis Jérusalem, par Paul. C’est bien lui qui l’a inventée, pour répondre à des questions qui se posaient dans les milieux grecs où il évoluait. Sa première lettre de l’an 51 témoigne de l’inquiétude religieuse et philosophique concernant la mort et l’au-delà, qui taraudait les nouveaux convertis de Thessalonique.

V. Le kérygme et les faits

          Introduite par Paul, la foi en la résurrection individuelle de Jésus finit peu à peu par s’imposer partout. On corrige alors les « livrets », on les annote, on amplifie : les Évangiles tels que nous les connaissons prennent naissance. Leur sens et leur portée sont complètement transformés : ils donnent l’impression que Jésus avait prévu sa résurrection, et que cette certitude conférait, à ses propres yeux, tout son sens à l’annonce de ses souffrances. Que la disparition du cadavre, au matin du 9 avril 30, trouve dans cette résurrection la seule explication possible.

          En corrigeant les Évangiles, on met au point après-coup un kérygme, qu’on attribue à la toute première prédication des apôtres et qui devient une règle de la foi.
          Pourtant l’Évangile de Marc, dans son avant-dernière version, prenait fin au « jeune homme vêtu d’une robe blanche » annonçant aux femmes : « Jésus a été relevé [egerthe], il n’est pas ici » (16,6). Egeirein signifie « se lever », « se relever » ou « se réveiller » : quand l’idée de la résurrection s’imposera, on traduira « relevé » par « ressuscité » (TOB). La « levée du corps » de Jésus, geste ordinaire qui a précédé son transfert « ailleurs qu’ici », s’est transformée en résurrection.

          Dernière étape : les Actes des apôtres ont été écrits vers l’an 80. Soucieux de bétonner la version de Paul sur l’origine de ses sources, l’auteur attribue à Pierre la première annonce de la résurrection de Jésus, le jour de la Pentecôte (Ac 2,24).
          Mais si Pierre avait parlé ce jour-là de résurrection en public, il aurait été arrêté par les autorités juives. Peut-être l’auteur s’en est-il rendu compte, puisqu’il met dans la bouche de Pierre une deuxième annonce de la résurrection, quelques semaines plus tard. Laquelle est effectivement suivie d’une arrestation immédiate par les autorités, « furieuses de le voir… annoncer la résurrection des morts » (Ac 4,2).

          Masquée par les Évangiles, confirmée par les Actes, l’annonce par les témoins de la résurrection immédiate de Jésus (et le kérygme qui la met en forme) parviendra jusqu’à nous, comme une tradition apostolique primitive qui fonde la foi chrétienne.

           Bultmann avait raison : la résurrection de Jésus ne repose sur aucune réalité historique. Mais il est utile de savoir qu’elle ne résulte pas non plus de la foi des apôtres, témoins de la mort et des apparitions du Maître. Elle a été inventée par Paul, en milieu grec, pour répondre aux inquiétudes métaphysiques de populations imprégnées d’hellénisme et de religions orientales.

          Elle est le premier témoignage de l’introduction, dans le christianisme naissant, du paganisme contre lequel le peuple juif a lutté, pied à pied et contre tous, pendant des siècles.

          Paganisme dont le juif Jésus n’aurait jamais pu imaginer, ni encore moins accepter, qu’on l’associe à sa mémoire.

                                          M.B., 13 nov. 2008

à suivre dans ce blog : LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ÉRE POST-CHRÉTIENNE

LE TEMPS DES PROPHÉTES : (V) L’ère Post-chrétienne

          Les IV premiers articles de cette série Le temps des Prophètes (I. Légaut, II. Bultmann, III. Les historiens, IV. La résurrection) menaient à cette conclusion : nous sommes désormais entrés dans l’ère post-chrétienne. En dire plus, c’est cesser d’être un historien, c’est laisser parler sa subjectivité : que le lecteur me pardonne de m’y hasarder.

1) Le temps des bilans

Pendant 15 siècles, le christianisme (malgré ses soubresauts internes) a régné sans conteste sur l’Occident. C’est à partir du XIX° siècle qu’on voit apparaître une double contestation de cette suprématie.

-a- La fin de la chrétienté

          Fin du consensus tacite entre le christianisme et les États (laïcité), diminution spectaculaire de la pratique religieuse et du clergé, effacement des Églises traditionnelles, montée en puissance des mouvements sectaires. A cela, de multiples causes, analysées par les sociologues qui en ont arrêté le bilan.
          Mais bien peu relèvent la raison profonde de ce déclin : la fin des théologiens.
          On peut dater des années 1980 (Jean-Paul II et Ratzinger) la disparition, par élimination, de tout ce qui réfléchissait ou qui cherchait dans l’Église catholique. Une société d’idéologie sans penseurs, qui vit sur son acquis séculaire et ne fait que le répéter, est condamnée à n’être plus qu’un musée du passé. Le bilan, là aussi, est sans appel : l’Église n’a plus rien à dire au monde, qui n’attend plus rien d’elle.
          Le christianisme n’est pas mort, puisqu’il y a encore des chrétiens : mais il n’est plus vivant, moteur dans nos sociétés.
          Fin de la chrétienté ? Mais au même moment, renaissance de l’exégèse.

-b- La quête du Jésus historique

          Initiée en 1778 par Herman Reimarus, la redécouverte de l’homme Jésus derrière l’icône du Christ (1) est entrée dans sa troisième phase avec la redécouverte, dans les années 1970, de la judaïté de Jésus.
          Si Jésus était bien un juif, ses gestes et ses paroles ne peuvent être compris qu’à l’intérieur du judaïsme qui fut le sien, celui du 1° siècle.
          Les résultats de cette quête sont considérables, la série d’émissions sur ARTE (cliquez) les a largement vulgarisés. La recherche donne parfois l’impression qu’elle aboutit à autant de « Jésus » que d’historiens et de chercheurs : c’est inévitable, l’exégèse n’est pas une science exacte, elle avance par tâtonnements successifs. Malgré tout, des évidences se font jour, admises par tous : il ne viendrait plus à personne l’idée de parler aujourd’hui de Jésus, comme on en parlait encore il y a 50 ans.
          Bultmann, radicalisant la pensée de Strauss, avait tracé une ligne infranchissable entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi : le premier, Joachim Jeremias a montré qu’on pouvait atteindre le Galiléen à travers les textes. Depuis, tous les exégètes empruntent cette voie. L’identité de Jésus leur est désormais connue, et si aucun n’ose dénoncer la tromperie des Églises, cette évidence découle de leurs travaux.
          Elle ébranle le christianisme traditionnel, plus encore que son évolution sociale.

          L’enseignement de Jésus (ce qu’il a dit, et non ce qu’on lui a fait dire) mobilise toujours les efforts des chercheurs. C’est qu’ils se heurtent à l’épaisse muraille des dogmes qui ont fait vivre le christianisme pendant des siècles, et dont les croyants peinent à s’éloigner.
          Mais déjà, on commence à percevoir les limites de cette quête du Jésus historique.

2) La quête du Jésus historique : une impasse ?

          La quête comprend de mieux en mieux ce que Jésus a été et ce qu’il a voulu dire, en tant que juif immergé dans sa culture juive. Déjà, se vérifie la pertinence de cette parole de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ».
          Condamnée de l’intérieur par la quête du Jésus historique, comme elle l’est de l’extérieur par l’évolution culturelle et sociodémographique de l’Occident, l’ex-chrétienté moribonde continuera longtemps d’ignorer l’une et l’autre. Y faire face, accepter l’idée que le juif Jésus n’a jamais voulu fonder une quelconque organisation – que le christianisme qui se réclame de lui est un « christiano-paganisme » -, ce serait, pour les Églises, officialiser leur disparition en tant que mouvement dirigeant les masses.

          Mais la quête du Jésus historique porte en elle-même ses limites : celles du judaïsme dans lequel il est né et s’est exprimé.
          Si, pour comprendre cet homme, il faut pouvoir replacer chaque phrase des Évangiles dans leur contexte juif du 1° siècle, qui donc aura les moyens d’une telle démarche ? Seule une minorité d’intellectuels – ce qui est déjà le cas. La quête du Jésus historique ne sera jamais un mouvement de masse.

          Comprendre Jésus ne suffit pas, il faut pouvoir rentrer en contact avec lui. Le rencontrer, comme une personne vivante.

          Comme chacun de nous, l’homme Jésus n’est pas tout entier contenu dans ses paroles et ses gestes – à supposer qu’on puisse les retrouver, ou du moins s’en approcher d’assez près. Ce qu’il fut est bien plus que ce qui nous en a été transmis, ce qu’il apporte est bien plus qu’un message ou un enseignement.

          La quête du Jésus historique n’est pas, ne sera jamais, la rencontre bouleversante d’un homme, avec la richesse et la profondeur de son expérience intime, de ses non-dits, de ses non-faits.
          Le Jésus historique est passionnant : à elle seule, sa redécouverte ne peut suffire à transformer une vie – et encore moins des sociétés.

          Le judaïsme est la clé du Jésus historique : il est aussi son tombeau.

          Pour franchir l’étape suivante, dépasser la quête en cours, il faudra accepter de nous ouvrir à d’autres cultures que la judéo-chrétienne.
          C’est ce que j’ai tenté de faire dans la deuxième partie de Dieu malgré lui (cliquez). Les chercheurs occidentaux semblent pour l’instant fermés à toute ouverture vers l’expérience et la pensée de l’Orient extrême (cliquez) : il faudra bien, sauf à tourner en rond dans leur science chèrement acquise, qu’ils finissent par consentir à faire tomber cette dernière barrière.
         
          Car s’il était juif, et rien que juif, s’il a ensuite été récupéré par les chrétiens, Jésus est d’une envergure telle qu’il appartient à toutes les cultures. L’expérience accumulée par 30 siècles d’hindo-bouddhisme, en particulier, permet d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de cet homme. Elle éclaire les faits troublants dont témoignent les Évangiles, elle nous éclaire sur nous-mêmes.
          Pendant combien de temps encore nos savants vont-ils se priver (et nous priver) de cet éclairage ? Aurions-nous peur de perdre la maîtrise de l’image de Jésus, en même temps que nous perdrions notre monopole du savoir sur les choses essentielles de la vie et de la mort ?

3) Dans l’attente des prophètes

          Quelques intellectuels engagés dans la quête du Jésus historique, et des chrétiens en recherche qui se mettent à leur école, resteront toujours une petite minorité sans avenir, un corps sans tête.
          Pour que la redécouverte de Jésus devienne source de vie et d’inspiration en-dehors du petit cercle des initiés, il lui faudra des prophètes (ou prophétesses).

          Qu’est-ce qu’un prophète ?
          C’est d’abord un Voyant : il « voit » dans le passé, il dégage ses lignes maîtresses, il comprend sa signification cachée.
          Il « voit » dans le présent, il est lucide, rempli de compassion pour ses contemporains : ce qu’il voit autour de lui le bouleverse.
          Il « voit » enfin dans l’avenir, ou plutôt il l’annonce : I have a dream !
          Il dit bien haut ce que certains pressentent – sans oser le nommer.
          On le juge brutal : il n’est que clair, et on lui en veut. C’est pourquoi, toujours, le prophète souffre. Et souvent, il meurt d’avoir été prophète. 

          Prophètes ? Tous, ils l’ont été à titre posthume.

          La quête de nos chercheurs est une étape indispensable. Mais si aucun(e) prophète ne prend leur relai pour inscrire leur recherche dans la vie et la société, la personne du rabbi galiléen restera toujours cantonnée aux rayons des bibliothèques.

          En les voyant, écrit Marc, Jésus fut bouleversé dans ses entrailles : car ils étaient comme un troupeau sans berger.


                                   M.B., 2 février 2009


(1) Voyez mon essai récent Jésus et ses héritiers (cliquez) et dans ce blog l’article Les historiens à la recherche de Jésus (cliquez).

JÉSUS ET LA SEXUALITÉ : DIEU NOUS PRÉSERVATISE DU PAPE !

          Impavide et sucré, l’Homme en Blanc (Benoît XVI) scandalise à nouveau par ses déclarations sur la sexualité, et je m’étonne qu’on s’étonne. Car enfin, cela fait vingt siècles !

          L’Église et la sexualité, l’Église et notre vie la plus intime, la plus quotidienne : le divorce a eu lieu dès l’origine, puisque Paul de Tarse écrit ses lettres entre l’an 50 et l’an 57, avant même que les évangiles ne soient composés. Relations sexuelles hors mariage, adultère, homosexualité, le corps et le plaisir : nous savons ce que Paul en disait. Mais… peut-on savoir ce que Jésus en pensait, Jésus que Paul n’a jamais connu, dont il avait seulement entendu parler ?

I. Homosexualité

          Elle était pratiquée par les juifs, comme en témoignent des textes trouvés à Qumrân et datant environ du II° siècle avant J.C. (1). Si la Bible la condamne fermement, c’est parce qu’elle était liée à la prostitution sacrée des peuples entourant Israël : l’adopter, c’était une forme d’apostasie qui rendait impur.
          Quand Paul écrit (Rm 1,27) : « Les hommes ont abandonné les rapports naturels avec la femme, commettant l’infamie d’homme à homme », il s’adressait aux habitants de Rome et faisait appel à une notion philosophique grecque de nature qui était étrangère au judaïsme. Il est donc normal que Jésus, juif s’adressant à des juifs dans un milieu relativement protégé, ne parle pas de l’homosexualité : ce n’était ni son problème, ni celui de son auditoire.

II. Jésus et la sexualité

          On trouve dans le livre de la Genèse deux récits de la création.
          Le plus récent, de tradition sacerdotale, dit que Dieu donna aux hommes l’ordre d’être féconds, et de se multiplier pour remplir la terre.
          Mais le plus ancien dit que la femme est la chair de la chair de l’homme, et c’est à lui que Jésus se réfère quand il parle de la sexualité humaine. Autrement dit, entre deux traditions il a fait un choix : pour lui, l’acte sexuel c’est « que l’homme s’attache à sa femme et que les deux ne fassent plus qu’une seule chair » (Mt 19,5).

          Il est étonnant que ce solitaire, chaste par choix personnel, ait si bien compris que l’amour physique, quand il est réussi, est une véritable fusion où l’on se perd l’un dans l’autre, jusqu’à ne plus savoir qui est l’un, qui est l’autre. C’est ce que nous appelons l’orgasme, et c’est une expérience divine.
          Pour Jésus, le but de l’amour ce n’est pas d’abord de faire des enfants : c’est d’abord de fusionner l’un dans l’autre.
          C’est d’abord le plaisir.

          L’Église n’a pas suivi le choix de Jésus, elle a faite sienne la tradition sacerdotale de la Bible. Pour elle, l’amour n’est légitime que s’il est suivi de procréation. Le but de l’amour ce n’est pas le plaisir, la fusion amoureuse : c’est la grossesse. Le préservatif, qui permet le plaisir partagé tout en évitant l’enfant, c’est le mal absolu.

III. Relations hors mariage

          Elles étaient condamnées par le judaïsme, mais depuis l’exemple donné par Abraham lui-même on était indulgent envers l’homme qui se payait une prostituée.      
          Indulgence envers l’homme, oui – mais pas envers la femme, malheureuse qui devait ajouter à son métier dégradant une réprobation sociale unanime.
          Or Jésus (Lc 7,36), invité chez un notable, se laisse approcher par une de ces femmes perdues. Elle lui offre les outils de son travail quotidien : des baisers, son parfum, la caresse de ses cheveux. Non seulement il ne la repousse pas, mais il prend sa défense devant tous, au seul motif qu’elle a montré beaucoup d’amour.

          Cette fois-ci, il ne choisit pas entre deux traditions : il prend à contre-pied le judaïsme, et le notable ne s’y trompe pas, qui le lui reproche : « si cet homme était un prophète… » Mais Jésus est un vrai prophète. Oui, cette femme fait l’amour bien qu’elle ne soit pas mariée. Oui, elle est complice de tous les hommes mariés, ses clients. Jésus ne justifie pas son métier, il justifie la personne : « Parce qu’elle a aimé… »
          Pour Jésus, l’amour ne légitime pas le péché. Mais le « péché d’amour » ne permet pas de condamner celui, ou celle, qui aime.

IV. Adultère

          Violemment proscrit par le judaïsme, il entraînait la mort par lapidation solennelle et publique : les accusateurs, puis la foule, tuaient la femme à coup de pierres. Quant à l’homme, il n’était condamné que par sa conscience.
          Le chapitre 8 du quatrième évangile décrit une femme, prise en flagrant délit d’adultère, amenée sur l’esplanade du temple pour être lapidée comme il se doit. Beaucoup d’exégètes considèrent que cet épisode n’appartient pas à la « tradition johannique » : je ne suis pas de leur avis (2), il porte toutes les marques d’une tradition ancienne et provient d’un témoin oculaire, le disciple que Jésus aimait.
          Ce témoin raconte que Jésus se trouvait là, par hasard semble-t-il, au moment où des hommes de loi pharisiens s’apprêtaient à exécuter la femme. Ils lui demandent ce qu’il en pense, et on connaît sa réponse : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre ». Alors, tous s’en vont, et Jésus dit à la femme : « Moi non plus, je ne te condamne pas, va ».
          Cette fois-ci, il s’oppose carrément à son judaïsme natal, et la foule ne s’y trompe pas puisqu’elle cherche à le lapider : ne vient-il pas de se rendre complice d’une adultère ?  
          Sous leur menace, il est obligé de s’enfuir.

          Jésus ne pouvait prévoir ni le préservatif, ni le Sida. Il ne pouvait imaginer l’océan de nos problèmes actuels, mais il nous a laissé un gouvernail : son attitude face aux hommes, aux femmes, ses jugements sur leur sexualité.
          
          Hélas, ce n’est pas lui qui est au gouvernail.

                                   M.B., 22 mars 2009

(1) Rouleau du Temple, 58,17 et surtout Règlement de la Guerre 6,3 : « Avant de partir au combat, aucun jeune garçon et aucune femme n’entrera dans le camp »
(2) Voir L’évangile du treizième apôtre, Aux sources de l’évangile selon saint Jean, Harmattan, 2013 (cliquez)

JÉSUS ET LA SEXUALITÉ (J.P. Meier 0)

          La parution française du tome IV de Un certain juif, Jésus de John P. Meier est un événement : 740 pages, dont presque la moitié de notes techniques.
          Comme dans les tomes précédents, Meier fait le point sur les avancées de la « quête du Jésus historique », avec une ampleur de vue, une érudition, une précision et une honnêteté remarquables. L’étude de ce tome IV sera mon travail de l’été.

          Avant de définir la Loi juive (la Torah) et l’enseignement de Jésus sur le divorce, il rappelle l’obstacle principal de cette quête : quels enseignements pouvons-nous (gens du XXI° siècle) tirer d’un homme du passé, comme Jésus ? Est-il légitime (est-il possible) de poser nos questions, dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui, à un juif galiléen du 1° siècle ?
          Peut-on « tirer du passé des enseignements, des idéaux, des valeurs et des normes pour nous aider à mettre de l’ordre dans notre présent, ou à planifier notre avenir ? » Est-ce que « nous tirons des leçons d’un passé qui a vraiment existé, ou bien d’un passé que nous avons choisi d’imaginer ? » (p. 58).

          Autrement dit : peut-on poser à ce juif du 1° siècle les questions que nous nous posons, aujourd’hui, sur notre sexualité ?

          Il est clair que Jésus ne s’est jamais interrogé sur la nature et la satisfaction du désir sexuel, sur la recherche du plaisir, sur leur valeur morale. « Il n’y a aucune garantie que la quête du Jésus historique… aura quelque chose à dire » en réponse aux questions que nous nous posons, dans les termes et avec la problématique qui sont les nôtres.
          Pourtant ces questions, il faut les poser au Jésus historique : parce qu’il n’est pas pour nous seulement un pédagogue du passé, parmi tant d’autres et comme tant d’autres. Mais un maître de vie, pour le XXI° siècle.
          Il faut donc s’appuyer sur la science exégétique, pour en prolonger les acquis (toujours en mouvement). Les deux pieds solidement ancrés sur ce socle, lever le regard. Ne pas décoller du socle, mais scruter ce que Jésus n’imaginait pas, car ce n’était ni sa culture, ni son environnement, ni sa problématique à lui.
          A cette condition, ce qu’il disait du divorce signifie quelque chose pour notre sexualité d’aujourd’hui.

 I. JÉSUS A-T-IL INTERDIT LE DIVORCE ?

          L’analyse de Meier sur ce point (chap. XXII) est ciselée comme un petit bijou d’exégèse. J’en résume les conclusions :
 
     1- Dans le judaïsme biblique (comme dans toutes les sociétés antiques), le divorce était considéré comme une chose normale, « une solution naturelle et nécessaire » aux problèmes des couples.
     2- L’homme juif pouvait répudier sa femme sous n’importe quel prétexte, pour en épouser une autre.
     3- En revanche, la femme juive ne pouvait pas répudier son mari. Une fois répudiée, elle devait se remarier avec un autre (besoin de protection).
     4- Quand une femme répudiée avait épousé son second mari, elle devenait impure pour le premier mari (et lui seul). Il lui était interdit de se remarier à nouveau avec lui, par exemple si son second mari mourait ou la répudiait à son tour. L’interdiction de remariage avec le premier mari n’obéissait pas à des considérations morales, mais à un critère de pureté rituelle.

          Ensuite, Meier analyse les enseignements de Jésus sur le divorce chez Paul (1° aux Corinthiens, qui cite une parole de Jésus), puis dans la tradition Q (Matthieu et Luc) et enfin chez Marc.

          Il écarte ce qui peut provenir de l’Église primitive ou de contaminations diverses, pour parvenir à la formulation la plus proche possible de ce que Jésus a enseigné :

           Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre
           commet un adultère.

          Autrement dit, aucun doute n’est possible : Jésus aurait condamné le divorce.
         
          Quand on sait que la Loi de Moïse acceptait le divorce, cette interdiction totale est troublante. « Jésus a l’audace d’enseigner que ce qu’autorise et organise la Loi est, en fait, le péché d’adultère » – péché puni de mort. Selon lui, « En suivant consciencieusement les règles de la Torah sur le divorce et le remariage, un homme juif commettait un péché grave contre l’un des commandements du Décalogue ».
          Quand il interdit le divorce, « Le juif Jésus est en conflit avec la Loi juive telle qu’on la comprenait et la pratiquait dans le judaïsme majoritaire, avant, pendant et après son temps » (p. 95).
          Jamais l’Église primitive n’aurait créé elle-même une règle, dont tous les témoignages (à commencer par Paul) montrent que ses membres ont eu tant de mal à la suivre, à l’enseigner ou à la faire respecter.
          Elle provient donc bien de Jésus lui-même.

II. POURQUOI ?

Comment expliquer cette prise de position stupéfiante, l’une des deux seules fois (1) où Jésus s’oppose frontalement à un commandement « de Dieu », au risque de passer pour un blasphémateur ?
          Après avoir souligné la proximité de Jésus, sur ce point, avec une partie des Esséniens – et avoir reconnu que ceci ne suffit pas à expliquer cela -, après avoir remarqué que cette interdiction s’accorde avec le choix du célibat fait par Jésus, Meier suggère que l’explication vient peut-être de la croyance en la fin imminente des temps : « inutile de se divorcer ou de se remarier, il n’y en a plus pour longtemps… » Cet argument est formulé explicitement par Paul, mais rien n’indique qu’il ait été la cause de l’interdiction du divorce par Jésus lui-même.

          C’est ici qu’il faut prolonger l’exégèse, sans la trahir ni l’oublier. En ne se demandant pas seulement pourquoi cette condamnation, contraire au judaïsme de Jésus, mais en relisant la justification qu’il en donne lui-même.

          Les Pharisiens lui posent la question du divorce dans le cadre de la halaka, c’est-à-dire de l’interprétation juridique de la Loi : ils invoquent le code légal du Deutéronome (Mc 10,2 et parallèles).
          Or Jésus leur répond dans le cadre de la haggada, c’est-à-dire de l’interprétation spirituelle (ou pourrait dire dévotionnelle) de cette même Loi (2) : il cite la Genèse : « Au commencement Dieu les fit mâle et femelle… et les deux ne feront plus qu’une seule chair ».
          Ce qui justifie pour lui l’indissolubilité du mariage de n’est pas un précepte juridique, mais le fait que l’homme et la femme, quand ils s’unissent, ne font plus qu’une même chair. L’un fusionne avec l’autre, l’autre avec l’un, on ne sait plus qui est qui : c’est une description, sans le mot, du plaisir partagé, c’est-à-dire de l’orgasme.

          Meier remarque ce décalage, Jésus refusant de se laisser enfermer dans un cadre juridique quand il s’agit de relations humaines. « La dualité [homme-femme] se fond [par l’union du mariage] dans l’unité… une seule réalité, un seul être » (p. 104).
          Il ne convient pas à un prêtre catholique d’y voir une allusion claire à cette fusion de deux en un, que produit l’orgasme (dont il n’est pas censé avoir fait l’expérience). Mais pour nous qui vivons en ce monde, il semble clair que Jésus fait du plaisir partagé, du plaisir qui unit deux « chairs » en une seule pendant l’instant divin de l’orgasme, la raison d’être et la loi fondamentale du mariage.
          Ceux qui ont été unis par le partage total et unifiant du plaisir, plus rien ne peut les séparer. On ne peut pas revivre cette expérience, si forte, si marquante, avec un(e) autre, parce qu’on ne peut jamais l’oublier, ni oublier avec qui on l’a une première fois vécue.

          Dans un article précédent (cliquez) , j’avais déjà proposé cette lecture de l’enseignement de Jésus sur la sexualité.
          Encore une fois, il ne faut pas attendre de Jésus une réponse à nos questions, posées dans nos termes du XXI° siècle. L’exégèse scientifique nous fournit seulement une direction, qui permet d’obtenir de lui les réponses dont nous avons besoin pour (bien) vivre.

                                                                 M.B., 13 juillet 2009